Soledad se plaisait assez chez ses parents

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Soledad se plaisait assez chez ses parents
Soledad se plaisait assez chez ses parents adoptifs. Même s’il
demeurait triste et distant, il goûtait les bienfaits d’une intimité affectueuse. Surtout après toutes ses années de pensionnat
(il n’avait rien connu d’autre) où il avait dû se replier sur luimême pour se protéger de la promiscuité. Il ne s’était pas entièrement débarrassé de cette habitude, maintenant qu’il n’avait
plus à se prémunir des tracasseries stupides, continuelles des
occupants d’internat. La maison d’Anne-Laure et Guy qui
l’avaient adopté n’était pas très grande mais c’était leur seul
enfant et il y demeurait tranquille. Dans le jardin, Guy lui avait
construit une cahute en rondins de bois où le garçon passait
des heures. Avec son air maussade, ses lèvres fines portées par
une mâchoire imposante, ses yeux si noirs brillant du fond
d’orbites profondes, son mutisme obstiné, son corps malingre,
il ne constituait pas le joli chérubin des fantasmes. C’était sans
doute pour les raisons inverses que les D. furent émus devant
lui. Dans la première maison d’enfants où il vécut, on lui donna
ce surnom incongru de Soledad. Par la suite, quand ils l’adoptèrent, Guy et Anne-Laure D. tentèrent de lui restituer son
prénom d’origine, celui que l’administration lui avait donné,
correspondant à son sexe. Mais le petit enfant, alors âgé de
sept ans, ne l’avait pas accepté, ne répondant jamais et entrant
même dans d’affreuses crises d’angoisse lorsqu’on l’appelait
ainsi. Soucieux de ne pas le perturber davantage — prévenus
par les psychologues qu’il pouvait traverser des moments très
violents — ils s’en étaient tenus au nom de Soledad. À dix ans,
il ne connaissait toujours pas l’identité de ses parents naturels
et sans doute, ne la connaîtrait-il jamais. C’était, étrangement,
une question qu’il ne se posait pas. Tout ce qu’il savait de
l’histoire de ses origines se résumait à ses date et lieu de naissance. Cela, il y pensait souvent, essayant d’imaginer de toutes
ses forces cet instant fatal, de rendre la plus vivante possible
une nuit du Nord, glacée… un vingt-neuf février. Il vécut en
Picardie jusqu’à l’âge de sept ans, jusqu’au moment où les D.
l’adoptèrent, l’emmenant vivre chez eux, dans un hameau près
de Dieppe. Tous les trois ou quatre mois, ils le conduisaient
à Paris visiter divers musées et expositions, eux qui n’avaient
jamais fréquenté ce type d’endroit. Car ils se rendirent compte
très tôt que leur enfant était habité par une curiosité exceptionnelle s’exerçant sur toute chose et une capacité formidable
à emmagasiner et utiliser les informations. C’était pour eux
une grande joie et source de fierté, eux qui par ailleurs étaient
modestes en tout. Le père, Guy, travaillait au port. Machiniste
dans les soutes des bateaux, grand et costaud, cheveux ras et
bras tatoués, il avait tout l’aspect d’un marin. Homme droit et
équilibré, il était plein d’une affection admirative et maladroite
pour le solitaire Soledad. Anne-Laure, femme douce et attentive, s’occupait de ses fleurs et de son jardin potager. Une fois
par semaine, elle se rendait au marché du village voisin pour
vendre ses poireaux, ses haricots et ses pommes de terre biologiques. L’éducation de l’enfant abandonné, dans la pratique,
ne leur posait pas de graves problèmes. Brillant à l’école, assez
docile envers eux, il s’offrait en apparence comme un enfant
de rêve. Mais cela ne voulait pas dire qu’ils ne se tracassaient
pas à son sujet ; car malgré son extérieur souriant et léger, ils
décelaient chez lui une nature complexe qu’ils ne savaient pas
saisir. Concrètement, elle se révélait sous trois aspects ; le sentiment trop respectueux pour être sincère qu’il manifestait à leur
