Les Allemands à Paris : entre amour et désamour Réflexion au

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Les Allemands à Paris : entre amour et désamour Réflexion au
Gwénola Sebaux*
Les Allemands à Paris :
entre amour et désamour
Réflexion au croisement
de quelques expériences individuelles
« Les Allemands à Paris » : cet intitulé ambitieux ouvre un horizon de réflexion
tellement vaste qu’il nous faut d’emblée en préciser les limites, en termes humains et
géographiques. De quels Allemands s’agit-il ? De quel Paris parlons-nous ? La population ici étudiée – ou du moins esquissée – dans sa relation à la capitale française,
correspond peu ou prou aux « Wahlpariser », autrement dit les Allemand(e)s qui
ont choisi de s’établir durablement à Paris. La terminologie « Parisiens d’adoption »
(quelque peu outrancière, comme on le verra) exclut donc les touristes, qui ne seront
pas considérés ici, et les étudiants, en raison de la relative brièveté de leur séjour
parisien. Quant au toponyme « Paris », nous l’entendons dans son acception large :
certes, la ville de Paris (Paris intra-muros) est bien au cœur de l’enquête, mais de par
la localisation résidentielle des participants, l’analyse englobe, de fait, toute l’Île-deFrance (petite et grande couronnes). Le présent article ne prétend pas rendre compte
d’un sujet aussi vaste et différencié. Il se propose plus modestement d’offrir un éclairage pertinent, à partir de quelques focales, d’observations partielles, à la validité
forcément limitée. La réflexion est sous-tendue par quelques questions préalables :
Qui sont les Allemands à Paris ? Pourquoi sont-ils là ? Sont-ils d’heureux Parisiens,
ou songent-ils à déserter la capitale ? Dans le contexte contemporain, à l’horizon
2015 (crise économique et financière persistante en France ; net déséquilibre francoallemand en termes économiques, voire politiques ; défiance et incompréhension
mutuelle), se perçoivent-ils comme médiateurs ? Se veulent-ils médiateurs ? Le sontils, de fait, sans le dire, ou sans le savoir ? Comment se sentent-ils dans la capitale
française, au cœur de la « nation fatiguée »1 durement peinte par Peter Sloterdijk,
le philosophe allemand francophile aux amours françaises ambivalentes ? En tentant
de jauger leur lien, voire leur appartenance, à la capitale parisienne, en cherchant à
évaluer le degré et les formes de leur appropriation de Paris, on est frappé par cette
même profonde ambivalence, tant dans le ressenti infiniment pluriel des personnes
interrogées, que dans les déclaratifs individuels, marqués au sceau de l’ambiguïté.
* Gwénola Sebaux est professeur en études germaniques à l’Université catholique de l’Ouest.
1. Peter Sloterdijk, Ma France, Libella, Paris 2015 (Mein Frankreich, Suhrkamp, Berlin 2013), p. 237.
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour165
Qui sont les Allemands « parisiens » ?
Une brève explication méthodologique s’impose, avant d’en venir à notre sujet. On
aurait pu fonder l’article sur une exploitation de la presse (allemande ou française).
On ne l’a pas fait, pour deux raisons : l’une, technique, est l’absence étonnante (selon
nous) de matériau médiatique sur les « Allemands à Paris » – sujet manifestement hors
du champ journalistique, aussi bien en France qu’en Allemagne2 ; l’autre, tactique, est
le désir de laisser parler les acteurs eux-mêmes, ces Allemands et Allemandes qui se
sont établis à Paris, et y vivent depuis plusieurs années. L’analyse qui suit se fonde par
conséquent sur une micro-enquête inédite, basée sur un questionnaire3, et complétée
par une interview également inédite avec un « Wahlpariser » jugé représentatif, au
regard de l’ancienneté de sa présence dans la capitale (plus de quarante ans), et de
la finesse analytique de son regard sur Paris4. Une remarque liminaire, avant d’exposer les résultats : en dépit de la période défavorable où s’est effectuée l’enquête (entre
fin juillet et fin août, donc au cœur de la saison estivale), l’intérêt a été manifeste. Il est
clair que le questionnement séduit et intrigue, et qu’il suscite un profond écho chez les
personnes contactées. Cela n’en reste pas moins une micro-enquête (trente questionnaires exploités, une interview), réalisée dans la perspective d’une petite contribution
au regard croisé franco-allemand du présent dossier. Aussi l’analyse ne vise-t-elle pas
à établir une quelconque typologie des Allemands vivant à Paris. L’objectif est avant
tout de sonder, de manière empirique, leur niveau de connexion (ou dé-connexion)
avec la capitale.
Les personnes qui ont répondu à l’enquête sont des actifs, majoritairement des
cadres hautement diplômés. Ils/elles vivent en couple mono- ou binational (surtout
des couples bi-actifs, avec ou sans enfants), ou sont célibataires5. Beaucoup sont
2. Une exception remarquable étant le traitement médiatique récemment accordé (dans les deux pays) à la disparition des librairies allemandes à Paris, suite au renchérissement de l’immobilier : ainsi la fermeture de Marissal
Bücher (janvier 2015), ou la disparition annoncée de Buchladen à Montmartre – celles-ci toutefois compensées
par l’ouverture inespérée, en mai 2015, de la Librairie Allemande d’Iris Mönch-Hahn, dans le Quartier latin.
http://www.courrierinternational.com/article/2015/01/04/les-librairies-allemandes-de-paris-meurent-a-petitfeu (9-07-2015); http://www.parisberlinmag.com/kultur/deutsche-literatur-im-quartier-latin_a-140-3773.html
(4-06-2015)
3. Questionnaire ouvert, intitulé : « Qui sont les Allemands qui vivent à Paris ? », et comportant six items :
I- Motivation à s’installer à Paris (raisons professionnelle, personnelle, familiale…)
II- Images de Paris (avant l’arrivée / aujourd’hui)
III-Attentes
IV-Déceptions
V- Fréquentation de vos compatriotes à Paris (associations, clubs, professionnel…)
VI- Motivation à rester à Paris.
Ces six rubriques étaient complétées par une série de questionnements annexes : Qu’est-ce qui est pour vous
« très parisien » ? Qu’est-ce que vous aimez dans Paris ? Qu’est-ce que vous n’aimez pas ? Qu’est-ce qui a
changé à Paris depuis votre arrivée ? Y a-t-il un mythe Paris ? Vos quartiers préférés ? Impact de la crise ?
Impact du 11 janvier ?
Le questionnaire, proposé en français et en allemand, a été diffusé par différents canaux, via des envois mails
ciblés (listes professionnelles fournies par l’Ambassade d’Allemagne à Paris, sites web des Églises allemandes),
via les réseaux sociaux (accès à des groupes Facebook, par l’entremise de personnes préalablement identifiées
sur internet, et directement contactées par nous : qu’elles soient ici remerciées pour leur aide précieuse), ou via
les institutions culturelles allemandes à Paris (DAAD, Goethe-Institut, Maison Heinrich Heine, École internationale allemande de Saint Cloud).
4. Je remercie Werner Küchler (W.K.), Directeur du prestigieux Relais Plaza, Avenue Montaigne, pour la très riche
interview téléphonique généreusement accordée (en français) le 21 juillet (durée : 1 h 15).
5. 30 questionnaires remplis de façon exhaustive (20 femmes, 10 hommes). 15 enquêtés vivent en couple, dont
12 en couple binational (français(e)-allemand(e)), et 3 en couple mononational (allemand). 15 sont célibataires
ou divorcés.
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des cadres moyens et supérieurs des fonctions d’administration et/ou gestion, ou
exercent une profession libérale, se classant ainsi dans la catégorie des cadres et
professions intellectuelles supérieures (CPIS). Ils/elles sont : consultant(e) ou responsable commercial, médecin, avocat(e), journaliste (chroniqueur, correspondant(e)
pour une chaîne de télévision ou la radio allemandes), traducteur (-trice), professeur,
prêtre (de la communauté allemande de Paris) ; ils (elles) travaillent dans la restauration, le secrétariat, le marketing ou la communication, ou encore dans les institutions
culturelles allemandes à Paris. Certains exercent une fonction de direction, et/ou ont
une profession à haut revenu6. Tous appartiennent aux classes moyennes et moyennes
supérieures, et beaucoup à ce qu’il est convenu d’appeler les groupes aisés. Toutefois,
certains font exception, et les profils socioprofessionnels présentent malgré tout de
fortes disparités. Ceci se traduit par un habitus résidentiel très diversifié : ainsi les
« Wahlpariser » ici présentés habitent-ils soit intra-muros, soit dans les arrondissements centraux ou directement péri-centraux de l’agglomération parisienne, soit en
périphérie de la capitale, généralement dans des quartiers marqués par un profil
social supérieur. Ils sont par exemple établis en Seine-et-Marne, dans la banlieue est.
