La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du

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La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du
SEMINARUL GEOGRAFIC “D. CANTEMIR” NR. 29 / 2009
La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept
Tino Raphaël Toupane
Résumé
La gouvernance semble être aujourd’hui un vocable présent dans tous les discours
relatifs au développement. Concept polysémique, elle fait de plus en plus l’objet de recherches
scientifiques et de débats. Cet article retrace la trajectoire historique du concept, les différentes
approches théoriques dont il fait appel. Cette présente publication refait aussi une sommaire
économie des critiques faites à la gouvernance et pose en perspective, les risques qui peuvent
découler d’une gouvernance imposée par les institutions internationales.
Mots clés : Gouvernance, évolution, approches théoriques et critiques
Introduction
La gouvernance, notion en vogue, concept flou, est un vocable présent de nos jours
dans tous les discours qui se rapportent au développement. De plus en plus on fait
appel au concept de gouvernance même si au fond chacun y va de sa propre définition
et de sa propre acception du terme.
Terminologie actuelle ou « leitmotiv» du développement durable, concept réapproprié
et mobilisé par plusieurs disciplines, la gouvernance mérite d’être revisitée à travers
son origine, sa ou ses définitions, son approche théorique et ses critiques ainsi que son
appréhension selon les modèles anglo saxon, français ou ceux en application dans les
pays en voie de développement et en transition sous la houlette des institutions
internationales.
1. ORIGINES ET EVOLUTION DE LA GOUVERNANCE
1.1. Etymologie de la notion de gouvernance
Le terme de « gouvernance » tire ses origines du verbe grec kubernân qui signifie
« piloter un navire ou un char ».
Selon S.N Gueye (2007), il fut utilisé pour la première fois de façon métaphorique par
Platon pour désigner le fait de gouverner les hommes. Il donne ainsi naissance au
verbe latin gubernare, ayant les significations similaires et qui, par le biais de ses
dérivés, dont gubernantia, a lui-même engendré de nombreux termes dans plusieurs
langues. Le mot gouvernance est un terme médiéval utilisé au XIII dans la langue
française pour désigner la direction des baillages qui étaient des entités territoriales de
la France d’avant la Révolution.
La signification de ce mot évoluera en fonction, d’une part, des transformations
historiques des sociétés qui vont l’employer, d’autre part, de ses migrations
transfrontalières, et principalement transatlantique (Manuel de Oliveira Barata, 2005).
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En effet, la porosité des frontières linguistiques en Europe au moyen âge a permis
l’usage de ce mot français en Angleterre. Il sera utilisé au-delà de la Manche et servira
à caractériser le mode d’organisation du pouvoir féodal.
1.2. Trajectoire historique
Le terme de gouvernance est traité par John Fortescue un légiste anglais qui publia en
1471 «The Governance of England» (Marcou et al, 1997). Il est donc utilisé pour
désigner un régime politique (Georges Cavalier, 1996).
En 1478, il est utilisé dans le Robert pour désigner la juridiction de certaines villes de
la France sous la domination des Pays-Bas.
Les réflexions conceptuelles sur le pouvoir, liée à la naissance de l'Etat moderne à
partir du XVIe siècle, distinguent de plus en plus les notions de gouvernance et
gouvernement. La gouvernance est reléguée au second plan, tandis que s'élabore,
notamment chez Machiavel et chez Jean Bodin, la conception d'un Etat monopolisant
l'intégralité d'un pouvoir exercé sur une population circonscrite à un territoire donné
(S.N. Gueye, 2007).
Selon les périodes, plusieurs acceptions de la gouvernance sont ainsi distinguées.
En 1937, on note une réapparition du mot « governance » dans un article « the nature
of firm » de Ronald Coase. Il est de plus en plus utilisé dans le monde des entreprises.
C’est ainsi que dans les années 70, O.Williamson définit la gouvernance comme « des
dispositifs mis en œuvre par l’entreprise pour mener des coordinations internes en vue
de réduire les coûts de transaction que génèrent le marché » (corporate governance ou
gouvernement des entreprises).
Le terme de gouvernance va être développé chez les économistes qui développent
l’idée de ‘‘corporate governance’’. A la fin des années 1980, le terme est importé
dans les sciences politiques pour caractériser les modalités de gouvernement régissant
les agglomérations ; l’urban governance et par extension l’action publique
territoriale.
