Bouton chroniques
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Bouton chroniques
L’Ecole Nationale de Stewarts et Hotesses de Terre Du 2 au 6 mars 2004 Après une semaine de repérages en novembre et une semaine d'écriture- répétitions en février nous avons mis en place (avec la complicité du FAC de Libourne, de la société Libus et de la presse locale) le scénario suivant : L'E.N.S.H.O.T, Ecole Nationale de Stewarts et Hôtesses de Terre, débarque à Libourne. Ses six élèves et leur odieux responsable de formation se sont embarqués à bord des bus de ville pour un stage pratique d'une semaine. A coups de service à bord comme dans les avions, de personnages improbables, d'apparitions de plus en plus surprenantes, de détournement des lignes 1,2 et 3, nous avons tenté de détourner la réalité du quotidien des usagers en leur faisant faire du tourisme dans leur propre ville. Pour avoir un "regard" neutre sur ce chantier, nous avons demandé à une personne extérieure à la compagnie, en l'occurrence Marik WAGNER (pour son expérience d'accompagnatrice de divers projets "Arts de la Rue" mais aussi pour ses talents de comédienne...) de se glisser dans la peau d'une libournaise pour s'intéresser non pas à ce que nous faisions mais à l'effet produit, aux réactions des usagers, au « poids » de nos interventions... CHRONIQUE LIBOURNAISE par Marik WAGNER La proposition d’Opéra Pagaï que j’ai eu la chance de suivre et de pouvoir observer à Libourne, fait partie de ces interventions « hors-champs », qui se situent dans un autre espace temporel, et qui s’adresse à l’humain avant tout. A la fois hyper-réalistes, toujours probables mais totalement inopinées, les interventions s’enchaînent et se succèdent dans un rythme régulier et maîtrisé. Il y a une belle chronologie, pas de débordement. Une trame écrite, une grande part d’improvisation et surtout une magnifique ouverture et disponibilité de la part des comédiens. L’équipe est sans cesse à l’écoute de son (non)public. Les propositions vont à la rencontre des habitants dans et au travers de leur quotidien. Il n’y a pas d’incursion massive ou d’ingérence, de monopolisation de l’espace au détriment des usagers… mais au contraire beaucoup de respect. Le rythme des comédiens est calqué sur le rythme des habitants. La conscience de leur entourage qu’ils s’efforcent de maintenir, leur permet, tout en s’adaptant, de se décaler petit à petit et de pouvoir glisser vers des propositions de plus en plus audacieuses…Ils deviennent peu à peu des vecteurs et aussi des révélateurs, ils attirent l’attention sur les petits trésors d’un quotidien qu’ils s’autorisent à transcender agréablement. Les habitants sont vivement interpellés mais la relation de confiance que les « personnages » ont su établir, permet à chacun de trouver sa place et de s’interroger ou non, de prendre partie ou non, de tenir compte ou non de tous ces événements nouveaux. Quoiqu’il en soit, peu de personnes restent indifférentes, certaines ne s’expriment pas, mais n’en perdent pas une miette… Parfois certains évènements bien réels viennent se mêler aux inventions d’Opéra Pagaï, et la réalité dépasse la fiction… Après le départ de l’Entreprise de Détournement et la révélation de la vérité dans le journal les habitants manifestent des attitudes contradictoires… certains reprochent à d’autres d’avoir été complices des comédiens tout en se remémorant avec bonheur les anecdotes vécues pendant cette période… Comment expliquer à un enfant que le Père Noël n’existe pas, sans pour autant briser sa part de rêve ? L’amertume ainsi exprimée n’est-elle pas celle d’un rêve qui s’échappe… La population s’était habituée à cette sympathique et joyeuse présence, et subitement les re-voilà face à eux-mêmes, face à leur quotidien… Que restera-t-il après le passage remarqué de l’Entreprise de Détournement ? Des souvenirs, des anecdotes, des choses à raconter… Peut être que certains regards se seront ouverts… Sur d’autres