Mais également dans les Yvelines, en banlieue ouest.
Ils présentent aussi des profils très variés en termes de temporalité : date d’arrivée
à Paris, ancienneté de leur présence, durée programmée (ou pas) de leur séjour.
Ainsi le regard varie tout à la fois selon l’amplitude de l’appréciation rétrospective, et
selon que celle-ci s’inscrit dans un avenir de court ou long terme. À cet égard, il est
important de noter que plus de la moitié des enquêtés vivent depuis vingt ans ou plus à
Paris (ou en Île-de-France), et un bon tiers même depuis vingt-cinq ans ou plus – l’écart
allant de quarante-quatre ans (l’enquêtée a 72 ans), à moins d’un an (mais prévu
pour durer plusieurs années). Dans l’ensemble, ce sont par conséquent des Parisiens
pour ainsi dire au long cours. De surcroît, le profil socioprofessionnel évoqué plus haut
se reflète logiquement dans l’âge des enquêtés, avec une nette prédominance des
cinquantenaires7. Indépendamment de leur âge ou de l’ancienneté de leur installation
parisienne/francilienne, ils optent dans leurs réponses indifféremment pour l’allemand
ou le français, sans qu’il soit possible d’en tirer à coup sûr des conclusions sur leur
« appartenance » ou leur alliance à Paris, le critère linguistique n’apparaissant pas ici
comme un instrument de mesure pertinent de la proximité versus distance à la culture
française/parisienne.
Au total, les perceptions se révèlent contrastées, voire contradictoires. Outre
les temporalités déjà évoquées, plusieurs éléments concourent à ces antinomies
prononcées :
––La région d’origine (proximité culturelle plus ou moins forte, selon que l’on vient
du nord ou du sud de l’Allemagne)
––la localité d’origine (campagne, petite ville, ou grande métropole)
––la biographie personnelle (avatars professionnels ou familiaux ; éducation dans
la double culture franco-allemande, ou pas)
––l’âge (attentes diversifiées)
––le genre (préoccupations différentes).
6. En dépit de ce large panel, l’enquête n’est que partiellement représentative : les professions artistiques, le
milieu du show-biz ou de la mode n’y sont pas représentés ; on n’y trouve pas non plus de représentants des
classes moins favorisées, ou précaires (plongeur dans les restaurants parisiens, prostitué(e), ou même clochard
– catégories pourtant présentes dans la capitale).
7. 50-59 ans (18) ; < 45 ans (4) ; ≤ 65 ans (3), 24-29 ans (3), < 30 ans (2).
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour167
L’analyse se fera donc en ayant bien à l’esprit ces différences essentielles.
Pourquoi Paris ?
Par son histoire, son patrimoine culturel et architectural, son statut incontesté de
Ville Lumière8, Paris n’est pas seulement une métropole emblématique dans le monde
entier. C’est le centre politique de la France, et donc la « figure nationale » (se distinguant en cela de Berlin, dans une Allemagne fédérale décentralisée). Sa position au
centre du territoire, mais aussi son histoire, en font le cœur de la culture française. La
capitale française est un pôle de concentration décisionnel : on y trouve les grandes
instances politiques, les « grandes écoles » et les universités les plus prestigieuses (la
Sorbonne en est le paradigme), mais aussi les pôles de recherche, les laboratoires
et la haute technologie. Tous les grands médias y sont implantés. De surcroît, Paris,
ville longtemps la plus peuplée d’Europe, restera à l’horizon 2025 l’une des quatre
métropoles européennes les plus peuplées9 : son aire urbaine (agglomération de Paris
et couronne périurbaine) abrite plus de douze millions d’habitants (Insee 2012). Siège
de nombreuses sociétés internationales (dont 3 100 entreprises allemandes10), elle
est également la capitale économique de la France (les sièges sociaux des grandes
entreprises y sont concentrés), et aussi sa première place financière et boursière. C’est
ce « grand » Paris qu’ont élu beaucoup d’Allemand(e)s comme lieu de vie. On estime
à environ 94 000 le nombre d’Allemands vivant en France (selon le recensement
de l’Insee en 2012). Ils seraient quelque 40 000 en région parisienne (étudiants et
touristes non compris), et près de 8 000 dans la commune de Paris11.
Beaucoup déclarent s’être établis à Paris pour des raisons personnelles : une
rencontre, l’amour, un mariage binational (avec un(e) Français(e)) ; presque autant
avancent des motifs professionnels. Dans les deux cas, le choix de la capitale a
souvent été précédé par un vif intérêt pour la culture française (soit suscité, soit nourri
par des souvenirs de vacances, des échanges scolaires et/ou universitaires). Certains
(issus de couples binationaux) ont fait leur scolarité/leurs études dans les deux pays.
Hormis les raisons affectives ou familiales, d’autres motifs fréquemment invoqués sont :
––les contacts internationaux et les opportunités professionnelles (métropole de
rang mondial)
––la découverte de nouveaux horizons (l’enrichissement personnel et professionnel)
––l’offre culturelle
––l’envie de vivre en France, à Paris.
Au regard de cette dernière affirmation, une question vient à l’esprit : Y a t’il un
mythe « Paris » ? Peu de doute – la plupart répondent par l’affirmative, à une exception près : « Il me semble que c’est un terme pour touristes qui ne connaissent pas
Paris ». Hormis cette remarque désabusée (on y reviendra), le mythe parisien préexiste
8. La terminologie « Lichtstadt » survient dans nombre de réponses, et accrédite une nouvelle fois l’image
historique, par ailleurs dûment marketée par la mairie de Paris : http://www.paris-city.fr/FR/paris-city/villelumiere.php, http://www.parisinfo.com/decouvrir-paris/guides-thematiques/paris-ville-lumiere
9. Avec Londres, Barcelone et Madrid. Voir http://www.capital.fr/a-la-une/infographies/les-villes-les-pluspeuplees-au-monde-1049781 (26-08-2015)
10. Source : Chambre franco-allemande de commerce et d’industrie Paris (mail de Cathleen Wunder à GS,
21-07-2015).
11. En tant que citoyens européens, les Allemands n’ont pas besoin d’un permis de séjour et ne sont plus tenus
de faire une déclaration de résidence auprès d’une représentation allemande en France. Ils ne sont donc
plus forcément enregistrés par les services administratifs français (source : CIDAL). Les chiffres indiqués sont
respectivement celui que nous a fourni l’ambassade d’Allemagne, et celui de l’Insee.
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avant l’installation dans la capitale, et il reste encore très vif dans l’imaginaire des
« Wahlpariser » au long cours. Écoutons-les12 :
– Oui, clairement, la ville de l’amour, la beauté de l’architecture, les monuments
comme la tour Eiffel, le Sacré-Cœur… etc.
– Oui, bien sûr ! Je m’en rends compte chaque fois que, étant à l’étranger, je
raconte que j’habite à Paris. Ahhhh, vous avez de la chance !
– Oui, Paris est différente des autres villes. Beaucoup de gens ont laissé des traces.
– Un mythe Paris ? L’étroite relation de la littérature et de l’art avec cette ville – tant
d’artistes ont vécu ici, tant de livres ont été écrits ici, qui décrivent la vie des gens à
Paris, à toutes les époques. On pourrait toujours marcher dans la ville avec le livre
d’un nouvel auteur, et la découvrir sous un nouveau jour.
– Oui, et [ce mythe] est vrai (en partie). Paris attire toujours des gens intéressants,
elle reste une ville de culture, de savoir-vivre, de diversité.
Toutefois cette vision mythique peut aussi être récusée, dans son acception de
ville fantasmée, imaginée (imaginaire). C’est ce qu’exprime avec conviction Werner
Küchler :
Pour moi, Paris c’est pas un mythe. Très souvent on dit « à la mode ». Ici, on utilise
jamais « à la mode », on est dedans, on est la partie visible ; notre hôtel, mon
restaurant se situent dans l’avenue de la mode [Avenue Montaigne]. Jamais on
se dit : est-ce qu’on est, ou est-ce qu’on n’est pas à la mode. Partout où je vais, je
vois : on est copié. J’étais récemment à New York. J’ai été absolument enchanté
de l’image que Paris véhicule. Et lorsqu’on évoque le luxe et lorsqu’on évoque la
mode, lorsqu’on évoque l’élégance, on voit la brillance [sic] dans les yeux de tout
le monde. (…) Ça m’a fait chaud au cœur de voir le regard des autres, porté de
façon aussi positive sur Paris.
