La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du
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La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du
SEMINARUL GEOGRAFIC “D. CANTEMIR” NR. 29 / 2009 La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept Tino Raphaël Toupane Résumé La gouvernance semble être aujourd’hui un vocable présent dans tous les discours relatifs au développement. Concept polysémique, elle fait de plus en plus l’objet de recherches scientifiques et de débats. Cet article retrace la trajectoire historique du concept, les différentes approches théoriques dont il fait appel. Cette présente publication refait aussi une sommaire économie des critiques faites à la gouvernance et pose en perspective, les risques qui peuvent découler d’une gouvernance imposée par les institutions internationales. Mots clés : Gouvernance, évolution, approches théoriques et critiques Introduction La gouvernance, notion en vogue, concept flou, est un vocable présent de nos jours dans tous les discours qui se rapportent au développement. De plus en plus on fait appel au concept de gouvernance même si au fond chacun y va de sa propre définition et de sa propre acception du terme. Terminologie actuelle ou « leitmotiv» du développement durable, concept réapproprié et mobilisé par plusieurs disciplines, la gouvernance mérite d’être revisitée à travers son origine, sa ou ses définitions, son approche théorique et ses critiques ainsi que son appréhension selon les modèles anglo saxon, français ou ceux en application dans les pays en voie de développement et en transition sous la houlette des institutions internationales. 1. ORIGINES ET EVOLUTION DE LA GOUVERNANCE 1.1. Etymologie de la notion de gouvernance Le terme de « gouvernance » tire ses origines du verbe grec kubernân qui signifie « piloter un navire ou un char ». Selon S.N Gueye (2007), il fut utilisé pour la première fois de façon métaphorique par Platon pour désigner le fait de gouverner les hommes. Il donne ainsi naissance au verbe latin gubernare, ayant les significations similaires et qui, par le biais de ses dérivés, dont gubernantia, a lui-même engendré de nombreux termes dans plusieurs langues. Le mot gouvernance est un terme médiéval utilisé au XIII dans la langue française pour désigner la direction des baillages qui étaient des entités territoriales de la France d’avant la Révolution. La signification de ce mot évoluera en fonction, d’une part, des transformations historiques des sociétés qui vont l’employer, d’autre part, de ses migrations transfrontalières, et principalement transatlantique (Manuel de Oliveira Barata, 2005). 98 Tino Raphaël Toupane En effet, la porosité des frontières linguistiques en Europe au moyen âge a permis l’usage de ce mot français en Angleterre. Il sera utilisé au-delà de la Manche et servira à caractériser le mode d’organisation du pouvoir féodal. 1.2. Trajectoire historique Le terme de gouvernance est traité par John Fortescue un légiste anglais qui publia en 1471 «The Governance of England» (Marcou et al, 1997). Il est donc utilisé pour désigner un régime politique (Georges Cavalier, 1996). En 1478, il est utilisé dans le Robert pour désigner la juridiction de certaines villes de la France sous la domination des Pays-Bas. Les réflexions conceptuelles sur le pouvoir, liée à la naissance de l'Etat moderne à partir du XVIe siècle, distinguent de plus en plus les notions de gouvernance et gouvernement. La gouvernance est reléguée au second plan, tandis que s'élabore, notamment chez Machiavel et chez Jean Bodin, la conception d'un Etat monopolisant l'intégralité d'un pouvoir exercé sur une population circonscrite à un territoire donné (S.N. Gueye, 2007). Selon les périodes, plusieurs acceptions de la gouvernance sont ainsi distinguées. En 1937, on note une réapparition du mot « governance » dans un article « the nature of firm » de Ronald Coase. Il est de plus en plus utilisé dans le monde des entreprises. C’est ainsi que dans les années 70, O.Williamson définit la gouvernance comme « des dispositifs mis en œuvre par l’entreprise pour mener des coordinations internes en vue de réduire les coûts de transaction que génèrent le marché » (corporate governance ou gouvernement des entreprises). Le terme de gouvernance va être développé chez les économistes qui développent l’idée de ‘‘corporate governance’’. A la fin des années 1980, le terme est importé dans les sciences politiques pour caractériser les modalités de gouvernement régissant les agglomérations ; l’urban governance et par extension l’action publique territoriale. A la même époque les concepts de Good governance et de Global governance font leur apparition dans les relations internationales. L’imbrication de divers types d’acteurs et de divers niveaux de coopération et de décision ont