A la même époque les concepts de Good governance et de Global governance font
leur apparition dans les relations internationales. L’imbrication de divers types
d’acteurs et de divers niveaux de coopération et de décision ont amené à transformer
le concept de gouvernement en gouvernance (a. e. D. Péges et N. Pélissier, 2000).
« L’idée sous-jacente est que les institutions du gouvernement n’ont pas le monopole
d’une action publique qui révèle aujourd’hui d’une multiplicité d’acteurs dont la
capacité d’action collective détermine la qualité, elle est prioritairement une
interrogation sur le pilotage de l’action publique » (P. Duran, 2001).
Le début des années 90 marque une autre étape de la gouvernance avec la création de
la Commission sur la Gouvernance Mondiale sous l’égide de W. Brandt suite à la
Conférence de Rio. Durant la même décennie, les politiques de décentralisation, les
exigences de démocratie et de développement local vont placer la gouvernance locale
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au centre des processus de prise de décision. En 1997, année de la crise économique
asiatique, la La Banque internationale pour la reconstruction et le développement
(BIRD) reconnaît que le marché ne peut assurer une allocation optimum des
ressources et réguler les effets pervers de la globalisation.
La gouvernance apparait alors comme un nouveau paradigme qui soutient qu’il est
important « de définir un ensemble de valeurs universelles qui inspirerait les bonnes
pratiques tant au monde des affaires qu’aux gouvernements et aux organisations
chargées de la régulation de la mondialisation ».
Bien que réapparu dans le champ du développement, le terme va s’imposer au sein du
système onusien. Une commission sur la gouvernance globale rendra son rapport en
1995. Cette commission insiste sur le fait que « les Etats doivent accepter le principe
d'une éthique globale, garante de l'efficacité de la gouvernance, afin de dépasser les
intérêts particuliers ». La fin des années 90 est marquée par l’avènement du
mouvement des alter-mondialistes militants pour le développement du processus dune
gouvernance locale. Le début des années 2000 marque cependant le renouveau de la «
corporate governance » avec les faillites d’ENRON, WorldCom, Vivandi etc, alors
que la décennie 2000, constitue un regain d’importance de la gouvernance locale avec
les théories du bien commun (bien public).
1.3. La gouvernance actuelle
La gouvernance actuelle ne se substitue pas au gouvernement tel qu'on le conçoit
classiquement. Elle sert à désigner le mode ou la manière de gouverner, tandis que le
gouvernement renvoie aux institutions, aux dirigeants. Progressivement, pourtant, la
gouvernance va devenir synonyme de réforme profonde de l'Etat, voire de sa remise
en cause. Selon la célèbre formule de Daniel Bell, 1976, « l'Etat était devenu trop
grand pour les petits problèmes, et trop petit pour les grands ».
L’évolution du concept de gouvernance s’est faite du domaine de l’entreprise privée
vers la sphère politique (transformation des formes de l’action publique et de la
relation entre l’état, le marché et la société civile);
Dans la littérature et dans ses formes, l’intérêt de la gouvernance a augmenté
simultanément avec la mondialisation et les préoccupations de développement
durable. Les spécialistes en sciences sociales arrivent petit à petit à réorienter le
concept de gouvernance à la marge du modèle néoclassique qui a développé le
concept, alors que ddifférentes réformes visant à moderniser l'administration publique
sont ainsi mises en œuvre, dans les pays anglo-saxons d'abord, puis dans les pays
d'Europe continentale. Et aujourd’hui sous la coupe des institutions de Breton Woods
et du système onusien dans les pays en voie de développement.
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Aux Etats-Unis, des réformes comparables ont été poursuivies jusqu'aux années 90.
En 1993, le vice-président Al Gore présente un rapport intitulé Creating a
Gouvernment that Works Better and Costs Less: From Red Tape to Results (« Créer
un gouvernement qui travaille mieux et coûte moins cher : de la paperasse aux
résultats »). L'enjeu est un « gouvernement réinventé ».
De même, en France, une succession de réformes sont entreprises parallèlement au
processus de décentralisation en vue de moderniser la fonction publique, de redéfinir
les missions des services publics et les rapports avec les usagers.
Dans les pays en voie de développement et en transition, l'introduction de la notion de
gouvernance s'est effectuée sous la houlette d'organisations internationales (Banque
mondiale puis OCDE). Elle fait suite à l'échec des programmes dits d'ajustements
structurels. En 1989, la Banque mondiale qualifie la situation en Afrique de crisis in
governance. Dans un rapport publié deux ans plus tard (Management Development:
The Governance Dimension), elle recommande une gestion du secteur public plus
efficace et transparente. De nouveaux programmes visent à restaurer l'Etat de droit, à
rendre les dirigeants politiques responsables, à équilibrer les dépenses publiques, à
améliorer les méthodes de comptabilité et de vérification des comptes, à décentraliser
les services publics, etc.
