Marcher comme une reine/ Nager comme une sirène. Les

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Marcher comme une reine/ Nager comme une sirène. Les
Studii de lingvistică 1, 2011, 159 - 178
Marcher comme une reine/ Nager comme une
sirène. Les verbes de déplacement
et les compléments de manière en comme
Estelle Moline1
Dejan Stosic2
Abstract: The aim of this paper is to explore the relation between
lexical and syntactic encoding of manner in French by studying the
combinatory potential of a small set of manner of motion verbs with
comparative comme ‘as’ clauses (e.g. Maria marche comme une reine.
‘Maria walks like a queen’). Following Stosic (2009), we assume that
the manner interpretation of some motion verbs is due to the presence
in their lexical meaning of some more basic features such as: speed
(courir ‘run’), bearing / posture (marcher ‘walk’, boiter ‘limp’), force
(jaillir ‘gush out’), aimlessness (errer ‘wander about’). In accordance with
Moline (2008), we hypothesize that the comparative comme clauses
combined with such verbs instantiate the semantic feature that
activates a manner interpretation of the studied verbs. We also take
into account some motion verbs that do not express manner such as
monter ‘go up’, tomber ‘fall’ and descendre ‘go down’ in order to bring
to the fore the meaning of comparative comme clauses following them.
This corpus-based study finally shows that in many cases there is
a very strict correlation between manner features encoded by verbs
and the meaning of comme clauses. However, this correlation does
not always hold, owing to the fact that manner complementation
can apply to many other features of the lexical meaning of the verb.
Key words: manner, motion, syntax and semantics, complementation,
comme ‘as’ clauses
Le concept de « manière » peut se manifester dans la langue
à différents niveaux, en particulier aux niveaux lexical, syntaxique,
morphologique, grammatical et phonétique3. En discours, les différents
types d’expressions qui le prennent en charge sont en constante
1
MoDyCo - CNRS, Université Paris Ouest Nanterre La Défense; [email protected].
2
Grammatica, Université d’Artois; [email protected].
3
Voir Stosic à paraître.
160
Estelle Moline et Dejan Stosic
interaction. L’objectif de cet article est d’examiner le rapport entre
l’expression lexicale et l’expression syntaxique de la manière en se
focalisant sur la combinatoire entre une sous-classe de verbes codant
dans leur sens lexical la manière et un type particulier de compléments
exprimant la même valeur en syntaxe. Dans le prolongement de Stosic
2009 et de Moline 2009, nous nous proposons de décrire la relation
entre les traits sémantiques activant la valeur de manière dans le sens
lexical du verbe et la signification des compléments de manière en
comme. Nous visons par cette étude à la fois à saisir les contraintes
qui pèsent sur la sélection des compléments de manière en comme et
à vérifier si le rôle de ces derniers est d’instancier, en l’accentuant,
le trait sémantique déclenchant la valeur de « manière » dans le
sens du verbe ou bien d’expliciter un autre aspect du procès, moins
étroitement dépendant de la composante « manière » inscrite dans le
sens du verbe.
Les compléments de manière posent de nombreux problèmes
d’analyse en syntaxe et sémantique. Un des problèmes majeurs
concerne leur degré d’attachement au prédicat verbal: présentés par les
uns comme syntaxiquement libres et sémantiquement non contraints
par le verbe, considérés par d’autres comme sélectionnés par celuici. Nous partirons de l’hypothèse – largement étayée notamment par
Melis 1983 – selon laquelle l’association d’un complément de manière
à un prédicat verbal est contrainte par une nécessaire compatibilité
sémantique entre ces deux éléments. Ainsi l’acceptabilité de nager
comme une sirène et de courir comme un feu de forêt contraste-t-elle
avec la bizarrerie de nager comme un feu de forêt et de courir comme
une sirène. Cette relation étroite entre le complément de manière et
le prédicat verbal a été soulignée plusieurs fois. A titre d’exemples,
citons le constat de L. Melis:
il est possible d’établir une corrélation étroite et explicative entre les traits
de sens des verbes4 et la distribution des compléments [sémiématiques]
(Melis 1983: 91)
et rappelons l’un des critères retenus par M. Nøjgaard pour distinguer
les adverbiaux de manière des adverbiaux de quantité:
Ils [les adverbiaux de manière] sont sélectionnés par le verbe,
éventuellement par la combinaison ‘type sémantique de sujet + racine
verbale’ (Nøjgaard 1995: 19)
L’article se subdivise en quatre parties. La première partie fait
le point sur les recherches portant, directement ou indirectement, sur
la manière et esquisse deux tendances opposées dans l’appréhension
du concept de manière. Nous y expliquons aussi ce qui a motivé et ce
4
L. Melis traite ici des verbes de déplacement, mais ce constat peut être étendu à
d’autres classes sémantiques, ce que montre d’ailleurs l’auteur dans son ouvrage.
