ROM 2150: Questions spéciales de syntaxe Illustration par un

Transcription

ROM 2150: Questions spéciales de syntaxe Illustration par un
ROM 2150: Questions spéciales de syntaxe
Analyse des dispositifs de constructions verbales
avec double marquage
Illustration par un entretien formel
Amélie COUGNON et Pierre LISON
Sous la direction du Prof. Anne-Catherine SIMON
5 juin 2006
ROM 2150
1.
A. Cougnon, P. Lison
Introduction
Le double marquage est un des dispositifs de la rection verbale. Nous poserons cette
un élément associé a exactement la forme qui conviendrait
à la rection du verbe auprès duquel il se trouve, alors que la rection du verbe est déjà assurée
par un pronom clitique ; la rection est doublement marquée, par deux réalisations appartenant
à des catégories diérentes 1 . On distingue encore le double marquage à gauche et à droite.
dénition du double marquage :
2
En dehors du G.A.R.S.
et du réseau de chercheurs qui s'y rattache, cette notion est plus
couramment dénommée dislocation. Nølke propose cette dénition : Par dislocation j'entends le détachement d'un constituant de la phrase à son début ou à sa n (cf Riegel et al.
1994 : 426). Le constituant détaché est représenté dans la phrase par un pronom personnel ou
démonstratif 3 .
dénit quant à la lui la dislocation de manière plus formelle : a sentence structure in which a referential constituent which could function as an argument or adjunct within a predicate-argument structure occurs instead outside the boundaries of the clause
containing the predicate, either to its left or to its right .
4
Knud Lambrecht
pourquoi choisir une
structure éclatée dans le discours à la place d'une structure syntaxique homogène, plus simple à
la production ? ou encore quelles sont les diérences fonctionnelles entre le marquage à gauche
et à droite ?
Les études portant sur le double marquage posent des questions du type
On comprend dès lors que des recherches syntaxiques autant que prosodiques peuvent porter
l'intérêt porté à ces structures
relève certainement de l'eet de malaise qu'elles provoquent chez le grammairien, d'une part
parce qu'elles dérogent à la norme du français et d'autre part parce qu'elles posent un problème
d'interprétation syntaxique .
5
un intérêt à ce genre d'études. Comme l'explique Blasco ,
Dans le cadre de cette étude, nous avons travaillé sur un corpus formel, une entretien semidirectif de 43 minutes. Nous avons analysé la totalité de ce corpus et en avons dégagé les éléments
les plus pertinents pour notre étude. Le relevé de structures se révèle donc non exhaustif.
Dans un premier temps, nous analyserons brièvement la morphosyntaxe du double marquage.
Nous présenterons ensuite les propositions qui relèvent du double marquage présentes dans notre
corpus, que nous expliciterons. Nous tenterons, par le biais de cette analyse, de comprendre
pourquoi le locuteur a recours au double marquage, de voir si le marquage à gauche et à droite
ont les mêmes fonctions, et surtout nous nous poserons la question de savoir s'il existe un lien
entre une structure syntaxique tel que le double marquage et la prosodie, en particulier avec
l'intonation.
Nous organiserons notre présentation en fonction de ces interrogations. Nous commencerons
par le double marquage à gauche de type
moi je ; nous exposerons ensuite les autres structures
illustrant ce marquage à gauche. Nous présenterons alors le double marquage droit et sa structure prosodique. Enn, nous nous essayerons à conclure, notamment quant aux fonctions de ces
structures syntaxiques, quant au lien évident entre syntaxe et prosodie, mais également quant
à la portée d'une telle recherche dans l'étendue des études syntaxiques en général.
1 (Blanche-Benveniste, 1991, p. 80)
2 Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe
3 (Nølke, 1998, p. 385)
4 (Lambrecht, 2001, p. 1)
5 (Blasco, 1997, p. 2)
1/10
ROM 2150
2.
A. Cougnon, P. Lison
Morphosyntaxe du double marquage
Avant toute chose, il nous semble primordial de signaler qu'une telle analyse se base sur
1
l'Approche Pronominale de Claire Blanche-Benveniste , cadre théorique syntaxique qui utilise
les pronoms pour donner une typologie des diérentes sortes de rections verbales.
explique : les prépositions constituent ainsi l'indice morphologique d'une
relation syntaxique entre l'élément disloqué et le verbe recteur et d'une relation co-référentielle
entre l'élément disloqué et le pronom clitique .