égard, son absence totale d’amis et ses horaires de jeux complètement farfelus. Il leur fallait positivement l’arracher tous les
soirs du cabanon où il s’enfermait dès la sortie de l’école et
souvent même, il leur arrivait de l’y surprendre en pleine nuit,
penché sur ses encyclopédies de faune et de flore marines et
sur le microscope que son oncle, frère d’Anne-Laure, venait de
lui offrir pour ses dix ans. Pour se rapprocher plus intimement
de lui et le sortir un peu de sa cahute, le père avait essayé de
l’intéresser aux machines, à la mécanique. Lorsqu’il ne réparait
pas ou ne nettoyait pas les moteurs des bateaux, Guy passait son
temps à réparer, démonter, remonter tous les moteurs qui lui
tombaient sous la main. Soledad l’avait suivi dans cette activité
une ou deux fois mais devant la figure encore plus triste de l’enfant à ces moments-là, Guy l’avait laissé tranquille. Cependant,
toute autre était son attitude vis-à-vis de l’électricité. Sans y être
poussé par personne, il se mit à jouer assez tôt avec les câbles,
les prises, les branchements… Quand il n’était pas très sûr de
lui, il allait se renseigner auprès de l’électricien du village. Les
travaux d’électricité de la maison lui furent bientôt confiés,
même si parfois, lors d’expériences mystérieuses pratiquées dans
sa cahute, les fusibles de toutes les chambres sautaient. Ces jeux
imprimaient en lui une certaine logique, l’amour des machines
futures, complexes et obsédantes pour le nouveau siècle. Il y
avait encore une autre différence par rapport aux autres enfants :
Soledad détestait la télévision et ne la regardait jamais, sauf
pour suivre les matches de boxe, sport qu’il ne pratiquait pas
lui-même, n’aimant pas l’exercice en général, hormis la nage qui
convenait bien à sa nature solitaire et à son attachement viscéral
à l’océan. Plus tard, quand des journalistes curieux de son passé
d’homme violent lui demandaient où il avait appris à se battre,
« dans la meilleure salle qui soit, répondait-il en soulevant ses
babines, ce qui chez lui correspondait à un sourire, dans la
rue, dans la faim et le froid. » Anne-Laure toutefois avait un
petit peu plus de chance que son mari dans ses tentatives pour
séduire le garçon. Un jour, il devait approcher de ses huit ans,
alors que, de la lucarne de sa bicoque, il la regardait distraitement ramasser des pommes de terre, elle lui lança juste un petit
sourire avant de vite se remettre au travail. Soledad était sorti en
courant et sans un mot, elle lui avait montré à partir de ce jour
comment bêcher, biner, planter, arroser, ramasser et cueillir les
fruits et les légumes, tâches que maintenant Soledad accomplissait très bien. La mère d’adoption et l’enfant communiquaient
ainsi sans une parole et si cela ne représentait pas grand chose
aux yeux des autres, c’était pour tous les deux une source de
joie. Cette activité rustique partagée avec elle et la nage dans
l’océan donnaient au garçon la majeure part de sensualité et
d’affection.
Il avait dix ans, cinq mois, deux jours, en un dimanche d’août
orageux et pénible. Après un bon repas dominical, Guy faisait
la sieste. Anne-Laure cueillait des roses au fond du jardin.
Soledad, accoudé à la lucarne du cabanon, la contemplait sans
un mot. Sans le regarder, le nez enfoui au cœur d’une délicate
rose blanche, Anne-Laure lui demanda :
— Qu’est-ce que tu veux faire plus tard… quand tu seras
grand ? Ingénieur agronome… ou en génie électrique ?
(Question banale mais qui trouvait un écho intime et prodigieux chez lui ; le grand tracas qui taraudait sans relâche le
garçon étant : GRANDIR ! GRANDIR !)
— Je veux faire de la plongée sous-marine pour tout savoir
sur les poissons et sur les abysses marins, déclara-t-il tout à trac,
surpris lui-même d’avoir répondu si spontanément.