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
161
qui justifie, d’un point de vue théorique, l’étude de la combinatoire des
verbes de manière de déplacement avec les comparatives en comme.
Dans la deuxième partie, nous présentons brièvement les mécanismes
qui régissent l’interprétation de ces dernières et expliquons ce qui les
singularise par rapport aux autres types de compléments de manière.
Dans la troisième partie, nous exposons les principes méthodologiques
selon lesquels est conduite notre analyse et, dans la quatrième, les
principaux résultats obtenus.
1. La composante « manière » des verbes de déplacement
Régulièrement utilisée dans la description des faits de langue,
la notion de « manière » est rarement définie de façon précise dans
la littérature. Il s’agit en effet d’une catégorie « posée a priori » qui
correspond, en gros, au mode de réalisation du procès ou au mode
d’existence d’une entité5. De nombreux linguistes considèrent
la manière comme une catégorie sémantique primitive, a priori
indécomposable, voire comme une catégorie ontologique universelle
faisant partie de la « structure conceptuelle6 » (voir Jackendoff
1993: 48-56). La grande majorité des travaux qui traitent de la
manière sont d’orientation syntaxique, leur objet d’étude étant les
compléments dits « de manière » et tout particulièrement les adverbes
« de manière ». Ces recherches ont mis en évidence de nombreuses
différences de fonctionnement syntaxique et sémantique au sein
des compléments de manière. Elles n’ont cependant pas permis de
circonscrire le concept même de manière, en raison précisément de
la grande diversité d’effets de sens mise au jour par l’analyse de ces
compléments. En même temps, la restriction de l’étude d’un concept
sémantique aussi large à un seul type d’éléments linguistiques
n’est peut-être pas la démarche la plus propice à la description (et
à la définition) de la manière, qui se manifeste incontestablement à
plusieurs niveaux d’analyses7.
Au-delà de la syntaxe, la manière est souvent étudiée en
sémantique lexicale et en typologie. Il est en effet bien connu que
la valeur de manière constitue une composante fondamentale du
sens lexical d’une partie non négligeable du lexique verbal8. En
règle générale, elle y apparaît comme une composante sémantique
susceptible d’expliquer complètement ou partiellement la signification
5
Voir, entre autres, Nilsson-Ehle 1941, Golay 1959, Molinier & Lévrier 2000 et Flaux
et Moline 2009.
6
Chez R. Jackendoff, la structure conceptuelle correspond à un niveau d’abstraction
qui comporte une systématisation de représentations issues de différents systèmes cognitifs (perception, langage, etc.)
7
Voir Stosic à paraître.
8
Voir, entre autres, Levin & Rappaport Hovav 1998, 2011, Talmy 2000, Fellbaum 2002,
Slobin 2006 et Stosic 2009.
162
Estelle Moline et Dejan Stosic
de certains lexèmes verbaux, mais qu’il n’est ni possible ni nécessaire
de définir. Toujours considérée comme une catégorie sémantique
primitive, la valeur de manière n’est pas non plus décomposée en
traits sémantiques plus basiques9. La prétendue unicité du concept
de manière s’avère cependant très problématique face à la profusion
des effets de sens qui lui sont associés et le rend difficile à manipuler
dans l’analyse du sens linguistique.
Stosic 2009 propose une alternative à cette tendance,
alternative qui consiste à définir le concept de manière par un faisceau
de traits sémantiques élémentaires qui, lorsqu’ils sont présents dans
le sens d’un lexème verbal, activent une interprétation en terme de
« manière ». Testant cette hypothèse sur environ 170 verbes de manière
de déplacement (désormais, VMDpt) en français, l’auteur aboutit à la
conclusion que la valeur de manière provient de la présence dans leur
sens de l’un ou de deux des traits suivants:
- Vitesse (courir),
- Allure (claudiquer),
- Force (jaillir),
- Absence de but locatif (errer),
- Forme (de la trajectoire) du déplacement (zigzaguer),
- Moyen (pédaler),
- Degré d’effort (gravir),
- Milieu où s’effectue le déplacement (nager),
- Extension du déplacement (quadriller),
- Caractère discret du déplacement (se dérober).
