63 Résumé : Les études sur l`évolution de la communication et les
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63 Résumé : Les études sur l`évolution de la communication et les
MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 LA PRÉHISTOIRE DE LA COMMUNICATION Pascal PICQ Collège de France. Chaire de Paléoanthropologie et Préhistoire Résumé : Les études sur l’évolution de la communication et les origines du langage chez les hominidés se heurtent à un double problème concernant la place de l’homme dans la nature et les bases conceptuelles des approches scientifiques utilisées. Qu’il s’agisse de la bipédie ou du langage, les hommes actuels sont très spécialisés. Il n’est donc pas étonnant que certains linguistes et (paléo)anthropologues éprouvent des difficultés pour retrouver les traces évolutives de ces adaptations, notamment chez les singes et les grands singes actuels. Cet essai tente de montrer qu’il convient d’éviter les a priori qui s’efforcent de placer l’homme hors de son évolution. Il faut ancrer nos analyses dans un cadre phylogénétique qui s’appuie sur les relations de parenté entre les espèces actuelles et en considérant qu’elles sont toutes uniques. Des recherches sur les capacités cognitives des singes, en laboratoire et dans la nature, de meilleures connaissances des relations entre leurs socio-écologies et leurs modes de communication et des analyses placées dans un cadre historique peuvent nous permettre d’envisager des progrès significatifs sur l’évolution de la communication et du langage. L’homme est un animal de communication qui se distingue des autres animaux par le langage. C’est bien là le dernier rubicon qui maintient une frontière infranchissable entre les singes et les hommes. Nos mentalités occidentales supportent assez mal tout voisinage étroit avec les singes. Depuis que Charles Darwin a montré que toutes les espèces actuelles ont évolué et que nous avons des degrés de parenté plus ou moins étroits avec les chimpanzés et les gorilles, les hommes bien pensants se sont efforcés de construire des remparts 63 intellectuels entre le monde animal et l’homme. Sans évoquer les créationistes passés, actuels et futurs, on observe des postulats identiques chez les philosophes, les psychologues, les linguistes et de nombreux ethnologues. Pour la majorité d’entre eux, la question ne se pose même pas. Ceux qui l’abordent usent de leur savoir et de leur intelligence pour extraire l’homme de son passé simiesque et l’en détacher de façon radicale. Depuis plus d’un siècle, il semblerait qu’on en soit resté au fameux débat entre l’évêque Samuel Wilberforce et MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 Thomas H. Huxley qui eut lieu à Oxford en 1860. Au cours d’une réunion contradictoire au sujet de l’évolution, Wilberforce conclut par cette provocation à l’encontre d’Huxley «Et vous, monsieur, descendez-vous du singe par votre grand-père ou votre grand-mère». Et Huxley de répondre «Un homme n’a pas de raison d’être gêné d’avoir un singe pour grand-père ou grandmère. Si j’avais à choisir un ancêtre, entre un singe et un universitaire ayant usé de sa logique pour induire en erreur un public mal préparé, pour opposer à des thèses non des arguments, mais la dérision, pour raisonner ainsi sur une grave question philosophique, nul doute que j’opterais d’emblée pour le singe». Car, en effet, s’il devient difficile de contourner l’idée d’évolution depuis les travaux de Charles Darwin, celle-ci a été rapidement adaptée à l’avantage de l’homme en épousant une idée de progrès et de perfectionnement. Là ou Darwin suggérait que les grands singes africains (chimpanzés et gorilles) et les hommes partageaient un ancêtre commun et, qu’à partir de cet ancêtre, chaque lignée avait évolué suivant des circonstances propres, ses amis les plus proches, évolutionnistes convaincus, ont décrit une série de processus évolutifs passant de grades primitifs en grades plus évolués, avec les hommes représentant l’état le plus achevé. L’évolution qui mène aux hommes procède par une succession de grades pré-singes, singes et grands singes. On retrouve l’échelle des êtres d’Aristote sous une version plus «scientifique». 