Etudes Foncieres n°154

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Etudes Foncieres n°154
questions juridiques
Chronique
de l’expropriation
Frédéric Lévy
Michaël Moussault
Avocat associé responsable des pôles action foncière
et environnement du cabinet DS Avocats
Avocat à la Cour
Indemnité due au titre de la perte de loyers :
à quand l’uniformisation ?
Les praticiens pensaient la question de l’indemnité dite « pour perte
de loyers » réglée depuis les arrêts
rendus par la 3ème chambre civile
de la Cour de cassation du 2 juillet 20031, aux termes desquels la
haute juridiction avait considéré :
« Mais attendu qu’ayant constaté
que les biens sous emprise étaient
affectés à la location, la Cour d’appel, qui a alloué au propriétaire
exproprié une indemnité qui correspond à la perte de revenus locatifs pendant la durée nécessaire
à celui-ci, pour procéder au rachat
et trouver un locataire, dont elle a
souverainement évalué le montant,
a légalement justifié sa décision de
ce chef ».
La Cour semblait ainsi reconnaître
le principe d’un droit à indemnité
au titre d’une perte de revenus
locatifs au profit du propriétaire
exproprié, lorsque son bien était
loué à la date de l’ordonnance
d’expropriation ; indemnité dont
l’évaluation demeurait soumise à
l’appréciation des juges du fond.
Cette position a depuis été réaffirmée par la Cour de cassation2 et
appliquée par de nombreuses juridictions de l’expropriation3.
L’allocation quasi automatique
d’une telle indemnité se heurte
cependant au principe de l’indemnisation du seul préjudice direct
matériel et certain causé par l’expropriation, posé par l’article L 1313 du Code de l’expropriation.
En effet, au jour de la décision de
première instance, l’existence du
préjudice n’est pas avérée et le
quantum de l’indemnité à fixer par
le juge n’est en tout état de cause
pas chiffrable car :
›› D’une part, aucun texte ne fait
obligation à l’exproprié d’acheter un nouvel immeuble à la
suite de son expropriation. Il
peut parfaitement conserver
l’indemnité qui lui a été octroyée sans la réinvestir dans
une acquisition immobilière.
›› D’autre part, à supposer qu’il
prenne cette décision, à la
date où le juge doit rendre
son jugement, celui-ci n’a
aucune certitude quant à la
location de cet hypothétique
nouvel immeuble, de même,
rien ne lui permet d’estimer la
durée pendant laquelle l’exproprié demeurera sans revenu
locatif.
études foncières n°154 I novembre-décembre 2011
En raison de ces incertitudes, certaines juridictions de l’expropriation ont refusé d’indemniser ce
type de préjudice4. Notamment, la
Cour d’appel de Versailles a considéré qu’il appartenait à l’exproprié
de démontrer à la fois l’existence
du préjudice invoqué et le montant
de l’indemnité sollicitée5.
Ainsi, selon le ressort du juge de
l’expropriation compétent, l’exproprié sera traité différemment :
dans certains cas, il aura droit de
manière automatique à une indemnité estimée le plus souvent à un
an de loyer6, dans d’autres cas, et
alors que la situation est identique,
cette indemnité lui sera refusée.
Cette insécurité juridique est bien
évidemment dommageable.
Sans doute est-il alors intéressant
de se tourner vers la jurisprudence
déjà rendue en matière d’expropriation concernant cette fois les
indemnités de licenciement.
Dans un premier temps, les juridictions de l’expropriation ont systématiquement refusé l’indemnisation
pouvant résulter du paiement par
un commerçant évincé d’indemnités de licenciement à ses salariés,
aux motifs que ce préjudice était
incertain au jour de la décision de
première instance7. Puis, à compter
d’un premier arrêt de la chambre
des expropriations de la Cour d’appel de Paris du 2 décembre 1976
(AJPI 1997 page 163) et d’un arrêt
de la Cour de cassation du 8 mai
19788, la jurisprudence adopte, de
manière constante, la solution du
sursis à statuer dans l’attente du
paiement effectif de ces indemnités de licenciement dans le respect
de la législation du travail et de la
vérification que ces licenciements
sont la conséquence directe de
l’expropriation.
