I. Le processus d`acquisition de la langue 5 - Colette NOYAU
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I. Le processus d`acquisition de la langue 5 - Colette NOYAU
Wolfgang KLEIN : L'acquisition de langue étrangère. Paris, Armand Colin, 1989 Traduction par Colette NOYAU (ms définitif). (Zweitspracherwerb. Eine Einführung. Athenäum Taschenbücher Linguistik. Königstein/Ts, Athenäum Verlag 1984, 206 p.) http://colette.noyau.free.fr Deuxième fichier (2 / 3) SOMMAIRE COMPLET FICHIER 1-A : chapitres 1 à 3 Avant-propos Pagination du manuscrit 3 I. Le processus d'acquisition de la langue 5 1. Acquérir une langue, quelques réalités simples, quelques questions importantes, quelques théories connues. 6 1.1 L'acquisition de la langue maternelle 1.1.1 Le développement cognitif, social et linguistique 1.1.2 Le "dispositif d'acquisition linguistique" 1.1.3 La période critique pour l'acquisition de la langue maternelle 1.1.4 Bilinguisme composé, bilinguisme coordonné 1.1.5 Dominance et spécificité des langues pour le bilingue 1.1.6 Retard de développement chez les enfants bilingues? 1.2 De l'acquisition de la langue maternelle à l’acquisition de langue étrangère 1.3 L'acquisition d'une langue étrangère 1.3.1 L’acquisition non guidée 1.3.2 L’acquisition guidée d’une langue étrangère 1.4 Le réapprentissage 1.5 Quelques théories de l'acquisition des langues étrangères 1.5.1 L'hypothèse de l'identité 1.5.2 L'hypothèse contrastive 1.5.3 Krashen : la théorie du "contrôle" 1.5.4 Théories des lectes d'apprenants 1.5.5 La théorie de la pidginisation 1.5.6 Conclusion NOTES 6 6 8 9 10 11 12 12 13 13 15 16 17 17 18 20 21 21 22 23 2. Six dimensions fondamentales de l'acquisition linguistique 25 2.1 Vision d'ensemble 2.2 La propension à apprendre 2.3 La capacité linguistique 2.4 L'accès à la langue 2.5 La structure du développement 2.6 Le rythme du développement 2.7 L'état final 2.8 Synthèse NOTES 25 26 28 30 32 34 34 35 36 3. Possibilités d'intervention 37 1 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère FICHIER 1-B : chapitres 4 à 6 II. De l’exposition à la langue aux lectes d'apprenants 39 4. Les quatre tâches de l'apprenant 40 4.1 Analyser la langue 4.2 Construire l'énoncé 4.3 Mettre en contexte 4.4 Comparer NOTES 40 41 41 41 42 5.Analyser la langue 43 5.1 Les connaissances préalables 5.2 Les caractéristiques structurales des données 5.3 Premier exemple : test de répétition sur l'acquisition des pronoms personnels 5.4 Deuxième exemple : test de traduction sur l'acquisition des verbes modaux 5.5 Troisième exemple : les expressions figées non analysées NOTES 43 45 47 48 50 51 6. Construire l'énoncé 52 6.1 La syntaxe des systèmes élémentaires d'apprenants 6.2 Etapes suivantes de la synthèse 6.2.1 L'acquisition des formes verbales fléchies 6.2.2 L'acquisition de la négation NOTES 52 58 59 62 70 FICHIER 2 : chapitres 7 à fin 7. L’intégration au contexte 73 7.1 Déixis, ellipse et autres formes de la dépendance du contexte 7.1.1 La déixis 7.1.2 L'anaphore 7.1.3 L'ellipse 7.1.4 Ordre des mots et intonation 7.2 L'expression de la temporalité dans les lectes d'apprenants 7.2.1 La temporalité 7.2.2 La temporalité dans un lecte élémentaire d'apprenant 7.3 Conclusion NOTES 74 76 77 78 79 80 80 84 88 88 8. Comparer 90 8.1 Questions générales 8.1.1 Distance objective, distance subjective 8.1.2 La variabilité de la langue cible 8.1.3 Perception "consciente" et "non consciente" de la distance 8.1.4 La réflexion métalinguistique 8.2 Les formes du contrôle 8.2.1 La surveillance linguistique 8.2.2 Les réactions de l'interlocuteur (la rétroaction) 8.2.3 La réflexion sur la langue 8.3 Les règles "critiques" ou : quoi comparer ? 8.3.1 Tâche communicative, tâche d’acquisition 8.3.2 Degré de confirmation et ‘règles hypothétiques’ 8.3.3 Le caractère critique des règles 8.3.4 Quelques implications 8.3.5 Illustration 8.4 Les autocorrections NOTES 90 90 91 91 91 92 93 92 93 94 95 95 96 97 98 104 107 Conclusion Postscriptum Glossaire Bibliographie 109 110 111 112 2 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère DEUXIEME PARTIE De l'exposition à la langue aux lectes des apprenants Dans cette partie, nous allons examiner comment l'apprenant met à profit les données auxquelles il est exposé ("l'entrée"), pour construire à partir d'elles un lecte d'apprenant qui lui sert pendant un certain temps, et pour la modifier petit à petit en direction de la langue de son environnement social : la langue cible. Ce processus est systématique de deux points de vue : 1. Tout lecte d'apprenant, aussi élémentaire et insuffisant qu'il puisse être, constitue un système linguistique en soi, qui peut remplir certaines fonctions de communication. Le degré de réussite dans la communication ne dépend pas seulement de la richesse en formes et en constructions, mais également de l'habileté avec laquelle l'apprenant utilise ces moyens. 2. La transition entre un lecte d'apprenant et un autre révèle des traits systématiques : il s'agit d'une transformation d'un système linguistique en un autre, généralement plus riche. Une telle transformation n'est possible que si l'apprenant est en mesure de percevoir des différences entre la langue cible et son propre lecte d'apprenant - problème qui devient naturellement de plus en plus difficile à mesure que le lecte de l'apprenant devient plus proche de la langue cible. Par commodité, nous allons diviser le problème d'ensemble que l'apprenant doit résoudre en quatre tâches partielles. Ces tâches sont d'abord esquissées au chapitre 4, puis commentées chacune en détail dans le chapitres 5 à 8. 4. Les quatre tâches de l'apprenant 4.1 Analyser la langue Les données de l'entrée parviennent en général à l'apprenant sous la forme d'énoncés complets doués de sens, qui sont insérés dans un contexte situationnel donné. Ce qu'il peut percevoir et traiter, ce sont - une suite complexe d'ondes sonores, le signal linguistique à proprement parler, et - un complexe de données parallèles, perceptibles surtout visuellement : "les informations parallèles". L'une des tâches qu'il doit accomplir consiste à analyser le complexe sonore en unités plus petites, et à mettre ces unités en relation dans la mesure du possible avec des éléments de l'information parallèle. Nous appellerons cette tâche le problème de l 'analyse. Pour résoudre ce problème, ce n'est pas seulement la capacité de perception qui est mise à contribution, mais l'ensemble des connaissances dont l'apprenant dispose à un moment donné sur la langue à apprendre. Illustrons ce problème par un petit exemple. Imaginez-vous que vous êtes un touriste japonais qui ne connaît pas un mot de français, et que vous vous trouvez dans un voyage organisé, assis près d'une table de Français dans un restaurant parisien. L'un des autochtones se tourne vers vous et produit une suite sonore que vous identifiez comme (1) [œ:puvevumpasel sεlsilvuplε] Dans cette transcription, nous avons laissé de côté l'intonation - qui est une composante importante de la suite sonore - mais nous admettrons que le locuteur a une prononciation standard et que vous avez réussi à identifier correctement tous les sons (ce qui dans la pratique est très peu vraisemblable; cf. Lambert1977, Rösel 1980). En transcription orthographique, on représenterait (1) sous la forme : (1') Euh, pouvez-vous me passer le sel, s'il vous plaît. Toute l'information parallèle - regard circulaire à la recherche de l'objet désiré avant la parole, éventuellement gestes d'accompagnement de la parole, le fait que lui et vous soyez assis à deux tables voisines, etc. - peut vous permettre d'interpréter l'énoncé global tout à fait correctement : le locuteur veut la salière. D'un certain point de vue, la communication est aussi réussie que si vous étiez tout à fait familier avec le français. Mais pour apprendre, il ne suffit pas de pouvoir interpréter l'énoncé globalement de façon correcte du point de vue communicationnel, il faut aussi pouvoir segmenter la chaîne sonore globale en ses composantes selon les règles de la langue cible. Pour le dire brièvement : il faut pouvoir segmenter cette suite de 25 sons en chaînes sonores plus petites correspondant chacune à un mot, c'est-à-dire par exemple en [ œ: - puve - vu - m - pase - lœ - sεl - silvuplε ], et non en [ œ:p - uvev - umpa - selœs - εlsi - lvuplε ]. Cette analyse n'est pas évidente, car contrairement à la conception traditionnelle, les frontières de mots ne sont que très rarement marquées clairement du point de vue acoustique : si vous ne me croyez pas, écoutez un soir des programmes en langues étrangères sur les ondes courtes. Supposons que vous ayez réussi à segmenter toute la chaîne sonore correctement en unités plus petites, de façon que vous avez pu percevoir les unités [lœ] et [sεl]. Admettons aussi le fait que le locuteur ait justement fait un geste en direction de la salière au moment où il proférait [lœ sεl]. Qu'est-ce qui peut vous pousser à associer le segment sonore [sεl] et non le segment [lœ] au sens "sel"? Cela dépend beaucoup des connaissances dont vous disposez déjà. Supposons que votre langue maternelle soit l'anglais; il ne vous serait pas difficile d'imaginer bien que l'on ne puisse pas compter là-dessus - que [sεl] ait le même sens que "salt". Mais si votre langue maternelle est le japonais, vous ne disposez d'aucun indice et vous en êtes réduit à deviner. Supposons maintenant que vous possédiez quelques connaissances de base du français, pas le mot "sel", mais vous savez que [lœ] apparaît très souvent devant des noms, même en dehors de phrases complètes. Il n'est pas difficile d'imaginer alors que le segment sonore [sεl] - et non le segment [lœ] - porte le sens "sel". Nous avons simplifié énormément l'exemple ainsi que les réflexions de l'apprenant, et laissé de côté bon nombre de détails plus délicats. Mais on voit clairement que le problème de l'analyse est très complexe, et notamment qu'il ne s'agit pas d'un simple problème de 40 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère perception. Il s'agit bien davantage d'hypothèses - souvent inconscientes - et d'implications tirées à partir des connaissances préalables de l'apprenant. Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect au chapitre 5. 4.2 Construire l'énoncé Admettons que l'apprenant ait réussi à analyser la langue au moins jusqu'à disposer d'une cinquantaine de mots : quelques noms, quelques verbes, quelques prépositions, peut-être les pronoms personnels je et tu1. S'il veut maintenant construire lui-même des énoncés plus longs qu'un mot, il doit tenter de relier ces mots ensemble. C'est ce que nous appelons le problème de la synthèse, ou plus précisément le problème de la combinaison des mots. Mais ce problème se pose de façon identique au niveau des sons : chaque langue admet seulement certaines combinaisons de sons, qui peuvent également différer selon leur position (début de mot, fin de mot, position acentuée ou non, etc.). Faire face à ce problème de synthèse est important pour l'apprenant en vue de sa propre production, mais pas seulement. Il doit également dans une certaine mesure envisager les règles correspondantes lorsqu'il veut comprendre des énoncés compliqués en langue cible particulièrement lorsqu'il dispose de peu d'informations parallèles qui pourraient aider à l'interprétation. Mais ces deux ensembles, disons pour être bref les règles syntaxiques pour la production dans la langue de l'apprenant, et les règles syntaxiques pour la compréhension d'énoncés en langue cible, n'ont pas forcément besoin d'être identiques. L'apprenant peut réussir à analyser correctement des énoncés de la langue cible avec très peu d'informations parallèles ou même aucune, sans pour cela être capable de construire lui-même des énoncés équivalents. 4.3 Mettre en contexte L'exemple du sel en 4.1 montre clairement que les informations parallèles sont dans bien des cas tout à fait suffisantes pour assurer la communication. Ce n'est évidemment pas toujours le cas, car sinon, on n'aurait pas besoin de la langue. Mais en règle générale, l'énoncé est inséré dans un complexe d'informations contextuelles. Dès qu'un locuteur prend la parole, il doit essayer d'adapter son énoncé à ce flot d'informations. C'est ce que nous appelons le problème de l'intégration au contexte. Tout locuteur doit le résoudre. Ce n'est pas un problème spécifique à l'apprenant; mais il se pose de façon différente en fonction de la richesse du lecte de l'apprenant. Lorsque le lecte de l'apprenant est très élémentaire, la réussite de la communication dépend en bonne mesure des informations parallèles, mais surtout de l'habileté avec laquelle l'apprenant insère les quelques moyens linguistiques dont il dispose dans l'ensemble des informations contextuelles, et dont il agit sur celles-ci (par exemple au moyen de gestes). Des lectes d'apprenants plus développés sont moins dépendants des connaissances contextuelles; mais ils s'appuient toujours sur ces dernières - comme la langue cible elle-même. Du lecte d'apprenant le plus rudimentaire jusqu'à celui qui ne se distingue pratiquement plus de la langue cible, il existe toujours un certain équilibre entre informations linguistiques et informations contextuelles. Cet équilibre se modifie progressivement au profit des premières. 4.4 Comparer Supposons que l'apprenant ait déjà atteint un état de langue relativement développé. Pour pouvoir continuer à développer sa langue, il doit la comparer en permanence avec celle de son entourage social. C'est également vrai aux stades initiaux du processus d'acquisition, mais la tâche devient de plus en plus difficile, tout simplement parce que les différences deviennent plus petites. Il peut alors se faire que des différences subsistent, mais qu'elles soient trop minimes pour que l'apprenant soit en mesure de les reconnaître. C'est là une des raisons décisives pour lesquelles l'acquisition de la langue se bloque souvent alors qu'il reste souhaitable pour l'apprenant de la poursuivre. Ce problème de comparaison est l'une des causes des prédictions fausses auxquelles la "grammaire contrastive" (cf. 1.5(2)) a souvent abouti. Des structures pour lesquelles les deux langues se différencient nettement ne posent de ce point de vue qu'un problème simple : l'apprenant s'aperçoit facilement qu'il s'agit là de différences importantes entre son état de langue et la langue cible - ce qui ne veut pas dire que l'apprenant dispose immédiatement des moyens et des voies pour franchir la distance, mais de toute façon, le problème est perçu. Les 41 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère structures très similaires sont plus difficiles à traiter du point de vue de la comparaison : elles sont peut-être aisées à acquérir2, mais l'apprenant ne perçoit pas immédiatement qu'il y a là une différence, donc un apprentissage à faire. L'apprenant doit en permanence résoudre simultanément les quatre tâches que nous avons isolées ici pour plus de clarté. Ainsi il est souvent bloqué dans l'analyse parce qu'il ne sait pas comment certaines unités se combinent dans la langue cible. Inversement, il ne peut pas avancer dans la combinaison tant qu'il ne dispose pas d'unités plus petites qu'il pourrait ensuite combiner ensemble pour produire des énoncés plus complexes et les comparer à ceux de la langue cible, et ainsi de suite. Si nous avons ici fragmenté la tâche globale de l'acquisition en quatre problèmes d'acquisition séparés, c'est une façon d'affronter le problème d'analyse ... de la recherche sur l'acquisition des langues (sur la démarche des linguistes pour analyser les langues des apprenants, voir Trévise & Porquier 1985). Il est fort possible qu'avec les progrès de la recherche, nous finissions par trouver inadéquate l'analyse que nous avons proposée. Considérons-la cependant pour le moment comme pertinente et abordons les différents problèmes dans le détail. NOTES 4. Les quatre tâches de l'apprenant 1. Ce n'est en aucune façon une représentation irréaliste; cet exemple correspond à peu près à l'état du vocabulaire d'un lecte d'apprenant immigré qui a vécu cinq ans en République Fédérale (cf. Klein 1981). 2. Nous disons "peut-être" parce qu'il n'est pas du tout sûr que quelque chose qui ne se différencie que peu de ce qui est déjà acquis soit facile à acquérir. Ainsi le français n'a qu'un [i], très fermé; même si l'on attire l'attention d'un francophone sur la légère différence entre le [ı] ouvert et le [i] plus fermé de l'allemand, il aura les plus grandes difficultés avec le premier de ces sons. 42 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère 5. Analyser la langue Pour résoudre le problème de l'analyse, l'apprenant peut d'une part s'appuyer sur les connaissances dont il dispose déjà, et d'autre part, il peut trouver un ancrage initial dans certaines propriétés structurales des données linguistiques auxquelles il est exposé : c'est ce que nous verrons aux sections 5.1 et 5.2. Dans les deux sections suivantes, nous présenterons quelques résultats de la recherche sur l'acquisition des langues qui illustrent bien ce problème de l'analyse. 