2
En eet, Blasco
Il est important de souligner la diérence existant entre les doubles marquages proprements
dits et ce que l'on peut appeler les associés lexicaux. Ces derniers sont des éléments associés
placés généralement au début ou à la n du noyau verbal, mais à la diérence des doubles
marquages, ils ne peuvent être considérés comme partie de la rection verbale. Ainsi dans notre
corpus :
le R roulé [...] bè on s'en accomode mais le R roulé ne peut faire partie de la rection du verbe accomode car il lui manque
de. Dans son ouvrage sur le français parlé, C. Blanche-Benveniste3 consacre
Le syntagme
la préposition
d'ailleurs une section à la nécessaire distinction entre double marquage et associé lexical, que
nous ne détaillerons pas davantage dans le cadre de ce travail.
conclut : l'analyse aboutit à envisager diérentes relations syntaxiques et à démultiplier la notion de coréférence en envisageant plusieurs cas de relations référentielles données
dès lors en termes de degrés .
Blasco
4
Entre parenthèses, notons enn que si la plupart des dénitions reposent sur l'utilisation d'un
pronoun-
pronom clitique pour assurer la rection du verbe, certaines langues, dites "pro-drop" (
dropping ),
comme le Japonais ou le Polonais, permettent de supprimer ceux-ci, sous certaines
conditions.
Même s'il était important de donner cette vision syntaxique du double marquage, nous ne
rentrerons pas ici plus en détail, puisque nous nous devons d'également exposer, dans le cadre
de ce travail restreint, l'étude intonative et d'illustrer le tout par notre corpus.
1 (Blanche-Benveniste et al., 1984)
2 (Blasco, 1997, p. 7)
3 (Blanche-Benveniste, 1991, p.81-23)
4 (Blasco, 1997, p. 7)
2/10
ROM 2150
3.
A. Cougnon, P. Lison
Présentation des structures du corpus
Les structures à double marquage gauche et droit sont souvent confondues par les linguistes ;
en eet, il s'agit dans les deux cas d'un syntagme détaché et accompagné d'une reprise pronominale (clitique). D'un point de vue structural, les deux phénomènes sont donc identiques.
C'est au niveau de la prosodie que les deux structures se distinguent. L'analyse prosodique d'un
tel phénomène se révèle donc cruciale.
Précisons que dans une phrase à double marquage, il existe trois éléments distincts : la partie
où se trouve le pronom ou l'adjectif possessif qui anaphorise le constituant détaché, la pause et
le constituant détaché en lui-même que nous nommerons séquence extraposée.
Le détachement d'une structure relève normalement d'un procédé syntaxique d'emphase ; il
s'agira d'observer si l'intonation conrme cet eet d'emphase.
3.1
Constructions à gauche du verbe
La construction verbale avec double marquage la plus récurrente dans notre corpus formel,
est le double marquage à gauche de type
moi je
(comprend aussi
toi tu, lui il
etc.). En eet,
sur les trente structures à double marquage que nous avons détectées, un tiers d'entre elles
s'illustrent par la répétition
moi je.
si le pronom tonique est marqué pour une fonction syntaxique
auprès du verbe, c'est-à-dire qu'il est construit par le verbe et entretient une relation de double
marquage avec le clitique, il semble viser essentiellement la désignation d'un élément distingué
parmi d'autres de son espèce ; comme s'il exprimait une sorte de contraste ou d'insistance .
1
Comme l'a étudié Blasco ,
3.1.1
'moi je'
moi je marquant la distinction du moi je de l'énonciateur
courant utilisé avec des verbes comme dire, penser, croire. Il ressemble à un morphème lié
qui n'admet pas l'insertion d'autres éléments. Certains locuteurs l'emploient de façon presque
systématique. Il n'est pas possible de sentir dans cet emploi un eet de contraste ou une marque
de désignation 2 . Il est d'ailleurs prononcé comme un seul morphème. D'une manière assez
3
semblable, Nølke a diérencié la focalisation simple, dont la visée est la simple identication de l'élément focalisé à l'intérieur d'un paradigme, de la focalisation spécialisée, où d'autres
visées (spécialisées) s'ajoutent à l'identication. La focalisation spécialisée est accompagnée de
l'accent d'insistance .
