L`accord secret de Baden-Baden - l`Institut d`Histoire sociale

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L`accord secret de Baden-Baden - l`Institut d`Histoire sociale
histoire & liberté
L’accord secret de Baden-Baden
Comment de Gaulle et les Soviétiques ont mis fin à Mai 68
de Henri-Christian Giraud
Éd. du Rocher, 2008, 554 p., 23 €
par Vincent Laloy
O
à Henri-Christian
Giraud d’une vaste fresque sur De Gaulle et les
communistes couvrant la période 1941-1946[1].
Il y démontrait, avec rigueur et précision, les liens,
souvent inavoués, qui unirent gaullistes, communistes et une Union soviétique que de Gaulle n’a
jamais désignée que sous le seul vocable de
« Russie ».
N ÉTAIT DÉJÀ REDEVABLE
Le voyage du général à Baden-Baden, à la fin mai 1968, alors qu’aucune sortie de
crise n’était perceptible, a suscité moult livres, articles et témoignages sans qu’une
conclusion ne soit jusque-là tirée. Lui-même s’est employé à brouiller les pistes, donnant à chacun de ses interlocuteurs une version différente, appliquant sans doute le
conseil qu’il donnait déjà dans Vers l’armée de métier, en 1934 : « la ruse doit être
employée pour faire croire que l’on est où l’on n’est pas, que l’on veut ce qu’on ne
veut pas ». Son propre Premier ministre ignorait tout – un comble – de ce déplacement, connu cependant, dans l’instant, des hautes sphères du parti communiste qui
disposaient, dans l’entourage présidentiel, d’un indicateur de premier plan.
L’auteur nous fait revivre cette période jour par jour et parfois même heure par
heure. Il a tout lu, y compris des articles étrangers peu accessibles, confronté les
sources, rencontré des témoins, opposé les textes, lesquels souvent se chevauchent, se
contredisent, éludent des faits, mineurs pour les uns, d’importance pour les autres.
1. Albin Michel, t. I, 1988, 588 p. et t. II, 1989, 485 p.
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livres
l i v r e s
Henri-Christian Giraud apporte un éclairage brillant à ce clair-obscur qui devient
ainsi un peu moins opaque.
Qu’est donc allé faire, au plus fort de la crise de mai, de Gaulle en Allemagne?
Pourquoi aller voir Massu alors que, hiérarchiquement – et Dieu sait si de Gaulle s’y
entendait en la matière –, il appartenait à celui-ci de se déplacer?
L’auteur rappelle longuement l’espèce de trilogie gaullisme-parti communisteUnion soviétique qui, par-delà les réciproques condamnations de principe, a plutôt
bien fonctionné : faites-nous une bonne politique étrangère et vous aurez la paix
sociale, tel semble avoir été l’axiome – impossible à formuler publiquement – qui a
présidé aux relations de l’Union soviétique avec la France via le parti communiste et la
CGT. À l’inamovible ambassadeur soviétique à Paris, Vinogradov, de Gaulle indique
que lorsqu’il fait état du danger soviétique, c’est à usage intérieur: « C’est de la politique, il ne faut pas y attacher trop d’importance », considère-t-il, laconique.
Cette connivence a survécu à de Gaulle et l’on se souvient que Georges. Pompidou
déclara à Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, qu’il préférait être simple fonctionnaire d’un gouvernement dirigé par un communiste plutôt que Premier ministre
d’une France dominée par les Américains. On est là au cœur du dispositif.
L’onction du Kremlin
Revenons à Baden-Baden. De Gaulle fait parvenir, par le biais d’un gaulliste de
gauche, un message à Georges Séguy, le mettant en garde contre le risque de faire
sombrer la Ve République dans les méandres de la IVe avec le Pacte atlantique, les
Américains… Et charge, fin mai, au faîte de la crise, qui paraît sans issue, Léo Hamon,
dont la complaisance envers l’Union soviétique est une constante, de prendre l’attache
du second de l’ambassade à Paris, Youri Doubinine. Hamon, ancien adversaire de la
CED et futur proche de Chevènement, évoque la « menace » – pas moins – de l’Otan,
dont la France a quitté, deux ans auparavant, l’organisation militaire intégrée. Depuis
l’échec des négociations de Grenelle, le chef de l’État se sent menacé par la montée en
puissance du PC et de la CGT, qu’il importe de faire revenir à la table des négociations.
Le diplomate de la rue de Grenelle transmet à Moscou le message de Léo Hamon
et informe les dirigeants du parti de cette conversation: de Gaulle sollicite une sorte
de neutralisation. En fait, la veille du jour où de Gaulle part en Allemagne, est arrivé sur
place le maréchal Kochevoï, commandant en chef des troupes soviétiques en Allemagne
de l’Est. Il aura un long entretien avec Massu. Le Kremlin l’a fait venir au moment où
CGT et PC concentrent à Paris la masse de manifestants du lendemain: « Appel de phare
lancé de Moscou aux communistes français pour qu’ils ne dépassent pas la ligne
blanche » écrit l’auteur.
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Et de Gaulle renverra l’ascenseur, lui dont l’ingratitude est l’un des traits dominants de caractère. L’invasion de la Tchécoslovaquie, en août 1968, sanctionne les illusions de sa politique de détente dont la signification est perçue différemment selon
que l’on est français (relâchement) ou soviétique (doigt sur la gâchette). C’est, on se
souvient, un simple, un minuscule « incident de parcours », selon l’expression de
Michel Debré, relayé par un Couve de Murville dont l’inspiration politique puise dans
un antiaméricanisme absolu: il est impératif, pour ces hommes, de poursuivre, quoi
qu’il advienne, la politique de détente, « irréversible » selon Gromyko, c’est-à-dire que
quoi que fasse le Kremlin, les Occidentaux doivent s’incliner.
Cet ouvrage est révélateur quant à la nature du gaullo-communisme – le terme a
été employé très tôt par Raymond Aron[2]. D’autres, comme Jean-Raymond Tournoux
et Paul Dehème, rédacteur d’une feuille informée mais confidentielle, ont deviné
alors, avant tout le monde, les intentions du locataire de l’Élysée venu chercher la caution soviétique. Michel Rocard a aussi compris à l’époque – ils n’étaient pas très nombreux à l’avoir fait – que de Gaulle avait été ménagé par le PC et la CGT.
En cette période de « gaullolâtrie » à outrance, ce livre lève un coin – essentiel –
du voile: Moscou a préféré à l’aventure un de Gaulle, qui pratique une « bonne »
politique étrangère; en échange de ce soutien ce dernier a fait montre d’une bienveillante neutralité face à l’intervention en Tchécoslovaquie. Il paie sa dette. Il refuse
de reconnaître l’échec de sa politique à l’Est. Du reste, depuis la parution de ce travail, le télégramme du représentant français à Moscou, daté du 22 mai 1968,
confirme que les Russes portaient une attention particulière au maintien en fonctions du chef de l’État[3]. Grâce aux Mémoires de Willy Brandt, on sait aussi que le
chef de la mission soviétique à Baden-Baden avait indiqué au général Massu que le
maintien au pouvoir du général de Gaulle lui paraissait nécessaire. Nécessaire ou
indispensable?
2. Cf. aussi Alain BESANÇON, « Souvenirs et réflexions sur mai 68 », Commentaire, n°122, été 2008, p. 512-513 et 519.
3. Cf. Commentaire, ibid., p. 494.
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