64 L’idée d’une évolution avec l’homme au pinacle de l’échelle des êtres pose le problème du lien obligé avec les singes. C’est le chaînon manquant, une entité forcément ambiguë qui évoque la relation naturelle dénoncée mais qui est là pour souligner une distance inconcevable et infranchissable. Il y a donc un rubicon qui emporte les liens troubles d’une parenté obligée et qui rejette toute possibilité d’élucider un passage de la rive des singes aux berges de l’humanité. Thomas.H. Huxley, ami et farouche défenseur de Charles Darwin, avait apporté une grande contribution en écrivant La place de l’homme dans la nature en 1863. Cependant, il avait quelques difficultés à admettre que la sélection naturelle ait pu accoucher d’un homme avec un gros cerveau à partir d’un ancêtre simiesque. Russell Wallace, co-inventeur de la sélection naturelle avec C. Darwin, pensait que ce processus était responsable de tous les aspects de l’évolution, sauf l’émergence du cerveau humain. Quelques générations plus tard, le propre petit-fils de T.H. Huxley, Julian Huxley, ira jusqu’à proposer un «ordre zoologique» uniquement pour les hommes, les «psychozoa». L’étymologie de ce terme s’arc-boute sur la dualité corps/esprit et animal/homme. Le corps de l’homme a bien pu évoluer selon des lois naturelles communes à toutes les espèces, mais le cerveau échappe à cette dynamique. Les conceptions gradualistes, progressistes et téléologiques de l’évolution reposent sur une idée MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 Les conceptions anthropocentriques et téléologiques de l’évolution se retrouvent chez Ernst Haeckel a qui l’on doit le célèbre aphorisme «l’ontogenèse reproduit la phylogenèse». Toute la Natur Phylosophie allemande se retrouve dans cette phrase. En France Teilhard de Chardin reprend ce schéma en évoquant une tendance, une force spirituelle de la nature qui procède des formes de vie les plus archaïques vers l’homme, conduisant la vie de la lithosphère à la biosphère puis à la noosphère, l’ère de l’esprit et de la pensée n’étant atteinte que par les hommes. En Angleterre c’est la fraude de Pildown qui matérialise le chaînon manquant. Un crâne d’homme affublé d’une mandibule de singe concrétise l’importance du cerveau sur le corps. Il était une fois un singe qui s’est retrouvé avec un gros cerveau et qui, par la force de son psychisme, s’échappa de sa condition simiesque pour s’élever, bipédie aidante, au-dessus des autres êtres vivants. Seulement dans cette belle histoire on ignore comment ce gros cerveau est apparu. Il apparaît, c’est tout. Formidable ambiguïté de nos mentalités qui se rassurent de ce chaînon fait pour être manquant. bonne mesure, la Société de linguistique de Paris proscrit en 1866 toute étude portant sur l’évolution du langage. Un siècle plus tard, un grand linguiste comme Noam Chomsky postule que le langage est tellement complexe en tant que système de communication basé sur des symboles rendus intelligibles grâce à une grammaire qu’il est impossible d’envisager une évolution. La grammaire fonctionne suivant une double articulation, une qui élabore les structures des phrases indépendamment des mots utilisés, l’autre qui confère une signification qui dépasse celle des mots accumulés. En substance, la communication par le langage implique une combinatoire si sophistiquée dans ses articulations qu’il est difficile de concevoir des systèmes intermédiaires. Des ethnologues comme Claude Lévi-Strauss soulignent la grande complexité des langues même chez les peuples les plus isolés. Toutes les populations de la Terre parlent des langues mobilisant des grammaires complexes et capables d’exprimer des croyances et des mythes tout aussi riches les uns que les autres. Il n’existe aucun moyen de faire une classification évolutive des langues comme on l’a fait pour les autres parties de l’organisme aux périodes les plus sombres de l’anthropologie physique. La pensée, même «sauvage», est un universel de l’homme. Le cerveau est le siège de la pensée et il n’y a pas de pensée sans langage. La barrière de la langue s’élève comme un barrage entre les singes et l’homme et, pour faire L’argumentaire sur l’impossible évolution du langage s’appuie paradoxalement sur la notion de grades évolutifs progressifs avec des stades intermédiaires opératoires. fort ancienne de l’homme par rapport à la nature et évite toute considération sur les relations de parenté entre l’homme et les grandssinges. 65 MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 Seulement, on l’a vu, il n’existe pas de langue plus ou moins primitive susceptible de nous donner quelques éléments sur l’évolution du langage. On a utilisé le même type de raisonnement antiévolutioniste à propos de la structure complexe de l’oeil. Pourtant, quelques soient les structures ou les organes du corps humain ou d’autres espèces, les paléontologues et les naturalistes finissent par préciser les modalités d’évolution. C’est le cas pour l’oeil d’après des publications très récentes. Il n’y a donc aucune raison objective de nier l’évolution du langage. Mais le problème devient plus complexe car si les singes ont des yeux, des organes et des comportements qui peuvent se rapporter aux nôtres, ils ne semblent pas pratiquer de semblant de langage en tant que mode de communication verbal basé sur des symboles vocaux. Cependant, l’argument