Donc Paris, ville esthétique et créative par excellence, présente un fort capital
symbolique. C’est la « ville patrimoine » décrite par Emmanuelle Lallement dans
l’ouvrage éponyme13. Cette richesse patrimoniale historique « unique », ce rayonnement international, sont d’ailleurs au fondement de la motivation des Allemand(e)s
pour s’installer à Paris, « l’une des villes les plus belles et les plus riches culturellement ». On a choisi Paris « pour sa beauté, son allure », son charme (« das Flair dieser
Stadt »). On l’a choisi, et on l’aime toujours, pour sa diversité, son « cosmopolitisme
assumé », son multiculturalisme. Après plusieurs décennies passées dans la capitale,
on assure avoir « une image de Paris toujours aussi positive et stimulante ». Paris est
unanimement perçue comme « une ville magnifique et trépidante », une métropole
« fascinante », « époustouflante », taillée à l’échelle du monde (« Weltstadt »). Sont
alors mis en avant tous les attraits offerts : « la proximité de tout, la taille finalement
humaine, l’infinie variété des modes de vie, la richesse culturelle, la beauté urbanistique ». On évoque avec insistance « les bistrots de Paris ». Cet engouement non
démenti pour les cafés parisiens (allusion plus ou moins consciente aux cabarets de
la bohème littéraire du début du XXe siècle), ou pour certains grands restaurants,
12. Les citations n’ont pas été modifiées, hormis la correction de (rares) erreurs de français. Les expressions en
italique sont en français dans le texte allemand original, ou en allemand dans le texte français original.
13. Emmanuelle Lallement : « La parisianité comme patrimoine partagé » in Caroline de Saint Pierre (dir.), La ville
patrimoine. Formes, logiques, enjeux et stratégies, Presses universitaires de Rennes, coll. « Art et Société »,
2014, p. 73-87.
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témoigne selon nous d’un habitus mythologique hérité de la littérature, accrédité par
les grandes figures de l’exil allemand au fil des XIXe et XXe siècles, puis réactivé par
des célébrités internationales dans les années 1960-70. Le directeur du Plaza livre un
indice de ce continuum mythologique :
Lorsque je suis arrivé à Paris, ma première rencontre c’était avec Marlène Dietrich,
avec Yves Saint Laurent, avec Herbert von Karajan. (…) Lorsqu’il y avait un concert
et que le grand maître dirigeait, j’avais tout de suite les plus belles femmes du monde
dans mon restaurant. Les messieurs étaient habillés en smoking, en queue-de-pie, et
puis j’avais la clientèle la plus élégante. Aujourd’hui, les codes ont changé…
Toutefois la question du « typiquement parisien » inspire des observations contrastées, voire franchement antinomiques. Pour preuve, cette triade de traits jugés typiquement parisiens : « la légèreté, l’anonymat, une pointe d’égoïsme » ; ou ce doublet
ambivalent : « un mélange d’arrogance et de cool-attitude » (sic). C’est à la fois « la
tolérance. Chacun peut vivre comme il veut », et « être stressé, se considérer le centre
de l’univers ». Sont certes jugés caractéristiques (à tonalité positive) « le goût pour la
culture, la curiosité », ou encore « les arts, le style, le look ». Mais Paris suscite surtout,
presque immanquablement, des sentiments paradoxaux, entre attirance et répulsion.
Un indice sûr de cette antinomie est l’étonnante accumulation juxtaposée de qualificatifs, positifs et négatifs, tressés dans une même chaîne descriptive. En voici trois
exemples significatifs :
– Pour moi, quelque chose de « très parisien » est de prendre son café en terrasse, les
métros sales et remplis de personnes, la bonne pâtisserie, les restaurants excellents,
l’administration française…
– Manger dehors, être dans des cafés, sur les bords de la Seine ; le stress et la
nervosité dans le trafic ; grand mélange culturel ; fossé entre des gens (et touristes)
très riches et très pauvres (SDF, Roms…)
– Très parisien, pour moi, c’est la vie strictement réglée « métro, boulot, dodo »14,
les gens travaillent tout simplement trop longtemps chaque jour, il ne reste pas de
temps pour du loisir détendu, et peu de temps pour la famille. Mais d’un autre côté,
Paris cela veut dire aussi qu’on peut facilement aller voir une expo super, dans un
café sympa, qu’on découvre toujours un endroit qui semble être comme un autre
monde.
L’image d’un Paris unique, typiquement « français », et pour ainsi dire exclusif,
peut néanmoins être aussi résolument déconstruite :
Rien n’est typiquement parisien, ça dépend des milieux et des quartiers : l’épicier
pakistanais du côté de la gare du Nord est aussi parisien que le coiffeur noir du
boulevard Barbès ou l’avocat du 7e. Mais il est vrai que les Parisiens issus de
l’immigration ne faisaient au départ pas partie de l’image du Parisien typique.
Au bout du compte, ce Paris cosmopolite, contrasté – le Paris des « coiffeurs africains
Boulevard de Strasbourg » – se trouve bien résumé par une formule lapidaire : « laut,
voll, hektisch, romantisch » (bruyant, surpeuplé, fébrile, romantique).
14. Multiples occurrences dans notre enquête de la fameuse triade du poème de Pierre Béarn, manifestement bien
connue des « Wahlpariser », et que leur ressenti personnel tend à valider.
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Interrogés sur leurs quartiers préférés, les Allemands parisiens font preuve d’un bel
éclectisme. Ils aiment, c’est vrai, tout particulièrement le Marais : « c’est mon village »
(a contrario jugé trop fréquenté par certains…) ; ils affectionnent Belleville, La Villette,
les rues Mouffetard, Cadet, Daguerre, le passage Verdeau, la Sorbonne ; ils ont une
prédilection pour « l’est parisien », le jardin du Luxembourg, le Bois de Vincennes
« avec le parc floral et le zoo », Montmartre, le Quartier Latin, Saint-Germain-desPrés… et énoncent au passage bon nombre des vingt arrondissements de la capitale :
les 5e et 6e arrondissements, « le 12e arrondissement, petit village sympathique dans
une grande ville », le 13e, le 14e, mais également, « pour vivre et pour sortir, le 10e,
le 11e et le 19e autour du canal [Saint-Martin], le 20e autour du Père-Lachaise… » ;
ils aiment « la belle banlieue est », s’émeuvent de découvrir « les berges du canal
de l’Ourcq »… Ils « adorent » les quartiers centraux de rive gauche, le Marais sur la
rive droite… ou tout bonnement déclarent aimer (presque) tous les quartiers de Paris :
« tout, sauf le 7e, le 8e et le 16e ». Au total, ce qui est ainsi mis en exergue, c’est « la
beauté de la ville qui change suivant le quartier, mais qui est toujours fascinante »,
c’est l’attrait jamais démenti d’une ville multiple et quasi infinie.
En définitive, l’enchantement toujours renouvelé d’une perpétuelle découverte (souligné par beaucoup d’enquêtés) apparaît être un élément clé de l’amour des Allemands
pour Paris – parfois même le seul qui subsiste, lorsque les déconvenues accumulées les
conduisent au bord de la rupture. C’est ce qu’exprime cette Allemande (douze ans de
vie parisienne) qui, désormais, aspire pourtant à quitter la capitale :
C’est ça que j’aime dans Paris : qu’il y ait tant de quartiers, de rues, que je ne
connais même pas, qui sont magnifiques à découvrir. On devrait juste marcher
davantage dans les rues, aller à la découverte.
Cette soif exploratoire, pratiquée pour ainsi dire en apesanteur, peut s’étendre à
toute la région francilienne. En « vieux sage » parisien, Werner Küchler y voit une
sorte d’antidote au stress engendré par la capitale :
Il y a beaucoup de quartiers intéressants. Moi-même j’habite le 8e, j’ai beaucoup
de chance d’habiter tout près de mon travail, parce que ça m’apporte beaucoup
de facilités, beaucoup de confort. (…) Une des motivations de rester [à Paris] :
dès que j’ai terminé mon travail, et les jours de repos, je saute sur mon vélo, et là
je suis l’homme le plus heureux, parce que je sors de Paris. Et je suis sûr qu’il y a
très, très peu de Parisiens (…) qui connaissent l’Ile-de-France – les trente, quarante
kilomètres autour de Paris. (…) C’est mon bonheur de sortir de Paris [intra-muros]
très rapidement, et de me dire : ça c’est Paris, incroyable !… Des champs de blé,
des champs de fleurs, des chevaux, des animaux de ferme, des petits villages…
C’est absolument merveilleux pour moi. Et j’aimerais que les Parisiens soient un peu
plus conscients de ça. (…) Paris, c’est une ville où il faut savoir circuler, il faut savoir
s’adapter au rythme, s’installer dans un contre-rythme, et tirer le meilleur d’une
ville. Si vous vous laissez, vulgairement parlant, bouffer par ce rythme, oui, là ça
devient dur. Et quand vous découvrez les facilités que vous pouvez avoir, c’est juste
phénoménal. Au lieu de partir le vendredi soir, il y a d’autres moyens d’arriver à
des lieux fascinants, sans stress – de profiter, oui, profiter de Paris.