5.1 Les connaissances préalables Les connaissances qui sont à la disposition d'un apprenant à un moment donné et qu'il peut utiliser pour analyser les données de l'entrée peuvent être ordonnées selon quatre rubriques : A) connaissances générales sur l'organisation des langues et la communication linguistique; B) connaissances spécifiques sur les structures de la langue maternelle (et éventuellement des langues déjà maîtrisées)1; C) connaissances qu'il possède ou croit posséder à un moment donné sur la langue cible; D) savoir non linguistique de toutes sortes. Nous avons parlé dans tous ces cas de "connaissances" ou de "savoir", selon les expressions usuelles, mais cela ne veut pas dire que ces "connaissances " de l'apprenant soient toujours assurées et justes. Il faut également considérer les cas où l'apprenant commence par faire des suppositions sans être assuré qu'elles soient pertinentes, ou qu'il tient pour sûres à un moment donné, mais qui se révèlent par la suite fausses ou incomplètes. Par "connaissances", on entendra donc "connaissances plus ou moins assurées". Nous allons maintenant examiner tour à tour ces quatre formes de connaissance, et expliquer pourquoi elles sont importantes pour résoudre le problème de l'analyse. A) Connaissances linguistiques générales Tous les linguistes s'accordent sur le fait que l'ensemble des langues naturelles ont en commun certains traits (appelés les universaux). De quelle nature sont ces universaux et quel rôle jouent-ils dans l'acquisition linguistique, sur ces questions les avis divergent (voir à ce propos la section 1.1.2, et sur les universaux en général Greenberg 1979). Pour analyser la langue à apprendre, des suppositions comme les suivantes jouent un certain rôle : - Tout énoncé se laisse décomposer en mots, les mots en syllabes et les syllabes en phonèmes. - Les phonèmes se divisent en consonnes et voyelles. - Les syllabes ont normalement un noyau vocalique et des frontières consonantiques. - A l'intérieur d'une syllabe, consonnes et voyelles ont tendance à alterner; c'est pourquoi lorsque plusieurs consonnes se succèdent, on peut supposer l'existence d'une frontière syllabique.2 - Les frontières de mots sont souvent marquées par une pause nette. - Il existe des mots dont la signification est fortement grammaticale (les mots fonctionnels comme dans, et, la, si) et des mots à signification fortement lexicale (les mots désignationnels comme maison, habiller, charmant, contraire). - Les mots fonctionnels sont plus courts (le plus souvent monosyllabiques), plus fréquents et moins marqués du point de vue intonatif que les mots lexicaux. - En général, on a une relation de type : un mot = une signification3. Les connaissances de ce type ne suffisent pas à permettre de segmenter en mots une chaîne sonore comme l'exemple de la phrase commenté en 4.1 d'une façon conforme aux règles du français; mais, comme on peut s'en rendre compte, elles limitent beaucoup le nombre des segmentations envisageables, par exemple en permettant un découpage (plus ou moins approché) en syllabes. B) Connaissances spécifiques sur la première langue Les connaissances de l'apprenant sur sa première langue peuvent se révéler pertinentes ou non pour analyser la langue à apprendre (comme dans d'autres domaines). L'aspect positif peut être illustré si on s'imagine l'exemple du sel avec comme apprenants un Espagnol opposé à un Chinois. L'Espagnol n'a vraisemblablement pas de difficulté à identifier au moins [sel] et [puve], parce que les mots correspondants sont ressemblants dans sa langue. Ce qui, au-delà de 43 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère ces mots particuliers, lui fournit d'autres indices, par exemple qu'à la fin de ces mots commencent d'autres mots, ou que [lœ] devant [sel] peut être l'article précédant le nom. Il sait donc par exemple que les deux syllabes [done], qu'il n'identifie peut-être pas immédiatement comme mot, correspondent à un mot ou à deux. Comme une phrase française et une phrase espagnole sont construites de façon assez semblable ("Puede usted pasarme la sal, por favor"), il est très plausible que la suite [done] corresponde au mot espagnol "pasar". Tout cela échappe à l'apprenant chinois. Ces différences dans les connaissances spécifiques à la première langue peuvent également se manifester de façon plus abstraite. L'Espagnol part de l'idée que les mots peuvent comprendre plusieurs syllabes, puisque l'espagnol comme le français ont des mots polysyllabiques. Pour le Chinois, l'incertitude est plus grande. Tout ce qui aide l'apprenant espagnol à analyser la langue peut aussi produire des difficultés, car il peut à partir de correspondances supposées aboutir à des segmentations erronées. Mais ce n'est pas la seule façon dont les connaissances de la première langue peuvent agir négativement. Il peut se faire que l'apprenant explore les données de la langue à apprendre selon des critères qui lui sont évidents à partir de sa première langue, mais qui n'ont aucune existence dans la langue cible. En chinois, de nombreux mots ne se distinguent que par le ton. Un apprenant chinois tente donc d'intrpréter différemment une même suite de sons du français lorsqu'elle est prononcée avec des contours intonatifs différents. C'est ce type de manifestations que l'on a coutume d'appeler "transfert négatif" ou "transfert positif" (voir 1.5.2; Kellerman & Sharwood-Smith 1986). Mais on évoque habituellement à ce propos les influences sur les productions de l'apprenant, par exemple sur la construction des phrases qui sont construites par l'apprenant selon des modèles de sa langue première. Ici, il s'agit au contraire de l'influence des connaissances de la première langue sur l'analyse des données de langue étrangère auxquelles l'apprenant est exposé. C) Connaissances préalables de la langue cible Ce que l'apprenant sait à un moment donné sur la langue cible, il peut l'utiliser comme levier pour décomposer l'énoncé à analyser. S'il sait par exemple qu'en français, c'est la dernière syllabe d'un mot ou d'un groupe de mots qui porte l'accent, il peut déterminer de façon plus juste les frontières de mots. La connaissance de mots isolés lui donne également des indices de frontières, à partir desquelles il peut tenter d'identifier d'autres mots. Le retour fréquent de certaines combinaisons de sons indépendamment du thème laisse supposer qu'il s'agit de mots grammaticaux. Lorsqu'il a réussi à identifier la, les, un, comme des articles, qui précèdent les noms, l'apprenant peut hasarder l'hypothèse que les syllabes qui suivent, si elles lui sont encore inconnues, sont des noms, etc. Nous examinerons plus en détail à la section 5.3 sur un exemple comment des éléments connus isolés servent de point d'appui pour analyser la totalité d'un énoncé. On peut aboutir par là à des analyses complètement erronées. Ainsi, la séquence [la] n'est pas toujours un article; elle peut par exemple constituer la première syllabe du mot lavoir ou la seconde du mot élastique, et si l'apprenant suit le principe "un mot - un sens" et analyse cette séquence comme un article, la suite de son interprétation est erronée. Nous reviendrons là-dessus en 5.3. D) Les connaissances non-linguistiques Comme nous avons déjà noté en 2.4(1), on pourrait exposer un sujet pendant des années à du chinois oral, mais il n'apprendrait pas le chinois s'il ne percevait pas parallèlement toute une série d'autres informations. Dans l'exemple du sel, on a par exemple tout l'environnement d'une salle de restaurant. Mais pour être à même d'interpréter toute cette information et pour pouvoir la mettre en relation avec la chaîne sonore et ses composantes, l'apprenant doit disposer d'une quantité de connaissances non linguistiques - dans notre exemple, le fait que ce petit flacon blanc contient du sel, que l'on a coutume d'en ajouter à ses aliments à table, et autres réalités courantes. Il doit pouvoir interpréter un geste de monstration. Il doit savoir que l'on se considère comme destinataire de la parole lorsque le locuteur vous regarde en parlant (ce qui n'est déjà plus si évident). Il doit savoir également qu'il est loisible de demander cette aide à un inconnu, mais que certaines formes sont alors requises, en particulier le recours à certaines formules (s'il ne le sait pas, il aura des difficultés avec "s'il vous plaît" et avec "euh"). La plupart des connaissances de ce type nous semblent évidentes, et nous en sommes aussi peu conscients que de l'air que nous respirons. Mais sans ce savoir, il est impossible de résoudre le problème de l'analyse. Cet aspect n'apparaît que si l'apprenant appartient à une culture très étrangère, et qu'il ignore une part importante du savoir culturel et social que possède le locuteur de la langue cible (voir à ce propos par exemple Perdue 1984, chap. 4). Ces différentes formes de savoir interagissent en permanence dans la segmentation de la chaîne sonore et dans la mise en relation entre les différents segments sonores et les informations parallèles. Dans la section suivante, nous allons examiner sur quelles 44 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère caractéristiques de structure l'analyse des données de langage que reçoit l'apprenant peut s'appuyer. 5.2 Les caractéristiques structurelles des données Ces caractéristiques sont tout d'abord des faits phonologiques comme la place de l'accent, la présence de groupes consonantiques, etc. Comme nous avons déjà présenté cet aspect dans la section précédente, nous allons admettre ici que la chaîne sonore dans son ensemble est déjà segmentée en syllabes (parfois aux frontières imprécises). Nous parlerons donc de suites de syllabes, qui doivent ensuite être traitées linguistiquement. Nous admettrons que les traits suivants contribuent à guider le traitement de l'énoncé dans son ensemble : A) la fréquence des mots; B) la position à l'intérieur de l'énoncé pris globalement; C) les marques intonatives; D) la justesse et la plausibilité avec lesquelles s'effectue la mise en relation avec l'information parallèle. Les caractéristiques B et C peuvent être regroupées sous le trait de "saillance perceptive" (ou relief perceptif : angl. 'perceptual saliency'). Certaines portions d'un énoncé se laissent plus facilement remarquer d'un point de vue perceptuel, et c'est sur ces portions que le traitement linguistique s'appuie d'abord. A) La fréquence Il est plausible de supposer que les mots qui apparaissent le plus fréquemment sont plus facilement reconnus, retrouvés et donc appris que des mots rares, toutes choses étant égales par ailleurs. Mais arrêtons-nous un instant sur quelques aspects délicats : (a) Pour les mots lexicaux surtout, la fréquence varie grandement selon le thème du discours. Ainsi dans le discours de travailleurs immigrés, à côté de mots comme "travail", "maison", "enfants", on trouve d'autres expressions comme "indemnisation", "attestation", qu'on considère normalement comme moins usuels que beaucoup d'autres qui sont acquis beaucoup plus tardivement. (b) De nombreux mots d'une fréquence très élevée n'apparaissent que très tard dans la langue des apprenants - par exemple le pronom on, qui est le onzième mot de la langue française par la fréquence (cf. Giacobbe 1986). On peut se demander si ces mots ne sont reconnus que tardivement, ou bien si l'apprenant les a analysés bien avant mais sans qu'ils apparaissent à la production. En d'autres termes, le fait qu'un mot soit reconnu n'entraîne pas forcément que l'apprenant ait pu ou voulu résoudre le problème de la synthèse pour ce mot (il peut le considérer comme sans importance). (c) Au départ, l'apprenant n'est pas à même d'évaluer la fréquence des mots, mais seulement celle de syllabes et suites de syllabes, d'abord ininterprétées. Or certaines syllabes fréquentes ne peuvent pas être interprétées de façon autonome, comme par exemple le [-e] des terminaisons verbales. L'apprenant doit donc apprendre tout d'abord qu'il ne s'agit pas d'un mot indépendant. (d) En général, les mots grammaticaux sont plus fréquents que les mots lexicaux. Mais ils ont rarement une contrepartie directement identifiable dans l'information parallèle. Ainsi, dans la suite "le sel", la première syllabe est la plus fréquente, mais il n'est pas aussi facile de la mettre en relation avec quelque chose dans le contexte situationnel que pour le mot "sel", elle constitue donc un problème d'analyse plus difficile. Nous ne voulons pas dire par là que la fréquence ne joue aucun rôle; mais elle est sans doute moins importante que ce que l'on tendrait à supposer de prime abord. B) La position dans l'énoncé Certaines portions de la chaîne sonore sont au départ plus accessibles à l'analyse que d'autres. Une suite de sons doit d'une part être perçue auditivement, et d'autre part être gardée en mémoire au moins quelques instants. On peut supposer que dans les deux cas - le début d'énoncé - la fin d'énoncé - les places précédant et suivant une pause nette 45 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère constituent les meilleurs points d'ancrage. La perception humaine (et pas seulement la perception auditive) est particulièrement sensible aux variations dans le champ de perception. En conséquence, les transitions entre phases de silence et phases sonores ou l'inverse sont plus perceptibles que des suites sonores ininterrompues (ces transitions ne sont naturellement pas le seul critère du relief perceptuel). On sait également, en psychologie de la mémoire, que le début et la fin d'une série sont plus facilement mémorisées que des segments identiques en position intermédiaire (on parle de l'effet de position, cf. Foppa 1965, 3.1), lorsqu'aucun autre facteur n'interfère. Cependant le rôle de ces "places remarquables" se modifie lorsque l'apprenant ne se trouve plus devant des segments de chaîne sonore à analyser également inconnus, mais qu'il possède déjà quelque connaissance de la langue, ce qui lui fournit quelques points d'appui pour l'analyse. Nous pouvons illustrer cette idée à partir de notre exemple du sel, dont nous allons laisser de côté certains détails. Supposons que le locuteur prononce (2) (les | ne désignent pas des accents mais des frontières de syllabe) : (2) [ pu|ve|vum|do|ne|lœ|sεl ] Cas a : l'apprenant n'a aucune connaissance spécifique sur le français. Les premiers points d'ancrage dans l'énoncé (que nous soulignons dans les exemples) sont : (3) [ puvevumdonelœsεl ] On peut s'attendre à ce que toutes choses égales par ailleurs la suite [lœsεl] soit acquis avant le mot [done]. Cas b : Supposons que l'apprenant, sur la base de ses connaissances préalables, soit déjà capable d'identifier [lœsεl]. Il a donc pour poursuivre l'analyse les points d'ancrage suivants : (4) [ puvevumdone(lœsεl) ] On peut s'attendre à ce que toutes choses égales par ailleurs ce soit la séquence [done] qui soit acquise en premier. Cas c : Supposons que l'apprenant, à partir de ses connaissances préalables, ne puisse identifier que la séquence [done]. On a alors un autre point d'ancrage de l'analyse : (5) [ puvevum(done)lœsεl ] Notons que dans tous ces cas, les segments déjà connus doivent aussi être traités, bien entendu, mais selon les modalités de traitement des cas où la langue est maîtrisée. Pour ces segments, le problème de l'analyse tel que nous l'avons défini ici ne se pose pas. Les réflexions qui précèdent ne nous disent pas quel est le poids relatif des différentes possibilités d'ancrage dans l'énoncé à analyser - par exemple si dans le cas a, c'est le début ou la fin qui pèsent le plus. Il est peut-être impossible de répondre d'un point de vue général à une telle question, car il existe d'autres facteurs qui déterminent le relief perceptuel et par là, la facilité de mémorisation. Parmi ces facteurs, on trouve les traits intonatifs et prosodiques. C) Les traits prosodiques Les traits prosodiques comprennent essentiellement l'intensité, la hauteur mélodique ou intonation, et la durée des segments (voir à ce propos, par exemple, Lehiste 1970, Wunderli et al. 1978, Kohler 1977)4. Certaines syllabes (ou suites de syllabes) prennent davantage de relief dans l'énoncé que d'autres à cause de ces traits. La plus importante de ces caractéristiques prosodiques est l'intonation. L'intensité et la durée jouent par rapport à celle-là un rôle secondaire (voir là-dessus Isacenko-Schädlich 1966; Heike 1969; plus généralement, sur le rôle de la prosodie dans la reconnaissance de la parole, Noteboom et al. 1979). Ainsi les mots qui se caractérisent par un changement intonatif net prennent-ils davantage de relief que s'ils sont prononcés sur une hauteur égale. Ces "transitions intonatives" se produisent plutôt sur les mots lexicaux que sur les mots grammaticaux, ce qui donne aux premiers de façon générale un plus grand relief perceptuel. Le contour intonatif typique pour notre phrase-exemple serait à peu près (nous représentons de façon approximative la courbe intonative par une ligne sous les syllabes considérées) : (6) [ puvevumdonelœsεl ] Replaçons-nous dans la situation de l'apprenant qui ne comprend rien de la langue à apprendre, mais qui observe que son interlocuteur a accompagné le segment [lœsεl] d'un geste en direction de la salière. La chance qu'a l'apprenant d'associer la syllabe [sεl] avec le sel est plus grande étant donné le relief perceptuel que celle d'associer le sel à la syllabe [lœ]. Il s'agit évidemment d'une chance relative, mais c'est un appui important pour l'apprenant. Ce détail explique en partie pourquoi les mots lexicaux sont souvent appris plus facilement que les mots grammaticaux bien que ces derniers soient beaucoup plus fréquents. Ce n'est sûrement pas la seule raison; les mots lexicaux sont par ailleurs plus importants pour la communication (ce qui peut être mis en évicence en supprimant d'un texte alternativement tous les mots grammaticaux et tous les mots lexicaux). Mais l'apprenant ne sait pas au départ quels sont les 46 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère mots grammaticaux et lexicaux, il ne dispose que de syllabes. Nous reviendrons sur cette question à la section 5.3. Les traits intonatifs sont utilisés dans une mesure très différente selon les langues. Les langues à tons comme le chinois, où les différences de hauteur mélodique à l'intérieur d'un mot marquent des distinctions de sens, ne disposent pas de la même liberté d'utiliser l'intonation pour la mise en relief que les langues comme l'anglais ou l'allemand. C'est pourquoi les anglophones qui apprennent l'allemand sont plus à même d'utiliser ces indices prosodiques que des locuteurs de chinois. Ce qui ne veut pas dire que des anglophones ne puissent pas avoir également des difficultés là-dessus, car leur intonation est similaire mais non identique à celle de l'allemand; ni qu'un Chinois serait incapable de distinguer les éléments mis en relief de ceux qui ne le sont pas en allemand. D) La mise en relation avec l'information parallèle Les différents mots d'un énoncé se mettent plus ou moins facilement en relation avec des éléments du contexte situationnel. C'est lorsqu'il s'agit de réalités concrètes comme par exemple "sel" dans notre exemple, que cette mise en relation est la plus aisée. Là où elle est plus difficile, c'est pour des "petits mots" comme les auxiliaires en français ou les "tags" en anglais ("il a fini", "Cold, isn't it?"). Entre les deux extrêmes, on trouve tout un éventail de cas intermédiaires. On peut dire globalement que les mots lexicaux sont de ce point de vue plus faciles à analyser que les mots grammaticaux; mais c'est une vue très simplifiée des choses. Un mot grammatical comme "sur (le toit)" se laisse sans problème accompagner d'un geste, alors qu'il n'en est pas de même pour une réalité concrète comme "glande". Il est peut-être utile, pour éviter les malentendus, d'insister une fois encore sur le fait que le problème de l'analyse ne peut pas être résolu sur la seule base de l'information parallèle. Même pour des mots qui réfèrent à des réalités très concrètes, l'apprenant doit recourir à de nombreuses inférences à partir de ses connaissances préalables. Prenons un cas extrême, le locuteur dans l'exemple du sel a fait un geste précis en direction du sel et a seulement dit "sel". Cette syllabe pourrait très bien signifier une foule de choses, par exemple "salière", "verre", "sel", "joli", "s'il vous plaît", "servez-vous", etc. Les connaissances que nous extrayons de la perception de la situation ne sont qu'un aspect de l'indication du sens, parfois très important, mais qui ne joue bien souvent aucun rôle. Nous avons donc discuté brièvement les propriétés structurelles les plus importantes des données de langue auxquelles l'apprenant est exposé. Lors de l'analyse, ces propriétés et les connaissances préalables de l'apprenant interagissent. Il n'est pas facile de se représenter exactement comment cela se produit. Dans ce qui suit, nous allons examiner trois exemples d'analyse partiellement erronée des données par les apprenants. Les deux premiers sont tirés du programme de recherche "Pidgin-Deutsch" (Allemand-Pidgin) de l'Université de Heidelberg, qui a étudié l'acquisition non guidée de l'allemand par des travailleurs italiens et espagnols (voir HPD 1977; Klein & Dittmar 1979); le dernier est emprunté à la recherche de Wong-Fillmore (1976) sur l'acquisition de l'anglais par des enfants de langue espagnole. 