« La «fête techno » : forme contemporaine du bal

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« La «fête techno » : forme contemporaine du bal
« La «fête techno » : forme contemporaine du bal ? », Astrid Fontaine, in Histoires
de bal. Vivre, représenter, recréer le bal, Cité de la Musique, Centre de ressources
musique et danse, 1998, pp239-248
« Simulacre et vertige, les deux instincts ludiques qui ont conduit l’humanité
pendant des millénaires sont aujourd’hui bafoués, réduits à l’objet de
consommation. Pourtant ils continuent de secouer l’imaginaire de l’homme, de
se manifester là où on les attend le moins par des fêtes sauvages, archaïques et
violentes. (…)
La fête traditionnelle est un jeu dont la règle est de dépasser coûte que coûte
toutes les règles admises ou permises, mais la société environnante prend garde
de barrer soigneusement, d’isoler le débordement afin d’éviter la contagion, et
exige symboliquement que tous les masques soient brûlés. Le Conseil des
anciens et le gouvernement moderne remplissent le même rôle : temporiser
l’énergie de leur jeunesse, calmer ou emprisonner les plus sauvages qui sont
souvent les plus créateurs. Mais, à la différence d’aujourd’hui, l’Antiquité et
même le Moyen-Age (dont témoigne l’incroyable tolérance du clergé)
attribuaient au jeu festif une valeur curative et culturelle. Le vertige et les
simulacres dont il s’affuble sont bien des critiques de l’ordre social, mais il en
exprime également l’essence, les potentialités ultimes. La fête juge l’Etat qui
l’autorise ou la censure mieux que le plus perspicace des philosophes. »
J.-M Varenne et Zéno Bianu, L’esprit des jeux, 1990
La techno et les raves sont nées à la fin des années 80, et c’est en
Angleterre que ce phénomène semble prendre sa source. Resté longtemps
marginal, associé au milieu homosexuel et à la consommation d’une drogue
nouvellement apparue sur le marché -l’ecstasy-, ce nouveau type de fête a été
l’objet d’une condamnation morale de la presse et d’une politique répressive plus
ou moins sévère dans de nombreux pays.
La « rave » recouvre des réalités très différentes et les éléments qui la
constituent ne sont pas toujours présents ensemble dans une même fête. La rave
que nous décrivons, fête totale où le jeu et la subversion se confondent, est en
quelque sorte la « rave idéale », modèle, dans laquelle apparaissent les virtualités,
les possibilités, les ébauches collectives d’un nouvel ordre social.
L’enthousiasme suscité par ce nouveau type de fête tient à ce qu’elle rend
possible un véritable «laisser aller ». La musique techno est apparue comme un
environnement sonore propice à l’altération de la conscience, au «voyage ». Les
organisateurs de fêtes, à travers la création d’ambiances ludiques, par leur pratique
du détournement de codes, avaient, au tout début du mouvement, une attitude qui
rappelait celle, plus politique, des situationnistes.
La «culture techno », ou plutôt l’une de ses branches, déjà récupérée, tend
aujourd’hui à se confondre avec la culture dominante. Cette branche qualifiée de
«commerciale » par les ravers eux-mêmes, se manifeste d’une part dans les raves
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payantes, organisées légalement, respectant un certain nombre de consignes de
sécurité, d’autre part à travers les fêtes techno de plus en plus nombreuses dans
les boîtes de nuit converties à cette musique. Ces fêtes ont conservé un aspect
ludique mais renouent avec des attitudes conformistes contraires à l’esprit des
premières raves.
D’un autre côté, la commercialisation de certains événements a induit le
durcissement de la branche «contestataire » du mouvement techno. Associée à un
mode de vie particulier qui réactualise les concepts de « tribus » et d’autonomie,
elle s’exprime dans des fêtes clandestines, sur donation par principe, organisées la
plupart du temps par des travellers.
Dans la « free partie », l’investissement dans la décoration, les lumières, et
dans tout ce qui contribue généralement à créer une ambiance «de fête », est
réduit à sa plus simple expression. La prise de risque, volontaire et valorisée par
les participants, crée un climat de violence latente. Elle prend la forme
d’expériences limites que l’individu s’impose comme pour regagner les pleins
pouvoirs sur sa personne. L’action collective des travellers en France se résume
finalement à l’organisation de nuits décalées qui se ressemblent toutes, sans
ouvrir pour l’instant sur une alternative.