amené à transformer le concept de gouvernement en gouvernance (a. e. D. Péges et N. Pélissier, 2000). « L’idée sous-jacente est que les institutions du gouvernement n’ont pas le monopole d’une action publique qui révèle aujourd’hui d’une multiplicité d’acteurs dont la capacité d’action collective détermine la qualité, elle est prioritairement une interrogation sur le pilotage de l’action publique » (P. Duran, 2001). Le début des années 90 marque une autre étape de la gouvernance avec la création de la Commission sur la Gouvernance Mondiale sous l’égide de W. Brandt suite à la Conférence de Rio. Durant la même décennie, les politiques de décentralisation, les exigences de démocratie et de développement local vont placer la gouvernance locale Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept 99 au centre des processus de prise de décision. En 1997, année de la crise économique asiatique, la La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) reconnaît que le marché ne peut assurer une allocation optimum des ressources et réguler les effets pervers de la globalisation. La gouvernance apparait alors comme un nouveau paradigme qui soutient qu’il est important « de définir un ensemble de valeurs universelles qui inspirerait les bonnes pratiques tant au monde des affaires qu’aux gouvernements et aux organisations chargées de la régulation de la mondialisation ». Bien que réapparu dans le champ du développement, le terme va s’imposer au sein du système onusien. Une commission sur la gouvernance globale rendra son rapport en 1995. Cette commission insiste sur le fait que « les Etats doivent accepter le principe d'une éthique globale, garante de l'efficacité de la gouvernance, afin de dépasser les intérêts particuliers ». La fin des années 90 est marquée par l’avènement du mouvement des alter-mondialistes militants pour le développement du processus dune gouvernance locale. Le début des années 2000 marque cependant le renouveau de la « corporate governance » avec les faillites d’ENRON, WorldCom, Vivandi etc, alors que la décennie 2000, constitue un regain d’importance de la gouvernance locale avec les théories du bien commun (bien public). 1.3. La gouvernance actuelle La gouvernance actuelle ne se substitue pas au gouvernement tel qu'on le conçoit classiquement. Elle sert à désigner le mode ou la manière de gouverner, tandis que le gouvernement renvoie aux institutions, aux dirigeants. Progressivement, pourtant, la gouvernance va devenir synonyme de réforme profonde de l'Etat, voire de sa remise en cause. Selon la célèbre formule de Daniel Bell, 1976, « l'Etat était devenu trop grand pour les petits problèmes, et trop petit pour les grands ». L’évolution du concept de gouvernance s’est faite du domaine de l’entreprise privée vers la sphère politique (transformation des formes de l’action publique et de la relation entre l’état, le marché et la société civile); Dans la littérature et dans ses formes, l’intérêt de la gouvernance a augmenté simultanément avec la mondialisation et les préoccupations de développement durable. Les spécialistes en sciences sociales arrivent petit à petit à réorienter le concept de gouvernance à la marge du modèle néoclassique qui a développé le concept, alors que ddifférentes réformes visant à moderniser l'administration publique sont ainsi mises en œuvre, dans les pays anglo-saxons d'abord, puis dans les pays d'Europe continentale. Et aujourd’hui sous la coupe des institutions de Breton Woods et du système onusien dans les pays en voie de développement. Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 100 Tino Raphaël Toupane Aux Etats-Unis, des réformes comparables ont été poursuivies jusqu'aux années 90. En 1993, le vice-président Al Gore présente un rapport intitulé Creating a Gouvernment that Works Better and Costs Less: From Red Tape to Results (« Créer un gouvernement qui travaille mieux et coûte moins cher : de la paperasse aux résultats »). L'enjeu est un « gouvernement réinventé ». De même, en France, une succession de réformes sont entreprises parallèlement au processus de décentralisation en vue de moderniser la fonction publique, de redéfinir les missions des services publics et les rapports avec les usagers. Dans les pays en voie de développement et en transition, l'introduction de la notion de gouvernance s'est effectuée sous la houlette d'organisations internationales (Banque mondiale puis OCDE). Elle fait suite à l'échec des programmes dits d'ajustements structurels. En 1989, la Banque mondiale qualifie la situation en Afrique de crisis in governance. Dans un rapport publié deux ans plus tard (Management Development: The Governance Dimension), elle recommande une gestion du secteur public plus efficace et transparente. De nouveaux programmes visent à restaurer l'Etat de droit, à rendre les dirigeants politiques responsables, à équilibrer les dépenses publiques, à améliorer les méthodes de comptabilité et de vérification des comptes, à décentraliser les services publics, etc. 2. LA GOUVERNANCE, DES GENESES CONCEPTUELLES MULTIPLES L'économie et la gestion, la géographie, la science politique et la sociologie représentent les principales matrices disciplinaires de la notion de la gouvernance. La rigueur des définitions initiales n'a néanmoins pas empêché l'hybridation du concept. 