Émue, Anne-Laure s’approcha doucement de la lucarne et,
avec la rose, lui caressa tendrement la joue. La nuit même,
Soledad connut sa première crise d’asthme, qui lui fit garder le
lit, épuisé et vidé, pendant quinze jours, crise qui fut suivie par
de nombreuses autres. La plongée sous-marine lui fut interdite.
Mais qu’allait donc faire Soledad ?
La maladie modifia beaucoup sa vie, en le tenant pendant
quelques années dans un isolement quasi exclusif. Il y avait
d’abord la crise elle-même suivie d’un état de grand affaiblissement, où l’enfant, cloîtré dans sa chambre, amaigri et les
yeux cernés de mauve tentait tant bien que mal de reprendre
des forces, avec ce sentiment, toujours, de refaire surface, de
revenir avec bonheur à la vie. Il n’alla plus que de loin en loin à
l’école. Ses sorties se cantonnaient au jardin potager et à l’océan
où il continuait à se baigner souvent mais sans plus jamais faire
de plongée. Assez vite ses parents espacèrent les excursions à
Paris pour finir par les supprimer tout à fait car cela le mettait
dans de trop fâcheuses dispositions. Soit par fatigue du voyage,
soit par une trop forte stimulation, il en rapportait invariablement des crises encore plus éprouvantes que d’habitude. Ce fut
ainsi que, tenu à l’écart des maîtres qui auraient pu l’influencer,
des camarades avec qui partager illusions ou enthousiasmes et
des toutes dernières nouveautés qui s’accélérèrent ces derniers
mois et qui ne parvenaient pas dans les endroits reculés comme
le sien, Soledad en était venu à penser par lui-même. Et très
tôt il tira de son état le premier enseignement. « Pourquoi mes
parents m’emmènent tout le temps chez les docteurs qui m’ennuient avec leurs piqûres ? Je respire et ça me fatigue. C’est bien
normal. Puisque c’est par la respiration que nous tenons en vie,
c’est bien naturel que cela pompe pas mal d’énergie. Je ne suis
pas malade, je suis vivant. Quand on a mal au ventre ou à la tête
c’est parce qu’on a trop fait fonctionner son ventre ou sa tête, c’est
parce qu’on a vécu très fort. Il suffit de le comprendre. On n’est
pas malade, on est vivant. » Et Soledad, des nuits durant, assis
sur son lit derrière une pile d’oreillers, car la position allongée le
faisait étouffer complètement, inspirant et expirant avec beaucoup de lenteur, de difficulté et de bruit, se laissait immerger
par ce rythme douloureux qui lui était imposé. Il regardait avec
tristesse la sollicitude anxieuse de ses parents. Mais un autre
bienfait que lui apporta son asthme fut son rapprochement avec
Anne-Laure. Lorsqu’il ne pouvait pas dormir, elle s’asseyait
près de lui et lui racontait toutes les histoires qu’elle tenait de
sa grand-mère. Des histoires cruelles et fabuleuses, d’ânes qui
chient de l’or et des diamants, de squelettes dressés avec leur
faux et de revenants… Ainsi, avec une plongée dans l’imaginaire des origines, enfermé dans sa chambre en compagnie
d’une Anne-Laure qui se vieillissait de soucis pour lui, Soledad
parvenait à l’adolescence. Le vingt-neuf février de ses quinze
ans, année bissextile, il venait de sortir d’une crise particulièrement dure. Et il sentait le besoin de fêter ce jour dignement car
en outre, ce n’était pas si souvent que son anniversaire correspondait au calendrier. Il n’avait toujours pas d’amis. Pourtant,
à l’école, malgré sa laideur, son aura était grande ; non seulement à cause de ses nombreuses absences, mais surtout par son
comportement qui était devenu fier et insolent. Il n’écoutait
pas en cours et commençait à répondre un peu vertement à ses
professeurs.
En ce vingt-neuf février, bien qu’il fût suffisamment en
forme pour retourner à l’école, il décida d’aller tout seul à Paris.