Les traits activant le sens de manière (désormais, traits de manière)
dans le cas des verbes de déplacement seraient donc en nombre
limité (une dizaine) et ils sont censés être transposables dans d’autres
domaines sémantiques: les verbes de manière de parole10 papoter,
bavarder, jaser exploitent le paramètre d’‘absence de but’, mitrailler
intègre le paramètre de ‘vitesse’, etc. Certains de ces traits sont
plus « productifs » que d’autres: dans le domaine de l’expression du
déplacement, les traits ‘allure’, ‘vitesse’ et ‘force’ sont ceux qui activent
le plus souvent le sens de manière, contrairement aux traits ‘forme’,
‘moyen’ et ‘discrétion’ qui sont moins représentés11.
S’agissant d’une première étude qui tente de dégager les
traits sémantiques communs à un sous-ensemble de verbes de
déplacement, les paramètres mis au jour sont fondés sur l’intuition de
l’auteur et sur les définitions lexicographiques. Ils ne sont pas vérifiés
et éventuellement étayés par des critères formels. En admettant que
les traits sémantiques saillants d’un item lexical sont instanciés en
9
Voir entre autres, Heine, Claudi & Hünnemeyer 1991, Levin 2009, Levin & Rappaport
Hovav 1998 et 2011, Talmy 2000 et Slobin 2006.
10
Voir Lamiroy & Charolles 2008.
11
Voir Stosic 2009.
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
163
syntaxe12, on peut s’attendre à ce que les compléments de manière
qui modifient, par exemple, un verbe intégrant dans son sémantisme
le paramètre de ‘vitesse’, expriment le plus souvent la rapidité de
réalisation de l’action13. L’étude du sémantisme des compléments de
manière accompagnant tel ou tel verbe de manière devrait permettre
de valider ou d’invalider la pertinence du trait qui est censé générer
cette composante du sens du verbe. La combinatoire des verbes de
manière de déplacement avec les comparatives en comme nous a semblé
particulièrement intéressante pour tester cette hypothèse. La section
qui suit justifie le choix de ce type de compléments de manière.
2. L’interprétation des comparatives en comme
A la différence des adverbes (courir vite, marcher
majestueusement) et des syntagmes prépositionnels (marcher avec
élégance, se précipiter avec rage), l’interprétation sémantique des
comparatives en comme exprimant la manière ne repose pas sur le sens
lexical d’un (ou plusieurs) item(s), mais sur l’interprétation préalable
de la structure propositionnelle introduite par comme. Pour identifier
la manière dont marche Maria dans Maria marche comme une reine, il
faut préalablement construire une représentation de la manière dont
marche une reine. Ce mode d’interprétation est directement corrélé à
la structure syntaxique des comparatives en comme, analysées comme
étant des relatives libres14. Dans ces constructions, comme correspond
à un adverbe de manière, ce que montre notamment la négation et
la compatibilité avec un prédicat nécessairement construit avec un
complément de manière:
(1)
a. Il est mort comme on ne meurt plus. (Brel, La statue)
b. Il se comporte comme se comporte un enfant gâté.
En (1a), la négation porte non pas sur le prédicat verbal, mais sur
l’adverbe de manière comme, et le contenu propositionnel de la
subordonnée peut être glosé par « on ne meurt plus ainsi ». En (1b),
le verbe se comporter sous-catégorisant un complément de manière
(voir l’inacceptabilité de *Il se comporte), la subordonnée contient
nécessairement un tel complément, rôle que remplit comme15. Sur
Voir Levin 1993 et Levin & Rappaport-Hovav 2011.
Cela ne signifie en aucun cas que les compléments de manière impliquant le trait
de ‘vitesse’ doivent nécessairement et exclusivement se combiner avec les prédicats
verbaux possédant le même trait.
14
i. e. des relatives sans antécédent. Sur ce point, voir notamment Le Goffic 1993,
Pierrard 1998, Desmets 2001 et 2008, Moline 2001 et 2010, Léard & Pierrard 2003,
ainsi que Fuchs & Le Goffic 2005.
15
Pour davantage de précisions, voir les auteurs cités à la note précédente, qui, malgré
des approches théoriques – et, par conséquent, une terminologie – différentes, proposent
ce type d’analyse.