de la trop grande complexité se réduit à une simple argutie. En effet, comment imaginer que l’ordinateur multimédia qui me sert, entre autre, à taper cet article, puisse trouver des racines évolutives dans de la pile d’Alexandre Volta à l’époque de Napoléon Bonaparte. Pourtant, cette évolution (technologique) a bien eu lieu. Pour Steven Pinker, le fait que toutes les population humaines possèdent des langages aussi complexes, notamment en raison des grammaires utilisées, signifie que le langage est une chose fort ancienne. Le langage est dans les bagages de l’humanité depuis fort longtemps. Ses origines sont 66 anciennes et remontent à l’espèce ancestrale d’Homo sapiens, certainement H. erectus, qui le tenait, dans une forme probablement encore plus rudimentaire, de H. habilis et ce dernier peut être de Lucy ? La question posée est la suivante: quand est apparu le langage et pourquoi ? En remontant dans le temps au fil des espèces fossiles du genre Homo, H. sapiens, H. erectus, H. habilis on redescend les capacités crâniennes. Les premiers représentants du genre Homo étaient contemporains des australopithèques robustes. Les uns avaient des capacités crâniennes de l’ordre de 700 cm3 et les autres entre 500 et 550 cm3. On retrouve la vieille notion du rubicon cérébral, qui se réduit à un filet de moins de 200 cm3. Le chaînon manquant est toujours là, même si son espace se réduit. Avec la multiplication des découvertes de ces dernières années, une telle conception capable de délivrer un certificat d’humanité à l’aune d’une poignée de cm3 de matière cérébrale devient intenable. On assiste, alors, à de nouvelles analyses des facultés intellectuelles et des aptitudes au langage des hommes fossiles. Récemment, plusieurs auteurs ont mis en doute les capacités à communiquer avec le langage chez les hommes fossiles. Même les hommes de Néandertal, pourtant contemporains des hommes de Cro-Magnon, se voient dénier cette capacité. Il y a en fait une confusion entre le langage en tant que mode de communication verbal et d’un ensemble d’activités qui sont MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 jugées comme nécessairement liées. En résumant ces thèses et sans caricaturer, les hommes n’enterrent pas leurs morts, ne chassent pas de manière efficace, ne fabriquent pas d’outils élaborés et ne maîtrisent pas le feu avant l’avènement d’Homo sapiens sapiens, c’est-àdire les homme de Cro-Magnon et nous. Les sépultures néandertaliennes sont mises en doute. Les restes de foyer dans les sites archéologiques révèlent bien des traces de feu, mais son utilisation n’était pas maîtrisée. Les outils possèdent bien des formes diverses, mais elles sont imposées par la nature des matériaux utilisés. Les restes d’animaux correspondent à des parties de carcasses obtenues par charognage. Le langage n’apparaît qu’avec les vrais Homo sapiens, une condition nécessaire pour l’évolution de l’ensemble des activités humaines qui concrétisent la maîtrise des hommes sur leur environnement. On n'est pas loin des «psychozoas». Le langage se construit, entre autre, sur les activités de chasse qui auraient nécessité la communication par signes, la désignation précise des proies, le suivi de traces, les actions de visées pour atteindre le gibier, la «lecture» des empreintes, etc. Le langage se trouve associé à l’expression de signes tangibles (empreintes, traces, l’art) qui évoquent l’écriture. Comme la chasse ne concerne essentiellement que les hommes, les mâles, on apprécie les implications sexistes derrière de telles conceptions, sans imaginer la place des peuples actuels qui ne possèdent pas l’écriture. On retrouve avec effroi 67 les grades évolutifs de la fin du siècle dernier qui servaient d’alibi «scientifique» au colonialisme et au refus du droit de vote pour les femmes. De telle théories s’opposent aux données de l’archéologie préhistorique. Elles sont plus inspirées par des présupposés théologiques, philosophiques et parfois idéologiques que scientifiques et ne méritent pas de discussion supplémentaire. Dans les articles les plus récents consacrés à l’évolution du langage, les auteurs aiment à distinguer deux approches, celle des linguistes et celle des paléontologues/ primatologues (voir pour exemple Rubbins Burling, 1993). Les premiers partent des caractéristiques du langage des hommes pour, c’est l’intention affichée, remonter dans le passé. Évidemment, ils constatent avec une sincère désolation qu’on ne peut pas retrouver chez les singes les prémisses du langage. Il en a été dit de même pour la bipédie pendant fort longtemps, mais on arrive à proposer des hypothèses de plus en plus précises. Il faut bien reconnaître que trop de chercheurs, même en paléoanthropologie, butent sur des rubicons de toutes sortes suivant le