2.1. La gouvernance en économie Pour les économistes, la gouvernance actuelle est perçue comme un moyen de gestion des transactions d’entreprises. Deux économistes américains, Coase, prix Nobel en 1991, et Williamson, ont mis en évidence ce que l'on appelle les coûts de transaction. Pour ces économistes qui nous ont permis de baliser notre réflexion, les transactions ont évidemment un coût, comme les coûts de transport, les coûts d'information : demander des devis, passer un contrat..., toutes ces démarches demandent du temps et de l'argent. Toute une série de transactions sont ainsi nécessaires au fonctionnement de l'économie. Elles peuvent s'effectuer de différentes manières, « du marché à la hiérarchie », pour reprendre les termes du titre d'un ouvrage de Williamson. -La transaction par le marché, c'est la place du marché où tout se négocie à tout moment. Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept 101 -La hiérarchie, c'est le chef qui donne des ordres à ses subordonnés. C'est une transaction, qui a un coût, parce qu'il a fallu embaucher, élaborer un contrat, des règlements, un travail de coordination. Entre ces modèles extrêmes, qui n'existent pas sous une forme parfaite, il y a tout un ensemble de modalités intermédiaires de coordination que l'on appelle modalités de coordination en réseau. Ce sont ces modalités intermédiaires de coordination, que Coase et Williamson appellent « dispositifs de gouvernance », donc des dispositifs de coordination qui vont au-delà des pures relations marchandes ou hiérarchiques. 2.2. La gouvernance en géographie Par ailleurs, la notion de gouvernance a suscité l'intérêt de la géographie économique, en particulier des spécialistes des districts industriels et autres systèmes de productions localisés. En référence aux problématiques de développement local, la gouvernance désigne alors les modes de régulation de la sphère économique mettant en jeu la spatialité des dispositifs organisationnels, les proximités entre les acteurs et, partant, les institutions et procédures locales. Cependant, face aux défis du développement territorial, de nombreuses recherches ont démontré le caractère désuet et inadapté des options de régulations cloisonnées. La gouvernance territoriale est de plus en plus évoquée. Elle est perçue comme un processus de coordination des acteurs publics et privés mais aussi de construction de la territorialité et d’appropriation des ressources. Cette forme de gouvernance ne peut s’adosser que sur une proximité géographique et une proximité institutionnelle des acteurs. L’aménagement du territoire constitue aujourd’hui pour les géographes un outil pertinent de gouvernance. La conception géographique de la gouvernance axée sur le territoire réside sur le fait que les limites du territoire ne peuvent pas être définies en référence à un périmètre politico-administratif ou comme un fragment d’un système productif national, elles définissent le lieu d’intersection de réseaux (physiques ou humains, formels ou informels), de stratégies et d’interdépendances entre partenaires reliés entre eux, le lieu de production, de négociation, de partage d’un devenir commun ((Fabienne LELOUP, Laurence MYARD, Bernard PECQUEUR, 2004). Le système territorial est bâti sur la proximité géographique de ses acteurs. Il évolue donc en fonction des interactions unissant ses acteurs, les échanges avec l’environnement, l’évolution même de ces variables. Les processus d’appropriation, de régulation, de constructions social et identitaire amenant ou non la pérennité et l’autorenforcement du territoire. La ressemblance avec la notion de système complexe permet de mettre en évidence un certain nombre de questions posées par la dynamique de ce territoire. Il devient alors un tout ; cohérent et construit ; ce qui signifie qu’il développe sa propre identité, sa Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 102 Tino Raphaël Toupane propre histoire, sa propre dynamique différenciées des autres espaces. En outre, il devient potentiellement un acteur du système global, son évolution dépend notamment des échanges qu’il entretient avec les autres acteurs du système, national et international, économique, politique et social : ce territoire ainsi défini comme système ne peut évoluer qu’ouvert et non replié sur lui-même. C’est dans cette