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour171
L’Allemand parisien : un être contradictoire
Les déclaratifs d’enquête révèlent des personnes en proie à une contradiction
profonde, vraisemblablement liée à la nature de l’objet de leur regard : Paris, ville
polymorphe, ambivalente à bien des égards, mais aussi symbole de la culture irréductiblement française. Ces dissonances frappantes sont le constat majeur de notre étude
empirique. Elles peuvent même être douloureusement ressenties par les enquêtés, à
l’appui de leur expérience personnelle. Souvent, cette dualité des sentiments s’articule
autour d’un axe temporel Avant/Après. Et la jauge s’établit à la faveur de l’expérience, du vécu parisien, de la longévité de ce vécu – mais aussi en fonction du degré
de proximité/distance culturelle ressenti.
Ainsi, l’effervescence parisienne (invoquée de façon récurrente) continue-t-elle
(même après 20 ou 25 ans) d’être recherchée, goûtée, ou célébrée (c’était l’une des
promesses initialement escomptées), et en même temps elle est déclarée lassante,
épuisante, détestable pour sa vacuité, ses effets anxiogènes, voire dépressiogènes :
- « J’adore Paris. » versus « Je trouve le rythme de cette ville inhumain, tout le
monde se croit obligé de travailler tard le soir, le bruit, la pollution, l’agressivité dans
les transports publics font partie du quotidien. »
Ainsi s’en prend-on à « la [mauvaise] qualité des transports en commun – RER B
pour donner un exemple ». Mais avec une égale conviction, on en vante l’excellence
et la diversité « bus, tram, ligne 14… », et on plébiscite « le réseau métropolitain
simple et efficient ».
Tel apprécie, dans Paris, « les personnes curieuses et ouvertes d’esprit », tel autre
déplore « le manque de curiosité et d’ouverture d’esprit des Parisiens. ».
On fustige avec virulence « la bureaucratie (pire qu’en Allemagne) », ou « l’administration française, une catastrophe ! »… ou à l’inverse, on en souligne avec bienveillance « la souplesse surprenante (l’impossible peut se produire, pas comme en
Allemagne !) ».
On aime la gastronomie, « la cuisine ». Ou on ne l’aime pas/plus du tout (« trop
de viande »)…
L’un regrette « la disparition de nombreux restos et commerces "victimes du toutfringues"(sic) », l’autre souligne « les tout petits magasins où on peut encore tout
trouver, ce qui n’existe plus en province ».
On n’aime pas, dans Paris, « les gens pas très sympa ». Dans ce même Paris
pourtant, ce qu’on aime, ce sont « les personnes très hospitalières qu’on a pu rencontrer, ceci dès le début ».
Paris est vu, tantôt comme « une très belle ville, une ville de culture, ville homogène »,
tantôt comme « plutôt petite et désordonnée ».
Paris apparaît comme « une ville assez muséale (sic) »… ou au contraire (le plus
souvent) comme « une métropole vivante et sûre d’elle » (« Je croyais Paris figé. Ce
n’est pas le cas »).
Paris déçoit, car ressentie comme « très française et fermée, prisonnière de son
histoire, inapte à se transformer ». Ou Paris séduit au contraire, pour son « sens de
l’Histoire ([sa] conscience historique), associée à la modernité et à la mode ».
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Gwénola Sebaux
Cette énumération (non exhaustive) rend compte des plus grandes contradictions
mises au jour par l’enquête. Certes, la ligne de rupture semble surtout se tracer entre
un « avant » et un « après » ; l’impact temporel est par exemple flagrant dans ce
descriptif de la capitale : « Grande, distante, touristique, intéressante (…), une ville
au charme fou. Aujourd’hui : plus si grande et distante » – Propos sans doute éclairé
par cet autre constat, un tantinet blasé : « la métropole internationale (Weltstadt) qu’il
fallait explorer, finalement limitée à l’hyper-centre dont tout le monde rêve ». Mais les
antinomies relèvent aussi d’autres facteurs objectifs, tels que le logement/la résidence
(la chance d’habiter « dans un beau quartier au cœur de Paris », vs l’obligation de
vivre « dans un petit appartement dont je ne voyais pas le ciel ») ; les trajectoires
professionnelles (une « carrière passionnante » versus un travail [professeur d’allemand] où « je ne peux survivre qu’avec une flexibilité qui ne permettrait pas une vie
familiale normale (jonglage entre 7 employeurs plus ou moins réguliers) »). Enfin, les
contradictions tiennent à l’objet même des appréciations : 1) Paris, entité multiple et
multipolaire ; 2) le Parisien, plus ou moins clairement identifié – le « vrai » Parisien
(natif), versus le provincial installé à Paris (dont la parisianité se décline en d’infinies
variantes). D’où le hiatus entre l’image du Parisien « arrogant », « bling-bling », et
celle du Parisien « accueillant » et « solidaire ». D’où le profond antagonisme de ces
deux regards croisés entre la « Weltstadt » anonyme, et le Paris-« village » :
– Cela dure très longtemps avant que les Français vous invitent chez eux. On préfère
se retrouver dans un lieu neutre.
– Il y a beaucoup de beaux coins tranquilles et une sorte de Kiezleben [vie de
quartier] ; les gens ne sont pas arrogants, au contraire plutôt très chaleureux ;
beaucoup ne sont pas eux-mêmes parisiens (natifs) et recherchent le contact avec
de nouvelles personnes.
Paris, la France, les Français, le « système » français… –
une irréductible « différence culturelle » ?
Si à première vue les propos d’enquête (inspirés par des expériences hétérogènes)
sont caractérisés par des regards antagoniques, à bien y regarder, on discerne pourtant des convergences remarquables. Celles-ci s’expriment alors en termes de graves
manques, clairement identifiés. De ce point de vue, tout se passe comme si Paris
produisait un effet de loupe grossissante, en catalysant littéralement les critiques à
l’encontre des « spécificités » françaises. Ces réactions marquées au sceau de la
perplexité, ou du rejet, ressortissent à ce qu’on appellera prudemment « l’identité
culturelle » – eu égard à la pensée germano-centrée qui les inspire. De manière typologique, elles se déclinent en quatre segments (trois structurels, le quatrième plutôt
conjoncturel) :
––le système scolaire
––le système administratif
––l’absence d’esprit collectif (notamment dans l’entreprise)
––le défaitisme.
Le système scolaire (universitaire) français est le point d’incompréhension majeure,
celui qui cristallise les insatisfactions et les frustrations. Analysé à l’aune de la pensée
allemande, il est source d’une unanime perplexité – d’autant plus vive, qu’on en discerne
les prolongements durables et (estime-t-on) négatifs dans la sphère professionnelle. Il
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour173
est appréhendé et sévèrement jugé, tant pour ses excès que pour ses manques : « Trop
d’apprentissage par cœur, trop de cours frontal, trop peu critique, trop compétitif,
trop de cours concentrés en trop peu de temps », « trop élitiste, scolaire, autoritaire » ;
« pas assez de structures sportives hors compétition, idem pour la musique (…), pas
d’orchestre à l’école, pas de chœur à l’école », « pas de fête post-bac », « pas d’incitation à une année sabbatique après le bac – au contraire [il faut] bûcher, bûcher,
bûcher »,… etc. L’enjeu de la réussite scolaire est incompris, et condamné. La France,
dans le domaine scolaire, apparaît bien « irréductiblement autre », pour reprendre la
formule de Peter Sloterdijk. Et ce n’est manifestement pas à son avantage, pour des
Allemand(e)s formés dès l’enfance (après la catastrophe nazie), à l’exercice de la
pensée critique, et convaincus de ses vertus dans tous les domaines (sociétal, économique, politique).
Une seconde pierre d’achoppement majeure est la piètre administration française.
Jugée « boursoufflée et globalement peu compétente », incapable de se mettre « au
service du citoyen », elle ne souffre guère la comparaison avec l’administration
allemande « relativement efficiente, au vu des progrès réalisés ces 10-15 dernières
années ». Bref, la France à cet égard est considérée « très en retard », et la basse soumission des Français à leur monstrueuse administration (das « Kuschen » der Franzosen)
apparaît incompréhensible. Les lourdeurs françaises surprennent et déçoivent. Elles
incitent même à réviser la vision que l’on avait de la France « finalement "pays du
sud" et non du centre-nord de l’Europe » – un déclaratif lourd d’implicite.
Un troisième grief (lui aussi explicitement imputé à la « culture ») est la « hiérarchisation excessive », corrélée à « l’absence d’esprit d’équipe » :
– Devoir accepter l’absence d’esprit communautaire est certainement la plus grande
déception que j’ai pu expérimenter à Paris. Les gestes altruistes semblent toujours
suspicieux et il est fort difficile d’éviter la contamination et la méfiance.