problème étudié, parce que, justement, ils tentent de reconstruire l’évolution à partir de l’homme actuel, à rebours sur le chemin de «l’hominisation». Une des conséquences, c’est qu’on rejette les Néandertaliens dans les basses-fosses de l’évolution. On le voit, il n’existe pas de dichotomie fondamentale qui opposerait les linguistes et les paléoanthropologues, encore un autre rubicon MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 qui s’appuierait sur des domaines scientifiques différents. C’est une question de méthode scientifique et, en matière d’évolution, elle concerne tous les aspects de l’évolution, que ce soit les pieds, le langage, le cerveau, la sexualité ou les comportements. Il y a seulement des problèmes plus difficiles que les autres, et c’est bien le cas du langage. Si on se place dans une perspective évolutionniste, il faut considérer que toutes les espèces actuelles, passées et futures sont uniques et qu’elles ont des relations de parenté plus ou moins étroites entre elles. Il convient donc de placer nos recherches dans un cadre historique qui prenne en compte les relations phylogénétiques. Le passé ne se comprend pas à partir du présent, mais c’est à partir du passé qu’il faut considérer le présent. Il en va donc du bon usage des théories de l’évolution, ce qui n’apparaît pas toujours comme une évidence, même parmi les paléoanthropologues et paléoprimatologues. L’évolution du langage ne doit pas être dissociée de celle de la communication. Le langage n’est pas apparu comme un mode de communication supplémentaire. La communication consiste en un échange d’informations au sein d’une organisation sociale. Elle intéresse des interactions entre des congénères véhiculées par différents canaux, visuel, vocal, auditif, vocal et/ou tactile. Les informations servent à identifier son émetteur, son état émotionnel ou l’état de l’environnement comme la présence 68 d’un prédateur, la découverte de sources alimentaires, etc. Les singes sont des animaux très sociaux. Ils communiquent beaucoup de manières visuelle, vocale et tactile (épouillage). Leurs faces dépourvues de poils favorisent l’expression de nombreuses mimiques. Un haut degré de communication chez les singes correspond à une adaptation liée à leur mode de vie. Une adaptation, par définition, est un caractère ou un ensemble de caractères morphologiques, physiologiques ou comportementaux qui confèrent des avantages pour la survie et le succès reproducteur des individus ou des populations qui les possèdent. Pour qu’une adaptation se maintienne dans une espèce, il faut qu’elle ait des bases héréditaires, c’est-à-dire génétiques. Au cours de leur évolution, les singes ont acquis de nombreuses adaptations comportementales par sélections naturelle et sexuelle liées aux conditions de leurs environnements. Des études d’anatomie comparée montrent que, par rapport à des espèces de mammifères de taille corporelle comparable, les singes possèdent des cerveaux relativement plus grands. Des travaux récents soulignent que, parmi les singes, ceux qui se distinguent par des cerveaux relativement plus développés vivent dans des groupes sociaux réunissant beaucoup d’individus et dans lesquels les relations sont d’autant plus complexes. Les primatologues ont mis en évidence un ensemble de corrélations entre les régimes alimentaires, les socioécologies, les tailles des groupes sociaux et la taille du cerveau. Ainsi, sans qu’il soit toujours possible de MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 singulariser un facteur déterminant parmi l’ensemble des paramètres retenus, et donc de véritable relation causale hiérarchique, on constate que plus le régime alimentaire comprend des nourritures de bonne qualité nutritive, mais distribuées de manière discrète dans l’environnement, plus les groupes sociaux sont élargis, plus les individus se déplacent et plus les relations sociales sont complexes. C’est dans de tels complexes adaptatifs d’autant plus compliqués que la communication devient le véritable ciment de la cohésion sociale. Les singes ververts (Cercopithecus aethiops) vivent dans les savanes arborées qui entourent les forêts tropicales. Ils ont un régime alimentaire de type frugivore et éclectique et leurs groupes sociaux sont de grande taille. Des observateurs ont remarqué qu’ils utilisent trois cris bien distincts pour annoncer la présence d’un prédateur aérien, un aigle, d’un prédateur de type léopard ou un prédateur comme le python. Ces cris sont appris par les jeunes au cours de leur ontogenèse. Après enregistrement des cris et rediffusion ultérieure, les observateurs constatent que les membres d’une troupe réagissent de façon appropriée. Ces cris fonctionnent comme des signes ou des signaux, mais ne correspondent pas à des symboles