2. LA GOUVERNANCE, DES GENESES CONCEPTUELLES MULTIPLES
L'économie et la gestion, la géographie, la science politique et la sociologie
représentent les principales matrices disciplinaires de la notion de la gouvernance. La
rigueur des définitions initiales n'a néanmoins pas empêché l'hybridation du concept.
2.1. La gouvernance en économie
Pour les économistes, la gouvernance actuelle est perçue comme un moyen de gestion
des transactions d’entreprises. Deux économistes américains, Coase, prix Nobel en
1991, et Williamson, ont mis en évidence ce que l'on appelle les coûts de transaction.
Pour ces économistes qui nous ont permis de baliser notre réflexion, les transactions
ont évidemment un coût, comme les coûts de transport, les coûts d'information :
demander des devis, passer un contrat..., toutes ces démarches demandent du temps et
de l'argent. Toute une série de transactions sont ainsi nécessaires au fonctionnement de
l'économie. Elles peuvent s'effectuer de différentes manières, « du marché à la
hiérarchie », pour reprendre les termes du titre d'un ouvrage de Williamson.
-La transaction par le marché, c'est la place du marché où tout se négocie à tout
moment.
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-La hiérarchie, c'est le chef qui donne des ordres à ses subordonnés. C'est une
transaction, qui a un coût, parce qu'il a fallu embaucher, élaborer un contrat, des
règlements, un travail de coordination.
Entre ces modèles extrêmes, qui n'existent pas sous une forme parfaite, il y a tout un
ensemble de modalités intermédiaires de coordination que l'on appelle modalités de
coordination en réseau. Ce sont ces modalités intermédiaires de coordination, que
Coase et Williamson appellent « dispositifs de gouvernance », donc des dispositifs de
coordination qui vont au-delà des pures relations marchandes ou hiérarchiques.
2.2. La gouvernance en géographie
Par ailleurs, la notion de gouvernance a suscité l'intérêt de la géographie économique,
en particulier des spécialistes des districts industriels et autres systèmes de productions
localisés. En référence aux problématiques de développement local, la gouvernance
désigne alors les modes de régulation de la sphère économique mettant en jeu la
spatialité des dispositifs organisationnels, les proximités entre les acteurs et, partant,
les institutions et procédures locales. Cependant, face aux défis du développement
territorial, de nombreuses recherches ont démontré le caractère désuet et inadapté des
options de régulations cloisonnées. La gouvernance territoriale est de plus en plus
évoquée. Elle est perçue comme un processus de coordination des acteurs publics et
privés mais aussi de construction de la territorialité et d’appropriation des ressources.
Cette forme de gouvernance ne peut s’adosser que sur une proximité géographique et
une proximité institutionnelle des acteurs. L’aménagement du territoire constitue
aujourd’hui pour les géographes un outil pertinent de gouvernance.
La conception géographique de la gouvernance axée sur le territoire réside sur le fait
que les limites du territoire ne peuvent pas être définies en référence à un périmètre
politico-administratif ou comme un fragment d’un système productif national, elles
définissent le lieu d’intersection de réseaux (physiques ou humains, formels ou
informels), de stratégies et d’interdépendances entre partenaires reliés entre eux, le
lieu de production, de négociation, de partage d’un devenir commun ((Fabienne
LELOUP, Laurence MYARD, Bernard PECQUEUR, 2004).
Le système territorial est bâti sur la proximité géographique de ses acteurs. Il évolue
donc en fonction des interactions unissant ses acteurs, les échanges avec
l’environnement, l’évolution même de ces variables. Les processus d’appropriation, de
régulation, de constructions social et identitaire amenant ou non la pérennité et l’autorenforcement du territoire.
La ressemblance avec la notion de système complexe permet de mettre en évidence un
certain nombre de questions posées par la dynamique de ce territoire. Il devient alors
un tout ; cohérent et construit ; ce qui signifie qu’il développe sa propre identité, sa
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propre histoire, sa propre dynamique différenciées des autres espaces. En outre, il
devient potentiellement un acteur du système global, son évolution dépend notamment
des échanges qu’il entretient avec les autres acteurs du système, national et
international, économique, politique et social : ce territoire ainsi défini comme
système ne peut évoluer qu’ouvert et non replié sur lui-même. C’est dans cette logique
d’interdépendance et d’ouverture que la gouvernance prend toute son essence dans la
gestion de l’espace au sein de la discipline géographique.