– Ainsi j’ai eu quelque difficulté à amener mon équipe (mixte) franco-allemande à
plus d’esprit d’équipe. Et dans les négociations avec des partenaires français je
dois juguler mon impatience et mon côté (trop) direct pour avoir des résultats.
Néanmoins, l’individualisme français (ou ressenti tel) recèle aussi des avantages :
J’aime tout particulièrement que les autres ne s’immiscent pas sans arrêt pour
vous dire ce qu’il faut faire, et comment le faire. Ce « je-sais-tout-mieux-que-tout-lemonde » des Allemands m’agace encore plus quand je suis en Allemagne.
Il faut aussi noter, à rebours des critiques formulées, la reconnaissance d’une vraie
supériorité française, en termes de « conciliation entre le statut de femme et la vie
professionnelle (un manque absolu en Allemagne ! ». Les structures d’accueil, les
nourrices sont considérées comme une réelle plus-value. Encore ce sentiment ne fait-il
pas consensus, si l’on en croit ce témoignage contraire :
Les enfants ne pouvaient jouer que sur un petit square. Là, les autres enfants étaient
surveillés par leurs bonnes, j’étais l’une des rares mères présentes. Ce n’était pas
du tout ce que j’avais imaginé pour mes enfants et vécu à Bonn.
Enfin, le « défaitisme », ou « pessimisme ambiant » est recensé parmi les grands
maux qui rongent la France, et sapent son attractivité. Beaucoup soulignent à cet
égard le caractère éphémère du grand élan national de solidarité (phénomène « Je
174
Gwénola Sebaux
suis Charlie »), après l’attentat perpétré le 11 janvier 2015 contre Charlie Hebdo,
le journal le plus emblématique de la République des libertés. Huit mois plus tard, le
constat (assez largement partagé) est dubitatif :
Les fractures de la société sont très profondes et je n’ai pas le sentiment qu’après
les attentats on ait trouvé un quelconque moyen de les transcender, ou au moins de
les réduire.
L’atonie française contemporaine déçoit, d’autant qu’elle contraste avec le
dynamisme allemand, fondé il est vrai sur une situation de leadership économique et
politique inédite. La mise en défaut de l’amour de soi français déconcerte, au moment
où semble émerger un amour de soi allemand, certes prudemment, mais de plus en
plus sûrement assumé15.
On le voit bien, le regard porté sur Paris tend à assimiler la capitale à la France –
tant il est vrai qu’elle en est à la fois le centre et le symbole. Cette confusion s’explique
en partie. Elle tient, par exemple, probablement à l’extrême concentration des lieux
ou instances de pouvoir dans la capitale. Ainsi, il n’est pas surprenant que la critique
du « système » scolaire ou universitaire soit particulièrement virulente lorsqu’elle
s’applique à Paris, lieu par excellence d’une (saine) émulation – vu côté français, ou
plutôt d’une compétitivité à outrance (forcément malsaine) – vu côté allemand. On
relève toutefois des généralisations plus surprenantes, amalgames qui sont peut-être
le fruit d’expériences individuelles malheureuses. Le Paris qu’on n’aime vraiment pas
(plus) se confond alors avec la France et les Français, en un tableau-mosaïque peu
flatteur :
Les petits Français, les Français infidèles, la « grande nation », la mauvaise politique,
l’arrogance, les perpétuelles engueulades. Même le respect et la politesse du début
disparaissent presque totalement (au début on vous tenait encore la porte…).
Clairement, l’affect anti-parisien dépasse ici le simple rejet de la capitale, et
tend à embrasser indistinctement toute la « culture » (habitus amoureux, politique,
sociétal), dont elle est le trop manifeste symbole. D’autres déclaratifs vont dans ce
sens. L’un des plus significatifs à cet égard est ce bilan des déceptions, dressé sous
forme de réquisitoire par un enquêté… juriste : « la "fierté nationale" des Français »,
« l’"arrogance" française », « le besoin de mettre toujours la France au centre (dans
tous les domaines) », « la grande gueule des Français », « l’incapacité à l’autocritique », « l’outrancière “raison d’État” ».
Force est donc de constater une tendance générale à assimiler Paris à la France
(aux Français). Très peu de témoignages font exception, livrant alors « le sentiment,
certes de connaître Paris, mais pas pour autant la France ». Une analyse se distingue
en particulier :
Vous savez, le Parisien… C’est extraordinaire, vous quittez Paris, à trente, quarante
kilomètres (…), ce sont d’autres gens. Ce sont des gens qui pensent différemment,
je n’ai jamais rencontré de gens aussi accueillants, par exemple, que dans le
nord. Je me dis, je suis en train de rêver. Des gens qui vous ouvrent la porte, des
15. Une enquête récente du psychologue Holger Geiβler (« Wie wir Deutschen ticken ») révèle de nouvelles
rondeurs, « une image différente, rafraîchissante », celle d’Allemands décomplexés – finalement pas si
« ponctuels » et « rigoristes » que cela. Voir Die Welt, 10-08-2015.
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour175
gens qui participent, des gens qui vous invitent, c’est une vraie qualité de cœur. Et
malheureusement Paris, c’est le centre de France – et trop souvent on compare la
France à Paris. La France n’est pas Paris, et Paris n’est pas la France. Il faut bien
faire la distinction. Et quand vous allez dans le nord, ou le sud, est et ouest, vous le
savez très bien. (W. K., 21-07-2015)
Au total, les déceptions accumulées au fil du temps peuvent engendrer un rapprochement avec la culture allemande d’origine, par de multiples canaux : une recherche
inédite de contacts avec des Allemand(e)s, un retour au religieux (et aux racines) via
l’Église allemande, ou encore la création ciblée de réseaux de solidarité et/ou d’autoréflexion sur les différences culturelles franco-allemandes. La finalité de telles retrouvailles est, bien souvent, « d’accepter ces codes culturels si différents des miens ». L’un
crée ainsi son « german corner » :
J’ai créé un german corner – j’appelle ça german corner, j’aurais pu dire aussi
die deutsche Ecke. Ça s’est fait d’une façon très spontanée. (…) C’est d’abord
les circonstances de la vie qui font qu’on s’est retrouvés et on s’est dit – bon, on
est allemands, on s’entend bien, on agrandit le cercle et on regarde (…). Les uns
et les autres apportent un soutien en cas de besoin. C’est réconfortant. C’est très
humain… et je pense qu’ils sont presqu’aussi parisiens que moi. (W.K., 21-072015)
Une autre met sur pied un « Thementreff » (franco-allemand), qui très vite s’institutionnalise en des rencontres-débats de plus en plus fréquentées. Significativement, le
premier « Thementreff » est lancé au restaurant Stube sur le thème : « Vivre comme
Allemand(e) en France : pas de problème, ou un challenge ? »16.
En somme les cercles de sociabilité apparaissent extrêmement variables, et relèvent
tantôt de la sphère privée, tantôt de la sphère publique. Certains enquêtés recherchent
activement les contacts avec d’autres Allemands, d’autres les réduisent purement à leur
activité professionnelle, ou même les évitent résolument (« Je vis "en français" et avec
des Français »). Entre ces deux pôles extrêmes, beaucoup évoquent des rencontres
circonstancielles, notamment via le cheminement de leurs enfants à l’école allemande
de Saint Cloud, ou au collège/lycée international de Saint-Germain-en-Laye. Certains
fréquentent surtout « les expats en général, sans exclusive allemande ». La finalité
de tous ces contacts peut être pragmatique (d’ordre professionnel), à l’instar des
rencontres de journalistes à l’Ambassade d’Allemagne, des soirées organisées par la
Chambre franco-allemande de Commerce et d’Industrie, ou de diverses associations
professionnelles (juristes, médecins…). Elle relève davantage de l’affect identitaire
(identification culturelle) lorsqu’elle s’inscrit dans les offres culturelles du Goethe Institut
ou de la Maison Heinrich Heine (notamment les débats franco-allemands initiés par
celle-ci).