Cela faisait plus de quatre ans qu’il ne s’y était pas rendu. Son
excitation était grande. Il se réjouissait à l’idée de revoir la cité
des rêves de son enfance, encore si fraîche dans sa mémoire.
Il se demandait à quel point il la trouverait changée. Car il
avait eu vent, malgré son isolement, de l’existence de découvertes incroyables… Et sa curiosité avide d’adolescent, d’un
presqu’ homme, s’en trouvait exacerbée. Il partit d’abord à pied
pour s’éloigner du village puis, à l’embranchement de l’autoroute, il tendit le pouce en l’air, se demandant combien d’heures
pénibles il aurait à attendre. Dix minutes plus tard, une petite
auto blanche et crasseuse, toute mal fichue, s’arrêta sur le bascôté. L’automobiliste, une jeune fille à peine plus âgée que
Soledad, lui sourit en baissant la vitre. Avec ma gueule, elle va
s’enfuir, pensa-t-il. Car en grandissant, son physique avait considérablement évolué. Sa mâchoire était plus féroce qu’avant, ses
arcades sourcilières plus proéminentes et son corps, chétif mais
bien charpenté ne promettait lui non plus rien de bon. La jeune
fille, à qui il trouvait un visage avenant malgré ses cheveux
platine coupés aussi ras que ceux de son père et ses yeux amplement fardés de brun, le fit monter. Dans le village, aucune fille
n’avait cette allure et il avait envie de la regarder tout le temps,
mais il essayait de le faire le moins possible pour ne pas l’effaroucher. De drôles de refrains s’échappaient de l’autoradio,
assez rugueux et criards. La jeune fille sourit et démarra. La
voiture minable se mit à pétarader.
— Tu en veux une ? demanda-t-elle en lui tendant son paquet
de cigarettes.
Heu… je… ne fume pas, faillit-il ajouter. Mais il regarda
le profil étonnant de la conductrice, le changeant tellement
du genre de faciès auxquels il avait eu affaire jusque-là, qu’il
soupira, prit une cigarette, en priant pour ne pas s’étouffer.
Et tout de suite, lui qui avait été taciturne depuis les quinze
si longues années qui le séparaient de sa naissance, il entra
avec cette fille dans une conversation passionnante, tellement
passionnante qu’il ne se rendit compte qu’après coup qu’il avait
fumé cinq cigarettes sans tomber dans une crise, alors que cela
lui avait été formellement interdit. Son accent du Nord amusait
beaucoup la conductrice qui, ne le comprenant pas bien, lui
faisait répéter en riant à peu près chacune de ses phrases. Ce
dialogue captivait Soledad, même si c’était elle qui parlait principalement. Elle lui racontait sa vie, sa vie seulement de ces
dernières semaines. Elle évoquait les nouvelles musiques entendues, les choses qu’elle venait de voir, mentionnant parfois les
villes de Détroit et de Chicago, lui assénant des noms inconnus
comme boîte à rythmes, switch ou sampler, brassant devant lui des
notions qu’il ne comprenait pas ; ce qui ne l’empêcha pas de les
aimer instantanément. Les quelques heures du trajet passèrent
très vite. La nuit était déjà tombée depuis plus d’une heure
lorsque, quittant l’autoroute, ils s’engagèrent sur le boulevard
périphérique. Les flots continus des voitures circulant dans tous
les sens, les lumières étincelantes des phares, l’éclairage urbain
et les énormes néons publicitaires lui faisaient cligner des yeux,
non de gêne mais de bonheur. Cela se mariait si bien aux choses
que Fauvette, sa conductrice, était en train de lui raconter ! Là
sera ma vie, se dit solennellement Soledad. Fauvette conduisait
maintenant avec adresse dans Paris, incroyablement encombré.
— Je te dépose quelque part ? demanda-t-elle après avoir
insulté un piéton qui avait essayé de traverser la rue devant eux.
— Ne t’inquiète pas pour moi, répondit Soledad. Tu n’as qu’à
me laisser là où tu t’arrêteras.