possibles… Le mardi 2 mars 2004 : Ma première sortie me conduit au marché de Libourne : c’est un sympathique marché local de taille moyenne, relativement fréquenté par les Libournais. A proximité d’un marchand de légumes j’aperçois un petit attroupement, je m’approche, et découvre un petit groupe de personnes vêtues de costumes bleu sombre, chemises bleues électrique cravatées pour les hommes, et d’un tailleur gris et d’un foulard assorti pour les femmes (dans le genre : Hôtesses de la British Airways). Je ne suis pas la seule curieuse, tout le monde se retourne sur leur passage, et les commentaires vont bon train. La plupart des habitants n’ont pas l’air surpris, ils échangent des commentaires d’un air entendu. Le petit groupe « costumé » visite la ville, accompagné d’un guide local. Leur attitude et leur comportement protocolaire m’interpellent, je les suis pendant quelques temps... Dans l’après-midi, je prends différents bus de la ville (les Libus) pour découvrir les quartiers alentours. Deux jeunes adolescentes assises en face de moi paraissent soudainement inquiètes : - « Merde des contrôleurs…» Plus de peur que de mal…Ce sont encore une fois les personnes en costumes que j’ai croisé au marché le matin même. Le doute est vite rétablit… et comme dit une jeune fille à ma droite : - « Ah, non ils sont vraiment plus classe que des contrôleurs ! ». Un homme au visage sombre, vêtu de noir les accompagne. Mes voisines me font remarquer : - « Il a l’air sévère le mec en noir, ils n'osent même pas s’asseoir ! ». Un peu plus loin elles s’exclament : - « Ah ! j’ai bien cru qu’ils allaient sortir ici : chez les Témoins de Jéhovahs ! » Peu après l’un d’eux prend la parole : - « Nous sommes un groupe de stagiaires de l’Ecole Nationale de Stewards et Hôtesses de Terre. » Ils sont à Libourne pour effectuer leur stage pratique. Le monsieur en noir qui les accompagne est leur maître de stage. - « Ils vont se faire chier à Libourne » affirme ma jeune voisine. Une dame d’une soixantaine d’année monte dans le bus avec son mari, une hôtesse l’aide à s’installer tout en portant son sac chargé de commissions. La dame remercie, elle est sans surprise… Elle explique à son mari que ce sont les jeunes stagiaires dont on parlait dans le journal la veille … Arrivent d’autres jeunes, les commentaires fusent : - « Ils sont là pour toute la semaine, ça doit être pour voir comment ça se passe dans le bus… Mais ils devraient venir le matin quand il y a plein de monde, ça change tout ! là c’est calme… » - « T’as vu celui là, le mec en noir, j’peux pas m’le piffrer, il a l’air d’un commandant de l’armée ». On sent que le petit train-train quotidien est bousculé par la présence de ces stewards et hôtesses…. Le mercredi 3 mars 2004 : Je me lève de bonne heure : j’ai un rendez vous à l’autre bout de la ville. Je monte dans un bus : il est bondé. C’est l’heure des lycéens et collégiens. Les stagiaires de l’ENSHOT sont là eux aussi ! Ils s’affairent et en quelques instants nous proposent du thé, du café et des biscuits. Quelle agréable surprise…l’ambiance du bus en est transformée. La présence des stagiaires permet de délier les langues et d’animer les conversations. Un ado dit à sa copine : - « T’as vu ça, c’est grand luxe de prendre le bus maintenant ! » et sa copine de lui répondre : - « Ouais ! je sais, mais mère m’en a parlé, elle l’a lu dans le journal. » le garçon : - « Et ils sont dans tous les bus ? » la fille : - « Ouais ! je pense parce que j’ai vu la photo et ils sont au moins dix… » (vérification faite ils ne sont que 6, mais la rumeur aidant…) le garçon : - « C’est trop top… c’est comme dans l’avion ! » A ce moment là, sur ma droite un Monsieur, dans le genre homme d’affaires en déplacement, la cinquantaine, accepte le café que lui propose un steward comme si cela était tout à fait normal… il est le seul dans tout le bus à ne pas être surpris … le jeune garçon reprend : - « Ah! regarde, ils ne sont là que jusqu’à