12
13
Estelle Moline et Dejan Stosic
164
le plan sémantique, il en résulte que l’attribution d’un effet de sens
spécifique à une construction en comme provient de l’attribution
préalable d’un sens à la structure propositionnelle introduite par
comme, et par ce fait même à comme.
L’interprétation de comme s’effectue à partir des caractéristiques
– réelles ou supposées – dont le sujet de la structure propositionnelle
introduite par ce terme réalise l’activité en question, dans les conditions
décrites par la subordonnée (Il marche comme un équilibriste sur un fil /
comme un marin à peine débarqué d’un long voyage en mer). A la suite
de Tamba-Mecz 1981 et de Reboul 1991, nous distinguerons deux
grands types de comparatives, les comparatives « littérales » (Reboul
1991) ou « simples expressions comparatives » (Tamba-Mecz 1981), et
les comparatives « non littérales » (Reboul 1991) ou « tours comparatifs
figurés » (Tamba-Mecz 1981). D’après Reboul 1991, ces deux formes
diffèrent en ce que les premières sont « réversibles »:
(2)
a. Il marche comme son frère.
b. Son frère marche comme lui.
tandis que les dernières, plus proches de la métaphore, ne le sont
pas:
(3)
a. Vincent descendit la côte comme une flèche. (L’Hôte)
b.?*Une flèche descendrait la côte comme Vincent.
Ces deux types de comparatives ne doivent pas être conçues comme
deux classes distinctes, mais comme les deux extrémités d’un
continuum au sein duquel apparaissent également des comparaisons
« partiellement littérales » (Il marche comme un vieillard) et des
comparaisons « partiellement figurées » (Il nage comme un poisson)16.
L’interprétation du sens véhiculé par une comparative
« littérale » (Il marche comme son frère) repose sur des connaissances
extralinguistiques relatives à la manière dont le comparant accomplit
l’activité en question. Dans les comparatives « partiellement littérales »
(Il marche comme un vieillard / comme un jeune homme), le comparant
est érigé en modèle-type d’une manière de réaliser l’activité décrite
par le prédicat verbal, et les connaissances du monde dans lequel
nous vivons interviennent dans une large mesure pour identifier le
type en question. Dans les comparatives « partiellement figurées »
(courir comme une gazelle, se précipiter comme un petit coq en colère), le
comparant est en mesure d’accomplir l’activité décrite par le prédicat
verbal, mais l’interprétation du sens de la construction repose
moins sur notre expérience directe du monde que sur un consensus
largement partagé par une communauté linguistique (voir également
16
Voir Moline 2009.
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
165
chanter comme un rossignol, manger comme un cochon, etc.). Enfin, la
figure des « tours comparatifs figurés » (marcher comme un escargot,
nager comme une savate, parler comme une mitraillette, travailler
comme un cochon) réside dans la distorsion entre nos connaissances
du monde et le contenu littéral de la prédication17 contenue dans la
subordonnée. Le comparant n’est pas susceptible de réaliser l’activité
décrite et l’interprétation s’effectue par analogie, par une transposition
des propriétés afférentes du comparant dans le domaine sémantique
spécifique déterminé par le prédicat verbal.
3. La combinatoire de quelques verbes de déplacement et
des comparatives en comme
Nous partirons de l’hypothèse selon laquelle en raison du mode
spécifique d’interprétation que nous venons de décrire, les comparatives
en comme actualisent les traits de manière les plus saillants d’un prédicat
verbal18. Par exemple, bien que la rapidité d’exécution puisse caractériser
l’activité décrite par le verbe manger (Il mange (rapidement + lentement);
Il a mangé à toute vitesse), il semble plus difficile de construire une
comparative de sens analogue aisément interprétable comme telle avec
ce verbe (??Il mange comme un TGV / un boulet de canon / un dératé).
En revanche, des verbes comme courir et marcher se construisent sans
difficulté avec une comparative caractérisant la rapidité d’exécution
(courir comme un dératé, marcher comme un escargot). La rapidité
d’exécution semble particulièrement saillante dans le cas des verbes de
déplacement, bien qu’elle ne soit pas pertinente pour tous ces verbes et
bien qu’elle puisse être à l’œuvre dans d’autres domaines sémantiques.
Pour interpréter un exemple comme (4):
(4) Il a erré comme un escargot.
le lecteur va chercher à déterminer un mode d’errance spécifique aux
escargots, et éliminera la rapidité d’exécution, peu compatible avec le
sens du verbe (?Il a erré à toute allure,?Il a lentement erré).
