Dans cet article, qui traite de la manière d`aider les - Jung
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Dans cet article, qui traite de la manière d`aider les - Jung
1 Il y a maintenant quelques années que David Tacey, psychanalyste australien, a écrit “Remaking men: Jung, spirituality and social change”. Il y abordait les difficultés des hommes modernes à construire une identité masculine qui ne soit ni un triste retour à un patriarcat rigide qui négligerait à nouveau l’anima, ni une construction identitaire qui fait la place au féminin mais qui mutile dangereusement le masculin au passage. C’est cet enjeu que David Tacey avait développé dans son livre et que je vous propose de découvrir à travers cet article qu’il a publié sur le site jungien américain www.cgjungpage.org. http://www.cgjungpage.org/index.php?option=com_content&task=view&id=812&Itemid=40 Il s’agit en fait de très larges extraits du premier chapitre du livre cité plus haut qui sont publiés sous la forme d’un article traduit ici pour les lecteurs francophones. Ceci n’étant pas un résumé du livre, certains paragraphes pourront sembler manquer de développement. Mais remis dans le contexte du livre entier, on appréciera la force de la thèse développée par David Tacey. David Tacey est professeur à l’Université de La Trobe en Australie. Ses recherches portent sur la psychanalyse, la psychologie, la religion, la spiritualité, les arts et la littérature associée, abordant ces thèmes avec une perspective post-moderne. On notera aussi le travail que peu de gens ont entrepris à ma connaissance de séparer le bon grain de l’ivraie dans l’héritage jungien de la pensée New Age, très populaire chez les anglo-saxons. L’œuvre de Jung et de ces successeurs souffre là-bas de ce lien de filiation dont ce mouvement se revendique un peu trop facilement. Christian Poelmans [email protected] * * * 2 Refaçonner les hommes : La pensée jungienne et la psyché post-patriarcale. (D. Tacey) (trad. Ch. Poelmans) Le père dévorant et le conservatisme jungien Il me semble qu’une sorte de mécanisme compensatoire désespéré s’est enclenché dans la psyché occidentale, et qu’il y a un élément de réelle urgence à s’intéresser au retour du féminin. L’esprit progressiste en mouvement dans la société nous pousse vers une condition psychologique « androgyne », sans doute parce que le masculin a régné si longtemps sans contrôle et que ses excès et désacralisations sont si douloureusement évidents à quiconque est un peu vigilant. En effet, nous faisons le mieux progresser l’esprit du temps en accueillant le féminin dans notre vie et notre cœur, dans nos structures sociales et nos institutions politiques. Mais le patriarcat est connu pour être résistant au changement et, dans la mythologie grecque, il se trouve bien représenté par la figure de Chronos-Saturne, cet ogre récalcitrant et rigide dévorant sa progéniture de peur qu’elle ne menace sa loi hégémonique. L’affrontement direct peut ne pas être la réponse. Nous devons plutôt, comme Zeus agissant sous l’instigation de Rhéa, être plus rusés et lui jouer un tour afin qu’il libère toutes les formes de vies diverses et plurielles – les féminités perdues et les « autres » masculinités – qu’il avait systématiquement dévorées. A moins de briser le cycle du pouvoir, de la conquête et de la domination, Chronos-Saturne poursuivra sa course enflammée, avalant le féminin et convertissant toutes les masculinités en une copie de la sienne. Depuis la publication du livre de Robert Bly ( « Jean de Fer : L’Homme Sauvage et l’Enfant » ) sur la scène internationale, nous avons été les témoins d’une véritable avalanche de textes jungiens ou pseudo-jungiens qui cherchent à « résoudre » la crise de la masculinité. Mais bien que cette nouvelle tradition d’écriture « mythopoïétique » au sujet des hommes soit souvent très intuitivement pertinente et toujours vigilante à la situation critique de la masculinité contemporaine, je trouve ces textes largement insatisfaisants. A mon sens, cette nouvelle tradition est fondamentalement réactionnaire, conservatrice, et tournée vers le passé. Elle se demande comment les hommes vont pouvoir récupérer leur équilibre d’antan, et non pas comment ils vont pouvoir découvrir un nouvel équilibre postpatriarcal. Cette nouvelle tradition défend l’idée que les hommes doivent se reconnecter avec les archétypes masculins, et elle invente de nouveaux termes tels que « le mâle profond » ou le « guerrier intérieur » afin de re-mythologiser ce nouveau pacte avec le masculin. Mais cette attitude « thérapeutique » qui consiste à réparer, court le danger de perdre de vue la plus grande préoccupation culturelle de notre époque : la masculinité patriarcale doit être affrontée et déplacée au profit de l’avènement du féminin. Si les hommes sont « guéris » de cette crise, et si Saturne est remis sur son trône, nous nous retrouverons alors collectivement en plus mauvaise situation que nous ne l’avons jamais été. Le patriarcat n’est pas simplement une entité abstraite « là-bas quelque part » ; il a fourni les plus profonds fondements émotionnels dans la construction de la masculinité traditionnelle. Il faut permettre aux hommes de sentir la douleur de la désintégration de ce qui fit précédemment leur étayage et leur support, et l’effondrement du patriarcat doit être sincèrement gravé dans la mémoire de chaque cœur. Nous sommes envahis par trop de thérapies qui veulent anesthésier la douleur, soigner les blessures, « initier » les hommes à des constructions patriarcales démodées, réduire l’éloignement (nécessaire) entre les fils et les pères. A cause de toutes ces thérapies « sauveuses » et de ces adoucissants mythopoïétiques – Connell les appelle « les thérapies de la masculinité » où la masculinité cassée est déposée au garage pour une réparation – nous courons le danger d’utiliser la psychologie des profondeurs pour tromper la psyché et étouffer ses transformations cruciales. La question que je me dois de poser est la suivante : doit-on utiliser la théorie jungienne pour encourager le changement ou pour fuir le changement ? Pendant longtemps, il m’a semblé que Jung, 3 tout comme Freud, pouvait servir tout autant à avancer avec son temps, qu’à trahir le « zeitgeist » dans une tentative de récupération nostalgique du passé. A cause de l’illusoire « stabilité » et prétendue « éternité » des archétypes, Jung a séduit les conservateurs opposés au changement, et les possibilités révolutionnaires de la théorie jungienne ont été niées. La théorie des archétypes est souvent détournée par des thérapeutes et humanistes inquiets qui ont vu trop de changements sociaux et avec eux les dégâts cliniques de ces changements – et qui souhaiteraient remonter le temps de la culture cinquante ou même cent ans en arrière afin de protéger les hommes du chaos et de la souffrance des temps modernes. Les archétypes jungiens sont considérés, de manière tout à fait erronée, comme des éléments immuables et stables lovés dans un esprit éternel et immuable. C’est au moment où les fondations du patriarcat commencent à trembler, au moment où les potentialités de changement réel sont les plus grandes que certains jungiens ( analystes qualifiés ainsi que d’autres ) pondent en série des best-sellers qui font la promesse « d’archétypes » stables (parlons plutôt dans ce cas-ci de « stéréotypes ») pour servir d’identité de genre. Dans le monde jungien populaire, il y a une vue désespérément irréaliste de l’expérience psychologique. L’approche jungienne populaire a dégénéré en un système de fantaisies New-Age, où il est dit que tout ce qui fait défaut dans notre expérience personnelle ou sociale nous est fourni par l’indéfectible ( et jamais corrompu ) « réseau dur » de l’inconscient. Robert Bly, constatant que les hommes se transformaient en hommes « mous » au contact du féminin, encouragea les hommes à se durcir en « descendant » dans l’inconscient pour réveiller le soi-disant « Sauvage-Poilu ». Robert Moore et Douglas Gillette, constatant à leur tour que les modèles masculins stéréotypés se désintégraient et perdaient toute crédibilité, allaient utiliser la théorie des archétypes pour convaincre les hommes que les anciens modèles fiables, le Roi, le Guerrier, le Magicien, l’Amoureux, pouvaient être à nouveau découverts dans l’inconscient profond. Des livres et manuels ( de nouveau conçus pour attirer le lecteur mâle « pragmatique ») sont écrits pour guider les hommes vers une récupération « pas-à-pas » de leurs modèles patriarcaux brisés (3). Guy Corneau et Alfred Collins, conscients du douloureux gouffre existant entre les pères et les fils, entre le vieux patriarche et le jeune rebelle, inventent de nouveaux archétypes tels celui du père-fils et réalisent d’autres tours de passe-passe jungiens afin d’éliminer toutes les brèches et ruptures (4). Gregory Vogt insiste sur le fait que le Fils Perdu peut, s’il le