5.3 Premier exemple : un test de répétition sur l'acquisition des pronoms personnels Il est très difficile de déterminer comment un apprenant saisit effectivement une expression donnée de la langue cible qu'il reçoit, car on n'a aucun contrôle sur ce qui se passe dans son cerveau. C'est pourquoi la plupart des recherches s'appuient sur les productions des apprenants; mais celles-ci ne donnent que des indices très indirects et incertains sur la compréhension. On peut cependant se faire une idée de la façon dont un apprenant saisit et mémorise à court terme une expression de la langue cible par les tests de répétition. On lit lentement une phrase à l'apprenant - dans l'exemple ci-dessous, il s'agira de phrases allemandes - et celui-ci doit tout simplement redire cette phrase. On suppose que la répétition par elle-même ne vient pas ajouter de problèmes de production importants, du moins si la phrase n'est pas trop complexe. Dans le programme de recherche de Heidelberg (HDP), on a analysé les productions de 24 travailleurs italiens et espagnols à différents stades d'acquisition, qu'on a décrites de façon détaillée à l'aide d'une "grammaire de variétés" (cf. là-dessus Klein & Dittmar 1979, Ière partie). A partir de là, on a étudié en détail plusieurs classes de mots, entre autres les pronoms personnels et les verbes modaux. Les données pour ce faire proviennent d'une première série 47 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère de conversations individuelles avec chacun des 48 locuteurs, ainsi que d'une seconde série de conversations avec 18 des travailleurs espagnols deux ans après le premier enregistrement. Dans ce second enregistrement, on a demandé aux informateurs, entre autres choses, de répéter neuf phrases allemandes contenant des pronoms personnels (pour plus de détails, voir Klein 1981, Klein & Rieck 1982). On ne s'intéressera pas ici à l'analyse des pronoms personnels en eux-mêmes (sur ce thème, voir en français Klein 1981), mais aux résultats du test de répétition. Pour l'une des neuf phrases, on reproduit ci-dessous les données obtenues (tableau 1). Les phrases étaient liées entre elles du point de vue du contenu, et le pronom ihn référait à un passeport. Les codes SP-35, SP-22, etc. renvoient aux informateurs. Ils sont ici ordonnés de haut en bas selon leur maîtrise croissante de la langue cible. Les connaissances de SP-35 sont extrêmement limitées. SP-11 est très proche du dialecte de Heidelberg.) Tableau 1 : Test de répétition "peut-être l'a-t-elle oublié chez ses parents" (peut-être + a + elle + le (pron. pers. objet 3e ps. sg.) + à la maison + chez ses (= à elle) parents + oublié) Plusieurs observations s'imposent5 : 1. Tous les locuteurs reproduisent correctement le premier et le dernier mot, ce qui est conforme à l'idée que le début et la fin d'une séquence sont des points d'ancrage privilégiés. Sans en être une preuve formelle, car il peut y avoir d'autres raisons sous-jacentes à cette reproduction correcte, ce fait confirme l'idée qu'il existe dans la chaîne de telles places remarquables, qui se prêtent plus à l'analyse que d'autres. 2. Presque tous les locuteurs reproduisent "zu Hause", à quelques variantes près; en particulier, la préposition "zu" fait visiblement problème. Ce résultat ne peut être expliqué par des considérations de place, "Haus" n'est pas vraiment mis en relief du point de vue intonatif, mais il est du moins prononcé avec une plus grande intensité que les syllabes immédiatement voisines : entre "vielleicht" et "Eltern", c'est le mot le plus fortement mis en relief. Pourtant, il n'est pas plus marqué que "Eltern". Le fait qu'il soit saisi plus fréquemment peut avoir au moins deux sortes de raisons : (a) c'est le premier mot lexical après une série de syllabes faiblement accentuées "hat sie ihn zu", ce qui le rend peut-être plus saillant du point de vue perceptif que "Eltern". (b) "Haus" est l'une des unités lexicales acquises le plus précocement dans l'apprentissage de la langue par des adultes immigrés, surtout en relation avec l'opposition "Heimat" (pays natal) "Fremde" (pays étranger). Il peut donc se faire que tous les sujets connaissent ces mots, alors que "Eltern" est un mot qui, sans être inhabituel, leur est moins familier. 3. Aucun locuteur, même SP-11 qui parle l'allemand assez couramment, ne reproduit le pronom ihn, ce qui contraste de façon remarquable avec le fait que le pronom sie soit reproduit régulièrement à partir des niveaux de compétence intermédiaires. C'est d'autant plus étonnant que dans la langue maternelle des locuteurs, la forme correspondant au pronom sujet de 3e personne sie est normalement effacée, si elle n'est pas affectée d'un relief particulier, alors que la forme correspondant au pronom objet ihn doit être explicite. On peut à nouveau avancer deux types d'explication de ce résultat : (a) Il se peut que ihn soit placé à l'endroit le moins saillant perceptuellement : il n'est pas du tout mis en relief du point de vue intonatif, et il est très éloigné des points d'ancrage possible avant et après lui. (b) Les pronoms au cas nominatif sont nettement plus fréquents dans la langue cible que les pronoms à l'accusatif, et ils sont très généralement acquis en premier (cf. Klein & Rieck 1982 pour plus de détails). Il est donc possible que les locuteurs, jusqu'au niveau intermédiaire, aient déjà acquis sie mais pas encore ihn. Cet exemple nous semble illustrer de façon très parlante l'effet des différents facteurs sur l'analyse de la chaîne; mais ce n'est qu'une illustration, et non une preuve, et il montre en même temps que nous savons encore peu de choses sur l'effet combiné des différents facteurs. 5.4 Second exemple : test de traduction sur les verbes modaux Un autre moyen d'obtenir des données sur la façon dont les énoncés reçus sont analysés, c'est la traduction orale en langue maternelle. On lit lentement à l'apprenant un énoncé, et il le retraduit immédiatement dans sa langue maternelle. Cette procédure a 48 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère l'avantage d'exclure les distorsions dues à d'éventuels problèmes de production - nous partons de l'idée que l'apprenant n'a pas de problèmes en langue maternelle, au moins pour des phrases de la langue quotidienne - mais elle a l'inconvénient que des réponses peuvent être correctes parce que l'apprenant a simplement deviné. De toute façon, c'est également intéressant dans ce cas, du point de vue du traitement des données d'entrée par l'apprenant. Les données que nous présentons ci-dessous proviennent du même ensemble d'enregistrements. On jouait tout d'abord pour l'apprenant une courte histoire composée de 29 phrases allemandes contenant de nombreux verbes modaux6. Les phrases étaient ensuite répétées séparément, et on demandait à l'apprenant de les traduire immédiatement en langue maternelle. Nous reproduisons ci-dessous la traduction de trois de ces phrases par quatre apprenants : (7) ... , ich kann nicht schlafen7. (= je ne peux pas dormir) SP-22 esta noche no he dormido (= cette nuit je n'ai pas dormi) SP-25 dormir SP-21 que hoy no he dormido nada (= qu'aujourd'hui je n'ai pas dormi du tout) SP-11 no puedo dormir (= je ne peux pas dormir) (8) ..., können wir im Juli nicht wegfahren (= nous ne pouvons pas partir en juillet) SP-22 que en julio no he trabajado (= qu'en juillet je n'ai pas travaillé) SP-25 en julio (= en juillet) SP-21 que en julio no me voy de permiso con el coche (= qu'en juillet je ne pars pas en vacances avec la voiture) SP-11 no podemos en julio marcharnos (= on ne peut pas en juillet partir) (9) ..., sonst können wir nächstes Jahr nicht nach Spanien zurückgehen (= sinon nous pourrions retourner en Espagne l'année prochaine) SP-22 en este año va mi hijo a España y no volverá más (= cette année mon fils part en Espagne et il ne reviendra plus) SP-25 me voy a España y no vuelvo más (= je pars en Espagne et je ne reviens plus) SP-358 el niño se lo llevan a España a Madrid (= mon enfant on l'emmène en Espagne à Madrid) SP-11 porque de no ser así, no podemos el año que viene ir a España (= parce que sinon, on ne pourra pas aller l'année prochaine en Espagne ) (10) Ja, ja, man kann nicht so, wie man will. (= eh oui, on peut pas faire ce qu'on veut) SP-22 que no he vuelto a ver a mi hijo (= que je n'ai pas revu mon fils) SP-25 si, si, si (= oui, oui, oui) SP-21 que mi hijo no le veo (= que je ne vois pas mon fils) SP-11 si, si, las cosas no salen como uno quiere (= oui, oui, les choses ne tournent pas comme on veut) Les trois premiers apprenants sont situés à un niveau élémentaire (SP-21 est légèrement meilleur). SP-11 est très avancé, et nous n'avons reproduit ici ses traductions réussies que pour montrer qu'un apprenant avancé peut tout à fait réaliser la tâche. De notre point de vue, les trois premiers apprenants sont particulièrement intéressants. Relevons deux aspects remarquables : 1. Les traductions de SP-22 et SP-25 sont très différentes, alors que ces apprenants sont situés à peu près aun même niveau du point de vue de leur production. SP-25 a apparemment très peu compris. Il fournit souvent seulement quelques mots isolés en espagnol, et il n'essaie même pas la plupart du temps de les associer de façon intelligible. Comme le montre (9), il y a des exceptions; mais cette conduite est typique chez lui. SP-22 au contraire fournit des traductions très détaillées. Mais elles sont complètement fausses. Si l'on regarde de plus près l'ensemble de ses réponses au-delà des exemples donnés ici, on voit qu'il semble comprendre les phrases allemandes à peu près au même degré que SP-25, mais il bâtit tout de suite une histoire avec ce 49 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère qu'il a capté, et parfois il a de la chance, parfois ses libres interprétations tombent complètement à côté. Il se comporte par rapport à SP-25 comme Sherlock Holmes vis-à-vis du Docteur Watson, même s'il n'a pas toujours autant de génie pour interpréter les quelques éléments dont il dispose. Ceci montre que les apprenants ont des dispositions très différentes à prendre des risques et tirer des inférences. 2. Il est étonnant de voir mentionner par plusieurs apprenants (SP-21, SP-22, SP-25, SP-35) les mots hijo (fils) ou niño (enfant) qui n'ont aucune correspondance dans les phrases allemandes; il n'est absolument pas question ici d'enfants ni de fils9. Comme cette traduction se retrouve chez un nombre important de locuteurs, il ne peut pas s'agir d'un hasard, et on doit en trouver la racine dans les énoncés de départ. En (9), il s'agit de façon évidente de l'adverbe monosyllabique sonst (autrement, sinon) qui, autant que nous puissions en juger, n'est acquis que par des apprenants très avancés dans sa signification usuelle. Par contre Sohn (= fils) est un mot assez familier10. Pour des oreilles allemandes, Sohn et sonst sonnent très différemment, mais l'espagnol ne distingue pas les voyelles courtes des longues et les groupes consonantiques en position finale sont en général réduits; dans les lectes élémentaires d'apprenants, des formes comme [xar] (= Harz : [harts]), [ma] (= Macht : [maxt]) ou [nap] (= Schnaps : [∫naps]) sont très répandues (cf. là-dessus Tropf 1983). Dans l'exemple (10), c'est visiblement l'adverbe "so" qui est interprété comme "Sohn". Cet exemple nous montre comment une syllabe peut être identifiée faussement comme un mot connu, et mener à des interprétations erronées. Il montre aussi que les données de langue cible sont d'abord interprétées selon les habitudes de la langue maternelle, du point de vue phonologique également. Si la chaîne sonore était perçue telle qu'elle est, on ne trouverait pas ce type d'analyse erronée. Tous ces faits sont courants, il ne s'agit nullement de cas particuliers. Dans l'exemple suivant, SP-35 interprète visiblement aber comme Abend, ce qui donne une traduction bizarre dont le locuteur ne semble pas se sentir tout à fait sûr : (11) Aber ich will das Geld nicht verlieren (= mais je ne veux pas perdre l'argent) por la noche, por la noche, la noche la ha perdido (= c'est la nuit, la nuit, la nuit qu'il l'a perdue) Ces deux observations montrent que nous devons être très prudents dans nos hypothèses sur ce que l'apprenant "entend" réellement et ce qu'il en fait. 5.5 Exemple 3 : les expressions figées non analysées Dans une étude sur l'acquisition de l'anglais par des Japonais, Hakuta (1974) décrit comment ses compatriotes apprennent souvent des expressions relativement complexes d'un point de vue syntaxique, en les saisissant visiblement comme des unités, des mots uniques. On peut en donner comme exemple des tournures figées comme 'How do you do?' 'Nice to see you', 'What a day!', etc. Dans une recherche qui est l'une des plus importantes sur l'acquisition non-guidée d'une langue étrangère par des enfants (de langue maternelle espagnole apprenant l'anglais), Wong-Fillmore (1976) a établi que ce type de formules figées ('formulaic expressions') ne constitue pas une exception mais que celles-ci forment une partie importante du répertoire de moyens d'expressions des apprenants aux premières étapes de l'acquisition. Il semble que leur utilisation contribue fortement au succès de la communication, et par là à l'intégration sociale de l'apprenant. Celle-ci est à son tour une condition préalable importante pour assurer l'accès à la langue cible, et faire ainsi que l'acquisition puisse se poursuivre. De notre point de vue, nous insisterons sur deux points : (a) Des unités de la langue cible peuvent apparaître dans la production avant d'avoir été analysées : il n'est pas exact que le problème de l'analyse doive toujours être résolu avant celui de la synthèse. Tout se passe plutôt comme si une première analyse préliminaire était suivie d'une synthèse, l'analyse étant raffinée à un stade suivant. C'est particulièrement évident pour des expressions comme celles que nous avons citées, car elles constituent une unité sémantique et que de ce point de vue elles n'ont pas à être démontées; mais elles sont bel et bien des expressions composées du point de vue syntaxique. (b) La propension à analyser en composants certains segments des énoncés en langue cible peut être très diverse. Les expressions figées sont (i) relativement courtes, (ii) relativement 50 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère fréquentes, (iii) assez closes sémantiquement, et (iv) elles apparaissent souvent seules. C'est pourquoi elles ont tendance à être identifiées et utilisées comme des unités; mais la tendance à les démonter est faible. Avec le premier point, nous avons commencé à aborder le problème de la synthèse et la façon dont celle-ci se combine à l'analyse pour le locuteur apprenant. Nous allons maintenant nous pencher plus en détail sur le problème de la synthèse. Mais auparavant, il faut redire que les réflexions présentées jusqu'ici sur le problème de l'analyse ne traitent pas tous les aspects de ce problème. Il n'a pas été dit, par exemple, que l'apprenant conservait pour construire sa nouvelle langue toutes les unités qu'il a déjà réussi à analyser. Il peut les conserver ou les oublier selon la valeur communicative qu'il leur accorde pour s'exprimer, et son jugement dépend de nombreux facteurs. De plus, la tâche de l'apprenant est souvent facilitée - et c'est important - par le fait que le locuteur natif essaie de s'adapter à lui dans la forme de ses énoncés, son débit, le choix des mots, etc. (voir à ce sujet la section 2.4(1), et les indications qu'on y donne sur les parlers pour étrangers ou xénolectes ('foreigner talk'). NOTES 5. Le problème de l'analyse 1. Dans ce qui suit, nous ne considérons que les cas où l'apprenant ne possède qu'une langue. On a peu étudié la façon dont la tâche d'analyser la langue à apprendre est modifiée lorsque l'apprenant est déjà familier avec deux langues ou plus. Cette remarque est valable également pour les trois autres problèmes (tâches). 2. Les syllabes sont en principe faciles à isoler dans une chaîne sonore. Si l'on fait écouter à des sujets une séquence dans une langue parfaitement inconnue, ou même dans leur propre langue mais jouée à l'envers donc totalement méconnaissable, on n'a pratiquement pas d'erreur sur l'estimation du nombre de syllabes, même si la localisation précise des frontières entre syllabes peut poser des problèmes. 