La techno se présente comme un phénomène musical urbain, directement
lié aux nouvelles technologies de composition musicale. Elle a pris son essor dans
le cadre des grands rassemblements dansants que sont les raves1. Peu à peu à
partir de ce noyau, musique contestataire associée à un nouveau type de fête, est
née une sous-culture, organisée autour d’un courant musical novateur, mais aussi
caractérisée par un rapport particulier au monde, un langage, un réseau de
communication, des codes vestimentaires, une esthétique propres et de nouveaux
métiers. Le mouvement techno s’est aujourd’hui divisé en plusieurs courants
véhiculant des imaginaires variés, mais son unité réside dans une conception
commune de la fête. La culture techno est avant tout une culture de la fête.
Il existe en France 3 types de «fête techno » :
• Les soirées techno en club et en discothèque
• Les raves légales et payantes, le plus souvent organisées par des
professionnels de l’organisation d’événements ; les salles sont louées et
inspectées par une commission de sécurité, un service d’ordre est présent à
l’entrée et les organisateurs investissent généralement de l’argent dans la
décoration et les flyers.
• Les raves clandestines et sur donation, organisées la plupart du temps par des
travellers ; elles consistent en l’occupation d’un lieu sans autorisation.
Les informations permettant de se rendre à une rave en France sont
diffusées par plusieurs biais : les organisateurs impriment des flyers que l’on se
procure chez les disquaires spécialisés en musique techno ou sur les lieux des
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On peut évaluer à environ 10 000 le nombre de personnes qui sortent dans les fêtes techno chaque weekend en région parisienne
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soirées ; quelques radios annoncent les fêtes sans en préciser le lieu. Les boîtes
vocales, le Minitel, Internet et surtout le bouche à oreille font partie des moyens
de communication des ravers. Une connaissance minimale du mouvement est
cependant nécessaire pour saisir ces informations.
La majorité des participants arrive entre minuit et deux heures du matin
après un parcours souvent chaotique et, dans l’ensemble, ils ne quittent pas la rave
avant 4 ou 5 heures. Environ la moitié d’entre eux reste jusqu’au matin, quand la
fête ne dure pas plusieurs jours.
Dès qu’ils pénètrent l’espace de la fête, les participants sont projetés dans
une totalité créée par la musique, les lumières, la décoration et la foule des
danseurs.
Que la fête se déroule dans une zone industrielle de la banlieue parisienne
ou dans une clairière en pleine forêt, le lieu doit surprendre, sortir de l’ordinaire ;
il est souvent utilisé à contre-fonction. Les danseurs se l’approprient,
l’envahissent, l’habitent. Il y a rupture du temps et de l’espace, le lieu est investi
par la musique, par les ravers et l’imaginaire qu’ils véhiculent.
Tous les moyens mis en œuvre dans l’organisation d’une rave visent à
conditionner une rupture, une rupture avec le quotidien, avec la réalité ordinaire,
avec ses normes et ses codes de conduite.
Cette rupture est organisée par ceux qui créent l’événement et recherchée
par les participants pour qui la fête n’est réussie que si cette forte rupture existe,
que si le «voyage » est à la mesure de leur attente et de leur imaginaire. Cela ne
fonctionne pas à tous les coups mais on retrouve toujours cette volonté «qu’il se
passe quelque chose ».
Le premier élément qui conditionne cette rupture est d’ordre
psychologique : l’idée de secret, d’interdit, de voyage et d’aventure favorise un
déconditionnement de la pensée. Le moment de la rave, la nuit, en rupture avec le
temps socialement organisé, y est lui-même propice.
La rave implique une idée de démesure, de dépassement physique (par la
danse) et psychique (du fait de l’absorption de psychotropes), de sensations fortes
et ceux qui s’y rendent y vont pour la nuit, sauf si la fête ne comble pas leurs
espérances. La musique et l’utilisation, par un grand nombre de participants, de
psychotropes, fait que, plus que tout autre type de fête, les raves permettent aux
ravers de «partir », de «se lâcher », voir d’atteindre un état étranger aux données
de leur quotidien. Les ravers font l’expérience d’un autre rapport au monde qui
bouleverse leur perception du temps, de l’espace, d’autrui et d’eux-mêmes, de leur
corps et de leur identité
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La rave est souvent vécue comme un voyage. La techno a un fort pouvoir
d’absorption et les ravers sont comme «poussés » à danser. L’individu s’oublie et
devient un corps qui répond à un rythme, à des sons.