Le concept de gouvernance territorial permet d’inclure dans les processus de prise de
décision territoriale l’existence de ces acteurs et relations multiples, l’importance des
réseaux, l’émergence de conflits et de négociations, le développement traduit en
objectifs et en actions (Bertrand, Gorgeu, Moquay, 2001). La gouvernance territoriale
répondant à l’émergence de nouveaux espaces de développement construits par et pour
les acteurs qui se les approprient, l’espace politico-administratif et la politique
descendante ne prévalent plus, le suffrage ne peut plus assurer la représentativité
nécessaire à la démocratie. C’est ainsi que les principes de démocratie participative
s’associent naturellement aux notions de gouvernance territoriale : il s’agit
d’emprunter de nouvelles voies de consultation, de participation, de délibération et de
légitimité afin de faire émerger non seulement des avis mais des préoccupations et des
décisions.
2.3. La gouvernance en sciences politiques
L’introduction à la notion de gouvernance en sciences politiques traduit la
reconfiguration de l’action publique, l’émergence de nouveaux modes d’intervention
et la transformation de modalités de l’action publique (Holec. N et Brunet-Jolivald.
G, 2000).
A la fin des années 1980, le terme est importé dans les sciences politiques pour
caractériser les modalités de gouvernement régissant les agglomérations ; l’urban
governance et par extension l’action publique territoriale. A la même époque les
concepts de Good governance et de Global governance font leur apparition dans les
relations internationales. L’imbrication de divers types d’acteurs et de divers niveaux
de coopération et de décision ont amené à transformer le concept de gouvernement en
gouvernance (a. e. D. Péges et N. Pélissier, 2000). « L’idée sous-jacente est que les
institutions du gouvernement n’ont pas le monopole d’une action publique qui révèle
aujourd’hui d’une multiplicité d’acteurs dont la capacité d’action collective détermine
la qualité, elle est prioritairement une interrogation sur le pilotage de l’action
publique » (P. Duran, 2001). Chez les politologues ou politistes, le mot gouvernance
est d'origine anglaise. En Angleterre, c’est sous l'ère de Margueritte Thatcher que la
gouvernance se modifie de façon paradoxale : l'Etat a cherché d'un côté à introduire
plus fortement les mécanismes du marché, et d'un autre côté à centraliser et à
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récupérer une bonne partie des prérogatives des institutions locales. Les politistes ont
alors commencé à parler de gouvernance, car le pouvoir local ne se résumait plus aux
institutions locales. La notion de gouvernance rend compte de ces mutations dans
l'exercice du gouvernement local ; le pouvoir local se fragmente et se dilue au sein
d'agences de régulation, d'organismes privés (Cheikh Ndiaye, 2008).
3. QUELQUES CRITIQUES DE LA GOUVERNANCE
Les critiques les plus répandues sont d'ordre méthodologique. Dans ses définitions
générales, la gouvernance se préoccupe à peu près des enjeux de la vie politique,
perdant ainsi sa portée heuristique (Cheikh Ndiaye, 2008). En revanche, lorsqu’on fait
appel à la rigueur sémantique, la multiplicité des acceptations apparaît rédhibitoire,
sauf pour les contextes et les références. La critique se veut aussi idéologique.
En effet, on accuse la gouvernance de servir de couverture aux doctrines libérales, ce
qui est souvent vrai dans la plupart des cas; soit que l'on comprenne l'insistance sur les
techniques de management comme une façon de ne pas parler de pouvoir. Mais les
attaques les plus acerbes sont d'ordre scientifique, parce qu'elles aident à poser de
bonnes questions.
Pourtant, un diagnostic de la complexification de l'action publique (de plus en plus
d'acteurs liés par de plus en plus d'interactions) et formalisant un mode opératoire de
«policy network», la gouvernance fait du réseau à la fois un problème et une solution.
Au constat d'une fragmentation mettant à mal la conduite des politiques publiques
répond l'atout d'une «mise en réseau» des acteurs (Cheikh Ndiaye, 2008). La
tautologie n'en reste pas moins stimulante, provoquant l'interrogation : qu'est-ce qui
motive les spécialistes du réseau qui construisent l'action collective par ses
interactions renouvelées ?