3. Nous avons déjà dit, mais il n'est pas inutile de le rappeler ici, que ces hypothèses de l'apprenant ne sont pas forcément exactes. 4. Ces facteurs et peut-être d'autres peuvent se combiner en des caractéristiques structurelles complexes comme le rythme; nous ne pouvons développer ce point. 5. Nous laisserons de côté ici les écarts phonétiques de reproduction de sons, car ils ne sont pas pertinents pour notre propos. 6. Comme à la section précédente, nous ne nous intéresserons pas ici à ce qui concerne l'analyse des verbes modaux à propos desquels ces remarques ont été faites (sur les verbes modaux voir Dittmar 1980). 7. La phrase précédant celle-ci était : "In der Nacht schreit ein Kind und …" (dans la nuit, un des enfants crie et …). L'histoire traite d'un travailleur espagnol qui est surmené parce que sa femme est malade et qu'il doit s'occuper des enfants, mais qui ne peut pas prendre de congé. 8. Nous donnons ici la traduction effectuée par SP-35 à la place de celle de SP-21, pour des raisons qui vont apparaître ci-dessous. La traduction effectuée par SP-21 était : En este año ne me voy a España (cette année je ne pars pas en Espagne). SP-35 correspond au niveau d'acquisition de SP-22. 9. Il est vrai qu'au début de l'histoire dans son ensemble, il était fait une fois mention de 'Kind' (enfant). 10. Cette observation est due à Mercedes Cano. 51 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère 6. Construire l'énoncé Comme nous l'avons vu, l'analyse de la langue par l'apprenant dépend de deux grandes composantes : les connaissances dont dispose l'apprenant et qui sont en évolution constante d'une part, et les données auxquelles il est exposé et qu'il doit analyser d'autre part. Pour passer à la synthèse, c'est-à-dire construire des énoncés, la première composante a un pendant, mais non la seconde. On pourrait dire que d'une certaine manière, c'est l'intention de communication du locuteur qui constitue pour la production le pendant des données reçues pour l'analyse : cette intention de communication est le "matériau brut" dont part le locuteur, en s'aidant de toutes ses connaissances, pour produire un énoncé qui soit compréhensible et approprié à la situation. Mais cette analogie est un peu hâtive : le locuteur ne peut apprendre à partir de ses intentions de communication comme il peut apprendre à partir des données de langue cible avec toutes leurs propriétés. La composante essentielle est donc constituée par les connaissances de l'apprenant, en particulier (mais pas seulement) ce qu'il sait (ou croit savoir) pour avoir analysé précédemment des énoncés de la langue cible. En effet, avant de construire des énoncés, il doit disposer au moins de quelques éléments fondamentaux - du moins fondamentaux pour lui - pour pouvoir les combiner entre eux. On ne saurait en déduire que l'analyse doive être réalisée ou même seulement très avancée pour pouvoir passer à la synthèse d'énoncés. L'apprenant produit déjà quelques énoncés alors que son répertoire est encore très réduit et, comparé à la langue cible, très insuffisant, et ses premiers essais de synthèse sont indispensables pour lui permettre un accès plus large et plus intensif à la langue cible, condition sine qua non pour poursuivre l'analyse de la langue. Enfin la synthèse d'énoncés, surtout là où elle est en échec, lui fournit un contrôle de ses analyses et une occasion de les réviser si nécessaire. Le problème de la synthèse ne se pose pas seulement dans le domaine de la syntaxe les mots comme unités à combiner - mais aussi pour la phonologie. Le fait qu'un apprenant ait reconnu les phonèmes d'une langue cible n'implique pas qu'il maitrîse du même coup la "phonotactique" de cette langue, c'est-à-dire la façon dont ces phonèmes peuvent être combinés en syllabes et en mots. Nous allons dans ce qui suit nous consacrer à la syntaxe (concernant la phonie, voir Tropf 1983, chap. 9). Comme pour l'analyse de la langue, on peut diviser les connaissances dont un apprenant dispose à un moment donné en quatre catégories : 1) les connaissances générales sur le langage 2) les connaissances sur la langue maternelle 3) les connaissances sur la langue à apprendre 4) les connaissances non-linguistiques. Comme nous avons traité de chacun de ces types de connaissances en 5.1, nous allons mettre l'accent ici sur leur interaction. Pour ce faire, nous allons d'abord examiner comment elles interviennent dans le développement d'une syntaxe élémentaire de l'apprenant, où les connaissances sur la syntaxe de la langue cible n'interviennent qu'accessoirement. Nous verrons ensuite comment les règles de ces systèmes élémentaires sont remplacées peu à peu par celles de la langue cible. 6.1 La syntaxe des systèmes élémentaires d'apprenants1 Dans ce paragraphe, nous allons tenter de décrire un petit nombre de principes qui semblent régir la syntaxe des systèmes élémentaires d'apprenants (c'est-à-dire les états de langue des premières étapes d'acquisition). Ces principes sont à mettre en relation avec les quatre grandes catégories de moyens linguistiques qui constituent la syntaxe des langues : = l'ordre des mots = la répartition des mots en classes grammaticales = la flexion et les moyens apparentés, comme les particules = l'intonation (dont certains linguistes nient encore le rôle dans la syntaxe). Sans ces moyens linguistiques, il est impossible de formuler les règles selon lesquelles sont construites les phrases d'une langue naturelle quelle qu'elle soit2. Mais leur poids relatif varie selon les langues3. Le chinois, par exemple, ne possède pas le type de classification univoque des unités lexicales en classes de mots que nous connaissons depuis le grec classique jusqu'à l'ensemble des langues européennes; mais même en chinois, il existe des lexèmes qui ne peuvent pas être utilisés à volonté comme verbes, noms, prépositions, etc., ce qui témoigne 52 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère d'une certaine différenciation des classes de mots dans cette langue. De même les langues diffèrent par le degré auquel elles sont soumises à des contraintes sur l'ordre des mots, mais il n'existe aucune langue dans laquelle les mots se grouperaient de façon arbitraire. Le recours possible à ces quatre catégories de moyens fait partie intégrante des connaissances de l'apprenant. Ces connaissances générales ne lui fournissent évidemment pas les règles concrètes régissant ces moyens linguistiques qui fonctionnent dans une langue cible donnée. Mais il peut avoir recours à ces connaissances générales pour faire progresser sa syntaxe élémentaire. L'apprenant adulte possède sans doute une certaine conscience de l'existence et peutêtre de la nature de ces moyens (contrairement à l'enfant qui acquiert sa première langue). Mais ce qu'il ne sait pas, au début, c'est la façon dont ils fonctionnent dans la langue cible. De toute façon, le fait qu'il connaisse globalement leur existence va l'aider à acquérir ces connaissances spécifiques. Aux premiers stades de l'acquisition - dans les systèmes élémentaires - on ne trouve pas d'inflection. Les éléments minimaux qui se dégagent des analyses initiales des données de langue cible par l'apprenant se présentent sous une forme unique et invariable4, de type radical nu, sans aucune variation morphologique. Nous appellerons ces éléments des morphes. Ces morphes ne sont pas classables aisément en catégories grammaticales. Ainsi, un morphe comme [doit∫a] dans le système élémentaire d'allemand d'un Espagnol immigré peut signifier aussi bien la caractéristique d'être allemand ("deutsch") que l'Allemagne ("Deutschland") ou un citoyen allemand ("Deutscher"). La forme ['abai] (cf. note 4) peut renvoyer à "Arbeit": le travail, "Arbeiter" : le travailleur, "(ich) arbeite" : je travaille, ou "arbeiten" : travailler. De même dans le français d'apprenants hispanophones, le morphe [por] renvoie selon les cas aux formes diverses du verbe 'porter' du français (porter, portait, a porté, porte, porte(nt), etc., aux substantifs 'porte' ou 'port' ou 'peur' entre autres, le morphe [se] au présentatif 'c'est' (et 'ce sont', c'étai(en)t'), à la copule 'être' (cf. "moi [se] colombien"), aux diverses formes du verbe 'savoir', etc. L'analyse que fait l'apprenant des données de langue cible n'est pas assez fine au départ pour fournir les flexions ni les catégories grammaticales qui y sont en action. Celles-ci se construisent par la suite, à partir de l'exposition à de nouvelles données de langue cible, et également sur la base des essais de construction d'énoncés par l'apprenant. Il ne faudrait pas en déduire que le système élémentaire de l'apprenant ne possède aucune répartition des morphes en classes selon leur fonction, notamment entre morphes à valeur plutôt lexématique et morphes à valeur plutôt fonctionnelle (comme la différence entre "Arbei" (travail- ) et "nich" (pour la négation). Mais ces classes n'ont pas grand chose à voir avec le système de la langue cible. Pour nous résumer : lors des premiers essais de synthèse d'énoncés, l'apprenant dispose d'un répertoire restreint d'unités élémentaires, les morphes, qui - ne peuvent pas subir de variation grammaticale - ne se laissent pas assigner de façon évidente une catégorie grammaticale de la langue cible - ont des significations plutôt lexicales ou plutôt grammaticales (les premiers étant prédominants). Le répertoire d'unités élémentaires peut également comprendre des expressions complètes de la langue cible, comme nous l'avons vu en 5.5. Mais celles-ci ne sont pas d'un grand intérêt pour la synthèse d'énoncés, car l'apprenant les utilise comme des touts non analysables. Nous les laisserons donc de côté. Nous ne nous arrêterons pas non plus sur les analyses erronées, c'est-à-dire les cas où l'apprenant a dérivé des données de langue cible une forme élémentaire (de son point de vue) comme "hasde" (à partir de "hast du" : as-tu) et l'utilise comme morphe autonome. C'est pourquoi lorsqu'on étiquette certains morphes de systèmes élémentaires d'apprenants comme noms (N), verbes (V), adjectifs (A), etc., on ne s'appuie que sur le fait que ces morphes correspondent à des mots de la langue cible appartenant à ces classes, dont ils sont dérivés, et dont ils se rapprocheront ultérieurement, au cours de l'apprentissage. Nous pouvons donc seulement dire que "Arbei" est un nom par analogie. A des fins de comparaison, c'est tout à fait légitime, et cela ne pose souvent pas de problème - par exemple pour les noms propres mais c'est une classification qui s'appuie sur les propriétés de la langue cible. Pour être plus précis, nous dirons qu'un morphe donné appartient à la classe N', V', Adj', etc., c'est-à-dire que le pendant de ce morphe dans la langue cible est un nom, un verbe, un adjectif, etc. De ce que nous venons de dire, il découle que l'apprenant lors de ses premiers essais de synthèse d'énoncés ne dispose que de deux des quatre types de moyens linguistiques mentionnés plus haut, avec des traces d'un troisième type, à savoir l'ordre des mots, l'intonation, et un embryon de répartition des mots en classes. Comment fait-il usage de ces moyens? Il structure ses énoncés beaucoup moins selon des règles "grammaticales" (au sens de la syntaxe d'une langue particulière) que selon des principes "fonctionnels" ou "pragmatiques". L'analyse des données recueillies par le programme de recherche de Heidelberg (HDP 1979, 53 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère chap. 3; voir aussi Klein & Dittmar 1979), complétée par des éléments épars tirés d'autres recherches (voir en particulier l'excellente étude de Huebner 1983) permettent d'établir l'inventaire que voici de principes pragmatiques qui semblent à l'œuvre dans les tentatives précoces des apprenants pour construire des énoncés5 : 1. Placer les éléments qui expriment des informations déjà données avant ceux qui expriment des informations nouvelles ("principe de la dynamique croissante", cf. Sgall et al. 1973). 2. Placer les éléments sur lesquels quelque chose est dit avant ceux qui en disent quelque chose ("principe de la structuration thème-rhème") 3. Placer les éléments qui sont liés du point de vue de leur signification à proximité les uns des autres ("principe de la connexité sémantique") 4. Placer les éléments de signification nettement fonctionnelle systématiquement avant ou systémati- quement après6 les éléments de signification nettement lexicale ("principe de la sérialisation cohérente")7 5. Placer les éléments d'orientation (les indications de lieu, de temps, de modalité) au début de l'énoncé ("principe de l'orientation") 6. Rapporter les événements dans l'ordre de leur succession effective ("principe de l'ordre naturel", cf. Klein 1979 et la section 7.2 ici-même) 7. Marquer la modalité de l'énoncé (question, assertion, injonction) au moyen de l'intonation ("principe du marquage intonatif de la modalité d'énoncé") 8. Mettre en relief l'information rhématique par l'intonation ("principe du marquage intonatif du rhème"). Ces principes ne sont pas des règles obligatoires - du moins sous la forme abrégée sous laquelle nous les avons formulés, mais des maximes que l'apprenant suit lorsqu'il construit ses premières suites d'énoncés. Les plus nombreux concernent la "structure de l'information" dans l'énoncé (par exemple 1, 2, 5, 8). Nous avons ici séparé intentionnellement les deux dichotomies classiques "information ancienne / information nouvelle" et "thème / rhème", bien qu'elles fonctionnent souvent en parallèle, mais ce n'est pas toujours le cas8. Plusieurs de ces principes peuvent aussi entrer en contradiction pour un énoncé donné, et le choix de l'apprenant est alors imprédictible. Cependant, des principes comme les huit que nous avons introduits ci-dessus déterminent très généralement la structure des énoncés dans les systèmes élémentaires d'apprenants (là-dessus sur des données de français Perdue & Deulofeu 1986). Nous n'avons pas tenu compte dans ce qui précède du fait que ces énoncés sont également très dépendants de l'information parallèle, ce qui se traduit notamment par le fait que certains éléments sont omis parce qu'on peut les déduire du contexte. Nous reviendrons sur cette question de la mise en contexte au chapitre 7. Avant d'examiner l'effet de ces principes pragmatiques sur un cas concret, mentionnons une autre façon de les aborder. Il s'agit des travaux de l'Américain T. Givón (1979, 1982), qui englobent non seulement les systèmes d'apprenants d'une langue étrangère mais également des phénomènes linguistiques comme les pidgins. Il considère que la structure de tout énoncé linguistique - y compris dans une langue achevée - est déterminée par deux "modes" qu'il appelle le "mode pragmatique" et le "mode syntaxique". Ces modes entretiennent un certain équilibre, différent selon les langues, mais qui peut se modifier également selon les situations de communication. Par exemple, dans la langue parlée spontanée le mode pragmatique est plus dominant que dans la langue scientifique écrite, fortement planifiée, où le mode syntaxique prédomine. Beaucoup de parlers rudimentaires, dont les systèmes élémentaires d'apprenants ou les pidgins, ne possèdent pas le mode syntaxique, ou seulement à l'état embryonnaire; c'est pourquoi dans ces parlers, la structuration des énoncés est presque exclusivement déterminée par le mode pragmatique. Givón donne les traits suivants comme caractéristiques de ces deux modes (Givón 1979, p. 98) : 54 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère Mode d'expression pragmatique Mode d'expression syntaxique a) structure thème-rhème structure sujet-prédicat b) conjonction souple ("parataxe") subordination étroite c) rythme d'élocution lent (avec une succession de contours intonatifs) rythme d'élocution rapide (sous un seul contour intonatif) d) ordre des mots gouverné principalement par un principe PRAGMATIQUE : l'information ancienne d'abord, l'information nouvelle suit ordre des mots utilisé pour marquer des cas SEMANTIQUES (peut être utilisé également pour marquer ds relations de thématisation) e) proportion approximative noms/verbes dans le discours 1/1 (les verbes sont sémantiquement simples) davantage de noms que de verbes dans le discours (verbes sémantiquement complexes) f) pas de morphologie grammaticale morphologie grammaticale élaborée g) l'accentuation nette de l'intonation marque le focus de l'information nouvelle très semblable, mais avec un poids fonctionnel sans doute moindre (totalement absent de certaines langues) Comme on peut le voir, les traits proposés par Givón coïncident en partie avec nos huit principes. Mais il faut noter certaines différences. Ainsi, Givón postule l'existence de classes de mots comme N, V, etc. dès le départ. Mais l'état de la recherche ne permet pas pour le moment de comparer la justesse de ces deux formulations. Examinons maintenant quelques exemples provenant d'un système élémentaire concret9. Il s'agit de données d'un travailleur espagnol enregistré à Heidelberg environ cinq ans après son arrivée en Allemagne. Ce qu'il a appris provient exclusivement de ses contacts sociaux (très restreints) sur le lieu de travail et au dehors dans sa vie quotidienne, ainsi que sans doute de la radio et de la télévision. Son système individuel est très élémentaire. La moitié environ de ses énoncés ne comprennent pas de V' - c'est-à-dire pas de forme qui correspondrait à un verbe (fléchi) dans la langue cible10. Il n'a pas de copule, n'utilise aucun auxiliaire ou verbe modal en liaison avec un infinitif. Son vocabulaire actif comprend essentiellement des substantifs; on ne trouve chez lui pratiquement aucun mot fonctionnel. Il ne possède aucune trace de flexion morphologique. Avec de tels moyens, on ne peut de toute évidence pas faire grand chose. Pourtant, SP-22 (ce locuteur) est un conteur tout à fait habile, et il parvient à bâtir des expressions complexes. Ainsi par exemple11 : () ich kind - nicht viel moneda Spanien ( moi enfant - pas beaucoup argent Espagne ) () ich nicht komme Deutschland - Spanien immer Bauer arbeite (moi pas viens Allemagne - Espagne toujours travaille paysan) (= avant de venir en Allemagne, je travaillais en Espagne dans l'agriculture) () arbeite andre Firma - obrero eventual ( travaille autre