comme dans le langage humain. Ils sont utilisés dans un contexte précis et on n’a jamais observé des ververts échanger de tels cris comme nous le faisons avec des mots, comme par exemple «hier, j’ai vu un léopard». Ceci dit, et sans exagération aucune, on ignore ce 69 que signifient ou pourraient signifier les vocalisations moins bruyantes que s’échangent les singes au cours des séances d’épouillage. La communication vocale véhicule de nombreuses informations chez les singes et leur signification nous échappe. Toujours chez les ververts, l’enregistrement du cri d’un jeune et sa diffusion ultérieure aboutit à des réactions de la part des membres de la troupe qui montrent qu’ils réagissent en identifiant parfaitement l’individu concerné, sa position sociale et les membres de son clan comme la mère et les autres parents. La communication vocale chez les singes exprime des informations beaucoup plus complexes que celles liées à un stimulus, comme la présence d’un prédateur. Les primatologues s’accordent pour souligner que c’est dans les contextes sociaux que s’expriment les niveaux les plus élevés de la communication chez les singes et que toute tentative de pouvoir reconnaître un mode de communication symbolique doit se placer dans un tel contexte. L’intelligence sociale est sans aucun doute l’intelligence la plus développée chez les singes mais jusqu’à présent, aucun mode de communication comparable au langage humain n’a été reconnu chez les singes. Les grands singes ont fait l’objet d’attentions particulières. Les chimpanzés, les bonobos (chimpanzés nains), les gorilles et les orangsoutangs apprennent rapidement à utiliser des centaines de signes pour présenter des demandes à leurs observateurs. Une fois de plus, le MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 fait que ces échanges s’opèrent dans des contextes particuliers, comme quémander de la nourriture ou un objet convoité, laisse à penser qu’ils ne possèdent pas toutes les caractéristiques du langage. Les hommes sont capables de parler d’un repas, par exemple, en dehors d’un tel contexte. Cependant, croire que les grands singes ne vivent que le temps présent, ne savent pas tenir compte des expériences passées et qu’ils ignoreraient toute notion d’action future, serait erroné. En captivité, les chimpanzés qui n’ont pas le souci du logis et du couvert, dévoilent des capacités étonnantes dans leurs stratégies sociales. Les positions de pouvoir font l’objet d’équilibres politiques très subtils. Les individus ont une parfaite connaissance de leur position sociale et de leur situation relativement avantageuse ou désavantageuse en fonction des alliés et des adversaires potentiels qui les entourent. La vie sociale évolue sur un jeu subtil d’agressions, de réconciliations, d’échanges et de médiations. Ainsi cette situation remarquable décrite par Franz De Waal. Deux mères chimpanzés se trouvent ensemble avec une autre femelle plus âgée et possédant un statut dominant. Les enfants respectifs des deux mères commencent à se chamailler plus violemment. L’un d’eux crie pour obtenir l’aide de sa mère. Celle-ci, qui sait fort bien que son intervention entraînera celle de l’autre mère, se retourne alors vers la vieille femelle. Elle lui fait signe et lui indique la scène. La vieille femelle pousse alors un cri autoritaire à 70 l’encontre des jeunes qui se calment de suite. Le conflit entre les jeunes a été résolu sans entraîner de conflit entre les adultes. Chez les chimpanzés et comme chez de nombreuses espèces, la réconciliation apparaît comme une action essentielle au maintien de la cohésion sociale. Chez quelques espèces, des individus intercèdent dans des conflits et font office de «juge de paix». En fait, les individus ont conscience de leur propre état émotionnel et intentionnel comme de celui des autres. Cela va évidemment jusqu’au mensonge puisque certains individus peuvent feindre un apaisement pour s’approcher d’un autre plutôt méfiant, échaudé par des expériences désagréables, et une fois assez près user d’un geste peu amical. Dans un autre contexte, Franz de Waal décrit comment un chimpanzé mâle adulte en position dominante dissimule son état de stress. Il est défié fréquemment par un plus jeune mâle qui veut conquérir la position de mâle alpha. Après une confrontation qui a failli déstabiliser le premier mâle, celuici, qui conserve encore son avantage, se retire un peu à l’écart et dissimule son visage sous ses mains. Sous l’effet du stress, il n’arrive pas à réprimer une mimique trahissant son état. Mais pour que son rival ne s’en aperçoive pas, il cache son état émotionnel. Cet exemple montre parfaitement que les individus connaissent leur états émotionnels et intentionnels, celui des autres (empathie), et agissent en les utilisant, les