Il vit Fauvette sourire. Elle alluma une cigarette en sifflotant. Elle prit quelques petites rues très animées et tortueuses,
fit plusieurs fois le tour du pâté de maisons et trouva enfin où
garer l’auto. Soledad extirpa son corps qui s’était beaucoup
allongé durant ces cinq dernières années le plus souvent passées
au lit, étira ses jambes. Et, tout rêveur, il s’immobilisa sur le
trottoir de cette charmante rue piétonne où déambulaient des
gens ayant la même tournure que Fauvette, à son vif étonnement. Lui, avec son pull banal, son pantalon de velours et son
blouson de garçonnet, tout cela de couleur terne, son visage des
temps si reculés et son corps maladroit, se sentit singulièrement
déplacé. Pourtant, comme il trouvait tout cela joli ! Il ne cessait
de répéter en lui-même, comme envoûté : Là sera ma vie… Là
sera ma vie…
— Hé ! je te parle, lui cria Fauvette dans l’oreille.
Elle était venue le rejoindre sur le trottoir.
— Excuse-moi, balbutia Soledad. Je ne sais pas à quoi je
pensais. Je ne t’avais pas entendue.
— Ben toi alors ! Je t’invite à monter chez moi. Ça te dit ?
Les yeux de Fauvette brillaient. Elle avait un drôle d’aspect
avec ses cheveux et son maquillage agressifs qui lui donnaient
pourtant, trouvait Soledad, un caractère attirant et sympathique. Que tout cela est bizarre, pensa-t-il. Enfin, en voilà une
au moins que je n’effraye pas et qui ne me fuit pas, pas comme
à l’école ! Et je ne sais même pas où aller ni quoi faire. Le Jardin
des Plantes doit être fermé à l’heure qu’il est…
— Juste cinq minutes alors, répondit-il en redressant le torse.
Car après, j’ai un rendez-vous.
— Comme tu voudras, dit Fauvette qui, le prenant par le bras
le conduisit à l’intérieur d’un vieil immeuble.
Elle le fit grimper jusqu’au cinquième étage où se trouvait
sa chambre de bonne. La pièce, toute en fatras et en saleté, lui
parut fantastique. Les murs étaient peints dans un bleu criard.
Presque pas de meubles mais des monceaux de vêtements qui
s’empilaient un peu partout si bien qu’on ne savait pas où poser
les pieds. Rien à voir avec la hutte studieuse de Soledad.
— J’ai juste un petit quelque chose à terminer, dit Fauvette
en se débarrassant de sa veste en mouton doré. Si tu as soif, tu
n’as qu’à te servir.
Elle portait une robe rose bonbon, minuscule, qui semblait
encore plus petite que le chandail de Soledad et des bas opaques
rose bonbon. Soledad sentit une torsion délicieuse lui vriller le
sexe et le cœur. Elle garda ses bottines à lacets mauve pour se
jeter à plat ventre sur le lit surmonté d’un baldaquin de voiles
noirs. Les draps étaient noirs également. Elle jura en jetant
l’oreiller par terre pour dégager ce qu’il y avait dessous. Et ce
fut là que Soledad pour la première fois de sa vie, put voir …
la Chose. Jamais il n’oublierait les circonstances ni son émotion
d’alors, comme il le confiera plus tard à ses quelques futurs
amis intimes et que dès lors il relata ainsi dans son journal :
« Voici comment la Chose se présenta à moi : un aquarium où
évoluaient toutes sortes d’animalcules, d’étranges créatures
qui défilaient et s’entrecroisaient sans cesse dans cet espace
restreint, si petit mais qui, en fait, n’avait pas de fond. Aquarium
d’où partait un cordon le reliant à un clavier, comme ceux, vous
savez, des anciennes machines à écrire. » La vrille dans le cœur
et le sexe de Soledad envoyait maintenant à son cerveau des
messages agréables, des promesses de tourbillons liquides qui
ne lui feraient pas de mal, de plongées non pas dans l’eau, trop
dangereuse pour lui, mais dans… dans quoi ? Voyons, à quoi
pourrait-on comparer cela ? s’interrogeait-il, ébloui.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, impatient de curiosité.