Cette solution du sursis à statuer
est tout à fait transposable à la
question de l’indemnisation de la
perte de revenu locatif subie par
l’exproprié. D’ailleurs, très récemment, plusieurs juges de l’expropriation ont statué en ce sens9 et
ont prononcé un sursis à statuer
dans l’attente de la démonstration
par l’exproprié d’avoir effectivement acquis un nouvel immeuble
puis de l’avoir mis en location. A
défaut d’apporter ces justificatifs,
l’indemnité dite « perte de loyers »
lui sera refusée, dans le cas
contraire, il sera aisé de la calculer.
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questions juridiques
Le « service foncier » est conforme au principe d’égalité des armes
non pertinents ont été écartés14.
Cour de Cassation, 3 Chambre Civile, 6 juillet
2011, Trésorier général des Hautes Pyrennees ème
« Attendu que pour ordonner l’annulation de la procédure de
fixation de l’indemnité d’expropriation à compter du mémoire
valant offre d’indemnisation, l’arrêt retient que le Département a
choisi de se faire représenter dans la procédure par l’Inspecteur des
Impôts compétent du service France Domaine des Hautes Pyrénées,
que les fonctionnaires occupant la fonction de Commissaire du
Gouvernement font partie de la même Direction Départementale
des Services Fiscaux et sont soumis au même contrôle hiérarchique
et que cette situation a créé pour les expropriés un déséquilibre
incompatible avec le principe de l’égalité des armes.
Qu’en statuant ainsi alors que le Commissaire du Gouvernement est
une partie à l’instance d’expropriation et que le fait que la personne
exerçant ces fonctions et celles représentant l’autorité expropriante
soient issues de la même administration n’est pas, en lui-même
susceptible d’entraîner une rupture de l’égalité des armes, la Cour
d’Appel a violé les textes sus visés »
Le principe d’égalité des armes, qui
fait partie intégrante de la notion plus
large de procès équitable, impose
un juste équilibre entre les parties.
Selon la Cour Européenne des Droits
de l’Homme (CEDH) :« Chacune doit
se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans les
conditions qui ne la placent pas dans
une situation de net désavantage par
rapport à son adversaire ».10
C’est au nom de ce principe, que
par un arrêt très important en
date du 24 avril 200311 la CEDH a
condamné la France pour méconnaissance de l’article 6 paragraphe
1 de la Convention Européenne de
Sauvegarde des Droits de l’Homme.
A cette occasion, la juridiction européenne a constaté que le Commissaire du Gouvernement n’était pas
une partie à l’instance12, qu’il avait
par ailleurs un accès privilégié au fichier des Hypothèques et que cette
situation lui donnait une position dominante dans le procès en fixation
d’indemnités d’expropriation.
Tirant les conséquences de cette décision, la Cour de Cassation a rendu
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de nombreux arrêts par lesquels elle
annulait toutes les procédures de
fixation d’indemnités dès lors que
les décisions étaient rendues au visa
des conclusions prises par le Commissaire du Gouvernement13. Cette
situation était de nature à affecter
le bon déroulement de la procédure d’expropriation dans son entier
puisque, à défaut d’accord amiable,
tant qu’une indemnité d’expropriation n’est pas fixée par les juges, la
prise de possession du bien exproprié ne peut pas intervenir.
C’est pourquoi, un décret en date du
13 mai 2005, a modifié le Code de
l’expropriation en vue de le rendre
conforme à la Convention Européenne. Le Commissaire du Gouvernement a notamment été identifié comme une partie à l’instance. Il
est tenu de notifier ses conclusions
dans des délais compatibles avec
le contradictoire. Ses termes de
comparaison doivent comporter
des références de publication des
actes. Ses conclusions doivent enfin
contenir des indications sur les raisons pour lesquelles les éléments
En complément, l’article L. 135 b
du Livre des Procédures Fiscales a
amélioré l’accès des expropriés aux
informations foncières pertinentes
puisque le Directeur des Services
Fiscaux est tenu de leur donner
des informations sur le marché immobilier dès qu’ils en formulent la
demande.
On pouvait donc penser que le débat sur le respect par le droit français de l’expropriation au principe
de l’égalité des armes était clos.
D’ailleurs, le Conseil d’Etat15, puis la
Cour de Cassation16, ont eu l’occasion de juger que la procédure de
fixation d’indemnités était désormais conforme à ce principe.
