la face cachée de la mondialisation
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la face cachée de la mondialisation
IAE Nancy 2 - CAAE EAD Environnement économique et social - A. PEDON Economies informelles et criminelles : la face cachée de la mondialisation Philippe ENGELHARD, Professeur de Sciences économiques à l'Université du Maine Texte de la 123e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 2 mai 2000. in Y. MICHAUD (dir), Université de tous les savoirs, Vol. 3, Qu'est-ce que la société ? Editions O. Jacob, Paris, 2000, pp.386-393 (extraits) La vraie mondialisation est celle de la pauvreté La "modernité" n'est pas la chose la mieux partagée sur la planète. L'espérance de vie est de près de quatre-vingts ans dans les pays "riches", de quarante dans les pays les plus pauvres. Les statistiques ont quelque chose de réducteur, mais dans leur brutalité, elles nous questionnent : pourquoi une telle inégalité devant la vie, la maladie et la mort ? Cette question ne peut que rebondir : la "modernité" ,ou une variante de la "modernité", était-elle pensable dans d'autres régions du monde ? Est-elle encore possible aujourd'hui ? Reste d'abord à savoir ce que j'entends par "économie et société modernes". Une économie "moderne" se caractérise par un marché diversifié et intégré, par une technologie adaptée aux problèmes de production qu'elle doit résoudre ainsi que par un niveau de productivité tel que la grande majorité de la population peut assurer convenablement la satisfaction de ses besoins privés et collectifs. Cette économie se définit par une certaine "normalisation" de ses procès technologiques, de ses procédures de gestion, de financement, de recherche, d'innovation et de planification. Elle s'épanouit dans des environnements étatiques, politiques et juridiques capables de générer suffisamment de sécurité, de libertés individuelles et collectives, d'éducation et de commodités en termes de services et d'infrastructures publiques. La modernité économique implique donc "quelque chose" qui ressemble à un État de droit, l'adhésion du plus grand nombre à un minimum de règles et de valeurs telles que chaque personne est traitée de façon équitable. Ces valeurs, entérinées par une loi fondamentale ou constitution, supposent un minimum de liberté et de sécurité des personnes que la loi soustrait à l'arbitraire de la force publique et des juges. Ces valeurs et ces règles suscitent la confiance sans laquelle une économie décentralisée — même si elle est coordonnée jusqu'à un certain point par l'État — ne peut fonctionner. Cette confiance est renforcée par une certaine solidarité qui empêche de trop grandes inégalités économiques et sociales. Toutes les populations du monde avaient potentiellement la possibilité d'aboutir à une économie et à une société plus ou moins proche du modèle que je viens d'esquisser. Par exemple, quand Jack Goody étudie soigneusement l'histoire économique comparée de l'Inde et de l'Europe, il ne fait voir aucune différence de fond qui puisse justifier l'idée d'une supériorité culturelle de cette dernière, aucun trait singulier, social ou économique, qui aurait voué l'Inde à la pauvreté et à l'archaïsme. Deux siècles de domination occidentale font perdre de vue que le cerveau de sapiens sapiens est le même sur toutes les latitudes ; les problèmes posés à l'humanité devaient à la longue aboutir à des solutions analogues — mais non pas identiques — sur la quasi totalité de la planète. À titre d'illustration, quand on compare l'évolution des techniques en Amérique et dans le reste du monde au cours de la préhistoire, on est frappé par la similitude des solutions et des modes d'organisation. Quoi qu'il en soit, les différences entre les niveaux de développement se creusent dans l'histoire plus tardivement qu'on ne le croit. Angus Maddison qui a effectué un travail de titan en essayant d'étudier sur tous les continents la croissance depuis 1820 note qu'en 1960, la différence se creuse entre les continents, mais elle n'est pas encore considérable. Le PIB par tête est de l'ordre de 1 540 dollars pour l'Asie, 2238 pour IAE Nancy 2 - CAAE EAD Environnement économique et social - A. PEDON l'Amérique latine. En Corée du Sud à la même époque le PIB par tête n'est que de 1 300 dollars. L'Afrique elle-même ne s'en sort pas si mal avec un PIB par tête de 1 111 dollars. La différence aujourd'hui n'a plus rien à voir : le PIB des ÉtatsUnis est 80 fois celui de l'Afrique subsaharienne. La croissance de l'ensemble des pays du Sud n'en est pas moins indéniable. Mais depuis vingt ans nous perdons totalement de vue que la croissance et le développement sont deux choses différentes. Le développement se traduit par la "diversification" et 1'"intégration" des économies. L'une et l'autre suscitent des synergies de plus en plus fréquentes entre les régions, les secteurs et les filières. Ces synergies elles-mêmes