veut, revenir dans le giron du Grand Père (5). Avec l’aide du pouvoir des archétypes, la réalité peut être remodelée, re-façonnée, pour convenir aux désirs de n’importe quelle fantaisie mise au programme ! Mouvements contraires : Embrasser le père et tuer le Patriarche Selon Robert Bly et le cercle mythopoïétique, « ce que veulent les hommes » c’est faire un avec le père et être « initiés » au monde du père. Ils parlent de cette « initiation » comme étant l’accomplissement du désir, comme une sensation presque intoxicante d’appartenance et de profonde réparation. Mais je considère cette psychologie facile comme étant en fait antipsychologique. Elle n’apporte pas du tout aux hommes ce qu’ils souhaitent, mais satisfait simplement leur aspiration régressive à un paradis patriarcal infantile et inconscient, rassasiés d’idéalisations infantiles du père, que tout freudien reconnaîtrait immédiatement. En ces temps de changement d’époque et de transformation, les fils ne doivent pas simplement répéter les modèles traditionnels et devenir membres de la tribu du père. Les fils doivent attaquer à nouveau, reconstruire le monde et refaçonner sa politique, et les plus créatifs des fils doivent se « paterner » et non pas simplement prendre la route conventionnelle du « Retour au Père », qui ne réussit qu’à soutenir un patriarcat malade. C’est une route solitaire, une route courageuse qui exige par-dessus tout que les hommes s’engagent envers l’esprit créatif du présent et le rêve du futur, pas juste envers l’esprit du passé. A l’autre extrémité du spectre, les hommes défendant le discours opposé, auteurs d’études sur les hommes que l’on appelle pro-féministes, fomentent des complots pour renverser le patriarcat, vaincre l’autorité du père, et rendre impuissant le Père-Dévorant de notre culture. Ce discours principalement académique, fondé sur les mouvements féministe, marxistes et se nourrissant de la ferveur révolutionnaire cherche à libérer les hommes en tuant le père. Pour les partisans de cette tradition intellectuelle, pas de père égale liberté ; là où pour les partisans de la tribu mythopoïétique, pas de père 4 équivaut à souffrir une isolation insupportable et un enfer psychologique. On donne trop d’importance à la confrontation directe, à la « violence révolutionnaire », et au meurtre du père, là où on pourrait lui jouer un tour et déplacer son autorité. Dans la trame mythique qui m’intéresse, Saturne n’est pas assassiné, mais simplement « déshabillé » de son autorité par la force et la ruse malhonnête de Zeus. Il y a trop de membres radicaux dans le milieu académique qui veulent tuer le père – et après ? Lorsque le père est mort, nous découvrons que nous retournons inconsciemment à la mère, à l’infantilisme, à la satiété et l’autodestruction dans le faux paradis de la source maternelle. La « défense du féminin » dans ces études sur ces hommes que l’on dit pro-féministes, est en fait une idéalisation inconsciente de la mère et une identification avec son monde archétypal. Dans certains textes de ces pro-féministes, le pénis est associé au viol, la virilité est synonyme de violence, l’état de mâle est violation de la nature féminine innée, et en fait la masculinité elle-même n’est rien de plus qu’une abominable fiction ou construction mentale que les politiques « progressistes » doivent absolument détruire. Le complexe d’Œdipe n’est pas une réelle solution à la crise de la masculinité car la masculinité ne peut jamais fusionner avec la mère. Si une telle fusion se produit, la masculinité tombe dans l’inconscient, et il faut alors s’attendre à des éruptions compensatoires et des explosions d’une masculinité primale et probablement aux relents de fascisme. Ironiquement, le meurtre radical du père pourrait amener une régression sociopolitique bien plus terrifiante que n’importe quel « retour » violent à une idéalisation du masculin. La tradition du « Jean de Fer » est virtuellement un discours Tout-Phallus, alors que le discours opposé anti-masculin est le Pas-de-Phallus. Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir le phallus sans ces épouvantables idéalisations ou diabolisations génératrices de culpabilité ? Nous devons déballer et démonter le patriarcat, et en même temps développer de nouveaux sens et métaphores pour le masculin qui ne devront jamais se construire sur l’idée d’un « ennemi » des hommes ou des femmes. Je crois sincèrement que nous devons trouver une « troisième voie », ou une « voie du milieu » entre les extrémités que sont d’un côté la nostalgie patriarcale (Jean de Fer) et de l’autre l’identification à la mère (Œdipe). Le Zeitgeist nous conseille vivement de prendre la défense du féminin, mais d’autre part le développement du masculin nous force à nous différencier de la mère de telle sorte que les archétypes féminins puissent être correctement servis et vécus par une conscience sensible et revigorée. Paradoxalement, l’esprit du féminin dans notre époque exige du masculin qu’il aille plus loin dans son développement afin qu’une conscience plus élevée puisse réaliser l’énormité de l’enjeu que représente une conscience intégrée (masculin et féminin). C’est à travers le paradoxe et l’attention constante portée aux points de vue opposés, que nous découvrirons la voie du milieu qui nous libèrera des dilemmes que nous pose notre culture. Spiritualité et politique : l’éternité et le temps La spiritualité a une tendance innée à vouloir fuir ses liens au réel. Mais si la spiritualité se veut authentique et veut jouer un rôle transformateur dans la société, elle doit arrêter cette tendance innée et se politiser et renouer avec le processus social et historique. D’un point de vue intellectuel, toute expérience humaine est le produit de sa culture, de telle sorte qu’un discours spirituel universaliste manque de crédibilité s’il rate son engagement dans le champ de la réalité sociale. Si les discours spirituels populaires influencés par la pensée de Jung ne sont pas fermement enracinés dans le sol, ils peuvent facilement, et peut-être à juste titre, être rejetés par les critiques hostiles qui diraient que toute cette effervescence n’a que très peu sinon aucune conséquence au niveau politique. Le travail du très populaire vulgarisateur jungien Robert Johnson est un bon exemple. Celui-ci est tellement amoureux de la dimension éternelle des archétypes qu’il écrit comme si la politique, les structures sociales, et les processus historiques n’existaient pas. Sa « gravité » et sa profondeur l’éloignent de la réalité au profit d’un territoire mythique où le temps est mesuré en périodes de huit cents ans et plus. Donc Johnson peut nous dire que la version du mythe du Graal datant du 12ème siècle détient la formule pour la spiritualité de notre époque. Avec une naïveté alarmante, Johnson écrit sur Lui, Elle, Nous comme si les expériences liées aux genres n’avaient pas changé depuis le temps du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde (6). La vision de Johnson repose 5 essentiellement sur l’idée que l’Homme est le fournisseur, le porteur de quêtes, le héros, et le « partenaire actif » ; alors que la Femme est essentiellement nourricière, attachée au foyer, domestique et statique. Il m’est arrivé d’être assis dans une salle de conférence bondée et de voir nombre d’explorateurs spirituels transportés par le babillage mythopoïétique de Johnson, alors qu’un certain nombre d’auditeurs plus politiquement vigilants furent visiblement de plus en plus dérangés et franchement en colère devant son aveuglement social et son absence de conscience politique. Etre témoin de ces réponses opposées dans l’auditoire, c’est un peu comme être le témoin de mes propres contradictions à l’égard de la mythopoïétique : une part de moi est épatée alors que l’autre est révoltée. Des problèmes opposés occupent une grande part du discours académique radical. Ici, la vie est vécue dans la superficialité de la vitesse. Les intellectuels progressistes anticipent parfois d’énormes changements sociaux suite à une convention nationale, ou s’attendent à ce qu’une conférence de trois jours sur des thèmes de pointe change le monde. Ils écrivent des livres sur le rythme effréné du changement en leur donnant pour titre : « au ralenti » ou « retour en arrière » (7). Le problème de ce discours intellectuel superficiel est qu’il ne peut concevoir l’ampleur avec laquelle l’archétype influence notre expérience vécue. La plupart des thèses sociologiques sur la masculinité et les genres me frappent par leur manque désespérant de pertinence. Ce constat en appelle au changement et exige que l’on se libère immédiatement des stéréotypes sans même commencer à considérer les puissants archétypes qui influencent nos vies, d’autant plus puissants qu’ils restent cachés aux intellectuels. Ce n’est pas pour rien si cette sociologie « facile » se sent frustrée par les sujets qu’elle aborde, car elle