Insistons sur un autre point dès le départ: les structures
comparatives en comme ont pour effet d’établir une « protoassimilation »19 entre les éléments qui remplissent un rôle syntaxique
similaire respectivement dans la principale et dans la subordonnée.
En décrivant la manière de faire d’une entité par le biais de la manière
de faire d’une autre entité, elles construisent une relation entre
ces deux entités, de sorte qu’un énoncé comme Tu manges comme
un cochon est interprétable comme signifiant à la fois « Tu manges
17
18
19
Voir Tamba-Mecz 1981: 31-32; 73.
Voir Moline 2010.
Voir Berthomieux 2006 et à paraître.
Estelle Moline et Dejan Stosic
166
à la manière d’un cochon » et « Tu es comme un cochon quand tu
manges ». Ce trait de fonctionnement des comparatives en comme est
révélateur de mécanismes interprétatifs très intéressants à l’œuvre
dans l’instanciation des traits de manière contenus dans le sens de
certains des verbes que nous analysons dans la suite de l’article.
Pour vérifier nos hypothèses, nous avons sélectionné dix-sept
verbes de déplacement caractérisés par (au moins) un trait de manière
et trois verbes de déplacement neutres, qui ne contiennent aucun trait
de manière. Les verbes et les traits les caractérisant d’après Stosic
(2009) sont présentés dans le tableau 1 ci-dessous.
Verbe
boiter
courir
défiler
dégringoler
effleurer
errer
gravir
jaillir
marcher
nager
rouler
s’échapper
s’infiltrer
se
précipiter
se
promener
voler
zigzaguer
descendre
monter
tomber
Trait 1
allure
vitesse
forme du
dpt
vitesse
force
absence
de but
effort
force
allure
milieu
moyen
discrétion
discrétion
force
absence
de but
milieu
forme du
dpt
Trait 2
allure
force
extension
du dpt
moyen
vitesse
vitesse
Nombre
d’occurrences
(Frantext 19502007)
Nombre d’occurrences
avec les comparatives
figurées
(Frantext 1950-2007)
247
12 946
Nombre
4
104
Fréq. rel.1
1,62%
0,80%
1 868
17
0,91%
394
926
8
2
2,03%
0,21%
1 293
18
1,39%
649
1 692
11 705
1 366
0,31%
2,19%
1,12%
1,32%
890
45
2
37
131
18
15
12
0
1 758
17
0,97%
2 350
18
0,76%
moyen
1,35%
0,00%
16
161
3
1,86%
5 508
9 234
19 202
26
88
169
0,48%
0,95%
0,88%
Tableau 1
Caractérisation du corpus
Nous avons ensuite constitué un corpus en interrogeant la
base textuelle Frantext sur la période 1950-2007, avec une distance
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
167
maximale de 3 mots entre le verbe et l’élément comme. Par un tri manuel,
nous avons éliminé les exemples dans lesquels comme n’introduit pas
une comparative20, et ceux où il introduit une comparative littérale
au sens défini ci-dessus21. Au final, notre corpus est constitué de 740
exemples, et contient pour l’essentiel des comparatives « partiellement
littérales » et « partiellement figurées ». Le tableau 1 ci-dessus
indique la répartition des constructions comparatives recueillies en
fonction des verbes retenus. En termes strictement arithmétiques, la
répartition est très inégale: certains verbes (courir, marcher, monter,
tomber) fournissent beaucoup d’exemples, et d’autres (boiter, effleurer,
gravir, zigzaguer) assez peu. Cela est bien évidemment lié en tout
premier lieu à leur fréquence d’emploi respective dans Frantext. C’est
pourquoi nous donnons pour chaque verbe22 la fréquence relative de
sa cooccurrence avec les comparatives qui nous intéressent ici.
Nous avons ensuite procédé à l’analyse sémantique des
données en essayant de saisir et de coder les effets de sens produits
par les constructions comparatives lorsqu’elles apparaissent avec
les verbes retenus. Les effets de sens identifiés ont été codés sous
forme de traits sémantiques que nous avons établis en tenant
compte des propriétés afférentes du comparant dans le domaine
spécifique déterminé par le prédicat verbal: associé à courir, comme
un fou caractérise la rapidité d’exécution, tandis qu’associé à errer, le
complément caractérise plutôt le comportement du sujet. Précisons
que les traits ainsi attribués schématisent l’effet de sens produit
par une comparative: si courir comme un dératé, courir comme un
fou, courir comme un lièvre et courir comme Harbig, qui était le plus
fort avant guerre, une minute quarante six au huit cents (Roubaud)
caractérisent la rapidité d’exécution, il ne s’agit pas pour autant de
synonymes de courir vite, en raison des connotations résultant du
choix d’un comparant spécifique.