samedi, c’est écrit sur le panneau d’affichage, merde j’aurais dû en profiter… j’aurais dû prendre un gâteau » - « Tu crois que c’est la grande école de Steward de Paris ? » - « On pourrait rester toute la journée dans le bus ! t’as cours toi ? et si on disait au profs que le bus était en retard… » Finalement ils sont quatre jeunes ados à décider de ne pas sortir devant leur lycée, mais de rester dans le bus pour prolonger leur voyage… Ils découvrent avec amusement un trajet nouveau pour eux et se laissent choyer par l’hôtesse. Ils restent jusqu’au terminus et je m’aperçois qu’à force de les observer j’ai moi aussi raté mon arrêt. Comme eux je refais un tour. Nous engageons la conversation, l’ambiance est joyeuse. Un des jeunes demande à l’hôtesse : - « Je cherche un stage pour cet été, il y a pas de la place chez vous ? » - « Ah non, pour cette année nous sommes déjà complet, je le regrette pour vous… parce que notre travail est vraiment plein d’expériences enrichissantes… » Conclusion d’un des jeunes : - « Moi je regrette pas d’arriver en retard en cours, j’ai eut le temps de boire un p’tit café tranquille dans l’bus, et de fumer une clope au terminus ». Une dame très maquillée, la quarantaine, s’adresse au chauffeur qu’elle semble bien connaître (c’est une habituée) : - « Si c’est pour servir aux stagiaires on peut bien faire les cobayes. Ca les aide pour leur formation… » puis s’adressant à l’hôtesse : - « C’est bizarre qu’on vous ai proposé Libourne comme lieu de stage, parce que c’est petit quand même…à Bordeaux ou à Paris ce serait pas pareil… » Au cour de cette journée il m’arrive de prendre plusieurs fois le bus sur différents parcours, je rencontre d’autres hôtesses et stewards. Ils sont toujours à deux, et de temps en temps leur maître de stage les suit, ou plutôt les poursuit... Il est très exigeant avec eux, et très vite les usagers le détestent. Sa présence créer un tel malaise dans le bus, que les commentaires fusent dans son dos. Je vois aussi des personnes âgées qui se précipitent sur les stagiaires pour leur transmettre leurs doléances… Quoiqu’il en soit, la présence de ces stagiaires créer une émulsion hors du commun. Elle est aussi l’occasion d’une étonnante complicité qui se met en place petit à petit entre les usagers, habitués ou non. Jeudi 4 mars 2004: J’attends le bus au centre ville, il y a énormément de jeunes gens en route pour l’école… Une hôtesse et un steward attendent eux aussi : avec leurs thermos de café et de thé. Ils doivent faire partie du paysage à présent parce que personne, à part moi, ne semble s’en préoccuper. Les stagiaires de l’ENSHOT sont très actifs ce matin, ils ne cessent de répéter les consignes de sécurité (du bus) en mimant leurs explications par une gestuelle grandiloquente (comme dans les avions …), tout en assurant le service des boissons chaudes… Je prends une correspondance et je tombe sur deux jeunes stewards harcelés par leur maître de stage. Il semble très en colère après l’un des stagiaires. La virulence de ses commentaires crée un véritable malaise dans le bus. Les usagers s’en trouvent gênés. Un accord tacite nourrit de regards en coin et de rires sous cape encouragent une dame qui intervient en faveur du malheureux stagiaire, elle interpelle ouvertement l’homme en noir. Je sors du bus en même temps que cette dame, nous marchons côte à côte, et elle me dit : - « Le pauvre, il mesure à peine 1,50m … c’est sûr qu’il ne peut pas parler plus fort… surtout sans micro, avec le bruit du moteur… ça ne sert a rien de l’engueuler comme ça. En plus il a été totalement déstabilisé d’entrée de jeu par les reproches du bonhomme en noir, il est vraiment trop injuste. Hier une hôtesse m’a expliquée que leur école permettait à des personnes qui ne sont pas acceptés dans les avions pour des raisons de taille, de suivre malgré tout une formation dans le même domaine… alors c’est vraiment pas juste de le réprimander parce qu’il est trop petit !!! » En fin de matinée, je suis assise en face de trois jeune ados, ils sont visiblement hostiles à la présence des stagiaires et ils manifestent un comportement très irrespectueux. Je ne dis rien, je les observe. Je suis surprise de voir qu’ils se radoucissent quand l’hôtesse s’adresse a eux avec la même déférence que lorsqu’elle s’adresse à un adulte. Peu à peu, les trois ados changent d’attitude. Ils acceptent la boisson qui leur est proposée même si à mi-voix je les entends dire : - « Vas-y paye ton coup poulette » Puis l’hôtesse leur propose de la lecture, ils choisissent une revue moto. La discussion va bon train entre eux : - « On va pas la laisser cette revue, on l’embarque… » Puis, le steward toujours avec déférence, leur propose des biscuits et bonbons. Soudain, revirement de situation : d’un commun accord les jeunes décident de laisser la revue dans le bus. En 10 minutes, ces trois ados un peu frimeurs et prêts à faire leur loi se sont transformés en jeunes garçons gentils et polis…bravo les stagiaires de l’ENSHOT ! L’après midi : A l’arrêt de bus, il y a côté de moi trois jeunes femmes qui partent travailler. Elles sont ravies en constatant la présence des stagiaires, qu’elles ont déjà rencontrés la veille : - « Super, on va boire un p’tit café avant d’aller bosser » s’exclament-elles. mais cette fois ci, nouvelle surprise : on nous propose également des revues, et l’hôtesse propose aux usagers de leur faire la lecture de leur horoscope ! Son sérieux contraste étrangement avec les fous rires des jeunes femmes qui s’entendent lire les prévisions de leur signe astrologique. Un peu plus loin, l’hôtesse nous fait une visite guidée de Libourne et de ses quartiers absolument hors du commun. Elle nous rapporte d’anecdotes en tout genre, des récits de tranches de vie concernant des habitants ordinaires et méconnus… Par exemple : - « Le chef de gare de Libourne nous a confié que depuis que le TGV passe dans la gare, il y a beaucoup plus de travail pour les cheminots… surtout quand il y a des personnes qui se suicident… parce que quand les pompiers viennent, ils choisissent les plus gros morceaux, et ils laissent au personnel SNCF le soin de faire le reste du nettoyage. En plus sur l’avant des TGV il y a un gros trou où toutes sortes de choses restent coincées…il paraît que c’est vraiment un sale boulot… » En sortant du bus une vieille dame Libournaise me confie : - « C’est amusant d’entendre ces jeunes gens qui ne sont même pas d’ici nous raconter ce qui se passe dans notre ville… » Un peu plus tard, je prends le bus dans le sens contraire, une dame de 55ans environ hésite quand on lui propose une boisson, mais finalement accepte en disant à la jeune fille assise en face d’elle : - « Vous devriez prendre quelque chose, parce que, ne vous faites pas de soucis, après les élections on n’aura plus rien de tout ça ! ». Une autre dame monte dans le bus à l’arrêt suivant, elle salue le chauffeur d’une voix forte, très ostensiblement, puis elle s’assied à côté de moi et me fait part de son mécontentement : - « C’est quoi ces gens en costumes, d’habitude le chauffeur me fait la bise, et là c’est à peine s’il m’a dit bonjour… » Je tente de lui expliquer… les stagiaires, etc… A ce moment arrive l’un des jeunes qui avait volontairement raté son arrêt 2 jours plus tôt. Il est très joyeux, et accompagné d’une amie, il me reconnaît, et s’installe en face de moi en me disant : - « Super on va boire un petit jus de fruit ensemble ! » On bavarde gaiement, la dame à nos côtés accepte, elle aussi un verre de jus de fruit et dit d’un air bougon : - « De toute façon c’est nous qu’on paye ! » et le jeune garçon lui répond : - « Oui mais pour une fois qu’on paye pour des trucs agréables ! » A ce moment là le téléphone portable de la jeune fille sonne, elle répond en disant : - « J’hallucine, je suis avec Olivier dans un bus à Libourne et on nous sert à boire, avec des biscuits… Attends je rêve ! on nous propose même des revues à lire… non je suis pas à Nancy je suis à Libourne je te dis…. Tu parles c’est pas à Nancy que ça arriverait !!!