sont propices à l'innovation. Tirée par une demande en expansion et par une classe moyenne élargie, la productivité augmente ainsi que la croissance. C'est parce que le développement est insuffisant que la pauvreté stagne ou s'amplifie. La croissance, si elle a lieu, ne concerne que certains secteurs de l'économie. La prospérité relative de ces secteurs n'a aucun effet d'entraînement sur le reste de l'économie. La croissance ressemble à une bulle qui se dilate sans incidence sur la pauvreté. Ou plutôt si : les pauvres se sentent encore plus pauvres de la richesse souvent arrogante d'une minorité. L'économie du crime ne procède pas de la pauvreté mais cette dernière lui fourbit des armes et surtout une "armée de réserve". Cette armée deviendra aussi celle du fanatisme politique et religieux ainsi que du terrorisme. Autre versant de la mondialisation, si la crise environnementale n'est pas désamorcée suffisamment vite, les paysans chassés des campagnes ne feront qu'accroître le nombre des déshérités urbains. La bombe à retardement de la pauvreté verra sa puissance démultipliée. Économies criminelles et informelles ÉCONOMIES POPULAIRES Un ordre de grandeur : le revenu par tête moyen en Occident est de l'ordre de 20 000 dollars. Le coût d'un poste de travail dans l'industrie moderne est à la mesure de ce revenu : 80 000 dollars. En comparaison, un milliard de personnes vivent avec moins d'un dollar par jour. Le coût d'entrée dans l'économie moderne est si élevé qu'il constitue une barrière quasi infranchissable pour la plus grande partie des populations du tiers-monde. Les populations les plus pauvres n'ont d'autres choix que de construire une "autre économie" ou de réactiver des circuits traditionnels d'échange. J'appellerai "économies populaires" ces économies d'échange a priori informelles, en réalité structurées par le lien social et la logique de survie. Les prix et les coûts de ces économies populaires sont déconnectés de ceux du marché mondial : ils sont donc en rapport avec la faible productivité des pauvres et leur capacité de financement étroite, ou tout simplement leur "culture". Cette déconnexion est sans doute possible parce que les coûts de "l'économie populaire" n'imputent pas la totalité de la valeur du travail, des biens de production utilisés et des taxes. Cette imputation elle-même n'a pas lieu parce que les échanges s'insèrent dans un système de relations sociales solidaires qui constituent per se une satisfaction et donc un "bénéfice invisible". Deux autres facteurs jouent indéniablement : en premier lieu, la faible irrigation monétaire de ces économies contraint les partenaires à pratiquer une certaine modération des prix; en second lieu, la proximité de l'économie moderne permet de recycler déchets et matériaux de récupération à coûts faibles. Mais c'est la nature même de la production qui permet d'ajuster les coûts et les prix aux maigres revenus des pauvres parce qu'elle utilise des procès de production économes en capital et fortement intensifs en travail. En l'absence d'une certaine régulation sociale, les économies populaires se transforment vite en économies d'exploitation qui n'ont rien à envier à celles qui régnaient à l'aube du capitalisme. .. Quelques estimations chiffrées de l'économie populaire dans certains pays suggèrent que cette "deuxième économie monde" n'est pas une fiction : 70% de la population de l'Inde, du Brésil et du Mexique seraient insérées dans le secteur informel, et sans doute 80% de celle de l'Afrique. La plus grande partie de l'humanité ne vit donc pas dans la modernité ni dans des économies ordinaires. Elle vit, souvent chichement, parfois misérablement, de centaines de millions de petites entreprises individuelles ou familiales qui dessinent une autre "économie monde" aux ramifications compliquées. D'une certaine façon, les économies populaires sont donc une réponse à IAE Nancy 2 - CAAE EAD Environnement économique et social - A. PEDON la pauvreté, mais une réponse imparfaite. Faute de capital et de formation suffisante, cette économie ne peut offrir que des revenus faibles qui, euxmêmes, suscitent une demande asthénique. En retour, cette faible demande n'incite guère les petits producteurs à des efforts de productivité. D'un autre côté, la faiblesse des services publics et la capacité réduite de l'économie populaire à s'y substituer, accuse la pauvreté. Pour ne donner qu'un exemple, les dépenses publiques par tête de la Zambie sont quarante fois moins élevées que celles de la Grande Bretagne. En fait, la pauvreté se traduit dramatiquement par un besoin non satisfait de services de base : eau potable, assainissement, santé, éducation, énergie, communication... Or, c'est la plus ou moins grande facilité d'accès à ces biens et services qui fait que la vie est ou non supportable. Au total, les pauvres du Sud vivent sans doute mieux que ne le laissent supposer les