Bien que nous n’ayons étudié que vingt verbes en combinaison
avec les comparatives en comme, les traits de manière les caractérisant
révélés par l’analyse sont très nombreux (une cinquantaine). Outre
les traits spécifiques au domaine de l’expression de la manière de
Par exemple:
[…] la mère de mon cousin monte, mais comme sa démarche est moins souple que celle de ma mère, et un peu brutale, il l’entend passer de la dernière
marche de pierre aux carreaux disjoints du palier […] (Guyotat)
21
Par exemple:
(ii)
a. « Il n’a même pas su me faire un enfant capable de marcher comme les
autres » dit-elle entre un ricanement et une plainte. (Yourcenar)
b. Tu t’imagines, à marcher comme ça, pendant des heures, dans une terre
grasse qui te retient les chevilles et t’empêche d’avancer! (Zobel)
22
Nous ne pouvons malheureusement pas fournir la fréquence relative pour les verbes
rouler et voler, à cause de la pluralité des sens qui les caractérise. Il faudrait trier l’ensemble de leurs occurrences dans Frantext pour la période retenue afin de pouvoir faire
des statistiques précises.
20
(i)
Estelle Moline et Dejan Stosic
168
déplacement (e. a. ‘forme de la trajectoire’, ‘directionnalité’, ‘support’,
etc.), nous avons relevé d’autres traits susceptibles de caractériser des
compléments de manière associés à des prédicats verbaux relevant d’un
ou de plusieurs autres domaines sémantiques (e. a. ‘rapidité’, ‘force’,
‘qualité de réalisation du procès’, ‘volume sonore,’ etc.). Pour décrire
les traits de manière spécifiques au déplacement, nous avons repris
en bonne partie la terminologie utilisée pour caractériser les traits de
manière propres aux verbes de déplacement, la comparative en comme
ayant souvent pour rôle de les spécifier en syntaxe. Par exemple, à
comme une reine et comme un cow boy dans marcher comme une reine
et marcher comme un cow boy a été attribué le trait ‘allure’, trait qui
déclenche l’interprétation de manière dans le sens lexical de marcher,
boiter, tituber, etc. Certains traits rassemblent plusieurs effets de sens,
qui ont également été étiquetés. Par exemple, la qualité de réalisation du
procès peut être positive (nager comme un poisson) ou négative (nager
comme une savate), la vitesse d’exécution, rapide (marcher comme
un dératé) ou lente (marcher comme une tortue malade). Certaines
composantes se subdivisent au-delà d’une simple opposition binaire.
Tel est le cas notamment de la directionnalité (tout droit: marcher
comme avec des œillères; sur le côté: marcher comme un crabe; dans
tous les sens: rouler comme des copeaux, etc.) ou encore de la forme de
la trajectoire (tout droit: marcher comme les chenilles processionnaires;
dans tous les sens: voler comme une feuille morte; en spirale: tomber
comme des boucles; en zig zag: marcher comme une écrevisse; sinuosité:
courir comme un sentier tordu, etc.)
En raison de leur mode d’interprétation spécifique, l’attribution
de traits aux constructions comparatives n’est pas toujours aisée (ex.
(5)), d’où l’absence de codage pour certains des exemples de notre
corpus:
(5)
a. Elle descendait en volant comme les monnaies que l’on jette
dans l’eau des bassins. (Boulanger)
b. La flamme jaillissait comme une fleur, […] (Sabatier)
c. Une motocyclette passa derrière le jardin des Perrin et fut
tout de suite sur la pente. Son phare se promenait comme une
comète le long du flanc de la montagne, il disparaissait dans
les tournants et remontait en faisant des zigzags. (Vialatte)
4. Résultats
Dans cette section, nous allons mettre nos hypothèses à
l’épreuve des données recueillies. Tout d’abord, nous allons vérifier si le
complément en comme apparaît principalement comme l’instanciation
du ou des trait(s) de manière codé(s) dans le verbe. Ensuite, nous
examinerons l’interprétation des comparatives en comme lorsqu’elles
se rattachent à un verbe neutre.