— Oh ! ne te moque pas s’il te plaît ! répliqua Fauvette d’un
ton froid. Je n’ai pas le dernier modèle, MOÂ ! Je ne suis pas
riche, MOÂ ! Mais si tu y tiens, si tu veux m’offrir un MT 7, je
suis preneuse !
Mais il ne se moquait pas… Elle commença à taper sur le
clavier. Des courbes et des dessins en mouvement suivaient
toutes ses manipulations. Fasciné, émerveillé, heureux, avec
l’impression qu’il venait enfin de naître, Soledad se mit à bander
comme un fou. Il s’assit sur le rebord du lit. Il respirait fort et
Fauvette le regardait de temps en temps à la dérobée, un petit
sourire au coin des lèvres.
— Je n’en ai plus pour très longtemps, déclara-t-elle. Mais tu
es pressé. On peut se voir une autre fois, si tu veux…
— Oh ! Pas de problème, lâcha Soledad nonchalamment. Tu
sais, mes rendez-vous, depuis le temps, ils savent attendre.
Elle ne sembla pas surprise. De toute façon, elle était retournée
à son engin et ne l’écoutait plus. Lui, il aurait aimé que cela durât
sans fin ! Toutes ses pensées et ses sensations se coordonnaient
harmonieusement pour la première fois. On appuie et la vie vous
répond, et la vie est là, se dit-il. Que demander de plus ? Il rêvassait ainsi, incapable de savoir depuis quand, lorsque tout à coup
il sentit quelque chose le toucher ; c’était le regard de Fauvette,
allongée à présent sur le dos, la tête tournée vers lui. Elle devait
avoir terminé son travail pour le moment mais l’engin fabuleux
restait à sa place, à la tête du lit. Soledad, qui commençait à
être sérieusement gêné, regardait dans le vide… Elle lui caressa
le bras mais il n’eut aucune réaction. Alors, elle le tira doucement par la manche, il se laissa aller et elle l’entraîna, allongé
tout contre elle sur le lit. De sa vie, Soledad ne s’était jamais
trouvé aussi physiquement près de quelqu’un. Anne-Laure
était prévenante et affectueuse mais, depuis le début, quelque
chose de farouche et d’implacable tout au fond du bambin avait
empêché quiconque même sa mère — sauf l’océan auquel son
corps se mêlait — de se rapprocher tout près de lui. Une bosse
affreuse déformait son pantalon et il se demandait avec le plus
grand embarras si Fauvette allait s’en apercevoir. Elle devait le
trouver ridicule, c’était évident. Fauvette, un petit sourire sur
les lèvres, se caressait les seins. Puis, voyant qu’il n’y connaissait
vraiment rien à rien, elle s’assit sur le lit d’un bond, ce qui le
fit sursauter et lui fit mal au bas-ventre et, se penchant sur lui,
posa sa bouche avec douceur sur la sienne. Depuis qu’il était
monté dans sa voiture, en début d’après-midi, elle se demandait quel effet cela ferait d’embrasser cette bouche si saillante !
Les lèvres de Soledad qui gardait la bouche fermée, fines mais
onctueuses, l’émurent aussitôt profondément. Elle comprit tout
de suite qu’il n’avait jamais embrassé. Elle avait dix-huit ans et
il lui avait dit en avoir quinze, d’accord, mais tout de même elle
trouvait cela étonnant ! Pourtant cela contribuait à sa première
impression de lui, un homme sauvage des bois, un nouveau-né
innocent dans un beau grand corps de mâle… le rêve à l’état
pur, quoi ! Elle mouilla encore un peu plus sa culotte et, avec
sa langue, écarta les lèvres de Soledad qui apprit très vite grâce
à elle comment embrasser. Et au bout de quelques instants, il
faisait même cela très bien ; Fauvette en avait presque le vertige,
ne se doutant pas que le cœur de Soledad cognait très fort dans
sa poitrine, de peur de s’étouffer.