Les identifications religieuses, enfin, ne sont pas absentes de l’enquête. Telle
souligne sa réappartenance à l’Église évangélique allemande de Paris, pour « renouer
avec [s]es racines, après 17 ans dévolus à l’intégration dans la société française » ; tel
16. « Leben als Deutsche/r in Paris: kein Problem oder Challenge? »
http://arbeiteninparis.de/kick-off-meeting-thementreff-in-paris-am-22-mai-2014/ (8-07-2015)
176
Gwénola Sebaux
autre son affiliation à l’Église catholique allemande de Paris17. Hormis la rare mention
de clubs (non exclusivement allemands, tel le Zonta International), très peu font état de
liens associatifs. Ainsi nul ne mentionne un quelconque engagement dans les réseaux
de l’Entraide Allemande en France (Deutsches Sozialwerk in Frankreich) de l’Avenue
Daumesnil (12e arr.)18. De ce point de vue, les Allemands parisiens d’aujourd’hui
apparaissent bien ancrés dans l’époque contemporaine (à la fois globalisée et plus
individualiste), en net contraste avec les Allemands (artisans, négociants) implantés
à Paris et dans ses banlieues au milieu du XIXe siècle, dont Mareike König a montré
l’impressionnante dynamique associative19. Ce sont de toute évidence les réseaux
sociaux qui tendent à remplacer les traditionnels Vereine. C’est désormais sur la toile
que s’opèrent incessamment les échanges de toute sorte20 : cela va de la quête d’un(e)
ou plusieurs compatriotes tenté(s) par une découverte dominicale de la capitale, à
l’appel à participer ensemble à un événement festif ; de l’offre d’un logement qui se
libère, à la demande d’adresse de magasin « bio ». Ces réseaux (ouverts ou fermés)
sont aussi le lieu de discussions/doléances : ils fonctionnent alors comme soupape
pour les Allemands dont la parisianité vacille ou faiblit. Enfin, le web fonctionne
comme amplificateur de rencontres : la traditionnelle « Stammtisch » si chère aux
Allemand(e)s se constitue d’abord dans Paris in situ, volontiers (mais non exclusivement) dans des lieux estampillés « allemands » – tels le Kiez, mini « Biergarten »
parisien (entre Montmartre et Batignolles)21, le Stube du passage Verdeau (9e arr.), ou
le Kaffeehaus de la rue Poncelet (17e arr.). Elle se « manage » ensuite à plus grande
échelle, via le web22.
Paris : l’impossible adieu ?
Si l’on en juge par les réponses fournies par les participant(e)s à l’enquête sur leurs
motivations à rester à Paris, il semble bien que le fameux slogan « Paris, un jour, Paris
toujours » s’applique presque sans exception aux « Wahlpariser » ici présentés23. Au
regard des critiques (parfois très vives) formulées spécifiquement à l’encontre de la
capitale française, ce constat conclusif ne laisse pas de surprendre. Car ces critiques
17. L’Église protestante allemande de la rue Blanche (Christuskirche) se définit « comme un maillon entre Français
et Allemands avec une histoire de plusieurs siècles » : www.evangelischekircheinparis.org/fr. L’Église catholique allemande de la rue Spontini (St Albertus Magnus) rappelle sur son site les près de quatre siècles
d’existence d’homélies allemandes à Paris http://www.katholischegemeindeparis.eu/index.php?Page=4
(11-07-2015)
18. Le Deutsches Sozialwerk (héritier du Deutscher Hilfsverein créé en 1951) se consacre aux Allemand(e)s incarcérés dans les prisons, ou aux Allemand(e)s sans-abri de la capitale (www.entraide-allemande.org/)
19. Mareike König : « Brüche als gestaltendes Element: Die Deutschen in Paris im 19. Jahrhundert », in Mareike
König (dir.), Deutsche Handwerker, Arbeiter und Dienstmädchen in Paris. Eine vergessene Migration im 19.
Jahrhundert, Munich 2003, p. 9-26.
20. À titre d’exemple : www.facebook.com/groups/deutscheinparis/ « Hallo, ich wohne seit drei Jahren in Paris
(…) Ich suche Leute, die auch in Paris leben (…) Paris ist eine tolle Stadt, aber sehr kalt und anonym, und es ist
wahnsinnig schwierig, hier Kontakte zu knüpfen. Freue mich über jede Nachricht! » (13-07-2015)
21. Selon http://kiez.fr/: « Un bistro et son jardin 100 % Deutsch ouvert tous les jours, qui te propose de venir
déguster tout ce que l’Allemagne fait de meilleur ». Voir aussi http://somanyparis.com/2014/07/01/le-kiezun-biergarten-a-lallemande-dans-le-18eme/ (12-08-2015)
22. Voir par ex. le groupe facebook (fermé) : « Deutsche in Paris und Umgebung » www.facebook.com/groups/
deutscheinparis/ (je remercie A. B. et G. E. de m’avoir ouvert l’accès à ce groupe). Ou encore le groupe
(ouvert) : « Arbeiten in Paris » (AIP), http://arbeiteninparis.de/
23. Slogan utilisé à des fins publicitaires, de promotion touristique, ou dans une perspective d’accueil bénévole
des nouveaux venus dans la capitale, voir : http://maisonjordana.fr/33-paris-un-jour-paris-toujours;
http://www.visitparisregion.com/guides/excursions/parisien-d-un-jour-parisien-toujours-231364.html.
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour177
apparaissent d’autant plus solides qu’elles sont quasi unanimes sur au moins sept
points :
––la cherté de la vie (renforcée par la crise)
––le stress
––la pollution
––l’impasse résidentielle/immobilière
––la surpopulation
––la « boboïsation »
––l’inhospitalité.
Ces sept points critiques concourent à altérer plus ou moins fortement la « qualité
de vie » (terminologie récurrente), jugée insuffisante, voire totalement absente :
Le terme « qualité de vie » n’existe plus à Paris. Trop de monde, trop de pauvres
dans les rues, croissance d’incivilité et d’agressivité, pollution, bruit et j’en passe.
Par souci de simplification, on regroupera en trois constellations les éléments plus
ou moins liés entre eux.
1°) la cherté de la vie, l’impasse résidentielle/immobilière, la « boboïsation »
Les témoignages pointent à l’unisson l’impact de la crise, la paupérisation, la
ségrégation spatiale accrue : « les SDF, les gens qui font tous les soirs les poubelles »,
« de plus en plus de mendiants, de Roms, de sans-abri, de réfugiés », un Paris « devenu plus inabordable pour les précaires »… et finalement pour les couches moyennes
auxquelles on appartient soi-même :
– Je suis entourée de « freelance » ou autoentrepreneurs qui galèrent tous.
– Vivre à Paris est devenu un luxe. À deux, nous faisons partie des 20 % en France
qui gagnent correctement leur vie. Seule, mère célibataire avec une fille de 16 ans
à charge, Paris serait hors de ma portée.
– Il y a plus de sans-abri, l’écart entre les gens pauvres et riches s’est creusé.
– Paris s’est beaucoup boboïsé (sic), pauvreté et tensions sociales se sont aggravées,
l’espace public est devenu beaucoup moins sûr.
La gentrification (« boboïsation »), phénomène très étudié dans les travaux de
géographie urbaine, est une terminologie au cœur des propos d’enquête. Curieusement
ce phénomène « intimement lié aux processus de métropolisation des grandes villes »24
semble ici inscrit à charge, bien que les « Wahlpariser » apparaissent eux-mêmes
comme potentiellement « gentrifieurs » – et le sont sans doute à leur insu. En effet, par
leur habitus mental, leur quête d’une politique urbanistique couplant bien-être, esthétique, hygiène de vie et partage harmonieux de l’espace public, ils nous semblent être
eux-mêmes partie intégrante de « l’embourgeoisement qui transforme la composition
sociale comme le bâti et l’espace public des quartiers populaires ». Ainsi pointent-ils
l’absence, dans Paris intra-muros, d’espaces verts, de petits jardins de proximité ou
d’aménagements sportifs dédiés aux adolescents (« Les enfants et les adolescents
grandissent mieux et plus librement en Allemagne (je crois) »). Ils invoquent la nécessaire réhabilitation des bâtiments (qui selon eux trop souvent fait défaut), ils plébiscitent les magasins bio (produits de qualité, souvent chers), plaident pour l’éviction
24. Selon le sociologue urbaniste Jean-Pierre Garnier in : http://www.lemonde.fr/logement/article/2015/06/11/
les-elus-locaux-ont-pris-le-train-de-la-gentrification-en-marche_4652113_1653445.html (02-08-2015)
178
Gwénola Sebaux
(totale) de l’automobile, ou encore saluent l’appropriation de l’espace public par
de grandes manifestations festives et/ou culturelles. De cette manière, ils concourent
inévitablement, nous semble-t-il, à « la transformation des rapports sociaux et celle de
l’espace urbain »25 qu’ils déplorent pourtant (« zu voll, zu schnieke, zu teuer »). Ce
n’est pas un hasard si les lieux qui ont leurs préférences – Batignolles, ou le canal
Saint Martin, dans le nord et l’est de la capitale – s’apparentent tant au Prenzlauer
Berg du nord-est berlinois.
2°) le stress, la surpopulation, la pollution
L’enquête traduit des préférences allemandes en matière de style de vie. Du reste,
les caractéristiques de consommation et de culture (bio, sain, libre), qui transparaissent
nettement dans les réponses, se retrouvent sur les réseaux sociaux (blogs et autres
groupes Facebook). Le regard exogène (allemand) sur la « concentration humaine »
et « la pollution dissuasive » met en lumière les défis humains et environnementaux
de la capitale. Paris est « une ville fatigante, on y court beaucoup, les foules dans les
gares sont stressées et stressantes ». On ne supporte plus « la cohue (…) L’air pollué.