contrôlant ou les détournant. Ainsi ce chimpanzé de la réserve de Gombé, en Tanzanie, qui est particulièrement doué pour MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 trouver les bananes cachées par les observateurs. Mais les autres chimpanzés le savent et s’empressent de lui tomber dessus pour s’approprier les bananes. Un jour il remarque que les observateurs disposent des bananes dans plusieurs cachettes. Il se dirige ostensiblement vers celle qui contient apparemment le moins de bananes. Les autres lui emboîtent le pas et s’ensuit une confusion. Il en profite pour filer en douce et rejoindre en paix l’autre réserve de bananes. Les chimpanzés communiquent parfaitement leurs intentions entre eux. Cela se manifeste dans leurs chasses en groupe et lorsqu’ils patrouillent en silence aux limites de leur territoire dans l’intention de rosser quelques infortunés voisins. On sait depuis près de trois décennies qu’ils utilisent des outils dans diverses circonstances. En Côte d’Ivoire, en forêt de Taï, ils connaissent les emplacements où ils ont laissé leurs outils en pierre et ceux des arbres susceptibles de produire des noix. Ils se déplacent en conséquence, c’est-à-dire en empruntant le chemin optimum en fonction des lieux à exploiter. Les chimpanzés ont une carte mentale des paramètres espace/temps de leur environnement. Pour les outils, les chimpanzés utilisent différentes techniques pour «pêcher» les termites et pour briser les noix. Les observateurs notent des traditions locales qui ne sont pas dictées par la disponibilité d’espèces animales et végétales consommables ni des matériaux utilisables. On parle par pudeur de protoculture, mais il s’agit bien de pratiques de type culturel 71 qui sont apprises par les jeunes à la fois par imitation mais aussi par intervention volontaire des adultes. Que ce soit dans le contexte du laboratoire ou dans la nature, les singes et plus particulièrement les grands singes font preuve de capacités cognitives très développées (voir Jacques Vauclair). Si les chimpanzés n’ont pas les bases cognitives du langage, il n’en sont pas loin. Il ne leur manque que la parole. La question qui demeure en suspens s’adresse à la communication par symboles. Nous l’avons déjà dit, un tel mode de communication n’a pas été détecté dans la nature. Cependant, comme on trouve ce que l’on cherche, il n’est pas certain que les primatologues, malgré leurs recherches dans cette direction, aient pu élaborer des conditions d’observation permettant de mettre en évidence l’utilisation d’un tel mode de communication. Le problème essentiel réside dans les dangers et les limites de l’anthropocentrisme. La plupart des propriétaires de chiens et de chats n’hésitent pas à affirmer que leurs adorables compagnons leur parlent. Le comportement attentif des animaux correspond à un conditionnement «intelligent» qu’on appelle le syndrome de «Clever Hans», du nom d’un cheval de musical qui «savait compter». L’autre problème, celui des limites, est plus difficile. Est-il légitime de penser qu’un mode de communication symbolique ne puisse passer que par le langage ? Il faut toujours se souvenir que chaque espèce est unique et que, par conséquent, nous éprouvons un MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 problème fondamental concernant notre aveuglement face à un mode de communication symbolique utilisant d’autres substrats ou media corporels. L’homme est un grand singe très spécialisé. Il en va de même pour notre bipédie comme pour notre langage. Notre mode de locomotion s’est très spécialisé depuis Lucy et certainement, le langage a surpassé tous les autres modes de communication. Les singes et surtout les grands singes usent plus volontiers de modes de communication multimodaux. Il suffit d’observer une chasse menée par des chimpanzés pour en avoir l’effroyable conviction. Prenons l’exemple de la reconnaissance dans un miroir. Les hommes, les chimpanzés et les orangs-outangs se reconnaissent, mais pas les gorilles ni les autres singes. On en a déduit un peu hâtivement que les premiers avaient une notion de soi et pas les autres. Cependant, il convient de prendre en compte les relations sociales caractéristiques des espèces testées. Les individus des espèces qui se reconnaissent dans un miroir ne se sentent pas agressés quand ils échangent des regards avec les autres. Par contre, les macaques et les babouins se sentent agressés et donc évitent de fixer l’image de l’autre. A contrario, Jim Anderson, du Centre de Primatologie de Strasbourg, a montré comment les singes savent utiliser un miroir pour saisir ou manipuler des objets qu’ils ne peuvent pas voir directement. Ils ont parfaitement conscience que la main dans le miroir qui va prendre l’objet est la leur. Enfin, l’intelligence