logique d’interdépendance et d’ouverture que la gouvernance prend toute son essence dans la gestion de l’espace au sein de la discipline géographique. Le concept de gouvernance territorial permet d’inclure dans les processus de prise de décision territoriale l’existence de ces acteurs et relations multiples, l’importance des réseaux, l’émergence de conflits et de négociations, le développement traduit en objectifs et en actions (Bertrand, Gorgeu, Moquay, 2001). La gouvernance territoriale répondant à l’émergence de nouveaux espaces de développement construits par et pour les acteurs qui se les approprient, l’espace politico-administratif et la politique descendante ne prévalent plus, le suffrage ne peut plus assurer la représentativité nécessaire à la démocratie. C’est ainsi que les principes de démocratie participative s’associent naturellement aux notions de gouvernance territoriale : il s’agit d’emprunter de nouvelles voies de consultation, de participation, de délibération et de légitimité afin de faire émerger non seulement des avis mais des préoccupations et des décisions. 2.3. La gouvernance en sciences politiques L’introduction à la notion de gouvernance en sciences politiques traduit la reconfiguration de l’action publique, l’émergence de nouveaux modes d’intervention et la transformation de modalités de l’action publique (Holec. N et Brunet-Jolivald. G, 2000). A la fin des années 1980, le terme est importé dans les sciences politiques pour caractériser les modalités de gouvernement régissant les agglomérations ; l’urban governance et par extension l’action publique territoriale. A la même époque les concepts de Good governance et de Global governance font leur apparition dans les relations internationales. L’imbrication de divers types d’acteurs et de divers niveaux de coopération et de décision ont amené à transformer le concept de gouvernement en gouvernance (a. e. D. Péges et N. Pélissier, 2000). « L’idée sous-jacente est que les institutions du gouvernement n’ont pas le monopole d’une action publique qui révèle aujourd’hui d’une multiplicité d’acteurs dont la capacité d’action collective détermine la qualité, elle est prioritairement une interrogation sur le pilotage de l’action publique » (P. Duran, 2001). Chez les politologues ou politistes, le mot gouvernance est d'origine anglaise. En Angleterre, c’est sous l'ère de Margueritte Thatcher que la gouvernance se modifie de façon paradoxale : l'Etat a cherché d'un côté à introduire plus fortement les mécanismes du marché, et d'un autre côté à centraliser et à Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept 103 récupérer une bonne partie des prérogatives des institutions locales. Les politistes ont alors commencé à parler de gouvernance, car le pouvoir local ne se résumait plus aux institutions locales. La notion de gouvernance rend compte de ces mutations dans l'exercice du gouvernement local ; le pouvoir local se fragmente et se dilue au sein d'agences de régulation, d'organismes privés (Cheikh Ndiaye, 2008). 3. QUELQUES CRITIQUES DE LA GOUVERNANCE Les critiques les plus répandues sont d'ordre méthodologique. Dans ses définitions générales, la gouvernance se préoccupe à peu près des enjeux de la vie politique, perdant ainsi sa portée heuristique (Cheikh Ndiaye, 2008). En revanche, lorsqu’on fait appel à la rigueur sémantique, la multiplicité des acceptations apparaît rédhibitoire, sauf pour les contextes et les références. La critique se veut aussi idéologique. En effet, on accuse la gouvernance de servir de couverture aux doctrines libérales, ce qui est souvent vrai dans la plupart des cas; soit que l'on comprenne l'insistance sur les techniques de management comme une façon de ne pas parler de pouvoir. Mais les attaques les plus acerbes sont d'ordre scientifique, parce qu'elles aident à poser de bonnes questions. Pourtant, un diagnostic de la complexification de l'action publique (de plus en plus d'acteurs liés par de plus en plus d'interactions) et formalisant un mode opératoire de «policy network», la gouvernance fait du réseau à la fois un problème et une solution. Au constat d'une fragmentation mettant à mal la conduite des politiques publiques répond l'atout d'une «mise en réseau» des acteurs (Cheikh Ndiaye, 2008). La tautologie n'en reste pas moins stimulante, provoquant l'interrogation : qu'est-ce qui motive les spécialistes du réseau qui construisent l'action collective par ses interactions renouvelées ? 