… Olivier m’en avait parlé mais je voulais pas le croire…c’est génial ce qui se passe à Libourne ! Et en plus tu sais quoi la meuf qui est hôtesse elle nous fait des commentaires genre visite de la ville… c’est trop top, je te laisse, j’veux écouter ce qu’elle dit… » En arrivant dans un quartier où les murs sont tagués, le steward se lance dans une visite guidée explicative des tags du quartier …. C’est passionnant. Une dame de Libourne lui dit : - « Vous nous faites voir la ville autrement, je suis contente d’avoir entendu tout ça, maintenant je ne regarderais plus les tags de la même manière… » Un Monsieur à côté de moi, s’obstine à refuser tout ce qui lui est proposé de peur de prendre des mauvaises habitudes et de se trouver en manque quand les stagiaires ne seront plus là ! Le Vendredi 5 mars 2004 : Au café je découvre dans le journal local un article parlant de la présence des stagiaires de l’Enshot. C’est jour de marché, j’apprends qu’une navette spéciale est mise à disposition des personnes âgées et je découvre aussitôt que les stagiaires se sont organisés pour leur réserver un accompagnement particulier. A l’arrêt du bus, un accordéoniste joue des airs de javas .Derrière lui une vieille dame rouspète parce que la navette est en retard, et que si elle avait su elle serait pas sortit ce matin : « C’est pas possible de laisser attendre les gens comme ça sur le trottoir ». Juste à côté de l’accordéoniste, un steward propose des boissons chaudes, et même des chaises en plein cœur du marché….Alors qu’une hôtesse pousse la chansonnette avec l’accordéoniste, on nous annonce que la navette est tombée en panne et qu’il faudra encore patienter…. La vieille dame est de plus en plus mécontente, les efforts fait par les stagiaires pour divertir les personnes en attente ne l’atteignent pas : - « J’m’en fiche de la musique, je veux rentrer chez moi faire ma soupe ». 30mn plus tard, la navette arrive enfin, à l’intérieur j’aperçois un homme grenouille avec un masque de plongée et des palmes, il est dégoulinant… je trouve la situation tellement cocasse que je prends la navette, par curiosité… Un femme d’une bonne soixantaine d’années engage la conversation avec l’homme grenouille qui lui répond sans quitter son masque, c’est complètement surréaliste ! - « Je suis venu en ville acheter des appâts, j’en avais plus » dit-il de sa voix nasillarde, le visage entravé par son masque… - « Mais vous plongez où ? ….. ah non, c’est pas bien dans la Dordogne, faut aller en Méditerranée. J’ai été une des premières femme à plonger il y a 50 ans…je connais de bon endroits… » La navette s’arrête, on nous invite à sortir. Sur la berge du fleuve il y a un viticulteur qui propose une dégustation et l’accordéoniste qui joue la java… à ma grande surprise la dame pleine de mauvaise humeur de tout à l’heure est présente avec son amie. Elles sont les premières à pousser la chansonnette après un petit verre de blanc. Elles nous racontent leurs jeunes années, connaissent toutes les chansons par cœur… c’est la bonne ambiance… Quand la navette repart, la dame, qui se disait pourtant si pressée, et son amie ont du mal à se décider à quitter cette guinguette impromptue : - « C’est ça qu’on devrait organiser les soirs d’été, ça nous ferait du bien… et toi Josiane tu habites juste là, tu aurais la fête sous ton balcon… » Est-ce l’effet du vin blanc ou de la nostalgie, ces femmes qu’on aurait prises pour des mégères quelques instants plutôt sont à présent au comble de l’euphorie au point qu’elles en ratent leur arrêt : elles font stopper le bus en urgence un peu plus loin. Dans la journée je me trouve sur d’autre lignes de bus. Il y a très peu de monde, mais soudain une femme rattrape le bus et dans sa course effrénée elle frappe au carreau, le chauffeur s’arrête interloqué, elle monte en catastrophe. Cette