entreprise - travailleur dépendant) (= quand on est salarié de quelqu'un d'autre, on est dépendant) () autonomo - nicht viel Geld indépendant - pas beaucoup argent Tous ces énoncés sont constitués de deux parties séparées par une courte pause, représentée ici par un tiret. Ces deux parties possèdent des traits intonatifs différents : la première se termine sur un ton montant, la seconde sur un ton descendant. Dans la première partie, on introduit quelque chose, un thème sur lequel le locuteur va dire quelque chose, ou bien comme un arrière-plan sur lequel ce qui suit sera placé. Cette première partie correspond d'assez près à ce qui est désigné en linguistique sous le nom de "thème", "topique" ou "présupposé" (au sens de Chomsky) ou bien qui est caractérisé comme "information d'arrièreplan". Nous désignerons ici cette partie de la façon la plus neutre possible, en parlant de support. Dans la seconde partie, on asserte quelque chose sur ce qui a été ainsi posé, ou bien on 55 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère place quelque chose dans le cadre ainsi donné. Nous désignerons ici cette seconde partie comme l'apport. Elle correspond d'assez près à ce qui est désigné dans la littérature sous le nom de "rhème", de "commentaire", d' "information de premier plan" ou de "focus". La construction des énoncés les plus complexes dans ce lecte d'apprenant suit donc le schéma : (17) support - pause - apport Ce schéma résulte largement de l'application des principes ci-dessus 1, 2 et 5. Il faut noter que les deux composants pris en eux-mêmes peuvent couvrir tout un éventail de fonctions. Ainsi, comme nous l'avons déjà indiqué, le support peut donner le thème dont quelque chose sera dit, mais il peut aussi se borner à situer le lieu et le temps de ce qui suit. De plus, les deux parties peuvent déjà être complexes en elles-mêmes, comme nos exemples le montrent. Enfin le schéma donné en (17) peut être modifié de quatre façons : (18) (a) Le support peut être absent. C'est le cas surtout quand le thème ou l'orientation spatiotemporelle sont maintenus identiques à ce qu'ils étaient dans l'énoncé précédent, que ce premier énoncé soit une question à laquelle on répond, ou un énoncé du locuteur luimême. (b) Le support est une suite complexe, c'est-à-dire que plusieurs supports partiels forment un support global. (c) Le schéma tout entier est formé desuites complexes. (d) Tout le schéma est modalisé. Le premier cas est relativement évident. Nous allons examiner quelques exemples pour éclairer les autres cas : (19) sechsunzwanzig - Kind komme; sechsunddreissig - zehn Jahre ( 26 - enfant vient; 36 - 10 ans = je suis né en 1926; en 1936 j'avais 10 ans) Ici, tout le schéma est complexe, et les deux supports comme les deux apports sont mis en contraste : '1926' contraste avec '1936', 'naître' contraste avec 'avoir 10 ans'. Cette technique de la mise en contraste est l'un des moyens les plus importants de construire des discours complexes. Elle sous-tend également l'exemple suivant, plus complexe : (20) heute - vier Schule neu meine Dorf; ich kleine Kind - eine Schule vielleicht hundert Kind; heute vielleicht ein Chef o Meister - zwanzig oder fünfund zwanzig Kind; ich Kind vielleicht hundert Kind. ( aujourd'hui quatre école nouvelle mon village; moi petit enfant une école peut-être cent enfants; aujourd'hui peut-être un chef ou maître - vingt ou vingt cinq enfants; moi enfant peut-être cent enfant = aujourd'hui, il y a quatre écoles nouvelles dans mon village; quand j'étais petit, il y avait une école avec environ cent enfants; aujourd'hui chaque maître a environ vingt à vingt cinq enfants; quand j'étais petit, on était cent) Ici, on a d'abord la mise en contraste de deux supports simples : aujourd'hui - avant, chacun avec son apport. Ensuite, chacun des supports est développé davantage : aujourd'hui + par maître - avant (par maître). Les indications temporelles en contraste sont conservées, mais l'indication complémentaire qui reste valable n'est pas répétée. En schématisant, la construction est la suivante : (20') supports apports aujourd'hui avant aujourd'hui + par maître avant (par maître) quatre écoles une école vingt enfants cent enfants Les segments individuels peuvent encore posséder leur propre structure interne, ce qu'on peut observer facilement en comparant le troisième support avec le premier. Examinons maintenant un exemple un peu plus complexe, dans lequel le second schéma d'ensemble est en outre modalisé : (21) dieses Jahr Winter gut, nicht kalt, nicht Schnee, verstehst (du)12 - immer fort, Zement fort. Vielleicht Schnee, vielleicht kalt - Zement nicht fort, keine Arbeit. ( cette année hiver bon, pas froid, pas neige, (tu) comprends - toujours parti, ciment parti. peut-être neige, peut-être froid - ciment pas parti, pas de travail = comme le temps a été bon cet hiver, pas froid et sans neige, on a continué à vendre du ciment. Quand il fait froid et qu'il neige, on ne vend plus de ciment et il n'y a plus de travail <Le locuteur travaille dans une cimenterie>) 56 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère Ici, le premier support est constitué d'une suite de trois supports précédés d'une indication temporelle: cette année + hiver bon + pas froid + pas neige. Mais cette suite n'est pas une simple série d'affirmations (du genre : "cette année l'hiver a été bon. Cette année il n'a pas fait froid et il n'y a pas eu de neige"), au contraire toute cette séquence sert de support pour l'affirmation qui suit, et qui est en fait l'objectif de l'énonciation : le thème de la conversation est le chômage de beaucoup de ses collègues, et le risque pour le locuteur également de perdre son emploi à la cimenterie. Dans le second schéma, une situation hypothétique est mise en contraste avec le premier énoncé pris globalement. La particule vielleicht (peut-être) en tête d'énoncé signifie souvent "à supposer que ..."; elle caractérise ce qui suit comme hypothétique ou irréel (il n'y a pas d'indices permettant de distinguer entre les deux). Le deuxième énoncé pourrait également signifier : "s'il avait neigé et qu'il aie fait froid, on n'aurait pas vendu de ciment et il n'y aurait plus eu de travail". Dans les deux cas, les apports également sont composés, mais avec une structure interne simple. Examinons pour terminer un dernier exemple où les segments considérés ont pris en eux-mêmes une structure interne plus complexe : (22) ich meine Vater kaputt vier Jahre - meine Oma komme; meine Mutter wieder komme heirate – ich zurück Mama (moi mon père fini quatre ans - ma grand'mère vien-; ma mère encore vien- mariée moi retour(ne) maman = quatre ans après la mort de mon père je suis venue chez ma grand'mère13; quand ma mère s'est remariée je suis retournée chez elle) Les segments pris individuellement, particulièrement le premier support, sont si complexes que les indications que nous avons données jusqu'ici sur la synthèse ne suffisent pas à éclairer leur construction. Pour y parvenir, il faut approfondir la réflexion. Nous allons du même coup, pour finir, expliquer trois problèmes qui sont liés. 1. On peut penser que les segments composant ce discours sont juxtaposés de façon totalement arbitraire - et c'est la première impression qu'on retire des données. Mais cette hypothèse est insatisfaisante au moins pour trois raisons. D'abord, "sans règle" ou "chaotique" ou "arbitraire" sont de mauvaises façons de décrire des états de choses dont nous ignorons les règles, ou dont les règles aboutissent dans le cas particulier à ce qu'on ne reconnaisse plus leur effet. Ensuite, on ne ferait que repousser un peu plus loin la tâche de décrire le problème de la synthèse dans l'acquisition d'une langue : la "vraie" syntaxe commence un peu plus tard. Et enfin, même ces exemples révèlent certaines régularités. Ainsi, d'après nos observations, des suites comme zurück Mama ich (retour maman moi) ou wieder heirate meine Mutter komme (retour mariée ma mère vient) seraient impossibles. 2. Si l'on veut décrire ces régularités, on est tenté de supposer que le développement de structures plus complexes se fait d'abord par la réitération de la bipartition en support et apport, non plus parallèlement, mais verticalement : à côté de la juxtaposition, on a l'enchâssement. Pour le second énoncé de l'exemple ci-dessus, on peut représenter ainsi cette organisation : ENONCE support support apport meine Mutter wieder komme heirate ma mère revient mariée apport support apport ich zurück Mama moi retour(ne) maman Ce type de structures pourrait représenter la base de la syntaxe proprement dite avec la constitution de classes de mots, la structure sujet-prédicat, etc. Mais cette conception soulève de nouveaux problèmes. Ainsi, l'articulation intonative devient beaucoup moins claire; il n'existe plus de pause nette; et pour beaucoup d'énoncés, une analyse comme celle-ci n'est pas si évidente. Dans le premier énoncé de (22), on peut par exemple supposer que dans la deuxième partie "meine Oma komme", la bipartition en support et apport est bien présente, mais que le support est effacé, car il reste identique à celui du segment précédent; l'intention de signification est ich - meine Oma komme. Dans la première partie de cet énoncé, cela n'est pas possible; elle est constituée de ich et d'une séquence complexe de référence temporelle meine Vater kaputt vier Jahre. Le support complet est constitué de deux supports partiels, le "thème" sur lequel quelque chose sera asserté, et une localisation temporelle, que l'on devrait plutôt s'attendre à trouver en tête (d'après le principe de l' "orientation", cf. ci-dessus). Nous ne pouvons qu'indiquer ces problèmes dans ce chapitre, non les résoudre. 57 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère 3. L'exemple (22) illustre bien la difficulté à saisir les premières étapes de la synthèse d'énoncés. Pour l'allemand par exemple, la position dans la proposition du verbe conjugué (première, seconde ou dernière position) est l'une des principales marques syntaxiques. Dans les quatre segments principaux de (10), il est très difficile, sinon impossible, de découvrir une régularité quelconque de ce point de vue. Le premier support (ich meine Vater …) et le deuxième apport (ich meine Mama) ne contiennent aucun élément qui puisse correspondre à un verbe conjugué. Dans les deux autres segments, on peut considérer komme comme un analogue de verbe conjugué. Mais son placement (au sens des règles d'ordre des mots) est difficile à déterminer. Dans le premier cas, il est placé à la fin ((zu) meine(r) Oma komme), ce qui correspond au placement en proposition subordonnée. Dans l'autre cas (meine Mutter komme heirate), il n'est déjà pas facile de dire ce qui de komme ou heirate devrait jouer le rôle de verbe conjugué. komme semble plausible; si nous l'admettons pour le moment, la question se pose de savoir si wieder doit compter comme un constituant de la phrase ou non. En allemand, le verbe conjugué dans les propositions principales déclaratives est précédé d'un constituant de phrase (cf. section 6.2.1 ci-dessous), contrairement à ce qui se passe en français ou en espagnol, par exemple. Il est difficile de dire ce qui, dans ce lecte, devrait compter comme constituant. En allemand standard, wieder serait considéré comme constituant de phrase, mais cela fausserait la question d'admettre qu'il soit également un constituant dans ce lecte : cela impliquerait d'admettre que ce lecte possède déjà la structure de l'allemand standard de ce point de vue. Or, selon la façon dont on répond à cette question, on aboutit à des positions différentes pour le 'verbe conjugué' dans cet exemple. Etant donné toutes ces incertitudes, on voit tout le chemin qui reste à parcourir pour aboutir à un traitement correct de cette question (sur la structuration de variétés élémentaires de français, voir notamment le recueil de Giacomi & Véronique (1986), I Chap. 4, Perdue 1987a, 1987b). C'est sur ces réserves que nous terminons cette discussion de la synthèse d'énoncés dans les lectes élémentaires d'apprenants. On aperçoit sans doute mieux maintenant les raisons pour lesquelles nos connaissances en ce domaine sont encore si modestes. Dans la section suivante, nous verrons sur deux exemples, le développement des formes fléchies du verbe, et l'acquisition de la négation, comment une variété de langue donnée, fortement influencée par des principes de construction "pragmatiques", développe progressivement une structuration syntaxique au sens de la langue cible. 6.2 Les étapes suivantes de la synthèse Dans la section qui précède, nous avons émis quelques considérations sur la façon dont l'apprenant peut organiser ses énoncés lorsque son analyse de la langue ne lui a encore fourni qu'un petit nombre d'éléments de base qu'il est encore difficile d'affecter à des classes de mots de la langue cible et qui ne sont pas fléchis. Nous avons supposé qu'il a alors recours à certains principes pragmatiques indépendants de la syntaxe des langues particulières. Il ne peut pas utiliser la syntaxe de la langue cible, puisqu'il doit d'abord l'acquérir14, ni la syntaxe de sa langue d'origine, car les moyens d'expression pour ce faire lui manquent encore. Même s'il sait par exemple que dans sa propre langue on place la forme fléchie du verbe en fin de phrase, ce savoir lui est de peu de secours tant qu'il ne peut pas exprimer la catégorie des verbes fléchis dans la langue cible. Nous allons revenir sur ce problème spécifique. Ce qu'il a relativement tôt à sa disposition, c'est une subdivision assez grossière des éléments d'après leur contenu sémantique, par exemple en éléments à signification plutôt fonctionnelle ou plutôt lexématique. Cette subdivision en mots fonctionnels et mots "pleins" constitue un point de départ pour le développement d'un système de catégorisation des mots tel qu'il en existe dans les lectes d'apprenants plus avancés et évidemment dans la langue cible. Mais cette organisation en classes de mots ne peut évidemment pas se mettre en place sur la base de critères purement sémantiques. L'apprenant doit avoir développé au préalable les possibilités d'intégration syntaxique et la morphologie, les deux autres caractéristiques qui définissent une classe de mots, et ce en construisant par lui-même des énoncés, et en comparant constamment ses propres productions à celles de son environnement linguistique pour les adapter progressivement à celui-ci. Dans ce qui suit, nous allons esquisser à partir de deux exemples la façon dont se passe cette construction de classes de mots et les problèmes auxquels l'apprenant se trouve confronté. Le premier exemple est le développement des formes fléchies du verbe, qui assume un rôle clé dans la syntaxe de l'allemand et de beaucoup d'autres langues. Il n'existe pour ainsi dire pas de recherches sur cette question. Nous nous appuyons sur cet exemple essentiellement pour 58 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère illustrer les grands problèmes. Le second exemple est le développement de la négation. Làdessus, on dispose de travaux nombreux et détaillés. Nous utiliserons cet exemple avant tout pour mettre en évidence les problèmes découlant de ce que certaines marques linguistiques sont dépendantes de certaines autres dans l'acquisition. 6.2.1 L'acquisition des formes verbales fléchies Dans une langue comme l'allemand, la catégorie des formes verbales fléchies15 (par opposition aux formes non-fléchies comme l'infinitif ou les participes) occupe une fonction centrale dans la construction de la phrase. Pas seulement parce que leur position, en liaison avec d'autres marques, décide du type de proposition : dans les subordonnées, le verbe fléchi est placé à la fin, dans les propositions impératives et dans les interrogatives totales, au début, dans les propositions déclaratives en seconde position. Mais aussi parce que la position de beaucoup d'autres éléments de la phrase comme la négation dépend de celle du verbe fléchi. L'apprenant doit apprendre à percevoir ces régularités et à les réutiliser dans ses propres productions. Le fait de maîtriser les règles correspondantes de sa propre langue lui est d'abord de peu de secours. Supposons que sa langue maternelle soit le basque, langue où le verbe fléchi se trouve normalement en fin de proposition, et qu'il acquière l'allemand. Tant qu'il n'est pas parvenu dans son analyse de la langue cible à repérer ce qui est ou n'est pas forme fléchie, son savoir de langue source ne lui sert pas : il n'est pas en position de pouvoir recourir à un transfert (dans ce cas en partie erroné), car il ne sait pas ce qu'il doit placer en fin de proposition. Il est vrai que sa connaissance du basque lui suggère de chercher quelque chose comme une forme fléchie (à la différence de ce qui se passe pour un enfant qui découvre l'allemand comme langue maternelle), et il a l'intuition de l'endroit de la phrase où porter son attention : à la fin. Mais il n'est pas facile de localiser le verbe fléchi dans le flot de parole lié à des informations parallèles qui alimente l'acquisition. La raison en est avant tout que la forme fléchie est étroitement liée au lexème verbal, mais n'est pas le verbe. Dans une forme verbale comme "hat gearbeitet" ou "a travaillé", les deux composantes sont séparées, et leurs marques, la flexion elle-même ici sous la forme d'un auxiliaire, et le participe du lexème verbal, occupent des positions séparées. C'est pourquoi il est erroné de parler de "première position, seconde position, position finale du verbe". Il s'agit en fait de la position de la flexion. Mais ce à quoi l'apprenant a accès au départ, c'est à la seule signification verbale et à la forme qui la marque, car elle est comparativement plus concrète, et étroitement liée à un segment précis (dans notre exemple aux syllabes "arbeit-", "travail-"). La signification de la flexion est en revanche beaucoup plus abstraite, et peut être liée dans la phrase à des éléments très différents. Examinons à ce sujet les six énoncés suivants. Ce que rencontre l'apprenant, ce sont des suites sonores de ce type liées à de l'information parallèle, et c'est de là qu'il doit extraire la flexion : (24) er aß das brot (il a-mangé (Prétérit) le pain) (25) er hat das brot gegessen (il a-mangé (Passé Composé) le pain) (26) er muß dans brot gegessen haben (il doit avoir mangé le pain) (27) er aß das brot auf (il a mangé (Prét.) complètement le pain) (28) er hat das brot aufgegessen (il a mangé (P.Comp.) complètement le pain) (29) weil er das brot aufaß (parce qu'il a mangé complètement le pain) La signification verbale est la même dans tous les cas : “essen” (manger). Les expressions qui la marquent varient légèrement, en particulier à cause de la flexion forte (le prétérit irrégulier (ou 'fort') de “essen” : [a:s] modifie la voyelle du radical. N.d.T.), mais elles ont une relative stabilité. Comme les suites sonores correspondantes sont en correspondance assez claire avec l'information parallèle, l'apprenant peut assez facilement extraire des données un morphe comme [ese] et l'utiliser comme une sorte de verbe mais en perdant la flexion. Dans les six exemples ci-dessus, le lexème verbal est lié à la flexion de façons très différentes. Dans le premier (24), la flexion est amalgamée avec le verbe en un segment [a:s]; les deux composantes sont en seconde position. Dans le second (25) en revanche, les deux composantes sont séparées, et le lexème verbal se trouve en fin de phrase, alors que la flexion est réalisée au moyen d'un auxiliaire, placé en seconde position. Dans (26), la flexion est liée à un auxiliaire qui a par ailleurs une signification modale ("d'après ce qu'on peut savoir, tout se passe comme si…"); le 59 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère lexème verbal est repoussé en avant-dernière position. Dans (27), la flexion et une partie du verbe (“aufessen”, manger complètement) sont amalgamées en un segment [a:s], le reste du verbe (la particule auf indiquant la complétude. NdT) étant placée en fin de phrase. Dans (28), ce segment est à nouveau en avant-dernière position, le reste du verbe étant tout à la fin. Enfin, dans (29), la flexion et une partie du lexème verbal sont à nouveau amalgamés et situés à la fin, précédés de la particule verbale. A partir de cette variété de cas (et nos exemples n'épuisent pas la multiplicité des possibles dans la langue cible), l'apprenant doit reconstruire la flexion verbale, s'il veut acquérir cet aspect tout à fait central de la syntaxe de l'allemand. Pour y arriver, il ne peut s'appuyer ni sur un segment invariable de la chaîne sonore, ni sur des imformations parallèles, comme c'est le cas pour acquérir des lexèmes verbaux16. De quoi d'autre dispose un apprenant ayant le basque comme langue maternelle pour découvrir la flexion verbale et les lois de son placement dans la phrase? Dans son analyse des données de la langue cible, il peut évidemment se laisser guider par ses connaissances de langue maternelle, qui lui suggèrent entre autres 1) qu'il y a normalement un verbe fléchi, et 2) qu'il faut chercher cette forme à la fin des phrases. La première de ces suggestions est positive, puisqu'elle le met en position de chercher quelque chose de ce genre dans les données qu'il reçoit. La seconde en revanche est trompeuse, comme on le voit aisément aux exemples cidessus. Il est donc clair qu'il n'existe pas de voie directe permettant de découvrir la flexion verbale et son placement dans la phrase allemande sur la base de connaissances de langue maternelle et de principes généraux tels que ceux que nous avons évoqué au chapitre précédent. L'apprenant devra d'abord disposer de connaissances importantes en grammaire de la langue cible, concernant en particulier les caractéristiques flexionnelles des mots et leur appartenance à des classes grammaticales. Il doit savoir par exemple que aß, essen, gegessen sont des dérivations flexionnelles d'un seul verbe, que les verbes sont souvent liés à des formes auxiliaires comme haben (avoir), sein (être), mais aussi à des verbes modaux comme müssen (devoir), können (pouvoir), etc. Ce n'est qu'à partir de là qu'il pourra découvrir la catégorie "flexion verbale", dans un processus plus abstrait, et mettre de l'ordre dans les différents schémas d'ordre des mots. Pendant ce processus, l'apprenant continue bien entendu à construire des énoncés, et on peut tout à fait s'attendre à ce que beaucoup d'entre eux correspondent à certains des schémas d'ordre des mots de la langue cible, mais on ne peut pas considérer qu'il ait déjà acquis les règles fondamentales qui leur sont sous-jacentes. On peut donc distinguer dans l'acquisition des règles de base régissant l'ordre des mots trois grandes étapes : Première étape Les énoncés sont constitués de morphes non fléchis, qui ne peuvent être comparés avec avec les classes de mots de la langue cible que par analogie, mais qui peuvent déjà être relativement différenciés d'après leur signification. Ils sont construits essentiellement su la base de principes pragmatiques, comme ceux que nous avons esquissés dans la section précédente (voir exemples (13)-(22) en 5.2.1). Seconde étape Les énoncés présentent de plus en plus souvent des formes fléchies et les classes de mots commencent à correspondre à peu près à celles de la langue cible - même s'il peut se produire de fréquentes divergences et des surgénéralisations. En particulier, on peut trouver à ce stade des interférences de la langue maternelle, car l'apprenant tente maintenant de construire ses énoncés selon les règles d'une syntaxe particulière, mais ne dispose pas encore des règles de la langue cible. Il peut se faire aussi que beaucoup de ses énoncés commencent ressembler à ceux de la langue cible alors que beaucoup d'autres en divergent, pour des raisons pas toujours évidentes. Le discours suivant d'un immigré italien après cinq ans de séjour en Allemagne illustre bien cette étape : (30) (a) also wenn isch hiä gekommt sin, (b) ha (für) misch wa's zu schwea, deutsch lerne, zu schwea. (c) In Amerika isch wa zwei Jahr, in Amerika, isch zwei Jah' in Amerik', (d) isch hab noch mea Englisch ge'ead wi 'ia fünf Jahr. ((a) alors quand jé (sont) vené ici, (b) ah pour moi c'était trop difficile apprend allemand, trop difficile. (c) En Amérique je trois ans en Amérique, (d) j'ai (appris) encore plus (d')anglais qu'ici cinq ans) On voit que l'apprenant a bien la possibilité de placer correctement la forme fléchie, et il donne souvent l'impression de maîtriser la règle (cf. a, b), mais il s'en écarte également souvent (cf. c, d). Troisième étape L'apprenant a saisi la flexion verbale et construit ses énoncés comme un locuteur de la langue cible. 60 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère La description de ces trois étapes est destinée à donner une idée de l'évolution, mais dans les faits, celles-ci se recouvrent partiellement, et au sein de l'étape intermédiaire se joue toute une évolution complexe. Résumons brièvement les deux questions centrales : 1. Dans une forme verbale on peut distinguer deux composantes : le lexème verbal et la flexion. Tant que l'apprenant n'emploie que des formes non fléchies, seul le premier joue un rôle. Il faut en tenir compte lorsqu'on veut décrire les règles d'ordre des mots dans des systèmes élémentaires d'apprenants. Dans un énoncé comme "Ich Espanje komme" (moi vien- Spagne), l'apprenant, locuteur de ce lecte élémentaire, n'exprime aucune catégorie flexionnelle, mais seulement un lexème verbal qui a un certain sémantisme. C'est seulement en tant qu'élément comportant ces deux composantes que le verbe en allemand se place en seconde position dans la phrase. C'est pourquoi on ne peut pas dire à ce stade que l'apprenant diverge de la langue cible du point de vue de l'ordre des mots. 2. Le fait que l'apprenant utilise des formes fléchies - donc qu'il ne dise plus seulement komme, mais par exemple aussi kam - ne prouve pas encore qu'il ait saisi les principes de placement des formes fléchies, et en particulier qu'il ait reconnu le double rôle de ces formes : lexème verbal + flexion. Il est donc possible qu'il place parfois ces formes à l'endroit qui revient à la forme fléchie (en seconde position), et parfois à l'endroit qui revient à la forme du verbe non fléchie (en dernière position dans une proposition principale). C'est justement ce qui caractérise l'étape intermédiaire, et ce n'est que lorsque la distinction est devenue claire pour l'apprenant que la troisième étape peut être atteinte. Peu d'études ont été effectuées sur le déroulement concret de ce développement (voir par exemple celle, très détaillée, de Felix 1978; sur l'acquisition de la flexion verbale temporelle en français voir Noyau & Vasseur 1986). Dans la section qui suit, nous allons aborder un aspect de la syntaxe parmi les mieux étudiés dans la recherche sur les langues étrangères : l'acquisition de la négation. La raison pour laquelle nous traitons d'abord de la flexion verbale puis de la négation, c'est que le développement de la négation dans les langues qui nous occupent est très étroitement lié au placement des formes verbales fléchies et non fléchies. En introduction à cette partie, résumons ici les principales règles concernant les formes fléchies et non-fléchies du verbe en allemand, en anglais et en français (les deux premières sont particulièrement bien étudiées de ce point de vue). Dans ce qui suit, nous représentons la composante flexionnelle par F, les composantes non flexionnelles par V, Aux et Mod; si elles sont amalgamées, nous écrirons F-V, F-Mod, FAux. Ainsi, kommen, gekommen, come (en tant qu'infinitif ou participe), venir, venu = V, kam, kämest, came, venait, viendront = F-V, haben, gehabt, be, avoir, été = Aux, hast, hatte, has, have (à une forme personnelle), aviez = F-Aux, müssen, gemußt, pouvoir, dû = Mod, muß, müßte, should, peut, pourra = F-Mod. Plusieurs composantes non flexionnelles peuvent se trouver ensemble, par exemple gelesen haben müssen, dû avoir lu. Nous appellerons de tels complexes NF. L'ordre des éléments dans NF lorsqu'il est complexe est le suivant : particule séparable V - Aux1 - Aux2 - Mod, par exemple (hätte) aus-geschaltet worden sein müssen , (should) have been turned off, (aurait) dû avoir été éteint.17 En anglais, nous pouvons utiliser la même terminologie, à part le fait qu'il n'existe pas de Mod seul, mais uniquement F-Mod. Des formes comme must, should, etc. sont toujours des amalgames de composantes flexionnelles et non- flexionnelles. Par ailleurs, l'ordre est inverse pour NF, on trouve des suites comme (should) have been turned off (comparer avec l'exemple ci-dessus). On peut résumer ainsi les règles que l'apprenant devra acquérir tôt ou tard 18: I. Allemand 1. F est mobile, il se place à la fin des subordonnées, en seconde position dans les phrases déclaratives, sinon (dans les impératives et les interrogatives totales) en première position. 2. NF est toujours en position finale. 3. Si le dernier élément de NF est amalgamé avec F, il se placera avec F (cf. 1.).19 II. Anglais 1. F est mobile et se place en seconde position dans les subordonnées et dans les principales déclaratives, en première position dans les autres cas. 2. NF est toujours en troisième position. 3. Un segment de NF qui s'amalgame avec F suit ce dernier, sauf V (qui n'est jamais en position initiale sauf pour les impératives non-négatives). F est exprimé en recourant à une forme du verbe do lorsqu'il n'est pas adjacent à V dans les phrases où on ne trouve que F et V. 61 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère III. Français En français, la négation de phrase constitue un problème d'acquisition plus complexe, et de nature partiellement différente pour au moins trois raisons : - le caractère discontinu de la négation : ne - pas, avec des règles de placement différentes pour chacun des deux segments - le fait que le premier des deux segments, ne - , soit facultatif en français oral, avec une variation sociolinguistique selon les sociolectes et les registres (correspondant à des situations plus ou moins tendues ou relâchées, etc.) - l'ordre des mots dans la proposition est beaucoup plus fixe qu'en allemand ou, comme on le verra ci-dessous en suédois, par exemple. On peut résumer comme suit les règles concernant la négation de phrase en français : 1. La négation de phrase est constituée de deux segments : Neg(a) : ne - et Neg(b) : - pas 2. Neg(a) se place devant F, Neg(b) derrière F. 3. Si F n'est pas le lexème verbal, mais FAux ou FMod, Neg(b) se place devant V. 4. Les pronoms clitiques se plaçant immédiatement devant F lorsqu'il s'agit d'un Aux, devant V lorsque F est un Mod, il faut entendre la place de Neg comme relative au bloc constitué par '(clitiques +) V' ou '(clitiques +) F' 5. Ces règles s'appliquent dans tous les types de propositions (principale et subordonnée, déclarative et interrogative, et qu'il y ait ou non un constituant facultatif en première position). 6. Neg(a) peut être effacé. 6.2.2 L'acquisition de la négation La négation est un vaste sujet. Pour ce qui nous concerne, nous allons distinguer trois formes qui jouent un rôle important dans nos langues. 1. Les réactions négatives à des questions, affirmations ou injonctions par des mots-phrases comme non, nein, no - réactions qui peuvent être suivie d'une assertion positive (Tu prends un café? Non, un thé), mais là nous sortons du problème de la négation. Ces négations, qualifiées d' “anaphoriques” par Bloom (1970), ont été étudiées dans l'acquisition de la langue maternelle comme, plus récemment, dans l'acquisition d'une langue étrangère (Felix 1978, Wode 1981). Elles ne posent pas de problème particulier d'acquisition. 2. Les négations de phrase : en gros, elles nient qu'un prédicat donné soit valable pour un objet donné. Les éléments de négation pour cette fonction sont ne - pas, nicht, not, et ils se combinent fréquemment à un adverbe (jamais, nie, never, rien, nichts, nothing, nulle part, nowhere, nirgends). 3. Les négations de constituant : elles n'éliminent qu'un constituant, comme dans "J'ai invité Jean, pas Alphonse"; "Il n'a pas attendu deux heures", etc. Relevons le rôle très important que joue la négation dans les systèmes d'apprenants pour l'acquisition du lexique : de deux mots de signification opposée, l'apprenant n'acquiert souvent que l'un d'eux, et il le nie pour obtenir la signification opposée : au lieu de bon - mauvais, on trouve bon - pas bon. Ce tableau est bien entendu très simplifié, mais il devrait suffire à nos objectifs présents20. Dans la recherche sur l'acquisition de langues étrangères, on s'est concentré surtout sur la négation de phrase; les autres types de négation sont traités plus marginalement. Nous allons passer en revue les séquences d'acquisition telles qu'elles se dégagent de quatre études, deux sur l'anglais, une sur l'allemand et une sur le suédois, la dernière pour ses implications particulières. Nous mentionnerons en passant quelques autres études. 6.2.2.1 Cancino, Rosansky et Schumann (1978) Les résultats qui suivent proviennent d'une étude entamée en 1973 sur l'acquisition spontanée de l'anglais par six locuteurs hispanophones ( deux enfants, deux adolescents, deux adultes). Les sujets furent enregistrés toutes les deux semaines sur une période de dix mois; les données utilisées étaient - des conversations préstructurées, mais détendues - des tâches verbales où l'apprenant devait par exemple répéter quelque chose ou nier une assertion - des interactions planifiées, par exemple la visite accompagnée d'un club sportif, la participation à des invitations, etc. 62 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère Toutes les données (à peu près une heure d'enregistrement à chaque prise) furent ensuite trancrites orthographiquement. Mentionnons encore que tous les apprenants avaient au début de l'enquête moins de trois mois de séjour dans le pays (pour plus de détails sur cette recherche, voir Cazden et al. 1975; Schumann 1978). L'étude a surtout porté sur les auxiliaires et, en relation avec eux, l'interrogation et la négation. Pour celle-ci, quatre étapes de développement ont été dégagées (les apprenants passant graduellement de l'une à l'autre) : I-(C)21 : no V “1. Au début, les sujets niaient à l'aide de constructions de type no V. Marta : I no can see Carolina no go to play Cheo : You no walk on this You no tell your mother Juan : Today I no do that No, I no use television Jorge : They no have water But no is mine is my brother (= c'est pas à moi, mais à mon frère) Alberto : I no understand No like coffee (avec ellipse du sujet) Cette forme se retrouve dans les discours des jeunes enfants anglais. Elle est aussi très proche de la formation de la négation en espagnol (cf. (yo) no entiendo, (yo) no tengo agua)” II-(C) : don't V “2. Simultanément, ou peu après l'apparition de la construction no V, les sujets commencent à exprimer la négation avec des constructions don't V. Voici des exemples de ces constructions : Marta : I don't hear He don't like it Cheo : I don't understand I don't see nothing mop Juan : I don't look the clock at this time Don't have any monies (avec sujet effacé) Jorge : My brother and I don't have more class That don't say anything Alberto : I don't can explain I don't have a woman Beaucoup de ces énoncés sont corrects, mais en les examinant de plus près, on découvre que les apprenants ignorent encore que don't se compose d'une forme verbale + une négation; ils le perçoivent comme une autre particule négative, une variante de no. Dans les exemples cidessus, ce fait apparaît clairement dans des phrases comme "That don't say anything" ou "I don't can explain". Ces 'particules' sont placées devant une forme infinitivale du verbe. ” III-(C) : Aux-neg “3. Ensuite, les sujets ont recours à des constructions Aux-neg où la négation est placée après l'auxiliaire. En général, les premiers auxiliaires apparaissant dans ces constructions sont is et can. Marta : Somebody is not coming in You can't tell her Cheo : It's not danger He can't see Juan : I haven't seen all of it It wasn't so big Jorge : No, he's not skinny But we couldn't do anything Alberto : Ø” A ce stade, les apprenants ont aussi acquis de nombreuses formes contractées, de la négation (n't) comme d'autres éléments ('s). mais l'un des apprenants est resté tout à fait en deçà de ce stade. Les raisons de cet arrêt précoce de l'acquisition sont commentées dans Schumann (1978a), comme illustration de sa théorie de la pidginisation (voir 1.5.5 ci-dessus). IV-(C) : don't analysé 4. Finalement, les apprenants ont acquis des formes analysées de don't (do not, does not, doesn't, didn't, did not) : Marta : It doesn't spin 63 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère One night I didn't have the light Cheo : I didn't even know Because you didn't bring … Juan : We didn't have a study period It doesn't make any difference Jorge : She didn't believe me He doesn't laugh like us Alberto : Ø Dolores : My father didn't let me It doesn't matter” Avec ce quatrième stade, les apprenants ont atteint la variété cible. Il faut cependant noter qu'une telle division en stades déguise un peu la réalité; dans les faits, on passe graduellement d'un stade à un autre, par modification des proportions d'utilisation des différentes constructions (les pourcentages précis sont donnés dans Cancino et al. 1978, pp.212-7). La recherche que nous venons de décrire a servi de point de départ à plusieurs études de contrôle. La plus vaste d'entre elles (Stauble 1981) analyse des productions de quatre hispanophones et six locuteurs de japonais acquérant l'anglais. Ses résultats concordent tout à fait avec ceux que nous avons cités ci-dessus; par ailleurs Stauble répartit tous ces lectes d'apprenants en trois groupes, qualifiés de basilangue, mésolangue et acrolangue, qui peuvent être à leur tour subdivisés. Le tableau ci-dessous représente le continuum d'acquisition de la négation en anglais pour les hispanophones (Stauble 1981, p. 26). Le continuum correspondant pour les apprenants japonais est très semblable, à l'exception de la plus grande persistance de no pour les premiers, opposée à davantage de not et never pour les derniers. Le fait qu'en espagnol, no est justement la forme fondamentale de la négation pourrait expliquer ce trait. BASILECTE Traits : Négation préverbale 1. Constructions NO + VERBE 2. Constructions NO + SYNTAGME Ex. 