3.1. A qui sert la gouvernance ? A qui tout cela profite-t-il ? C’est la question qu'on retrouve dans la sociologie urbaine marxiste des années 60-70. C’est ce dont parle Patrick Le Galès quand il insiste sur la nécessité de « mettre l'accent sur les régulations sociales et politiques locales ». En conséquence, les controverses sur la gouvernance sont généralement contenues dans deux discours contradictoires. Pour d’aucuns, il faut la bonne gouvernance pour faire face aux problèmes actuels socioéconomiques et écologiques. Cette gouvernance doit se substituer aux politiques publiques traditionnelles considérées comme dépassées. Pour d'autres, par contre, la gouvernance est le problème et non la solution car elle ne fait que renforcer l'impuissance collective face à des défis de plus en plus Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 104 Tino Raphaël Toupane non gouvernables. Dès 1995, dans les début de la gouvernance, William D. Sunderlin1, dans un article portant sur le changement global mettait en évidence l'éclatement des réflexions des chercheurs autour des trois catégories «paradigmatiques»: d'un coté, ceux qui ont une vision essentiellement managériale de la «gouvernance»; de l'autre, ceux qui insistent sur les évolutions ou les différenciations culturelles; et enfin, ceux qui ont une vision «agonistique», en terme de «rapports de force», du problème, et considèrent que les solutions passent nécessairement par des changements structurels improbables (gouvernement mondial, leadership européen...). 3.2. Imperfections de la dimension normative et prescriptives de la gouvernance Les premières critiques sur la dimension normative de la gouvernance ont porté sur l'ethnocentrisme de ce terme et sur la faiblesse des catégories politiques qu'il mobilise. La gouvernance est d'abord ancrée dans une idée spécifiquement européenne du bien politique (Pagden A 1998). C'est le modèle politique libéral tel qu'expérimenté par les pays occidentaux qui en est le fondement principal. La construction historique de ce dernier est aujourd'hui l'objet de relectures multiples par certains chercheurs qui sont intrigués par les contradictions existantes entre, d'une part, le discours libéral du «peu d'Etat» et, d'autre part, les pratiques politiques dites libérales qui ont montré la croissance exponentielle des pouvoirs de l'administration et de l'Etat sur les individus, la société et l'économie (Gauchet M. 1980). Il est aussi important de porter un regard sur les traditions politiques et étatiques propres aux pays du sud (Badie B. 1998), Le Roy E 1983). Pour De Senarclens P, la gouvernance occulte les conflits d'intérêts, les contradictions et l'hégémonie ; elle occulte, de plus, le fait que le politique soit d'abord une culture et une histoire. Elle met l'accent sur le consensus et elle ne constitue pas une réflexion sur le pouvoir mais sur les modes les plus efficients de «gestion» de la société. La deuxième série de critiques porte sur les relations entre la gouvernance, la mondialisation, la démocratie et le développement. Pour plusieurs auteurs, cet avènement d'un temps mondial marqué par la fin du totalitarisme et l'avènement de la démocratie est loin d'être évident. Pour eux, la mondialisation signifie plutôt une société capitaliste2 sans bornes ni frontières et il n'est pas étonnant que la manifestation de ce «temps mondial» se soit accompagnée d'une remontée de «temps locaux» qui le contredisent. Ce «localisme» lié à de nouvelles revendications 1 Dont notamment David Easton, Analyse du système politique, A. Colin, Paris, 1974, et Richard Rose et Guy Peters, Can Government Go Bankrupt?, Basic Books, New York, 1978. 2 Les mouvements de contestation alter mondialistes sont les plus fervents antagonistes du capitalisme et les défenseurs d’échanges équitables entre pays riches et pays en voie de développement. Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept 105 identitaires, religieuses ou «ethniques» et à l'apparition de nouvelles solidarités se substituant aux solidarités nationales (Latouche S, 2004. Williams J-C, 1998 ; Badie B 1998 ; Zaoual H 1999) On note aussi la concentration des grandes décisions économiques aux mains de certaines institutions financières et capitales occidentales. Il en est de même pour les postulats sur lesquels se base la gouvernance. Est-il vrai qu'il existe une crise de la gouvernabilité et que l'Etat n'a plus que l'apparence du pouvoir, les marchés internationaux étant les véritables arbitres ? La globalisation impose-t-elle vraiment une pression telle sur les Etats-providence que ceux-ci sont dans l'obligation de s'adapter ou de périr? Ces propos rejoignent les réflexions de Bertand Badie qui montre que, face à sa remise en cause, l'Etat se défend et reconstruit sa domination sur de nouvelles bases. Enfin, l'apologie du néolibéralisme et des vertus du marché sous-jacente à la notion de gouvernance valorise de manière naïve les autres acteurs en dehors de l'Etat et les vertus du secteur privé. Ce dernier vise principalement le profit et peut parfaitement s'accommoder d'un Etat hégémonique. Quant aux capacités régulatrices et gestionnaires des ONG, elles ont plusieurs