3.1. A qui sert la gouvernance ?
A qui tout cela profite-t-il ? C’est la question qu'on retrouve dans la sociologie urbaine
marxiste des années 60-70. C’est ce dont parle Patrick Le Galès quand il insiste sur la
nécessité de « mettre l'accent sur les régulations sociales et politiques locales ».
En conséquence, les controverses sur la gouvernance sont généralement contenues
dans deux discours contradictoires. Pour d’aucuns, il faut la bonne gouvernance pour
faire face aux problèmes actuels socioéconomiques et écologiques. Cette gouvernance
doit se substituer aux politiques publiques traditionnelles considérées comme
dépassées. Pour d'autres, par contre, la gouvernance est le problème et non la solution
car elle ne fait que renforcer l'impuissance collective face à des défis de plus en plus
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non gouvernables. Dès 1995, dans les début de la gouvernance, William D. Sunderlin1,
dans un article portant sur le changement global mettait en évidence l'éclatement des
réflexions des chercheurs autour des trois catégories «paradigmatiques»: d'un coté,
ceux qui ont une vision essentiellement managériale de la «gouvernance»; de l'autre,
ceux qui insistent sur les évolutions ou les différenciations culturelles; et enfin, ceux
qui ont une vision «agonistique», en terme de «rapports de force», du problème, et
considèrent que les solutions passent nécessairement par des changements structurels
improbables (gouvernement mondial, leadership européen...).
3.2. Imperfections de la dimension normative et prescriptives de la
gouvernance
Les premières critiques sur la dimension normative de la gouvernance ont porté sur
l'ethnocentrisme de ce terme et sur la faiblesse des catégories politiques qu'il mobilise.
La gouvernance est d'abord ancrée dans une idée spécifiquement européenne du bien
politique (Pagden A 1998). C'est le modèle politique libéral tel qu'expérimenté par les
pays occidentaux qui en est le fondement principal. La construction historique de ce
dernier est aujourd'hui l'objet de relectures multiples par certains chercheurs qui sont
intrigués par les contradictions existantes entre, d'une part, le discours libéral du «peu
d'Etat» et, d'autre part, les pratiques politiques dites libérales qui ont montré la
croissance exponentielle des pouvoirs de l'administration et de l'Etat sur les individus,
la société et l'économie (Gauchet M. 1980). Il est aussi important de porter un regard
sur les traditions politiques et étatiques propres aux pays du sud (Badie B. 1998), Le
Roy E 1983). Pour De Senarclens P, la gouvernance occulte les conflits d'intérêts, les
contradictions et l'hégémonie ; elle occulte, de plus, le fait que le politique soit d'abord
une culture et une histoire. Elle met l'accent sur le consensus et elle ne constitue pas
une réflexion sur le pouvoir mais sur les modes les plus efficients de «gestion» de la
société.
La deuxième série de critiques porte sur les relations entre la gouvernance, la
mondialisation, la démocratie et le développement. Pour plusieurs auteurs, cet
avènement d'un temps mondial marqué par la fin du totalitarisme et l'avènement de la
démocratie est loin d'être évident. Pour eux, la mondialisation signifie plutôt une
société capitaliste2 sans bornes ni frontières et il n'est pas étonnant que la
manifestation de ce «temps mondial» se soit accompagnée d'une remontée de «temps
locaux» qui le contredisent. Ce «localisme» lié à de nouvelles revendications
1
Dont notamment David Easton, Analyse du système politique, A. Colin, Paris, 1974, et
Richard Rose et Guy Peters, Can Government Go Bankrupt?, Basic Books, New York, 1978.
2
Les mouvements de contestation alter mondialistes sont les plus fervents antagonistes du
capitalisme et les défenseurs d’échanges équitables entre pays riches et pays en voie de
développement.
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identitaires, religieuses ou «ethniques» et à l'apparition de nouvelles solidarités se
substituant aux solidarités nationales (Latouche S, 2004. Williams J-C, 1998 ; Badie B
1998 ; Zaoual H 1999)
On note aussi la concentration des grandes décisions économiques aux mains de
certaines institutions financières et capitales occidentales. Il en est de même pour les
postulats sur lesquels se base la gouvernance. Est-il vrai qu'il existe une crise de la
gouvernabilité et que l'Etat n'a plus que l'apparence du pouvoir, les marchés
internationaux étant les véritables arbitres ? La globalisation impose-t-elle vraiment
une pression telle sur les Etats-providence que ceux-ci sont dans l'obligation de
s'adapter ou de périr? Ces propos rejoignent les réflexions de Bertand Badie qui
montre que, face à sa remise en cause, l'Etat se défend et reconstruit sa domination sur
de nouvelles bases.