femme est visiblement terrorisée. Elle travaillait dans les vignes (elle tient encore son sécateur à la main), elle est d’origine portugaise. A travers ses bribes de phrases et son élocution hasardeuse on comprend qu’elle est en fuite : elle se plaint de son patron qui l’exploite à toutes sortes de tâches ingrates 7 jours sur 7, alors qu’elle est à peine nourrie et hébergée dans des conditions indécentes . Aussitôt les deux hôtesses présentes dans le bus la prennent en charge, tente de la calmer, et surtout de la « désarmer » de son sécateur. Le malaise est poignant. Une jeune fille devant moi en a les larmes aux yeux, elle-même vient de perdre son chien et fait le tour du quartier en bus pour tenter de le retrouver. Les hôtesses lui proposent de diffuser son annonce tout au long du trajet et aussi de faire voir la photo de son chien aux usagers. Un peu plus loin, un jeune homme tente de monter dans le bus avec une dizaine de gros cartons et du petit mobilier… Il est en déménagement… Enfin il vient de se faire mettre à la rue et n’a pas d’autre moyen de locomotion que le bus… là encore les hôtesses lui prêtent mains fortes. Malgré l’expression désemparée du « déménageur » je trouve la situation plutôt cocasse, et d’ailleurs je ne suis pas la seule passagère à sourire. Sur le trajet du retour, un steward et une hôtesse nous font une démonstration de soins de première urgence, c’est à la fois très sérieux et très drôle. Le steward-cobaye est allongé dans le couloir du bus, l’hôtesse tente de le réanimer alors qu’elle est elle-même en équilibre précaire : à genoux et à califourchon sur son cobaye. La situation est vraiment cocasse, l’hôtesse étant victime des secousses et soubresauts du bus qui poursuit son trajet inlassablement. Depuis deux jours les stagiaires invitent les passagers à les retrouver sur la place de l’Hôtel de Ville pour la remise de leurs diplômes et quelques démonstrations de leur savoir-faire. Le samedi 6 mars 2004… C’est mon dernier jour à Libourne, je réponds volontiers à cette invitation. Sur la place publique, un vin d’honneur nous est servit. Je bavarde avec quatre mamies qui étaient présentent à la guinguette la veille, elles me disent : - « On vient voir les décorations des stiouaires, ils nous ont offert le vin blanc hier, on vient les soutenir… ils sont gentils… Et pour une fois qu’il se passe quelque chose dans cette ville… » Sur la place se trouve un bus de la société Libus, il est décoré d’une banderole au nom de l’ENSHOT, en face on nous installe sur des chaises. Nous sommes une bonne centaine de personnes. Quelques-uns d’entre nous sont sollicités et les stagiaires les munissent de petits drapeaux tricolores….pour faire de la figuration… La cérémonie commence, les situations s’enchaînent, le maître de stage demande aux stagiaires d’organiser l’accueil d’un ministre, puis de solutionner le blocage d’un bus par des manifestants (les manifestants sont représentés par des personnes du public), de réagir en cas d’agression par un forcené etc… Les situations sont burlesques et les stagiaires sont des comédiens… ils nous font beaucoup rire… Toutefois le suspens demeure jusqu’au bout. Le maître de stage met les stagiaires sous une pression croissante. La tension atteint son paroxysme quand il propose au public de voter pour déterminer quel sera le perdant, qui sera mis hors compétition…. Je vois autour de moi des personnes qui ont la larme à l’œil, et qui malgré l’énormité de la situation ne voient pas un spectacle, mais prennent sincèrement la défense des hôtesses et des stewards qu’ils sont venus soutenir et qui ont su gagner leur sympathie pendant toute leur semaine de présence à Libourne. Pour certains, le doute plane encore, pour d’autre la question ne se pose même pas, ce sont de « vrais » stagiaires… Deux jours plus tard, le journal local (complice des initiateurs du projet) fera part de la vérité, en dévoilant l’intervention des comédiens d’Opéra Pagaï.