est conçue sur des méthodes qui lui font apparaître combien ces dernières sont totalement inutiles pour accéder aux véritables éléments qui fondent les problèmes. Il est frappant d’entendre si souvent que la masculinité n’est qu’une construction sociale, qu’elle pourrait être détruite tout simplement en arrêtant d’y croire. Il s’agit là d’un positivisme social et d’une conscience extravertie qui aurait perdu la tête, complètement ignorants de leurs propres limites et croyant avec arrogance en les prémisses de leur propre théorie sociale. Comment les théories sur le monde humain peuvent-elles faire l’économie ou même ignorer les contributions énormes de Freud et Jung ? Tant que l’on ne prendra pas en considération la dimension des profondeurs, les sciences politiques et sociales resteront frustrées et frustrantes, réduites à être l’expression des machinations d’un intellect mégalomaniaque. De leur côté, les jungiens – et tout spécialement les jungiens « à succès » – ont beaucoup à apprendre également. Je suis tout à fait d’accord avec James Hillman et Andrew Samuels lorsqu’ils disent que la compréhension jungienne du ‘monde intérieur’ doit être radicalement revue. Selon Hillman, la préoccupation constante pour ‘l’intérieur’ a transformé des générations d’adeptes de la thérapie en ratés de la politique (8). Samuels argumente très justement que la vie intérieure n’est pas enfermée hermétiquement, coupée de la culture et de la société, mais que notre psyché est une « psyché politique », participant intimement comme acteur majeur dans le monde des événements politiques. Culture de la thérapie et culture académique : la douleur des hommes et le pouvoir des hommes L’humidité de l’expérience des hommes contemporains répugne à beaucoup d’intellectuels secs qui n’aiment pas les larmes, les émotions humides, les cœurs qui saignent, les confessionnaux ou les quêtes de l’âme. Mais les études des hommes du milieu académique et le discours du populaire « Mouvement des Hommes 1 » ont plus de choses en commun qu’ils ne veulent bien le reconnaître. Ces 1 Appellation sous laquelle on retrouve un rassemblement disparate de groupes et d’associations - surtout dans la culture américaine - qui cherchent à soutenir et accompagner le changement de l'identité masculine et améliorer les droits des hommes en ce qui concerne le mariage, la garde des enfants dans les divorces, les violences 6 deux groupes habitent un même monde post-patriarcal où, d’un côté, on trouve la culture de la thérapie qui ressent l’usure du patriarcat quand parlent les cœurs vides et les âmes en souffrance, et de l’autre, la culture académique qui cherche les moyens de renverser les structures restantes du patriarcat au niveau politique. Chacune de ces cultures devra trouver à se réconcilier dans un futur discours radicalisant. Bien que chacun observe l’autre avec une certaine préoccupation et un certain dédain, les cultures des thérapeutes et des académiques ont, en fait, saisi les bouts opposés d’une même situation historique. La culture de la thérapie suppose que le patriarcat, comme structure de support de l’identité, est mort. Cette culture entreprend d’inculquer une « mentalité de survie » qui devrait aider les hommes dans leur tâche de reconstruction de leur vie. Cependant, les tenants de la culture de la thérapie n’arrivent pas à voir que le patriarcat politique est encore bien vivant, et bien qu’il arrive que les hommes se sentent déconnectés, émotionnellement à la dérive, ils sont encore bien en charge de la société. Il y a ici un clivage dangereux entre la réalité psychique interne (dans laquelle nous nous sentons « inférieurs » et impuissants ) et la réalité externe ( celle où Chronos-Saturne continue de régner ). La culture académique saisit très bien le pouvoir hégémonique ininterrompu des hommes, mais elle ne voit par contre pas que les hommes sont déjà en train de souffrir, pour ainsi dire en avance (et en avance sur le programme des féministes), des conséquences émotionnelles de la désintégration du patriarcat dans sa réalité psychologique comme support d’étayage de l’identité. La culture académique ne saisit pas ce que les hommes qui pleurent cherchent à atteindre. On n’y voit que des larmes de crocodiles, des larmes d’hommes du genre New Age sensibles et complaisants, larmes non fondées et cachant à peine la réalité à savoir que les hommes détiennent toujours le pouvoir. Nous vivons dans une époque complexe où nous