On distinguera néanmoins les
Il nous a donc semblé ecace, pour réaliser la diérence entre
et
moi je
moi je
marquant la distinction
de l'énonciateur courant, non seulement de prendre en compte le type de verbe, mais
également la structure intonative de l'énoncé. Les éléments prosodiques analysés sont : la montée
intonative sur la dernière syllabe de la séquence extraposée (parfois accompagné d'un accent
d'insistance), la rupture intonative et la pause. La rupture intonative semble être le seul aspect
toujours présent.
1 (Blasco, 1995, p. 59)
2 id.
3 (Nølke, 1998, p. 386)
3/10
ROM 2150
A. Cougnon, P. Lison
Structures marquant l'insistance
Les structures trouvées dans notre corpus restreint sont les suivantes :
moi j' aime bien Ma/ Martinet
Walter parce que justement ils me
donnent des renseignements
1. Contexte :
2. Commentaire : montée intonative, petite
pause avant le
je
moi je ne vois pas la la
l'intérêt d'imiter la prononciation
parisienne
1. Contexte
:
2. Commentaire : montée intonative portée
par le
moi, puis légère descente
mais euh moi personnellement j' ai sans doute prononcé le h aspiré quand
j'étais jeune puisque mes parents étaient d'origine liégeoise je l'ai perdu je ne
le regrette pas
1. Contexte :
2. Commentaire : légère montée intonative, et pause très nette après le
moi
4/10
ROM 2150
A. Cougnon, P. Lison
moi je ne le ferais pas
mais je ne dis pas que certains qui le
feraient auraient tort
1. Contexte
:
2. Commentaire : on remarque ici une pause
assez nette entre
moi
et
je
moi je crois que thermoS
est une prononciation régionale qui n'a
pas dejustifications étant donné que
la plupart des mots en os [os] // le s
final se prononce
1. Contexte
:
2. Commentaire : pause très nette
Strcture de type 'énonciateur'
De la même façon, nous avons dégagé des structures régies par un verbe d'opinion ou dont
l'intonation ne marque pas explicitement la distinction :
Pendant longtemps je n'avais
jamais entendu prononcer thermoS moi je
crois qu'à l'étranger personne ne l'a ne
prononce ainsi
1. Contexte :
2. Commentaire : prononciation d'un seul
morphème
5/10
ROM 2150
A. Cougnon, P. Lison
pff je crois qu'il est
préférable de maintenir peut-être bien
qu'il est menacé aussi m'enfin moi je
dirais dégingandé [deZèõgaõde]
1. Contexte
:
2. Commentaire : prononciation en un seul
morphème
3.1.2
Structures diverses
Présentons dorénavant le double marquage à gauche autre que
moi je.
Il s'agit en majorité
d'éléments détachés repris par un démonstratif régi par le verbe, tel que nous le montre ces
exemples :
:
Comme par exemple euh la la
confusion de un et in ça ne me paraît pas un
mode
Contexte
L'opposition entre le A antérieur
et le A postérieur // Warnant la garde assez
rigoureusement
Contexte :
6/10
ROM 2150
A. Cougnon, P. Lison
le é et le l'opposition é è à la
protonique ce n'est jamais phonologique
Contexte
:
:
de dire vous ne pouvez pas euh
prononcer telle phrase avec tel modulation
ça je crois que c'est c'est à peu près
impossible
Contexte
les enfants du tiers-monde qui
meurent euh c 'est plus dramatique que que de
savoir si je dois prononcer // si de fait les
Verviétois dénasalisent
Contexte
:
On remarque que l'élément détaché peut être un simple syntagme nominal comme une
proposition entière (proposition innitive ou non).
3.2
Constructions à droite
La plupart des auteurs que nous avons cités jusqu'ici s'accordent à dire que la dislocation
droite se manifeste toujours par la même structure prosodique : il y a montée intonative sur
la dernière syllabe avant l'apposition et l'apposition reçoit une intonation basse sans variation
mélodique. La construction à droite présente donc toujours une rupture intonative, mais celle-ci
n'est pas forcément accompagnée d'une pause. Or, nos exemples semblent illustrer le contraire :
si la pause est bien présente dans deux de nos trois exemples, aucun ne montre une montée
intonative agrante.