statistiques, lorsqu'ils ne subissent ni la guerre, ni la rapine, ni des discriminations trop cruelles, ni des épidémies trop meurtrières. L'entraide n'y est pas pour rien, ni l'ingéniosité, ni le courage des femmes. Il reste que les pauvres du Sud vivent dans un équilibre fragile que la maladie ou la mort viennent souvent compromettre irrémédiablement. On vit aujourd'hui dans le tiers-monde comme dans les régions pauvres de l'Europe du début du siècle, mais avec le fardeau de la modernité en plus : pollution, encombrements, insécurité latente. .. ÉCONOMIES CRIMINELLES Une autre économie émerge plus ramifiée, mais aussi plus souterraine : l'économie criminelle. Cette dernière puise ses racines souvent dans la pauvreté mais aussi dans des traditions anciennes (mafias italo-américaines, japonaises, chinoises...). L'économie criminelle explose avec le dépérissement du politique, de la règle de droit et de l'éthique. Ce dépérissement, qu'on constate dans les ex-républiques de l'Union soviétique, conduit à la construction délibérée d'économies mafieuses. L'objet de ces dernières est moins de répondre aux marchés ordinaires des biens et services que de recycler les ressources souvent considérables tirées de la prédation ou d'activités illicites. Selon la revue Komerzant, la Russie compterait plus de mille trois cents organisations criminelles. Selon une étude de l'Académie des Sciences de Moscou, en 1994, la mafia qui a partie liée avec les anciens apparatchiks promus capitalistes contrôlerait les deux tiers du patrimoine immobilier et du commerce. D'après Interpol, c'est 40% du PIB russe qui serait aux mains de la mafia. Se demander comment et pourquoi on a pu en arriver à cette situation insensée ne relève pas de la simple curiosité intellectuelle. Il faut bien comprendre que la loi n'a aucun impact réel sur la vie des gens. Il est en effet toujours plus tentant de rechercher une protection ou un passe-droit que d'invoquer la loi pour se défendre d'un excès de pouvoir ou d'en subir les rigueurs quand on l'a transgressée. La loi, au sens où on l'entend dans les démocraties occidentales, n'a jamais eu la possibilité de pénétrer réellement les esprits. C'est bien la raison pour laquelle tout le monde en Russie — comme en Afrique — pense qu'il vaut mieux vivre dans le flou. Mais de la "société du flou" à la mafia généralisée il n'y a qu'un pas. À l'époque tsariste, le tsar exerce le pouvoir de façon quasi absolue. L'Union soviétique n'a pas sur ce point fondamentalement modifié la situation. L'arbitraire est compensé par le pouvoir réglementaire d'une administration tatillonne qui parvient à se faire obéir avec l'aide du parti toutpuissant. Mais à partir de Brejnev, la vigilance se relâche. La corruption s'étend; elle s'étend d'autant plus facilement que les ressources nationales grevées par les dépenses militaires génèrent la rareté. Cette dernière est amplifiée par une planification centralisée qui ne parvient plus à maîtriser les relations de plus en plus complexes de l'économie. Une "économie souterraine" tente alors de combler les défaillances de la planification. Le non-droit et les habitudes mafieuses se généralisent. La marchandisation de l'économie se fait au profit de la Nomenklatura et aujourd'hui les nouveaux capitalistes n'ont aucune raison de jouer le jeu du marché ; ce n'est pas une économie capitaliste ni une société de droit qui émerge en Russie, mais une économie et une société mafieuses. Confrontés à la corruption et aux détournements massifs de fonds public, les promoteurs des ajustements ont tout fait pour que les pays du Sud et de l'Est, même les plus pauvres, s'ouvrent au marché mondial. Le raisonnement a été à peu près le suivant : s'ils sont claniques et mafieux, la IAE Nancy 2 - CAAE EAD Environnement économique et social - A. PEDON discipline du marché les contraindra à un minimum de règles ! L'idée que le marché sécrète la vertu est une fable. Le marché accomplit passablement son rôle s'il existe une éthique partagée par une grande majorité de joueurs. Selon les défenseurs du marché générateur de vertu, nous nous trouverions dans une situation analogue à celle du Moyen Âge chrétien: l'Église, alliée aux marchands et au pouvoir royal, réussit à discipliner les féodaux et à leur imposer des règles morales et juridiques (par exemple la trêve de Dieu) ; l'œuvre fut parachevée par les légistes du roi. Mais l'analogie est trompeuse : dans la société mondiale contemporaine, il n'est rien de comparable au pouvoir de l'Église qui était le point fixe de la société médiévale. Certains font valoir que l'accumulation du capital suit des voies parfois obliques, mais que tout rentrera dans l'ordre. Rien ne le prouve : les économies mafieuses n'ont aucun intérêt à œuvrer en faveur de la prospérité collective, puisque cette dernière irait à l'encontre du pouvoir des "parrains". En effet, ces derniers exercent ce pouvoir