Enfin, l'apologie du néolibéralisme et des vertus du marché sous-jacente à la notion de
gouvernance valorise de manière naïve les autres acteurs en dehors de l'Etat et les
vertus du secteur privé. Ce dernier vise principalement le profit et peut parfaitement
s'accommoder d'un Etat hégémonique. Quant aux capacités régulatrices et
gestionnaires des ONG, elles ont plusieurs limites. Les ONG n'ont en fait que des
visions sectorielles, elles sont parfois très liées aux Etats et elles-mêmes sont
traversées par les phénomènes de pouvoir et d'inégalité sans oublier que leurs activités
sont généralement «palliatives». La fragilisation des Etats dont est porteuse la notion
de gouvernance peut conduire à de très graves problèmes sociaux, notamment pour les
PVD. L'irruption des ONG, experts, bureaucrates transnationaux, réseaux locaux et
régionaux est loin de résoudre la question de la participation politique et du contrôle
des instances de pouvoir. De toutes les manières, les Etats sont toujours présents et les
conflits inhérents à l'essence du politique n'ont aucune chance de se dissoudre
durablement dans une gouvernance technocratique et administrative (de Senarclens P
op cit, Leca J op cit).
Conclusion
Au regard de cette évolution, Il n'est donc pas étonnant de constater que le concept de
gouvernance est au centre de la réflexion théorique, sur les plans politique et
économique des pays de l'OCDE, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire
international ou de la Banque africaine de développement. Il est encore moins
étonnant de relever que le contenu théorique qu'elles déclinent à la gouvernance,
traduit une vision du monde, leur vision du monde, c'est-à-dire une conception
philosophique, politique et économique de l'Etat lui- même. Ceci conduit Marie
Smouts à souligner : « Quoi qu'il en soit, pour les spécialistes d'économie politique
internationale, le concept de gouvernance est lié à ce que les grands organismes de
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financement en ont fait : un outil idéologique au service de l'Etat minimum» (Marie
Smouts 1998). Dans cette même lignée de pensée, Cynthia Hewitt de Alcantara
considère que « le concept de gouvernance est venu à point nommé en ce qu'il a
permis aux institutions financières internationales d'abandonner l'économisme et de
revenir aux questions sociales et politiques essentielles que posait le calendrier des
restructurations économiques. Il permettait de surcroît de ne pas s'opposer trop
ouvertement à des gouvernements qui, en général, n'aimaient guère que des prêteurs
leur donnent des leçons sur des points sensibles de politique intérieure et
d'administration. En parlant de «gouvernance» plutôt que de «réforme de l'état» ou de
changement politique ou social, les banques multilatérales et organismes de
développement, ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi
amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes
techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs
compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains »
(1998, p. 3).
Ainsi, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), considère la
gouvernance comme étant l'exercice de l'autorité économique, politique et
administrative en vue de gérer les affaires d'un pays. Elle englobe les mécanismes, les
processus et les institutions par le biais desquels les citoyens et les divers groupes
expriment leurs intérêts, exercent leurs droits juridiques, assument leurs obligations.
Dans cette acception, la société civile et le secteur public deviennent des institutions
de gouvernance au même titre que l'Etat lui-même. Cette définition traduit une vision
du monde où l'Etat devient moins régalien, où la société civile prend une part active
dans l'élaboration, l'exécution, le suivi et le contrôle des politiques et programmes de
développement, où l'organisation économique est d'essence libérale. Lorsqu'on
examine le rôle de chacune de ces institutions dans une perspective historique et
dynamique, on constate que dans la majeure partie des sociétés en développement il
n'existe encore ni de société civile forte, indépendante, représentative et constitutive
de véritable contre pouvoir, apte à susciter, voire à imposer aux dirigeants des
politiques faites de transparence, de responsabilité et d'imputabilité, ni de réel secteur
privé productif, promouvant la croissance économique et le développement humain
durable.
Comment donc les pays en développement pourront-ils réaliser la bonne gouvernance
dans les termes fixés par les institutions financières, au stade actuel du développement
des forces productives et des rapports actuels socio-économiques de production de ces
pays ? En faisant de la bonne gouvernance, aux conditions édictées par ces institutions
financières, une condition du soutien financier, ne risque-t-on pas de condamner à la
misère des millions d'humains de notre planète ?
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