Elle le déshabilla avec tendresse. Quelle importance s’il
était si mal fagoté et s’il avait un accent ridicule ? Il n’y avait
personne pour l es voir. Elle, en revanche, elle était enchantée
de ce qu’elle voyait. Elle le garderait pour des rendez-vous très
intimes et ne le prendrait jamais comme compagnon pour les
sorties et les fêtes. Où était le problème ? Elle contemplait avec
ravissement son corps maigre mais voluptueux avec des poils
ça et là qui commençaient à lui couvrir le torse. Et, en apercevant son sexe, elle faillit s’exclamer de joie. C’était le phallus de
ses rêves, vingt centimètres au moins de long, large et plein,
avec un gland fuselé, comme prêt à l’envol. Elle se mit nue à
son tour et Soledad rouvrit les yeux. Nue, il avait l’impression
qu’il s’agissait d’une autre femme, à la fois plus enfantine, sans
son accoutrement tapageur qui lui en imposait, mais aussi plus
grande, avec ce corps tout en courbes et en vallées mystérieuses.
Le maquillage de Fauvette avait un peu coulé et elle semblait
si ardente mais si abandonnée en même temps qu’un poids
immense s’abattit sur les épaules de Soledad. Il la sentait déjà,
toute fragile et puissante, s’enrouler autour de lui comme pour
le dévorer. Elle avait de petits seins menus, avec d’intrigantes
pointes brunes qu’il avait envie de mordre. Et les tourbillons
dans son sexe se firent plus rapides et plus obsédants. Soudain,
Fauvette s’assit sur lui à califourchon ; elle souriait, riait presque
et l’enfourcha. Dès que le sexe vierge de Soledad s’enfila d’un
coup bref et net dans le fourreau, Fauvette, penchée vers l’arrière et mains sur les hanches, commença à se balancer sur lui.
Il ne voyait plus son visage mais son long cou qu’une flèche
verticale — ombre de l’abat-jour — traversait de part en part. Je
suis en elle, se disait-il. Mais comment tout cela est-il possible ?
Bien sûr Soledad, par les livres et l’observation des animaux à
la campagne, n’ignorait rien de l’union sexuelle. Mais du savoir
au vivre, soudain, il lui apparut qu’il y avait un monde ! En
effet, qu’à cet instant-là, ce fût lui, lui en elle précisément, voilà
une expérience qui le dépassait. Comme je suis entré en elle
facilement… et bon sang ! comme c’est doux et chaud ! Tandis
que Fauvette s’agitait sur lui de plus en plus vite, elle gémissait
et son cou se crispait. Je dois sûrement lui faire mal, pensait
Soledad. Mais pourquoi geignait-elle autant ? Oh ! mon Dieu !
J’espère qu’elle ne souffre pas trop, sinon elle ne voudra plus de
moi. Et qui me désirera de nouveau, moi qui suis si laid ? Elle a
mal, c’est sûr. Pourtant, le fourreau épousait douillettement son
sexe, qui ne s’y sentait pas du tout serré. Comment une si petite
fente, si petite par rapport à ma grosse queue, peut-elle toute la
contenir, et moi avec dedans ? Soledad, émerveillé, constata que
le sexe des femmes est comme l’aquarium qu’il venait de voir,
petit mais sans fond. Il sentait son organe bouger comme un
gros animal, palpiter, indépendant. C’est vivant, c’est moi et ce
n’est pas moi, c’est merveilleux, se dit-il. C’est encore mieux que
l’odeur d’Anne-Laure lorsqu’elle me dit les contes à la maison.
Mais tout à coup, Fauvette poussa des gémissements affreux
qui ébranlèrent Soledad. Elle souffrait, c’était sûr, mais qu’estce qu’elle était belle comme ça ! Puis elle cria vraiment très fort
et Soledad sentit se refermer sur sa verge l’emprise gainante de
son fourreau, comme pour l’engloutir, et il éjacula, silencieux,
le regard vague. Ses bras battant l’air effleurèrent quelques
touches sur la machine. Et l’écran afficha : i++ #ER404. Ce fut
aussi à partir de ce jour qu’il se mit à fumer, ce qui le guérit à
peu près définitivement de l’asthme.