en redistribuant des prébendes à leurs affidés et, souvent, au petit peuple auprès duquel ils tentent de se donner une certaine légitimité. Si l'économie mafieuse était capable de faire du développement, cela se saurait ! L'Italie du Sud ne serait pas à la traîne de l'Italie du Nord, laquelle prétend que le tiers-monde commence à Rome et manifeste avec une insistance inquiétante son désir d'indépendance. Certes, le revenu par tête en Colombie serait peut-être moins élevé sans les trafics en tous genres. Mais il ne s'agit là que de croissance et non de "développement". MONDIALISATION L'INFORMEL DU CRIME ET DE Cette promiscuité a toutes les chances de s'étendre. En effet les guérillas et les groupes terroristes sont aujourd'hui moins soutenus que par le passé par certains États. Ce sont les mouvements les plus durs qui résistent parce qu'ils sont capables d'opposer une surenchère paroxysmique aux pouvoirs en place ou à ce qu'il en subsiste. Sentier lumineux et Tupac Amaru au Pérou, Tigres Tamouls du Sri Lanka, guérilleros philippins, ETA en Espagne et en France, guérilla UMRG du Guatemala, GIA algérien, puisent dans le trafic de drogue de nouvelles ressources à coûts réduits... Mais pour ce faire, ils doivent pactiser avec la mafia et donc faire quelques entorses à leur intégrité ou leur pureté obsessionnelle. .. Les processus criminels sont interactifs. Progressivement, la mondialisation criminelle finit par corrompre économies officielles et populaires qui, elles-mêmes, entretiennent des relations complexes. L'existence même de "paradis fiscaux" facilite les interfaces entre le capitalisme officiel et le capitalisme criminel, les mafias et le terrorisme. L'argent sale est recyclé à tour de bras. Mais ce recyclage à grande échelle n'aurait pas été possible sans la "mondialisation financière" . Cette dernière trouve son origine dans les pétrodollars ainsi que dans l'accroissement des dépenses militaires américaines destinées à combler le retard des États-Unis dans la course aux armements. Pour financer ce surcroît considérable de dépenses, le Trésor américain émet des bons du trésor. L'achat massif de ces bons par des non américains va faire exploser le cours du dollar et les taux de l'intérêt. Le problème de la dette va devenir insoluble pour beaucoup de pays du Sud qui vont s'appauvrir davantage. Dans le même temps, les dérégulations financières en série vont abattre les dernières barrières qui tenaient le capitalisme financier en lisière. La richesse colossale des mafias va pouvoir en toute impunité fructifier sur les marchés financiers. Un point de passage dans les zones à "haute densité légale" est cependant nécessaire : les paradis fiscaux et les banques dites "hawala" vont jouer le rôle de sas. Dans le même temps, les économies populaires ne restent pas sagement enfermées dans les ghettos de la pauvreté. Ces "économies pseudocachées" établissent progressivement des réseaux de plus en plus serrés. L'extension de ces réseaux est patente en Afrique. L'un des enjeux actuels du Fleuve Congo est bien de contrôler les formidables échanges informels qui s'y développent. Les célèbres mama benz du Togo, du Bénin, du Nigeria et du Ghana ont tissé depuis longtemps des relations commerciales fructueuses en Afrique de l'Ouest et du centre. Certains commerçants africains font déjà d'indéniables percées sur tous les continents : les Baol baol, souvent bien organisés sous l'égide de confréries religieuses (Mourides), sont présents à New York, Paris, Rome, Londres, Madrid, Valence et même IAE Nancy 2 - CAAE EAD Environnement économique et social - A. PEDON Hong Kong. Des femmes wolofs ont fait une entrée remarquée dans le commerce de gros de l'électronique à New York (où les dits Wolofs ont créé une radio locale dans leur langue). De véritables "réseaux arabes" de commerce et de production s'étendent dans une zone qui inclut l'Europe du Sud et le Maghreb. Des courants commerciaux informels, sans doute considérables, se développent entre la Russie, les pays de l'Est, la Turquie et l'ensemble des Balkans, l'Inde, l'Afghanistan et la Chine. Cette nouvelle économie mondiale se glisse dans les interstices que l'économie officielle ne parvient pas à combler faute d'imagination ou d'information. Ou tout simplement parce que les quantités échangées ne seraient pas profitables aux "acteurs officiels" contraints de comptabiliser tous leurs coûts. Ce qui n'est pas le cas des "opérateurs populaires" qui font jouer la solidarité familiale ou clanique, libre ou forcée. C'est en suivant ce modèle de la connivence familiale ou ethnique que de véritables multinationales ont vu le jour en Tunisie, que prospèrent les diasporas chinoises, libanaises, grecques ou arméniennes. Certains gouvernements ne se privent pas de participer massivement à ces échanges plus ou moins informels, inondant le marché des pays pauvres de contrefaçons à bas prix. (...)