ou plutôt les différents types 72 d’intelligence ne sont pas également répartis entre les individus. C’est ainsi chez les hommes comme chez les singes et les grands singes. Actuellement on parle beaucoup de Kanzi, un bonobo qui est capable de comprendre le langage des symboles figurés par des touches d’ordinateur et même de comprendre ce qu’on lui demande au téléphone. Il a appris spontanément à coté de sa mère qui faisait l’objet d’un apprentissage. Par contre son frère n’a cure de ces subtilités. Les résultats de l’équipe de Sue SavageRumbaugh auraient été bien moins spectaculaires si ils n’avaient pas rencontré et détecté ce petit génie, pas forcément «anormalien» pour son espèce. Les espèces sont composées d’individus et les manifestations des comportements dépendent de ces individualités et de leurs «éducations». L’échelle des êtres(=espèces) d’Aristote est une idée trompeuse, surtout quand elle s’appuie sur la conception platonicienne de l’espèce. Toutes ces remarques n’ont pour intention que de souligner les difficultés rencontrées par les primatologues qui étudient la cognition chez les singes. Les hommes, même les scientifiques les plus objectifs, sont confrontés à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, ce qui déforme leurs idées lorsqu’ils se regardent dans le miroir des singes. Venons en à l’homme et à son évolution. Les bases génétiques du langage sont indubitables. Les travaux de l’équipe de Luigi CafalliSforza, de l’université de Berkeley, ont montré les relations étroites entre les familles linguistiques et les MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 profils génétiques des populations actuelles. Steven Pinker relève que toutes les populations humaines possèdent un langage. Tous les individus du monde sont capables d’apprendre un langage. Des quelques cinq mille langues parlées actuellement, aucune ne peut être considérée comme plus primitive que les autres. Par ailleurs, il n’existe aucune corrélation entre une langue, une grammaire et la complexité culturelle. Au sein d’une population, la compréhension de la langue est opérante quelles que soient les activités des individus (hormis l’usage de vocabulaire spécialisé ; c’est une question de mots mais pas de grammaire). Le langage est appris spontanément par les enfants sans qu’il soit nécessaire de pratiquer une éducation. La grammaire est acquise spontanément et les erreurs, qui présentent une certaine logique, sont corrigées spontanément. L’acquisition et l’utilisation du langage explose entre 2 et 3 ans. Toutes ces caractéristiques montrent que le langage est un module complexe de notre cerveau. Il n’est pas apparu inopinément, comme par génération spontanée, sous la forme d’une option émergeant avec un cerveau relativement plus grand. Le fait qu’il n’existe pas de corrélation entre la taille du cerveau et les capacités intellectuelles, le plus souvent exprimées par le langage, souligne l’aspect structural de l’organisation cérébrale impliquée. (Le cerveau d’Anatole France avait une capacité de 1000 cc et celui de Georges Cuvier plus du double ; la capacité crânienne des femmes est sensiblement inférieure à celle des hommes, 73 mais cet écart, exprimé par des moyennes, est lié à une différence de taille corporelle ; la capacité crânienne des hommes modernes, nous, est sensiblement plus faible que celle des Homo sapiens archaïques et des hommes de Neandertal). Le langage et son substrat neural ont été sélectionnés au cours de l’évolution humaine et constituent une adaptation essentielle pour la survie et la reproduction. Cependant, s’il existe bien une base génétique pour le langage, il faut bien se garder d’y voir un déterminisme étroit. Tout individu adopté très jeune apprend la langue de ses parents adoptifs sans aucun accent. Ce sont ces capacités à apprendre un langage et une grammaire qui sont innées. Par ailleurs, il existe moins de différences génétiques entre les populations européennes, pour prendre cet exemple, qu’entre leurs langues. Toujours d’après Steven Pinker, le langage répond à la sélection d’un module neural qui autorise la communication de certains messages comme les actions, les croyances, les obligations, les désirs, le temps, etc, autant d’informations qu’il est difficile de faire passer autrement. (A noter cependant que les bonobos sont des grands singes très sexuels qui pratiquent des accouplements dans de nombreuses positions. Les partenaires savent très bien communiquer leurs désirs «érotiques» par des attouchements.) Ralph Holloway relève que l’aire pariétale, qui relie toutes les aires primaires du cortex cérébral, est relativement plus développée chez les hominidés. MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 Elle répond à la nécessité d’un traitement multimodal