La musique des raves est synthétique, elle évolue par cycles qui se
succèdent dans une progression d’ensemble. Ces cycles sont caractérisés par une
accélération du rythme, une accentuation des sons basses, jusqu’à une explosion
du son qui se traduit par un débordement de joie. Après ce moment de paroxysme
de la musique et de la danse, du plaisir, l’intensité diminue, les tensions se
relâchent provisoirement.
Le caractère répétitif et croissant du rythme musical, commun aux
musiques de transe, inonde les sens des danseurs qui déploient souvent, aidés par
l’absorption de psychotropes, un effort physique extra-ordinaire. La techno
entretient une transe légère chez les ravers, une transe « sauvage », non instituée.
La répétition provoque une légère hypnose et une perte de la notion du temps, elle
empêche les mouvements des danseurs de se relâcher et les maintient dans un état
de tension.
Les substances psychotropes consommées, ecstasy, LSD, cannabis
essentiellement, ont pour première fonction d’intensifier la perception musicale,
de provoquer de façon certaine ou d’accentuer la rupture recherchée par les ravers
entre le quotidien et le temps de la fête.
De la même façon que, dans les rituels traditionnels de transe, les
musiciens ont pour rôle d’encadrer et de conduire les transes, les ravers attendent
des DJ qu’ils s’organisent suffisamment pour que la musique évolue selon un
«parcours », avec un crescendo, une phase de paroxysme et des morceaux plus
calmes au matin.
Au cœur de la fête, les danseurs semblent dépendants de la techno comme
on peut l'être d'une drogue et l'interruption accidentelle du son peut provoquer des
malaises chez les ravers les plus en phase avec la musique.
On vient d’abord en rave pour la musique et pour danser. La danse et la
musique sont indissociables. Les ravers dansent jusqu’à un épuisement musculaire
et une désorientation spatiale extrêmes. Leur corps entier est engagé dans cette
pratique violente et fortement consommatrice d’énergie. La danse, à la longue,
entraîne des troubles de l’équilibre et des modifications de l’état du danseur au
niveau psychologique et physiologique.
Danser, c’est «traduire » la musique, l’inscrire dans l’espace à travers une
modification incessante des rapports des différentes parties du corps entre elles.
La danse en rave est l’expression de l’enthousiasme, du laisser aller. Le plus
souvent abstraite, elle exprime un défoulement manifeste des danseurs, sans
aucune recherche esthétique.
« Moi je danse dans tous les sens, je n’ai aucun axe de repère, une fois que j’ai
capté mon univers, je cherche à tout désynchroniser, c’est-à-dire à obtenir de chaque
partie de mon corps que je ressens un mouvement différent sur l’ensemble, à des vitesses
différentes et alors je pars dans tous les sens, la tête et les bras, le corps et les hanches et
les chevilles et les pieds, tout vole, quoi. »
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La danse est pour les ravers un moyen de s’exprimer totalement,
d’extérioriser en une nuit toutes les tensions accumulées. Cette pratique permet de
développer une conscience et une harmonie corporelles. Pour ceux qui manquent
d’assurance ou d’énergie, elle peut favoriser l’acquisition d’une confiance en soi
et d’un sentiment général de bien-être. Les ravers témoignent d’une régénération,
d’un réconfort apportés par ces moments de fête intenses. L’expérience de la rave
apparaît, entre autres choses, comme l’occasion de redécouvrir son propre corps
actif et sensible.
La danse est un jeu collectif. Peu codifiée, elle est l’expression d’un
enthousiasme enfantin associé au vertige du risque, et peut paraître absurde pour
le spectateur égaré. On assiste à une expression pulsionnelle des corps :
mouvements rythmés de la tête et des jambes, plus ou moins saccadés, plus ou
moins violents, sautillements, gestes amples, ondulations des bras, sourires,
mimes, visages perdus dans un ailleurs ou regards fixés sur un autre danseur.
Certains répètent inlassablement le même geste, d’autres courent, sautent,
évoluent perpétuellement, occupant tout l’espace. Les gesticulations,
apparemment insensées, de certains danseurs particulièrement «partis » effraient
parfois les participants eux-mêmes.