L’agressivité. Le rythme stressant ». Néanmoins, la problématique environnementale
(d’ailleurs de plus en plus présente dans les médias français26) est appréhendée de
façon très différenciée. Considérée catastrophique, quasi désespérée par les uns, elle
est estimée en voie d’amélioration par les autres, grâce à une politique urbanistique
« quasi écologique ». Si les détracteurs de Paris pointent avant tout la pollution, ils sont
presque aussi nombreux à faire le constat d’un « Paris devenu plus propre ». Ceux-là
mettent en avant les mutations profondes accomplies : « les pistes cyclables, V’Lib,
tram, aménagement des boulevards circulaires, fermeture des berges ». Ils remarquent
« plus d’aménagements verts (berges de Seine, quartier de la Villette) », « plus de
voies pour les bus », ou encore « l’aménagement des espaces piétonniers », et d’une
manière générale « l’écologie » en juste corrélation avec « le respect de l’autre » (« Il
y a énormément de cyclistes, et les automobilistes font attention à eux »).
De tous ces témoignages ressort clairement l’heureuse métamorphose de Paris.
En la matière, la politique urbaine menée par les élus parisiens apparaît pleinement
en phase avec les préoccupations environnementales bien allemandes (ou du moins,
ayant émergé beaucoup plus tôt en Allemagne). La revalorisation des berges de Seine
entreprise depuis 2001, à la faveur du passage à gauche de la ville de Paris, est à
cet égard emblématique (nombre de questionnaires en font état). L’embellissement
général de la capitale semble faire consensus. Tous saluent l’amélioration de la
voirie, la réhabilitation de nombreux quartiers, la création d’éco-quartiers. Il n’y
a nulle variante, dans l’enquête, à ce discours laudateur. On n’y aperçoit pas de
réflexion critique sur les conséquences sociodémographiques de ces remaniements
urbains. Certes, la réduction de l’offre locative, le renchérissement de l’immobilier
sont plusieurs fois évoqués, mais la cause première : la spéculation (engendrée par la
politique engagée par les pouvoirs publics) n’est pas nommée, peut-être pas aperçue
– la corrélation en tout cas, non explicitement faite. Sur ce point, il apparaît que la
profonde régénération urbaine de Paris correspond tout simplement aux aspirations
25. Définitions empruntées à Anne Clerval et Antoine Fleury : « Politiques urbaines et gentrification, une analyse
critique à partir du cas de Paris » in : l’Espace Politique, 8/2009-2, https://espacepolitique.revues.org/1314
(14-08-2015)
26. Voir par ex. http://www.lesinrocks.com/2015/07/09/actualite/societe/pollution-faut-il-arreter-de-faire-dusport-a-paris-11758785/ (12-08-2015)
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour179
esthétiques et humaines des « Wahlpariser » : à l’évidence, leur souci d’un espace
urbain mieux partagé prédomine, la mutation de la physionomie de Paris selon de
nouveaux canons esthétiques ne semble pas les affecter, bien au contraire. Leur souci
écologiste est, finalement, bien en phase avec la stratégie urbaine de la municipalité parisienne. Leur large plébiscite contraste donc avec les analyses beaucoup plus
tempérées (voire critiques), produites par certains observateurs, notamment historiens
de l’art ou spécialistes de l’histoire de Paris. Il se distingue aussi de la grande réserve
d’observateurs allemands, sur les nouvelles « modes » d’aménagement urbain (en
Allemagne), jugées de plus en plus « kitsch » au mépris de l’histoire socio-urbaine de
sites anciens emblématiques27.
3°) l’inhospitalité
Les avis concordent très largement sur ce trait jugé avant tout « parisien ». Est
par exemple soulignée « la méfiance des “vrais” Parisiens envers les immigrants » (il
faut entendre ici toute personne étrangère à la capitale, y compris les Allemands qui
s’y installent). On s’étonne notamment de « l’importance excessive du “bon” carnet
d’adresses ».
– C’est difficile d’être intégrée [depuis sept ans à Paris]. Les Français en général
ne semblent pas conscients qu’un étranger a parfois plus de mal à comprendre ce
qu’ils disent.
– À mon avis les gens sont de plus en plus concentrés sur leur propre destin, il
manque de l’empathie et de la patience avec les autres.
– Je ressens souvent chez les gens plus de « paraître » que d’« être ». Paris est une
ville pour les gens qui ont beaucoup d’argent et beaucoup de temps.
D’où cette analyse conclusive en clair-obscur, entre déception et espérance :
Ma grande attente, c’est le changement – mais c’est un rêve aussi – le changement
dans le comportement des Parisiens. Et je n’ai pas la formule, mais je trouve que
lorsque je suis rentré de New York – c’est une ville encore plus grande que Paris,
il y a énormément aussi de circulation, de mouvement dans les rues, mais l’intérêt
que portent les gens envers les autres (au niveau de l’assistance, de l’accueil, de la
disponibilité), est beaucoup plus développé chez ces gens-là qu’ici à Paris. Je trouve
que le Parisien est toujours la tête dans le guidon. Je trouve qu’il devrait s’occuper
un peu plus d’autrui, être un peu plus accueillant, lever la tête, être davantage
conscient. (…) Le Parisien se plaint de tout, il refuse très souvent de conseiller… et
mon attente est qu’il devienne un peu plus accueillant envers les autres et envers les
touristes aussi. Que l’accueil, à Paris, s’améliore. (…) et je suis encore dans cette
attente d’un Paris plus accueillant – qui est en train de se développer dans certains
secteurs, chez certains commerçants, parce que… il fut un temps où la clientèle
venait toute seule, c’était l’abondance, une abondance qu’on a peut-être pas su
bien gérer. On est devenu hautain. Et quand vous avez l’économie qui change…
on court après le client, et ceux qui n’ont pas ce sens le payent très cher. Ça c’est
pour moi une réelle attente – le comportement des personnes. (W.K., 21-07-2015)
27. Voir par ex. Mathieu Flonneau : « Candide sur les nouvelles berges de la Seine » in : Métropolitiques, 24-022014 (en écho à la politique d’Anne Hidalgo) http://www.metropolitiques.eu/Candide-sur-les-nouvellesberges.html (22-07-2015). Tilman Krause : « Zwischen Bullerbü und Ballermann. In Berlin bereitet sich neuer
städtebaulicher Kitsch vor, der Schule machen könnte: die “Begegnungszone”. Eine Polemik » in: Die Welt,
17-08-2015, p. 21.
180
Gwénola Sebaux
Ce plaidoyer d’un Allemand parisien (se définissant lui-même comme tel) rappelle
de façon saisissante la « parisianité utopique » dépeinte, au début du XXe siècle, par
Valéry Larbaud dans ses écrits. On songe notamment à son esquisse suggestive de
Paris, transfigurée en « capitale idéale du continent ». Le « Parisien accompli », étant,
selon Larbaud, cet authentique cosmopolite « dont l’horizon s’étend bien au-delà de
sa ville ». « La richesse de ce “Parisien supérieur” n’est pas d’ordre matériel (…) ;
ses privilèges résident dans l’esprit de parisianité qui est “son bien matériel inaliénable” »28. La « parisianité » serait donc ce mélange de savoir-vivre et de savoir-être
d’individus en symbiose avec une ville naguère réputée universelle – aujourd’hui fort
éloignée de ce canon humaniste. Telle est bien l’observation la plus partagée dans
notre enquête.
Pour autant, les Allemands désertent-ils la capitale ? Il semble bien que non, et
c’est là un intéressant constat. Tout au plus quittent-ils le centre de l’agglomération
parisienne pour sa périphérie la plus séduisante. Ils se replient sur la banlieue, ou plus
précisément dans certaines localités du « grand » Paris, qui leur offrent des caractéristiques culturelles et sociodémographiques jugées primordiales : espaces verts, école
allemande, « qualité de vie » – ils déménagent, par exemple, à Saint-Germain-enLaye, ou en Seine-et-Marne. Encore ce choix (qui n’en est pas toujours un, puisqu’il
résulte souvent de l’incapacité financière à trouver un logement intra-muros) n’est-il
pas nécessairement opéré par tous. Certains au contraire privilégient le cœur historique et/ou économique de Paris, pour l’animation centre-urbaine, la proximité aux
restaurants, ou aux emplois. Pour ceux-là, vivre en immersion dans Paris relève tout
bonnement de la « normalité » ou de « l’évidence ».