des informations visuelles, auditives et sensori-motrices et à leur intégration. Il s’agit là des fondements biologiques du langage. A un moment de l’évolution des hominidés, les compétences sociales et la complexité de la vie en groupe ont requis des modes de communication plus élaborés et capables de transmettre à la fois plus d’informations et d’autres types d’informations. Le développement de plus d’intelligence sociale a demandé la communication d’informations d’ordre culturel et technologique mais aussi sur la distribution spatiale et temporelle des ressources et des individus. Nous avons vu que les chimpanzés ont une socio-écologie qui nécessite l’échange d’informations de ce type. La socio-écologie des hominidés devait être encore plus complexe à un moment de leur évolution. Les moulages endocrâniens semblent indiquer que les premiers hommes, les Homo habilis, avaient une aire de Broca du cortex cérébral gauche développée. Cette aire est essentielle pour la production du langage. Cependant, les empreintes sont ténues et sa présence, même avérée, ne veut pas nécessairement dire qu’ils pratiquaient un début de langage. Néanmoins, même si cela reste fort probable, il n’est pas certain que les H. habilis aient eu une socio-écologie beaucoup plus complexe que celle des chimpanzés. Les recherches actuelles suggèrent qu’il existait déjà plusieurs espèces d’hommes vers 2 millions d’années. C’est parmi l’une d’elles, probable74 ment H. ergaster, que la nécessité de modes de communication plus élaborés est intervenue. En effet, quand les hommes se mettent à chasser de façon significative, il s’ensuit un début de division des tâches entre les sexes. Par ailleurs, les hommes doivent exploiter des territoires très étendus, bien plus que chez les chimpanzés. La socioécologie des hommes a exigé une sorte de nouveau pacte social. Comme il est difficilement concevable que des hommes aillent à la chasse en encourant le risque de se faire prendre leurs femmes, un mode de communication pouvant transmettre des informations du type de celles désignées plus haut (temps, espace, actions, passé, devoir, obligations, etc) devient nécessaire. C’est évidemment le langage qui autorise ces transmissions. La socioécologie des hommes, et des femmes, se révèle beaucoup plus complexe que chez les chimpanzés. La recherche de nourriture de grande qualité nutritive, la viande, exige de nouveaux moyens de maintenir la cohésion sociale alors que les individus ont à se disperser sur de grandes distances. Il est intéressant de noter que dans l’espèce humaine les femmes conservent des liens avec leur famille d’origine même après l’avoir quittée après le mariage. Ce n’est pas le cas chez les chimpanzés. Cette différence indique l’importance de la mémorisation des relations spatiales, temporelles et sociales entres les individus. Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble raisonnable de situer l’apparition du langage chez les premiers hommes et qu’il soit MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996 compris comme un mode de communication qui intègre, utilise des modes de communication déjà opérants, comme chez les grands singes, mais en permettant d’exprimer des informations nouvelles. Comme toute adaptation, il est peu probable que le langage soit apparu d’un seul coup. Des chercheurs comme Ralph Holloway soulignent que les australopithèques avaient des cerveaux avec des aires pariétales développées et que les asymétries cérébrales étaient particulièrement prononcées chez les formes robustes. Les origines du langage ont du balbutier de façons très diverses à l’aube de l’ère quaternaire. Ce sont certainement les australopithèques qui ont eu les premiers mots, mais probablement les hommes qui ont commencé à en parler. Cette boutade en guise de conclusion ne fait que souligner l’incertitude de nos données actuelles sur l’évolution de la communication et du langage. Cependant, c’est en évitant les a priori qui s’efforcent de placer l’homme hors de son évolution que l’on peut espérer des progrès dans nos recherches. Des recherches sur les capacités cognitives des singes, en laboratoire et dans la nature, de meilleures connaissances des relations entre leurs socio-écologies et leurs modes de communication et des analyses placées dans un cadre historique, comme cela a été esquissé très modestement dans cette contribution, peuvent nous permettre d’envisager des progrès significatifs sur l’évolution de la communication et du langage. 75 Repères bibliographiques Göran Burenhult (ed), Les Premiers Hommes, Les Berceaux de l’humanité. Paris, Bordas (1994). Rubbins Burling, «Animal calls, human language, and non-verbal communication», Curr. Anthropology 34: 25-53. 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