Bien qu’individuelle, la danse naît du groupe, les mouvements se répétant
d’un danseur à l’autre. Cette pratique du mime entre les danseurs, avec le temps, a
donné naissance à des conduites et à des façons de danser identifiables. L’univers
du discours est remplacé par celui des vibrations et de la danse. Le corps devient
le moyen d’expression privilégié de l’être car il permet une communication
directe, spontanée, parce qu’il matérialise ce que les sens éprouvent sans passer
par les intermédiaires que sont la pensée puis le langage. La danse est donc la
condition de la communication entre les ravers ; elle établit une nouvelle forme de
sociabilité qui repose sur un accord tacite minimum autour du plaisir de la danse,
évitant les sources de conflits inhérentes à un véritable dialogue. La danse crée
une sphère de communication non-verbale. En rave, puisque tous les codes
verbaux et les règles implicites d’échanges sont abolis, les relations
interpersonnelles apparaissent plus directes et plus sincères qu’à l’ordinaire.
La prise d’acide ou d’ecstasy perturbe la façon dont les individus pensent
le monde et se pensent dans le monde. L’ecstasy, contrairement au LSD, n’est pas
un hallucinogène. La sensation de bien-être et de plaisir physique motive sa prise.
L’ecstasy a pour réputation de faciliter la communication et la compréhension de
l’autre, fait préférer la compagnie à l’isolement et est donc plus adapté à une
expérience collective. Les émotions envers les personnes aimées sont intensifiées.
L’effet « empathie » qui caractérise ce psychotrope, contribue à faire naître chez
les ravers un sentiment d’unité. Les personnes sous ecstasy disent fonctionner sur
un mode plus intuitif, comprendre ce que les autres ressentent sans avoir à leur
parler, être plus réceptifs qu’à l’accoutumée.
Beaucoup d’expériences ont en commun de mener à des états dans
lesquels les ravers se sentent libérés du regard de l’autre et du regard qu’ils
portent habituellement sur eux-mêmes. Une partie d’entre eux ont l’impression
d’accéder à un état impersonnel et totalisant.
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Le corps parvient à exprimer des pulsions, des instincts, ce qui est de plus
naturel en nous, le plus brut. C’est à travers lui que parviennent les sensations les
plus fortes, et l’émotion d’une perception nouvelle.
La danse apparaît comme un moyen d’accéder à un plaisir et à une
expérience à la fois individuelle et collective. Les ravers partagent des sensations,
des émotions, du plaisir à travers la danse.
C’est la rencontre, et non le couple, qui constitue l’idéal recherché dans
cette forme de danse. Les rapports de séduction se jouent sur un mode plus
sensuel que sexuel. De temps en temps, deux personnes se rapprochent et
échangent quelque chose par la danse, par le geste. Elles se touchent, s’enlacent
quelque fois, mais échappent rarement au rythme inhérent au groupe dans son
ensemble.
La rave dans son essence est rupture, jeu, transcendance. En rupture avec
le quotidien, la rave concentre les aspirations des ravers à vivre «autre chose » :
« La fête, en tant qu’acte accompli pour lui-même, (elle) nous procure de brèves
vacances hors du train-train quotidien, une rupture sans laquelle la vie serait
insupportable. » (H. Cox, La fête des fous, 1976). La fête est une fin en ellemême, elle implique un renoncement, «une aptitude à se soustraire aux travaux et
aux besognes quotidiennes, la capacité de se détacher des fins uniquement
matérielles, l’empressement à savourer une expérience en fonction d’elle-même. »
(H.Cox, La fête des fous, 1976). « Il s’agit toujours d’abolir passagèrement l’ordre
habituel, de se vouer à un dérèglement corporel, quelquefois orgastique, danser,
entrer en catalepsie, perdre conscience, atteindre un paroxysme total qui abolisse
l’état normal des perceptions, percute le monde. » (Varenne et Bianu, L’Esprit des
jeux, 1990)
Cette rupture, pour être complète, est toujours liée à une subversion
de la règle, à la transgression de l’ordre social et des interdits. C’est sur ce
point en particulier que la fête, et donc les raves, semble se distinguer du
bal, même si celui-ci a pu parfois prendre des formes clandestines. Alors
que le bal désigne à la fois une réunion dansante et l’établissement où l’on
danse, la «rave idéale » existe dans des lieux détournés de leur fonction. Il
s’agit bien, pour ces deux pratiques festives, d’une procédure de
mobilisation, d’un rassemblement de personnes venues pour danser et pour
se distraire ; mais si le bal, activité et lieu institués, participe de l’intégration
sociale, la rave extrait ses danseurs des structures et des règles imposées par
la société. Toujours situées aux limites des interdits de chaque époque
quand elles ne les transgressent pas franchement, ces pratiques, malgré les
tentatives de contrôle moral, financier ou politique, restent potentiellement
subversives.
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