'No in Columbia' 3. Variation observable | Du BASILECTE au MESOLECTE Traits : négations préverbale et postverbale BASILECTE INFERIEUR 1. Dominance de don't / doesn't MESOLECTE INTERMEDIAIRE 1. Diminution des constructions NO + VERBE 2. Quelques constructions 2. Expansion des constructions COP / AUX + négation COP / AUX + négation 3. Construction NO / NOT + SYNTAGME 3. Dominance de NOT + SYNTAGME en variation | Du MESOLECTE à l'ACROLECTE Traits : Perte de la négation préverbale et établissement de la règle anglaise de négation post-verbale MESOLECTE SUPERIEUR ACROLECTE 1. Distinction présent / passé dans les Etablissement du paradigme COP / AUX formes négatives régi par la régle de négation post-verbale 2. Elimination des formes négatives non-standard 3. Restructuration de la forme négative non-analysée 4. Usage correct de l'auxiliaire DO porteur du temps et de la négation On est frappé de ce que les apprenants hispanophones ne diffèrent pas essentiellement des apprenants japonais, particulièrement en ce qui concerne le développement des règles de placement, alors que la négation de phrase se forme de façon très différente dans les deux langues source : en espagnol, elle précède l'élément fléchi du verbe, en japonais, elle se place en position finale, après le verbe. 64 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère 6.2.2.2 Wode (1981)22 Dans le cadre d'un vaste programme de recherche ("le projet de Kiel") dans lequel différentes formes d'acquisition linguistique sont comparées, Wode a analysé entre autres comment ses quatre enfants ont acquis l'anglais de façon non-guidée en six mois de séjour en Californie. Les enfants, deux garçons et deux filles, avaient au départ entre 3 ans 4 mois et 7 ans 6 mois. Trois types de données furent recueillis régulièrement et avec toutes les précautions souhaitables : - des conversations spontanées enregistrées au magnétophone (environ 120 heures au total) - des notes manuscrites (environ 3000 pages) - de petites tâches verbales, par exemple traductions ciblées, questionnement sur diverses constructions de phrases, etc. Les objectifs, dispositifs de collecte de données et procédures d'analyse utilisés sont décrits dans Wode 1981, Section C. La recherche a porté essentiellement sur la négation, l'interrogation, la flexion verbale et la phonologie, avec un accent particulier mis sur la négation. Nous rassemblons ci-dessous, de façon nécessairement très abrégée, les principaux résultats23. Wode distingue cinq stades d'acquisition, que nous appellerons I-(W) à V-(W) pour les distinguer de ceux qui ressortent des autres études commentées ci-dessous : I-(W) : La négation anaphorique no Les premiers énoncés négatifs des enfants sont des réactions à ce qui précède (cf. non en français). Wode qualifie cette négation d'anaphorique, en suivant Bloom (1970). Ce no peut être accompagné d'une rectification positive s'opposant à l'énoncé précédent. Cette rectification est d'abord souvent en langue maternelle, par exemple no, du mogelst ja (non, tu triches! ; p. 103). En principe, le fait qu'une négation soit suivie d'un énoncé positif est indépendant de celle-ci, nous laisserons donc de côté la question (posée par Wode) de savoir si l'on pourrait avoir affaire à un stade intermédiaire. II-(W) : Négation externe non-anaphorique neg X24 X représente le constituant nié; il s'agit d'abord de N, V ou Adj, ensuite également de SV; neg est réalisé comme no et se trouve toujours placé en tête. En voici quelques exemples : neg Adj : no cold neg N : no bread neg V : no sleep neg SV : no catch it Notons qu'ici l'énoncé complet ne comprend que deux ou trois mots. Le fait que no SV apparaisse plus tardivement que no V n'est donc pas lié à la négation, mais plutôt au fait que les énoncés eux-mêmes se complexifient. Dans les termes de Cancino et al. (1978) ou de Stauble (1981), il s'agirait toujours de no V. III-(W) : Négation interne avec be Les premières négations internes à la phrase apparaissent après des formes de be, la plupart dans des expressions, sans doute non encore analysées, du type that's no good. C'est là qu'on trouve également les premières occurrences de not à la place de no. IV-(W) : Négation interne de verbe plein avec no / not et don't injonctif La négation de verbes pleins est toujours plus tardive que celle de phrases à copule. Wode en distingue cinq types principaux, que nous illustrons chacun d'un exemple : Suj V neg X : John go not to the school Suj neg SV : me no close the window Suj Aux neg (SV) : he cannot hit the ball V-Imper. (Pron) neg (X) : hit it not over the fence don't-Imper. SV : don't broke La négation peut être réalisée comme no ou not; sa position par rapport au verbe n'est pas fixe. En ce qui concerne la forme don't, Wode suppose qu'elle est encore perçue comme un segment unique. V-(W) : don't / didn't supplétifs et internes à la phrase Par don't / didn't supplétifs, Wode entend des réitérations comme No, you don't, les autres sont les insertions de don't / didn't conformes à la langue cible comme dans I didn't see. Mais apparemment ces formes ne sont toujours pas analysées, car on trouve jusqu'à la fin de la période d'acquisition des énoncés comme do you don't know that, I don't can, etc. Les enfants semblent tendre à cette étape vers une règle unique : placement préverbal de neg, que ce soit devant Aux, Mod ou V, et simultanément, ils tâtonnent autour de la forme que peut prendre neg : no, not, don't ou didn't. Il semble donc que les enfants n'ont pas atteint, au cours de ces six mois, le stade correspondant à IV-(C), c'est-à-dire où la construction à do est analysée et utilisée comme dans la langue cible. On dispose d'une série d'observations qui annoncent une transition vers ce 65 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère stade. Wode parle d'un "Post-stade V" (p. 107-8). Les stades II à V de Wode correspondent donc à peu près aux stades I-(C) à III-(C) ou, dans la terminologie de Stauble, à l'évolution entre la basilangue et la mésolangue intermédiaire. On se rend compte également à quel point de telles divisions en stades sont fragiles. 6.2.2.3 Felix (1978) La recherche de Felix est également placée dans le cadre du "projet de Kiel". Il s'agit d'une contrepartie exacte à la recherche de Wode : on y décrit l'acquisition de l'allemand par quatre enfants anglophones, sur des périodes de cinq, dix et, pour deux d'entre eux, huit mois. L'un des enfants fut observé dès le début de ses contacts avec la langue allemande, deux après trois mois de séjour, et un après neuf mois en Allemagne. Au début de l'enquête, leurs âges variaient entre 3 ans 4 mois et 7 ans 6 mois. Chaque enfant était observé régulièrement deux à trois fois par semaine, et à chaque fois, on enregistrait au magnétophone une heure à une heure et demie d'interactions spontanées. Les domaines analysés sont surtout l'ordre des mots, l'interrogation et la négation. La brève présentation de l'évolution de la négation que nous proposons ci-dessous s'appuie sur Felix (1978, pp. 323-380) et Felix (1982, pp. 20-33). Toutes les citations et les exemples qui suivent sont empruntés à ces deux travaux. Felix distingue trois stades, qui sont eux-mêmes différenciés : I-(F) : négation holophrastique Il s'agit de la réaction par nein (non). Ainsi que Felix le note, nein n'est pas seulement utilisé pour rejeter une affirmation ou une injonction qui précéde, mais aussi, par exemple, pour signaler la non-compréhension. II-(F) : négation externe Neg + X Comme Wode, Felix distingue ici entre négation anaphorique et non-anaphorique, c'est-à-dire entre les cas où X est simplement une rectification positive, et ceux où c'est X qui est nié. Dans les deux cas, l'élément de négation est d'abord nein. Voci quelques exemples, où E représente l'enquêteur et A l'apprenant (Felix 1978, p. 341) : (31) E : das ist ja kaputt mais c'est cassé A : nein kaputt non cassé E : so, wir gehen jetzt nach Hause bon, maintenant on va à la maison A : nein Hause non maison (32) E : soll ich helfen? je peux t'aider? A : nein helfen non aider (33) E : komm, wir spielen ein bißchen mit Sambo viens, on joue un peu avec S. (le chat) A : nein spielen Katze non jouer chat De temps en temps, la négation est placée en fin d'énoncé, comme dans : (34) E : Darf ich alles essen? je peux tout manger? A : du nein, ich ja toi non, moi oui Contrairement à Wode, Felix pense que l'utilisation "non-anaphorique" précède plutôt l'utilisation anaphorique, ou au moins apparaît en même temps. III-(F) : Négation interne à la phrase (X + Neg + Y) La façon dont Felix caractérise ce stade n'est pas uniforme. Ainsi, dans Felix (1982, p. 26 ), il dit : "Jusqu'ici, le morphème négatif apparaissait toujours en tête de phrase. Les étapes de développement qui suivent se caractérisent par le fait que ce morphème se trouve maintenant enchâssé dans la phrase. La structure Neg + X est ainsi relayée par la structure X + Neg + Y". Et voici deux exemples parmi ceux qu'il cite : (35) ich nein essen je non manger (36) ich nein schlafen je non dormir Les éléments que donne Felix sur l'occurrence de cette structure et de celle décrite au paragraphe précédent sont quelque peu contradictoires. Ainsi, on lit dans Felix (1976, p. 346): "Il est particulièrement intéressant de constater que l'apparition de cette structure coïncide à peu près dans le temps avec le 'nein' non-anaphorique en position initiale et finale. Pendant environ un mois et demi, David recourt aux deux types de structure. Cette coïncidence dans le temps nous amène à conclure qu'il ne peut s'agir de deux stades successifs d'acquisition". Felix développe ensuite de façon très convaincante l'idée que la structure Neg + X (ou X + Neg) n'est qu'un cas-limite de X + Neg + Y, où ni le sujet ni le SV ne manquent; ces trois formes aparaissent en même temps. Et il poursuit : "Ces relations structurelles et chronologiques exigent de décrire la négation interne et externe avec 'nein' dans un cadre commun, et non … comme deux stades successifs d'acquisition qui se différencieraient par leur degré de 66 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère complexité structurale". On ne voit pas très clairement pourquoi Felix a abandonné cette analyse très plausible au profit des deux stades successifs - peut-être parce qu'une succession de ce type apparaît chez Wode, recherche sur laquelle il s'appuie. Le pas suivant qui se dessine de façon relativement nette est la transition de nein à nicht, qui apparaît d'abord sous plusieurs variantes phonétiques. Simultanément, on observe une différenciation importante dans le placement de Neg : la négation est placée après les auxiliaires, les verbes modaux et la copule, mais devant les verbes pleins. En voici quelques exemples : (37) (a) das ist nicht Kindergarten ça n'est pas crèche (b) das ist nicht kaputt ça n'est pas cassé (c) E : spring mal runter saute jusqu'en bas A : ich kann nicht je ne peux pas (d) E : komm wir spielen weiter viens on va encore jouer A : nein, ich will nicht mehr non, je ne veux plus (38) (a) Nein, du nicht kommt non, tu ne viens pas (b) ich nicht essen mehr je ne pas manger plus (c) Julie nicht spielt mit Julie ne joue pas avec (nous) (d) E : die Puppe muß im Schrank bleiben la poupée doit rester dans l'armoire A : die nicht bleib hier elle ne reste pas là A l'étape suivante, Neg est également placé après les verbes pleins; on assiste alors à quelques surgénéralisations de la règle, qui disparaissent peu à peu. Il est frappant de constater que cette transition est aussi très graduelle : longtemps on trouvera nicht soit avant, soit après le verbe plein. Les choses ne se passent pas du tout comme si l'apprenant saisissait la règle tout d'un coup, il acquiert plutôt les structures adéquates par accumulation lente. Avant de tenter d'évaluer les différentes analyses que nous venons de présenter, voyons encore une quatrième recherche, portant cette fois sur l'acquisition du suédois. 6.2.2.4 Hyltenstam Parmi les nombreuses autres recherches sur l'acquisition de la négation, nous nous tournons vers celle de Hyltenstam (1977) et (1978) parce qu'elle est complémentaire des autres : il s'agit d'une recherche non pas longitudinale, mais transversale. 160 apprenants de suédois de 35 langues maternelles différentes ont été testés deux fois à cinq semaines de distance. Il en est sorti quatre "modèles-types" d'utilisation de la négation que l'on peut interpréter grosso modo comme représentant quatre stades successifs d'acquisition25. Le fait central est la position de la négation inte (ne - pas) dans les propositions principales et subordonnées avec ou sans verbe modal. La position de Neg correspond à celle de nicht en allemand, mis à part le fait que le verbe modal et non le verbe principal se trouve en tête dans les subordonnées; inte est placé devant ce verbe modal. I-(H) : Pré-V Les apprenants de cette catégorie placent inte indépendamment du type de proposition devant le verbe plein, ce qui aboutit dans deux cas à des structures correctes, dans deux autres à des structures erronées (NdT : l'astérisque marque le caractère correct ou erroné de la structure négative employée, non de l'énoncé dans son ensemble). (39) (a) *han inte kommer (b) han kan inte komma (c) att han inte kommer (d) *att han kan inte komma il ne vient pas il ne peut pas venir qu'il ne vient pas qu'il ne peut pas venir II-(H) : post-V, post-Mod Avec un verbe plein simple, l'apprenant place Neg derrière, avec un groupe verbe modal + verbe plein, il place Neg entre le verbe modal et le verbe plein, indépendamment du type de proposition, avec pour résultat, là encore, deux structures correctes et deux erronées : (40) (a) han kommer inte il ne vient pas (b) *att han kommer inte qu'il ne vient pas (c) han kan inte komma il ne peut pas venir (d) *att han kan inte komma qu'il ne peut pas venir III-(H) : Post-V pour les verbes pleins dans les propositions principales, pré-V sinon Ici, l'apprenant ne distingue pas seulement entre verbe modal et verbe plein, mais également entre proposition principale et proposition subordonnée : (41) (a) han kommer inte il ne vient pas (b) att han inte kommer qu’il ne vient pas 67 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère (c) han kan inte komma il ne peut pas venir (d) *att han kan inte komma qu’il ne peut pas venir Seule un type de structure est encore erronée. Au dernier stade, elle sera correcte. IV-(H) : conforme à la langue cible Dans les propositions principales, inte se trouve après la forme verbale fléchie, dans les subordonnées devant celle-ci : (42) (a) han kommer inte (b) att han inte kommer (c) han kan inte komma (d) att han inte kan komma Mais comme nous l'avons déjà mentionné, les apprenants n'ont pas un comportement totalement cohérent. On trouve pour chacun de ces quatre types des fréquences d'utilisation variables selon les positions. Hyltenstam tente de représenter cette variation à l'aide de règles variables selon Labov (1972). Par ailleurs il interprète les transitions d'un stade à un autre en termes de simplifications et de surgénéralisations. Une analyse assez différente de ces données a été proposée par Jordens (1980), pour qui la différence entre verbe plein fléchi et non-fléchi telle que nous l'avons discutée en 6.2.1 cidessus joue un rôle important. Nous allons maintenant tenter de ramener à un seul principe simple toutes les formes d'acquisition de la négation que nous avons décrites. Pour ce faire, nous n'allons pas utiliser immédiatement Jordens, mais revenir aux considérations de la section 6.2.1. 