Il a toutefois été relancé par la Cour
d’Appel de PAU dans un arrêt du 10
décembre 2009. Cette juridiction a
en effet décidé d’annuler toutes les
procédures de fixation d’indemnités
menées par le Conseil Général des
Hautes Pyrénées dans une opération au motif que celui-ci avait
recouru au mécanisme du « service
foncier ». Selon cette juridiction, la
participation d’un fonctionnaire de
l’administration fiscale, en qualité
de représentant de l’autorité expropriante aux côtés d’un autre représentant de la même administration
en qualité de Commissaire du Gouvernement, créait, au détriment des
expropriés, une situation qualifiée
d’extrêmement désavantageuse, en
rupture avec la notion d’égalité des
armes.
Le mécanisme du service foncier,
prévu par les articles R 178 et R
179 du Code des Domaines de
l’Etat et par le décret n° 67-568 du
12 juillet 1967, permet notamment
à un Conseil Général d’être représenté par France Domaine dans la
procédure de fixation d’indemnité.
Cette possibilité aboutit à la situation curieuse que des fonctionnaires
d’une même administration représentent deux parties distinctes pour
soutenir en générale la même thèse.
La Cour de Cassation n’a toutefois
pas considéré que cette particularité était de nature à constituer une
position dominante inacceptable.
Certains s’en étonneront. D’autres
constateront que la juridiction nationale se conforme à la jurisprudence
de la CEDH elle même. En effet,
dans l’arrêt YVON, la juridiction européenne a eu l’occasion de confirmer que le mécanisme du service
foncier n’était pas critiquable, par
lui-même, en jugeant que : «Ces
circonstances –que l’on y voit un
dédoublement de la représentation
des intérêts de la collectivité dans
la procédure en fixation d’indemnité
ou le renforcement de la position
d’une partie par l’intervention d’une
autre- affaiblissent sans doute la
position de l’exproprié. Elles ne suffisent cependant pas à elles seules
à caractériser une méconnaissance
du principe de l’égalité des armes. 1 - Commune de Toulouse c/ M X, n° pourvoi 02-70079
2 - C. cass. 3ème civ. 19 novembre 2008, n° pourvoi 0718615 ; C. cass. 3ème civ. 14 janvier 2009, n° pourvoi
07-21956
3 - A titre d’illustration : CA de Rennes, 26 mars 2010,
RG n°09/00209 ; TGI Nanterre, 10 novembre 2010, RG
n°10/00044
4 - A titre d’illustration : TGI de Pontoise, 1er mars 2006, RG
n° 05/93 ; CA d’Agen, 17 décembre 2007, RG n° 07/014 ;
CA de Versailles, 18 septembre 2007, RG n° 06/03180 ;
CA de Montpellier, 16 février 2010, RG n° 08/00020
5 - CA de Versailles 12 janvier 2010, RG n° 09/01416
6 - A cet égard, il est à noter que la Cour de cassation
n’a jamais affirmé que l’indemnité due au titre de « la
perte de loyers » devait systématiquement être évaluée
sur la base d’un an de loyers et a, au contraire, laissé
l’appréciation du montant de cette indemnité aux juges
du fond.
7 - C. cass. , 13 mars 1966, Bull civ. V n° 18 ; Cass., 3ème
ch. civ, 1er juillet 1971, AJPI 1972, page 416 ; Cass., 3ème
ch. Civ. , 22 mars 1974, sté Davoise c/ Ville de Paris
8 - C. Cass, 3ème ch. Civ., 8 mai 1978, JCP 1978, IV, 211
9 -TGI Nanterre, 27 octobre 2010, RG n° 10 /100 ; TGI
Bobigny, 15 juin 2011, RG n°10/00132 ; TGI Tours, 19
juillet 2011, RG n° 11/00010
10 - CEDH, 7 juin 2001, KRESS / FRANCE, n° 39594/98,
page 72.
11 - CEDH 24 avril 2003 YVON / FRANCE; D. 2003, p.
2456, note R. Hostiou ; AJDI 2003, p. 330,
comm. D. Musso
12 - CE Assemblée, 13 décembre 1968, ASSOCIATION
SYNDICALE DES COPROPRIETAIRES DE CHAMPIGNY SUR MARNE, Rec. CE, page 645
13 - C. Cass. 3ème civ., , 2 juill. 2003, Monzerian c/ Dpt
Drôme ; Bull. civ. 2003, III, n° 140 ; AJDI 2003, p. 553,
note D. Musso et p. 600, note R. Hostiou
14 - article R. 13-32 du Code de l’expropriation
15 - CE 3 septembre 2007, Jurisdata n°2007-072339
16 - C. Cass. 3ème civ., 27 avril 2011, Jurisdata n°007828
novembre-décembre 2011 I études foncières n°154