limites. Les ONG n'ont en fait que des visions sectorielles, elles sont parfois très liées aux Etats et elles-mêmes sont traversées par les phénomènes de pouvoir et d'inégalité sans oublier que leurs activités sont généralement «palliatives». La fragilisation des Etats dont est porteuse la notion de gouvernance peut conduire à de très graves problèmes sociaux, notamment pour les PVD. L'irruption des ONG, experts, bureaucrates transnationaux, réseaux locaux et régionaux est loin de résoudre la question de la participation politique et du contrôle des instances de pouvoir. De toutes les manières, les Etats sont toujours présents et les conflits inhérents à l'essence du politique n'ont aucune chance de se dissoudre durablement dans une gouvernance technocratique et administrative (de Senarclens P op cit, Leca J op cit). Conclusion Au regard de cette évolution, Il n'est donc pas étonnant de constater que le concept de gouvernance est au centre de la réflexion théorique, sur les plans politique et économique des pays de l'OCDE, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international ou de la Banque africaine de développement. Il est encore moins étonnant de relever que le contenu théorique qu'elles déclinent à la gouvernance, traduit une vision du monde, leur vision du monde, c'est-à-dire une conception philosophique, politique et économique de l'Etat lui- même. Ceci conduit Marie Smouts à souligner : « Quoi qu'il en soit, pour les spécialistes d'économie politique internationale, le concept de gouvernance est lié à ce que les grands organismes de Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 106 Tino Raphaël Toupane financement en ont fait : un outil idéologique au service de l'Etat minimum» (Marie Smouts 1998). Dans cette même lignée de pensée, Cynthia Hewitt de Alcantara considère que « le concept de gouvernance est venu à point nommé en ce qu'il a permis aux institutions financières internationales d'abandonner l'économisme et de revenir aux questions sociales et politiques essentielles que posait le calendrier des restructurations économiques. Il permettait de surcroît de ne pas s'opposer trop ouvertement à des gouvernements qui, en général, n'aimaient guère que des prêteurs leur donnent des leçons sur des points sensibles de politique intérieure et d'administration. En parlant de «gouvernance» plutôt que de «réforme de l'état» ou de changement politique ou social, les banques multilatérales et organismes de développement, ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains » (1998, p. 3). Ainsi, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), considère la gouvernance comme étant l'exercice de l'autorité économique, politique et administrative en vue de gérer les affaires d'un pays. Elle englobe les mécanismes, les processus et les institutions par le biais desquels les citoyens et les divers groupes expriment leurs intérêts, exercent leurs droits juridiques, assument leurs obligations. Dans cette acception, la société civile et le secteur public deviennent des institutions de gouvernance au même titre que l'Etat lui-même. Cette définition traduit une vision du monde où l'Etat devient moins régalien, où la société civile prend une part active dans l'élaboration, l'exécution, le suivi et le contrôle des politiques et programmes de développement, où l'organisation économique est d'essence libérale. Lorsqu'on examine le rôle de chacune de ces institutions dans une perspective historique et dynamique, on constate que dans la majeure partie des sociétés en développement il n'existe encore ni de société civile forte, indépendante, représentative et constitutive de véritable contre pouvoir, apte à susciter, voire à imposer aux dirigeants des politiques faites de transparence, de responsabilité et d'imputabilité, ni de réel secteur privé productif, promouvant la croissance économique et le développement humain durable. Comment donc les pays en développement pourront-ils réaliser la bonne gouvernance dans les termes fixés par les institutions financières, au stade actuel du développement des forces productives et des rapports actuels socio-économiques de production de ces pays ? En faisant de la bonne gouvernance, aux conditions édictées par ces institutions financières, une condition du soutien financier, ne risque-t-on pas de condamner à la misère des millions d'humains de notre planète ? Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009 La gouvernance : evolution, approches theoriques et critiques du concept 107 Bibliographie A. Faure (2001)., « Dynamiques intercommunales, leadership et territoire : le pouvoir local change t-il les politiques publiques ? », sciences de la société, n° 53, mai, pp. 11-24. A. 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Lucrările Seminarului Geografic “D. Cantemir” nr. 29, 2009