devons affronter le paradoxe du pouvoir et de la douleur des hommes. Dans ma vie, en tant que membre du monde académique, je parle quotidiennement dans le langage du pouvoir masculin. Dans ma seconde vie, comme orateur public et participant à la culture de la thérapie, je vois la douleur des hommes partout et la ressens moi-même beaucoup. Ces deux côtés de l’expérience des hommes contemporains sont réels, et il faut prendre en compte l’un comme l’autre. Nous ne sommes pas ici confrontés à une contradiction, mais à un paradoxe, et c’est seulement si le paradoxe n’est pas compris que se perd alors le lien entre douleur et pouvoir. Je dirais que la capacité à soutenir ce paradoxe et la tension entre pouvoir et douleur, est ce qui constitue la santé psychologique dans ce monde post-patriarcal. Le problème avec cette accentuation populaire de « la guérison des hommes » est qu’elle oublie pourquoi les hommes furent blessés dans un premier temps. Avant de refaçonner la masculinité nous devons la défaire, et comprendre pourquoi il fallait qu’elle s’effondre. Dans les efforts que nous faisons pour nous reconstruire, il nous faut devenir autocritiques et être vigilants à distinguer les anciennes et nouvelles masculinités. Il nous faut apprendre à différencier la nouvelle estime de soi de la vieille arrogance machiste, séparer les nouvelles joies des anciennes complaisances, faire la différence entre les droits de l’homme et les privilèges patriarcaux. Et plutôt que d’utiliser le livre « Jean de Fer » de Robert Bly comme un manuel ou encore le livre « Fire in the Belly » de Sam Keen, les meneurs des groupes d’hommes devraient plutôt regarder du côté des livres de Lynne Segal « Slow Motion » ou encore de Kenneth Clatterbaugh « Contemporary Perspectives on Masculinity ». (9) Je pense que si les hommes comprenaient mieux pourquoi ils souffrent et les raisons culturelles, politiques et historiques de leur désorientation, les effets de cet accroissement de connaissance ne pourraient être que positifs. Le désordre personnel n’est alors plus si personnel et un insight créatif plutôt que des sentiments liés à la culpabilité pourraient être mobilisés plus facilement. Jung le dit bien : « Si la connexion entre le problème personnel et les événements contemporains plus vastes est domestiques subies etc. dans le sens d'une reconnexion avec un soi-disant masculin universel. C'est un mouvement dont les perspectives spirituelles se revendiquent du travail de Jung, Campbell et du poète Robert Bly. 7 vue et comprise, elle libère de la solitude du purement personnel et le problème, de subjectif est amplifié à une question générale de notre société. De cette manière, le problème personnel acquiert une dignité qu’il n’avait pas jusque là ». (10) Ironiquement, pour que les hommes contemporains acquièrent cette vue plus large qui embrasse le contexte comme le recommande Jung, ils ont besoin de lire des livres féministes ou inspirés du féminisme et non pas les productions jungiennes populaires qui écartent le monde sociopolitique. Nous devons, je crois, nous sortir de cette confusion en tentant de faire exister les deux perspectives en même temps dans notre esprit. La douleur et le pouvoir des hommes, la spiritualité et la politique, l’émotion et la raison: les revendications de chacun des côtés doivent toujours être analysées, relativisées et confrontées. * * * 8 NOTES AND REFERENCES 1. Robert Bly, L’homme sauvage et l’enfant, Seuil, 1992 2. R W Connell, Masculinities, University of California Press, 1995 3. De tels manuels incluent The King Within, The Warrior Within etc par Robert Moore et Douglas Gillette publiés par Avon Books, New York 4. Guy Corneau, Père manquant, fils manqué, Editions de l’homme, 1989; Alfred Collins, Fatherson, Chiron, 1994. 5. Gregory Max Vogt, Return to Father, Spring Publications, 1991. 6. Robert Johnson, He: Understanding Masculine Psychology, Harper and Row, 1974; She: Understanding Feminine Psychology, Harper and Row, 1984. 7. Lynne Segal, Slow Motion: Changing Masculinities, Changing Men, Virago, 1990; Susan Faludi, Backlash:The Undeclard War Against Women, Crown 1991. 8. Hillman, James & Ventura, Michael. Malgré un siècle de psychothérapie le monde va de plus en plus mal, Ulmus Company Ltd, 1992. 1998 pour l'adaptation et la traduction française. 9. Kenneth Clatterbaugh, Contemporary Perspectives in Masculinity: West View Press 1990. 10. Carl Jung, Psychological Types, * * *