Nous n'avons trouvé que peu d'exemples de dislocations droites :
7/10
ROM 2150
A. Cougnon, P. Lison
oui mais justement par
rapport à la définition qu'en donne
Raoul Maes euh / comment est-ce que vous
le définiriez vous
1. Contexte
:
2. Commentaire : Ce cas est litigieux, pour
deux raisons :
(a) Plutôt qu'un double marquage, il pourrait s'agit ici d'une simple répétition de
terme ;
(b) La structure prosodique de cet énoncé
ne comporte aucune montée intonative,
ni de pause.
:
mais est-ce qu'elle doit
intervenir l'école les professeurs
1. Contexte
2. Commentaire : après une très légère montée intonative sur 'intervenir', on remarque
clairement l'intonation basse sur 'l'école'.
ah ah qui puis-je je n'en
rougis pas en réalité de ma
1. Contexte
:
2. Commentaire :Pas de réelle montée intonative.
8/10
ROM 2150
4.
A. Cougnon, P. Lison
Conclusion
A travers l'analyse syntaxique et prosodique de notre corpus, nous avons pu remarquer que
les diérentes structures du double marquage correspondent à diérentes fonctions (discursives) :
Le double marquage gauche avec rupture intonative montre une focalisation du thème
(distinction, opposition, insistance), elle peut aussi s'expliquer par une longueur excessive
du sujet détaché ou encore servir de vocatif avec un clitique de la deuxième personne.
Pour le double marquage gauche sans rupture intonative, le sujet disloqué et le clitique
se suivent immédiatement et le sujet n'est pas focalisé ; la dislocation semble n'y avoir
aucune motivation discursive.
Le double marquage droit semble lui, par contre, apporter une conrmation ou un rappel
du thème ; cette fonction, même si elle demande une rupture intonative, ne semble pas
nécessiter de pause1.
D'une manière générale, cette étude et recherche nous a permis de réaliser à quel point la
syntaxe devait recourir à la prosodie pour répondre à des questions comme celles que pose
l'analyse des dispositifs de la rection verbale. Notre corpus de données orales a été à même de
nous orienter et de conrmer ou inrmer les données théoriques déjà élaborées par des scientiques. Nous ne prétendons évidemment pas être parvenus à des résultats ; c'est la recherche en
elle-même qui nous a semblé pertinente.
Nous avons, au cours de ce travail, compris l'importance de ces structures syntagmatiques
complexes qui sont autant d'outils, de stratégies communicatives. Dans cette voie, et parce
qu'elles ne sont pas produites aléatoirement, nous avons perçu la portée de l'étude de telles
structures dans des recherches linguistiques en général, et syntaxiques en particulier.
9/10
ROM 2150
A. Cougnon, P. Lison
Bibliographie
Blanche-Benveniste C. (1991).
Le français parlé : études grammaticales.
Paris, Editions
du CNRS.
Blanche-Benveniste C., Delofeu J., Stefanini J. et den Eynde K. V. (1984).
nom et syntaxe. L'approche pronominale et son application au français.
Pro-
Paris, SELAF.
Blasco M. (1995). Dislocation et thématisation en français parlé . In
Recherches sur le
Blasco M. (1997). Pour une approche syntaxique des dislocations . In
Journal of French
français parlé, 7, 121.
Language Studies, 7, 121.
Lambrecht K. (2001).
W. Raible, éds.,
Dislocation . In M. Haspelmath, E. König, W. Österreicher et
Language Typology and Language Universals,
volume 2 : Berlin, New York,
Walter de Gruyter.
Larsson E. (1979).
La dislocation en français : Etude de syntaxe générative.
Lund, CWK
Gleerup.
Nølke H. (1998). Il est beau le lavabo, il est laid le bidet : pourquoi disloquer le sujet ? .
In M. Forsgren, K. Jonasson et H. Kronning, éds.,
Prédication, assertion, information. Actes
du colloque d'Uppsala en linguistique française : Upsala, Studia Romanica Upsaliensa 56, Acta
Universitatis Upsaliensis.
Pekarek S. D. (2001). Dislocation à gauche et organisation interactionnelle . In
linguistiques, 2, 177194.
Ramasse D. (2002).
Marges
L'intonation des phrases présentant un détachement à gauche en
Phonetics and its applications. Festschrift for
Jens-Peter Kvster on the Occasion of his 60th birthday : Stuttgart, Steiner.
Wunderli P. (1987). L'intonation des séquences extraposées en français. Tübingen, Gunter
français . In A. Braun et H. Mastho, éds.,
Narr Verlag.
10/10