6.2.2.5 Le développement de la négation : synthèse Rappelons d'abord brièvement les règles des langues cibles que nous avons formulées pour F et NF en allemand et en anglais à la fin de la section 6.2.1. Les points décisifs étaient les suivants : a) il existe une différenciation très nette entre F et NF, la composante fléchie et la composante non-fléchie du verbe, b) NF est fixe alors que F change de place selon les types de propositions, c) un NF amalgamé à F se conforme à F dans le placement. Notons qu'à l'intérieur de ce cadre général, il y a quelques différences entre l'allemand et l'anglais, tenant surtout au fait qu'en anglais F et NF ne s'amalgament pratiquement jamais. Le suédois est très semblable à l'allemand, mis à part - pour ce qui nous concerne - le fait que dans les subordonnées, F est placé avant et non après NF (de même qu'en néerlandais, d'ailleurs). Nous pouvons donc poser la règle générale suivante pour la négation de phrase en anglais, allemand et suédois : (43) Neg est placé devant NF Neg se réalise not, nicht ou inte. Cette règle pose problème dans trois cas : 1. Quand F et NF sont amalgamés, sans qu'il reste d'élément séparé de NF, quelle peut être la position de Neg?. Dans ce cas, la négation se place là où elle se placerait s'il y avait un NF. On peut illustrer cette règle par les exemples suivants : F Neg NF er hat nicht angerufen il n'a pas appelé er rief nicht an il n'appela / n'appelait pas er ist nicht gekommen il n'est pas venu er kam nicht (amalgamé) il ne vint / venait pas Ceci est également vrai pour la position de F en subordonnée ou dans les interrogatives. On peut régler le problème en disant : Neg se place devant la position d'origine de NF. 2. Toutes les phrases n'ont pas un NF, c'est-à-dire un lexème verbal non fléchi avec éventuellement d'autres composantes verbales non fléchies. On peut avoir à la place de NF un prédicat nominal ou adjectival relié par une forme de sein, werden ou bleiben (≈ être, devenir, rester) : er ist doof il est idiot er bleibt hier il reste ici er wurde König von Schweden il est devenu roi de Suède Dans ce cas, le prédicat joue le rôle de NF. 3. Dans quelques cas, il peut y avoir un adverbe, ou même un objet, entre Neg et NF. Ainsi, contrairement à Er hat das Buch nicht gelesen (il n'a pas lu le livre) 68 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère on a Er hat das Buch nicht auf den Tisch gelegt (il n'a pas mis le livre sur la table) Er hat nicht Klavier gespielt (il n'a pas joué de piano) Il n'est pas facile de trouver un commun dénominateur à ces cas. On peut supposer que les constituants entre Neg et NF sont en relation particulièrement étroite. Ainsi, "Klavier" dans le dernier exemple est comme un appendice détachable du verbe "spielen", comme pour "radfahren" (aller à vélo), mais ce n'est pas toujours le cas. Nous ne pouvons pas traiter ici plus à fond ce problème, et une série d'autres comme le remplacement de nicht ein par kein, etc., qui sont de toute façon des points difficiles de la linguistique descriptive de l'allemand. Nous pouvons tout de même poser la règle suivante, valable pour tout l'éventail des cas qui nous occupent : (44) Neg se place devant la place de NF Notons que l'ordre interne de la composante NF, de même que la place de F, sont en partie différents dans les trois langues considérées. L'apprenant maîtrise correctement la négation de phrase de la langue qu'il acquiert (à quelques exceptions près) quand il maîtrise la règle (44). Comment y parvient-il? De façon globalement très directe. (45) Phase 1 : Tant que l'apprenant ne possède que des formes simples non fléchies, il respecte la règle dès le départ. Phase 2 : Dès que la catégorie des formes flexionnelles commence à se développer, avec ses diverses possibilités de placement, il rencontre des difficultés lorsque NF et F sont amalgamés. Dans ce cas, il ne sait pas si la négation doit se placer de toute façon devant NF, donc dans ce cas devant le segment NF-F, ou devant la place de NF. Les difficultés sont nettement moindres ou même elles tombent lorsque la composante fléchie est un verbe modal ou un auxiliaire, car dans ce cas, il subsiste toujours un segment NF (même s'il est effacé par ellipse contextuelle). En tous cas, l'apprenant s'aperçoit bientôt que la place de NF compte et que le renvoi du contenu lexical à la position de F ne joue aucun rôle. Ces deux phases successives décrivent à peu près tout sur l'acquisition de la négation de phrase. Elles ne traitent évidemment pas les différentes négations partielles ou la forme des mots négatifs, qui se laissent décrire sans problème. En même temps, on comprend pourquoi nous avons accordé préalablement tant d'importance au traitement de l'acquisition de la flexion verbale. Au fond, l'acquisition de la négation de phrase n'est qu'un épiphénomène de l'acquisition de la flexion et de ses règles de placement par rapport à celles de la composante non-fléchie. Envisageons brièvement ce qui se passe dans l'acquisition du français, langue sur laquelle on ne dispose pas d'études longitudinales concernant l'acquisition naturelle de la négation de phrase. La tâche de l'apprenant est en partie différente (cf. 6.2.1 ci-dessus) : il tendra d'abord à sélectionner un segment unique, Neg(a) ou Neg(b) comme marqueur de la négation. Ce choix portera plutôt sur ne ou sur pas suivant différents facteurs (exposition à des données purement orales, d'un registre particulier ou d'une pluralité de registres, ou orales et écrites; forme et place de la négation dans la langue maternelle; attitude par rapport à des sociolectes ou registres du français : cf. Dubois et al. 1981). Ce n'est que plus tardivement que l'apprenant acquerra un morphème discontinu et qu'il lui faudra découvrir les règles de placement spécifiques à chaque segment. Le fait que par ailleurs l'analyse par les apprenants des formes verbales du français oral en FAux + V / VF soit remarquablement tardive (encore embryonnaire ou peu développée après trois ans d'acquisition : cf. Bhardwaj, Dietrich & Noyau 1988), rend la découverte des règles de placement de Neg particulièrement ardue. Reprenons brièvement pour conclure la construction des énoncés dans les lectes élémentaires d'aprenants, que nous avons discutée en 6.1. Nous avions dit que l'apprenant, tant qu'il lui manque encore des outils de base pour la structuration syntaxique comme la division en classes de mots et la flexion, construit ses énoncés selon des principes pragmatiques. Ceux-ci interviennent également dans la langue cible, mais dans des interrelations complexes avec les règles syntaxiques de la langue en question. Dans les lectes élémentaires d'apprenants, l'énoncé se compose d'un "support" qui introduit le thème, pose le cadre spatio-temporel, parfois fournit les deux, et d'un "apport", le focus, ce qui est en fait énoncé. Lorsque dans un système élémentaire, se présente une énonciation négative, c'est le focus qui est nié, et ce au moyen d'une négation placée devant celui-ci. La position peut être erronée, comme cela se passe souvent aussi pour des énoncés non-négatifs. A cette structuration purement pragmatique dans 69 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère les énoncés les plus simples correspond en langue cible le fait que normalement, c'est-à-dire en l'absence d'indication contraire par exemple par l'intonation, le focus de l'énoncé se trouve en position finale. Au moins en anglais, on a là une correspondance claire avec les segments qui se trouvent placés après la négation : il s'agit du focus de l'énoncé, affecté par la négation. Cette correspondance n'est contredite que par un détail : tous les éléments placés après la négation n'appartiennent pas forcément au focus. En allemand, les relations sont plus complexes, car une partie du focus peut se trouver placé devant la négation. Dans ce cas, la syntaxe a créé des possibilités de placement qui s'écartent du placement "normal" pragmatique. Nous allons clore ce paragraphe de synthèse par quatre remarques. 1. On est encore assez éloigné d'une compréhension en profondeur des principes selon lesquels l'apprenant construit ses énoncés, mais on peut déjà se faire une idée du processus suivi par l'apprenant. 2. Mieux l'apprenant connaît la langue, plus il peut faire d'erreurs. En d'autres termes : les énoncés les plus simples que l'apprenant forme sur la base de ses premières tentatives d'analyse de la langue ne peuvent pratiquement pas être construits selon les règles de sa langue maternelle, car il lui manque les moyens pour ce faire. Il s'appuie alors davantage sur des principes généraux qui sont assez indépendants des langues particulières. Ce qui nous mène au paradoxe que l'apprenant a d'autant plus tendance à faire certaines erreurs fondées sur la langue maternelle qu'il connaît davantage la langue étrangère. 3. Etudier dans le détail le développement de structures aisément observables, comme la négation, reste souvent stérile tant que l'on n'a pas mis en évidence le fonctionnement de ces structures dans la langue cible (et la langue source). Si l'analyse que nous avons donnée cidessus est valable, le développement de la négation de phrase n'est qu'une conséquence de tendances plus générales de l'acquisition. Ce qui ne retire pas leur intérêt aux nombreuses études détaillées sur la négation dont nous avons présenté quelques-unes dans ce chapitre. Mais cela illustre les limites actuelles de nos connaissances sur la construction des énoncés dans les états de langue développés. 4. Ce qui nous amène au quatrième point. L'obstacle le plus grave dans la recherche sur la construction des énoncés par l'apprenant (le problème de la synthèse), est l'état insatisfaisant de nos connaissances sur la construction et le fonctionnement des énoncés linguistiques en général, y compris dans les états de langue achevés. C'est ce qui apparaîtra clairement au fur et à mesure que nous approfondirons la question de l'intégration au contexte au chapitre suivant. NOTES 6. Le problème de la synthèse 1. Pour éviter tout malentendu, qu'il soit clair que dans ce chapitre nous ne décrivons pas "la" syntaxe des lectes d'apprenants, mais quelques-uns des principes selon lesquels cette syntaxe se développe. 2. Le rôle de l'intonation est assez controversé parmi les linguistes, elle ne joue qu'un rôle secondaire dans beaucoup de constructions grammaticales, mais il serait facile de montrer qu'elle assume plusieurs sortes de fonctions syntaxiques. 3. Selon la langue d'origine, l'apprenant accorde sans doute un rôle plus ou moins important à l'un ou l'autre des ces moyens. Le chinois par exemple n'a pas une répartition des lexèmes en classes de mots aussi nette que celle du grec par exemple, mais tous les lexèmes ne peuvent pas être utilisés de façon indifférenciée comme verbe, nom, préposition, etc. : cette différenciation existe bel et bien en chinois également. Par ailleurs, les apprenants de langue maternelle et de langue étrangère se distinguent sur ce point. L'apprenant de langue étrangère sait au moins qu'il existe des moyens de divers types, et il doit apprendre comment ils sont construits concrètement dans la langue à apprendre : il sait au moins ce qu'il doit chercher, ce qui n'est pas le cas lors de l'acquisition de la première langue. 4. Il ne faut pas prendre 'invariable' au sens strict, car les mêmes mots présentent souvent plusieurs variantes phonétiques dans les lectes d'apprenants. Ainsi un morphe correspondant à l'allemand Arbeit (travail-) peut se trouver prononcé ['arbai], ['arebai], ['abai], ['arebait], ['arbait], ['arebaite], etc. Mais ces variantes ne peuvent pas être analysées comme des modifications grammaticales systématiques du morphe. Elles intéressent l'étude de l'acquisition de la phonologie d'une langue étrangère. 5. La liste suivante repose sur des observations tirées des données du projet de Heidelberg (cf. Klein & Dittmar 1979, HPD 1979 chap. 3, etc.) ainsi que sur des données provenant d'autres études publiées, mais elle ne vise pas à l'exhaustivité. 70 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère 6. Dans les données que j'ai examinées, on ne trouve que le premier cas, c'est-à-dire systématiquement devant : en pré-position. Mais on ne peut exclure que ce soit un hasard, c'est pourquoi nous avons ajouté cette parenthèse, par prudence. 7. Ce principe de la sérialisation cohérente progressive ou régressive (à droite ou à gauche) a été postulé pour les langues achevées par Bartsch & Vennemann (1972). Nous ne discuterons pas de la réalité de ce principe; mais pour les lectes d'apprenants peu structurés syntaxiquement, il est très plausible. Remarquons encore que la "grammaire- pivot" (cf. Braine 1963) dont on parle beaucoup dans l'acquisition de langue maternelle est un cas-limite d'application de ce principe. Là aussi bien que dans le cas qui nous occupe, le problème est qu'on ne sait pas distinguer avec précision les deux classes de mots, de sens plutôt lexématique / plutôt fonctionnel. 8. Ainsi les éléments anaphoriques, qui par définition expriment de l'information donnée, peuvent être nettement rhématiques, par exemple dans "Ils s'y connaissent bien tous les deux : mais demande-lui à lui plutôt qu'à elle". 9. Ce lecte d'apprenant a été étudié dans Becker & Klein (1979); l'analyse a été poursuivie dans Klein (1981) et Dittmar (1982); la présentation que nous en donnons s'appuie sur tous ces travaux. 10. Comme il a été dit plus haut, il est très problématique de parler de classes de mots dans ces lectes d'apprenants. Quand nous parlerons de "verbes", de "substantifs" etc., cela veut dire que ces formes sont un équivalent plus ou moins clair de ce qui serait verbe, nom, etc. dans la langue cible. Pour exprimer cela, nous écrirons N', V', etc.. Par ailleurs, il existe des cas où une assignation correcte à une classe de mots est plausible dès le départ. Ainsi, pour le morphe [bro:t] (pain), il est évident qu'on peut l'analyser comme un nom, alors que ['arbait] renvoie à un nom ou à un verbe (remarque due à C. Perdue). 11. La langue de l'apprenant s'écarte beaucoup phonétiquement de la langue standard. Comme nous ne nous intéressons pas ici aux aspects phonétiques, nous donnons les énoncés en orthographe normalisée pour une meilleure lisibilité. On trouvera une transcription phonétique dans HPD (1979, annexe). Pour en donner une idée, le premier des exemples qui suivent serait rendu ainsi en transcription phonétique : [i 'kinda ni fi:l mo'ne∂a 'espanje]. 12. Des questions comme "tu comprends" peuvent apparaître n'importe où : à la fin du support comme du focus. Nous les laisserons de côté. 13. Cette phrase peut signifier également 'à quatre ans, quand mon père est mort, ma grand'mère est venue". Le contexte ne nous permet pas de trancher entre les deux interprétations, mais cette dernière semble moins plausible. 14. Felix (1982, p.20) écrit : "Il est indéniable que l'apprenant ne peut acquérir en même temps toutes les structures auxquelles il est confronté. C'est pourquoi sa première étape doit consister à faire un choix dans les données qu'il reçoit. Ce choix pourrait suivre l'un des deux principes suivants. L'apprenant pourrait d'abord se borner à choisir une ou deux structures parmi toute la variété des structures de phrases (phrases copulatives, à verbe plein, passives, impératives, interrogatives, etc.) et les réutiliser dans ses productions, il pourrait par exemple saisir les impératives avant les phrases copulatives. On peut effectivement observer ce principe de sélection dans l'acquisition des types de phrases" (et il référe à ses travaux). Cette hypothèse soulève une autre question : comment l'apprenant sait-il qu'une suite sonore donnée qu'il entend est une phrase active à verbe plein et non une impérative par exemple? Pour opérer de la sorte, il devrait être capable de distinguer l'actif du passif, les verbes pleins de la copule, l'impératif de l'indicatif, etc. Un apprenant qui connaîtrait tout cela serait considéré comme relativement avancé. Ce qui n'exclut pas l'existence de séquences d'acquisition comme celles que Felix a trouvées. Mais la raison n'en est pas que l'apprenant effectuerait un choix parmi les données de la façon qu'il indique. 15. La flexion est la partie d'une forme verbale qui porte les marques de temps, de nombre et de personne; elle peut être amalgamée ou accolée au lexème verbal ([f ] 'fait'; [prãdra] 'prendra') ou bien être portée par un auxiliaire ( [sõ] 'sont') ou un verbe modal ([pœv] 'peuvent'). On oppose ainsi les formes fléchies aux formes non-fléchies (infinitif, participes, gérondif, …) 16. La différence n'est en fait pas énorme, car on trouve une certaine variabilité dans l'expression de la signification verbale 'essen' et l'information parallèle n'apporte pas toujours une aide aussi forte que pour un verbe concret comme 'manger'. Mais la différence entre les deux cas est nette. 17. Il s'y ajoute toute une série de complications dans lesquelles nous n'entrerons pas. La meilleure description est toujours Bierwisch (1965); sinon, on peut consulter les grammaires courantes. Les cas que nous allons considérer sont pour la plupart très simples. 18. Redisons encore une fois qu'en réalité, c'est un peu plus compliqué; mais cette description suffira pour notre propos. 19. Dans ce cas, l'opérateur utilisé en dernier est amalgamé à F, c'est-à-dire l'élément de NF qui devrait se trouver le plus à droite. 71 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère 20. Toutes les bonnes grammaires donnent une vue d'ensemble des différentes formes et fonctions de la négation. Pour une description récente et pertinente des problèmes théoriques, voir Jacobs 1983. 21. Comme les différents auteurs postulent des stades différents, nous les désignerons avec des lettres : "I-(C)" signifie : premier stade d'après Cancino, etc. Les quatre citations qui suivent sont tirées de Cancino, Rosansky & Schumann (1978), p. 210-211. 22. Les recherches de Wode sur le dévelopement de la négation ont été effectuées en partie bien avant, mais nous nous appuyons sur Wode (1981) qui en est la version de loin la plus complète. 23. Toutes les citations et les exemples qui suivent sont tirés de la section D (pp. 93-205) de Wode (1981). La négation est également traitée dans la section G (pp. 279-294). Nous passons sous silence des différences mineures entre enfants. 24. Cette construction apparaît d'ailleurs souvent avant le no anaphorique (voir la liste des exemples les plus précoces). 25. Hyltenstam (1982), dans une réponse aux commentaires de Jordens (1980), a critiqué cette interprétation, arguant de ce qu'elle ne rend pas compte de la forte variation inhérente dans les données. Mais il ne nie pas que les quatre types se succèdent dans cet ordre, bien que par des modifications très graduelles des fréquences et non en étapes clairement délimitées. Cette réserve s'applique également à tous les 'stades' discutés jusqu'ici. Le reste des chapitres fichier KleinZSEfr2 72 KLEIN - L’acquisition de langue étrangère