In fine, Paris reste bel et bien un modèle conforme aux aspirations esthétiques
et culturelles de ses résidents allemands. Ils sont (et restent) sensibles à l’ambiance
« unique » de Paris (einmaliges Lebensgefühl). Ils en apprécient en particulier l’exceptionnelle vitalité et le cosmopolitisme. Établis (pour beaucoup) de longue date, ils ne
songent donc guère à partir, à de rares exceptions près29. Soit parce que leur amour
de Paris est profondément ancré en eux, parce qu’ils y ont inscrit leur propre histoire
individuelle et « font corps » avec la capitale ; soit parce que Paris leur offre un
terrain de vie suffisamment riche et qu’ils ont développé des tactiques de concessions
culturelles suffisamment efficaces pour y demeurer l’âme en paix – quitte à prendre
le large vers la périphérie, une alternative selon eux cohérente et pleinement satisfaisante. Enfin, et ce n’est pas le moindre des arguments invoqués, les Allemands
durablement/anciennement parisiens entendent bien contribuer, à leur échelle personnelle, à l’entente franco-allemande. Cette aspiration (exprimée de façon récurrente)
est généralement guidée par le constat sidéré, inquiet, d’un fossé franco-allemand que
l’on avait cru dépassé :
Depuis que je vis à Paris, j’ai souvent l’impression que les relations francoallemandes sont bien plus mauvaises que je l’avais pensé jusqu’ici. (…) Je remarque
que les différences franco-allemandes, mais aussi les comportements individuels,
28. Gabrielle Moix : « La représentation de Paris dans l’œuvre de Larbaud » in : Valéry Larbaud et la France.
Publications de l’Institut d’Études du Massif Central. Fascicule XXXIX, 1990, p. 19-40.
29. Deux questionnaires font explicitement état d’un désir de partir. Une enquêtée aspire à retrouver Lübeck, sa
ville natale. Une autre se résigne à rester, pour raison familiale (profession de son mari). Un seul enquêté
évoque « les habitudes », et de probables difficultés à retrouver en Allemagne un poste aussi valorisant/bien
payé.
Les Allemands à Paris : entre amour et désamour181
ont beaucoup plus d’impact que je n’aurais jamais pu l’imaginer. (…) Finalement
nous voyons, avec nos visiteurs d’Allemagne, combien les peurs subsistent encore,
face à la façon de vivre française : arrogance, pas d’anglais [on ne parle pas
anglais], curieuses habitudes alimentaires etc. Je n’aurais jamais cru cela possible.
Bref : ce n’est pas Paris ou la France qui me déçoit, mais l’état des rapports francoallemands.
Ce diagnostic sévère se voit conforté par le constat de l’incidence délétère de la
conjoncture économique – une observation fréquente dans l’enquête. Est ainsi soulignée « une tendance à donner la responsabilité de la crise aux Allemands ». C’est ce
qu’exprime cette enquêtée, qui habite Paris depuis 26 ans :
L’impact de la crise grecque est plus marquant sur le rapport franco-allemand ;
quelques animosités longtemps tues se font jour. Ce n’est pas personnel, mais avec
certains je suis obligée de peser mes paroles plus qu’avant.
Ainsi l’actualité européenne vient-elle rattraper la relation franco-allemande, alors
même que les anciens conflits apparaissent bien surmontés (« Les Allemands sont moins
jugés sur le passé allemand »), et les affects germanophobes pourtant révolus (« Pas
de réflexes anti-allemands (même dans des lieux détruits à plus de 90 % pendant la
guerre)) ». En bref :
Les Français sont plus ouverts sur le monde qu’à l’époque [du temps de mes études
au début des années 1980], et bien plus charmants avec les Allemands.
Pourtant le différentiel culturel subsiste. Et pour peu qu’il n’existe pas d’alternative
à la vie à Paris, il peut engendrer une réelle souffrance. L’autodiagnostic « culturel »
n’en est pas moins une voie possible pour transcender cette souffrance (à défaut de
l’effacer totalement) :
J’ai enfin pu comprendre que mon mal-vivre n’était pas lié à ma personne, mais
à ma culture (…) Organiser des soirées à thème autour de la différence entre nos
deux peuples (…) donne au moins un sens et répond à mon besoin de partage.
Notons que ce différentiel culturel est unanimement ressenti. Mais ce ressenti se
déploie sur un large éventail, qui va du simple « hiatus » (aisément surmontable) au
« fossé » (potentiellement infranchissable). Il peut donc aussi bien être vu comme
destructeur, que considéré formateur ; il peut affaiblir, ou au contraire enrichir :
En Allemagne je me sens très Français parisien, et à Paris je me sens… je me
sens assez, je dois dire, Parisien ; et puisque, mes relations, mon organisation
professionnelle me rappellent tous les jours mes origines, je ne peux pas les nier,
mais je fais bon mélange avec ces deux cultures. Pour moi, comprendre une culture
ce n’est pas parler la langue de l’autre, c’est beaucoup plus que ça. C’est accepter
la différence et pouvoir vivre avec, tirer les enseignements, et faire en sorte que les
deux ajouts font que quelque chose de nouveau sort. Ça peut être au niveau de
l’organisation, ça peut… Entre la France et l’Allemagne, on regarde de l’autre côté
qu’est-ce qu’on fait, de quelle manière on le fait. Il y a une vraie envie (…), quelque
part on est vraiment attiré. Je ne sais pas s’il y a en Europe deux nationalités aussi
différentes qui ont autant envie de [se] découvrir l’une et l’autre, et de prendre
un petit peu l’une chez l’autre (…) Il y a cette attirance, cette envie de découvrir
182
Gwénola Sebaux
comment ça fonctionne. D’un côté c’est un peu plus « économique », et de l’autre
c’est un peu plus « l’art de vivre », et quand on arrive à mélanger les deux, chacun
doit abandonner, chacun doit apprendre un peu de l’autre et ça fait un mélange
qui, pour moi, est très intéressant. (W. K., 21-07-2015)
De nombreux propos d’enquête vont dans ce sens, en faisant état d’un réel souci
de médiation. Convaincu que « la relation franco-allemande a rarement été aussi
importante », tel Allemand (journaliste) y voit le sens de sa mission professionnelle
parisienne. Tel autre, formateur-consultant, déclare, au regard du passé30, vouloir
« contribuer, par [s]on travail, au "vivre-ensemble" à Paris ». Un troisième s’engage
dans des comités de jumelage. D’autres encore s’investissent dans une chorale francoallemande, ou donnent bénévolement des cours d’allemand. Cette volonté médiatrice
traduite en actes est l’un des résultats saillants de l’enquête.
Conclusion
Le cadre très limité de cette étude ne permet pas de discerner avec une certitude
absolue (pour autant que ce soit possible) le rapport entretenu par les Allemands avec
Paris – leur Paris. Le regard porté est globalement celui d’une population avec un capital universitaire, culturel, intellectuel. C’est celui de quelques Allemands parisiens (vs
franciliens) en villégiature (très) longue, dont certains pourtant contesteront peut-être le
qualificatif un peu rapide de « Wahlpariser » retenu ici. De fait, cette terminologie laisse
supposer des « affinités électives » avec Paris, certes confirmées par la plupart, mais
récusées par d’autres (minoritaires dans notre enquête). Cet exposé, même sommaire,
s’est précisément efforcé de mettre au jour tant les affinités, que les inadéquations
entre une ville – cette ville, Paris – et des hommes ou des femmes allemand(e)s. Il doit,
selon nous, être lu avant tout comme l’expression d’une sensibilité contemporaine, et
le produit complexe des aléas notoirement délicats des rapports franco-allemands. Vu
sous cette prémisse, l’attachement somme toute non démenti des Allemand(e)s pour la
capitale française, ainsi que leur autoréflexion médiatrice, revêtent un intérêt certain
pour qui se penche sur le « couple » franco-allemand. L’image ici esquissée est celle
d’un Paris intemporel, fascinogène, et en même temps très actuel dans sa matérialité douloureusement contingente, et ses graves déficiences. L’enquête tend aussi à
montrer des préférences culturelles (spécifiquement allemandes ?) qui déterminent l’attachement, autant que le rejet à/de Paris. En filigrane se dessine là, très clairement,
l’image (perçue) de la France. L’équation parisienne apparaît délicate à négocier,
entre quête esthétique, et idéal écologique (environnement physique, économique,
politique, humain). Comment, dès lors, s’étonner de ce propos d’enquête, symptomatique de l’ambivalence du lien à Paris (à la France) : « C’est presque un mélange
d’amour et de haine (Hassliebe) » ? En définitive, l’intime mélange de perceptions
positives et négatives (dont on a vu qu’elles tendent à englober, au-delà de Paris, l’ensemble de la France) incite à conclure à, oserait-on dire, une parisianité paradoxale –
alliance complexe, inscrite au croisement de l’amour et du désamour. Celle-ci traduit,
à notre sens, de profondes polarités culturelles. Elle n’est donc pas sans évoquer, sur
un plan beaucoup plus général, le dualisme franco-allemand, qu’elle contribue ainsi
peut-être à éclairer.
30. « C’est une chance incroyable pour nous, les Allemands, que Paris a échappé à la destruction planifiée et
programmée par Hitler »