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
169
4.1. L’interprétation de la structure [VMDpt + commeP]
Nos données font apparaître deux types de configurations: des
configurations à « traits prononcés », où les comparatives en comme
produisent un, deux, éventuellement trois effets de sens qui couvrent
la grande majorité des cas, et des configurations à « profil disparate »,
où les comparatives en comme produisent plusieurs effets de sens
couvrant chacun une portion limitée de contextes.
4.1.1. Configurations à « traits prononcés »
Ce premier type de configuration concerne les verbes courir,
dégringoler, errer, jaillir, nager, rouler, s’échapper et se promener. Reste
à savoir si les traits de manière propres aux comparatives en comme
correspondent ou non à ceux présents dans le sens lexical des verbes en
question.
Avec le verbe courir, les comparatives en comme expriment
dans 55% des cas l’idée de rapidité (ex. (6)) et dans 14% des cas un
comportement particulier (ex. (7))23. Les compléments en comme sont
donc bien le plus souvent des instanciations du trait de ‘rapidité’
impliqué par le sens du verbe:
(6) a. – Je l’ai vu sortir du café du Dôme et courir comme un fou.
(Arban)
b. Enfin, en courant comme des flèches, nous avons eu le car
juste-juste; (Bood)
c. Il ne put s’empêcher de courir comme un lièvre le long du
mur du Paradis. (Tournier)
(7)
a. Gide, la serviette à la main, courut aux vitres comme un
enfant. (Saint-John Perse)
b. – Autrefois, entre les ferrages, je courais comme un poulain.
(Sabatier)
Dans le cas de dégringoler, les compléments en comme véhiculent
dans 50% des cas l’idée de rapidité (ex. (8)), ce qui correspond au trait
de manière présent dans le sens du verbe. Les autres occurrences
font référence à un volume sonore important, à la pesanteur ou à une
posture du corps particulière lors de la dégringolade:
(8) On entend un bruit terrible, on dégringole trois étages comme
des dingues, on le retrouve aux cuisines, K. O. assis! (Blier)
En combinaison avec errer, les comparatives en comme caractérisent
dans 72% des cas le comportement du sujet:
Faute d’espace, nous ne pouvons illustrer pour chaque verbe que les principaux traits
de manière exprimés par les comparatives en comme.
23
Estelle Moline et Dejan Stosic
170
(9) a. Après quoi, ils recommencent à errer comme des
somnambules dans la grande architecture aux tombeaux
emphatiques, là où se célèbre, chaque jour, à toute heure, la
défaite supposée de la mort. (Sollers)
b. J’errerai comme une âme en peine dans les couloirs
interminables de l’auberge du Grand Voile, dans ce monde
de folie que, malgré tous tes efforts, j’ai encore tant de mal à
comprendre. (d’Ormesson)
Cet effet de sens est à mettre en rapport avec le sémantisme du verbe
qui implique l’absence de but, à savoir un déplacement désorienté, ce
qui se prête bien à la caractérisation du comportement – désorienté –
des hommes ou des animaux dans certaines situations. Dans 11%
des cas seulement, la comparative décrit un déplacement qui a lieu
dans tous les sens, mais là encore il s’agit plutôt de la description du
comportement du sujet:
(10) Une espèce de nausée atroce monte à suivre la chienlit
ubuesque et pathétique des dernières pages, où le malheureux
délégué de la Commune, son écharpe qu’il n’ose plus montrer
serrée sous le bras dans un journal, sorte d’irresponsable de
quartier, de Charlot pétroleur sautillant entre les éclats d’obus,
erre comme un chien perdu d’une barricade à l’autre, inapte
à quoi que ce soit, rudoyé par les blousiers qui montrent les
dents […]. (Gracq)
On retrouve le trait de ‘comportement’ dans 78% des comparatives
en comme associées au verbe se promener, qui implique lui aussi un
déplacement sans but précis:
(11) a. Et pourtant cela m’étouffe, je me promène ici comme un
fantôme, dans un passé à jamais révolu. (Martin du Gard)
b. Ça s’est infecté et ce matin ça lui faisait tellement mal
qu’il n’a pas cessé de se promener comme un ours dans sa
chambre. (Domenach-Lallich)
Tout comme le verbe jaillir, les compléments en comme qui
l’accompagnent insistent dans une grande majorité des cas (68%)
sur le caractère impétueux du déplacement, les traits de ‘force’ et de
‘rapidité’ étant incontestablement au premier plan:
(12) a. Ils (les poissons) jaillissent comme des météores, – fleuris de
rouge, zébrés de noir, ventres laiteux, ventres rosés, ­– hors de
la mouille maintenant opaque, fiévreuse, soulevée de violents
remous. (Genevoix)
b. Ses cheveux s’enflammèrent dans le soleil, ses taches de
rousseur jaillirent comme des étincelles. (Makine)
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
171
Tel n’est pas le cas du verbe se précipiter qui se définit pourtant par
les mêmes traits que jaillir (‘force’ et ‘rapidité’): les comparatives en
comme caractérisent dans 47% des cas le comportement du sujet
lors de la précipitation (ex. (13)), les traits de ‘force’ et de ‘rapidité’
(ex. (14)) représentant chacun 24% des occurrences:
(13) a. Il rêvait, il continuait à rêver, mais tous ses rêves partaient
vers Paule, s’y précipitaient comme des fleuves agités vers
une mer calme. (Sagan)
b. Les gardes-plantons, comme je l’avais prévu, se
précipitèrent comme des mouches sur Haman Nouh qui se
laissa docilement arrêter. (Bâ)
(14) a. Olivier attendit que la voie fût libre, revint sur ses pas, se
précipita comme une flèche vers une boîte aux lettres jaune
pour y glisser, comme la veille, une enveloppe bleue au bord
dentelé. (Sabatier)
b. Or, après les cours, au vestiaire, je la vis se précipiter sur
moi comme un petit coq en colère, et me lancer au visage,
d’une voix sifflante: « Qu’est-ce que tu as raconté sur moi à
Sarah W...? ». (Oldenbourg)
Avec le verbe nager, qui, en tant que verbe de manière, se définit
par un milieu de réalisation du procès spécifique, les constructions
en comme permettent d’émettre dans 72% des cas, un jugement de
valeur sur la qualité de réalisation du procès:
(15) a. Il nageait comme un poisson et plongeait comme un obus.
(Seguin)
b. Le caïque est entré dans le port où des silhouettes connues
nous attendaient dont, tenu en laisse par notre Yannis,
Gollywog qui, quand il nous a vus, s’est mis à courir comme
un dément et jeté à l’eau pour nous rencontrer, oubliant
qu’il nage comme un chien de plomb. (Déon)
Il est donc clair que, dans ce cas, le complément n’instancie pas le
trait de manière spécifique au verbe. Le milieu spécifique est toutefois
représenté dans les jugements évaluatifs positifs, la comparaison
étant précisément construite à partir d’items dont les référents vivent
– et donc se déplacent – dans un milieu aquatique (nager comme un
poisson / comme une sirène).
De même, dans le cas du verbe rouler au sens de ‘se déplacer,
être transporté dans un véhicule’ (TLFi), 67% des comparatives en
comme insistent sur la rapidité de la réalisation du procès, alors que
le sémantisme du verbe est défini, entre autres, par le trait ‘moyen’
(i.e. l’idée que l’action de rouler exige un moyen de locomotion
particulier):
Estelle Moline et Dejan Stosic
172
(16) a. Je sais qu’Agustin est devenu très célèbre en roulant comme
un fou dans ses drôles de machines et que Javier est ton ami.
(d’Ormesson)
b. Je me suis mise à rouler comme une dingue, vers Lui, vers
notre présent fulgurant. (Hanska)
On peut se demander si la fréquence d’apparition des compléments
exprimant la rapidité associés au verbe rouler n’indique pas que
ce trait sémantique définit le sens de rouler. Cette hypothèse
nous semble peu plausible au sens où les dictionnaires ne font
pas apparaître le trait de rapidité dans la définition de rouler.
De plus, savoir rouler ne signifie pas nécessairement ‘savoir se
déplacer vite’. Il nous semble, en effet, que le trait de rapidité doit
justement être construit par le discours et que le verbe admet si
aisément les compléments exprimant la rapidité pour des raisons
pragmatiques: l’utilisation d’un moyen de locomotion comme une
voiture nous laisse facilement inférer que le déplacement peut être
très, voire trop, rapide, en tout cas plus rapide qu’un déplacement
qui ne s’effectue pas à l’aide d’un moyen de locomotion pourvu de
roues. Notons par ailleurs que la saillance du trait de ‘rapidité’ en
pareils contextes est en bonne partie liée à l’existence de quasicollocations rouler comme un fou, rouler comme un dingue, dont le
caractère semi-figé favorise l’augmentation de la fréquence d’emploi.
Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’en raison de la proto-assimilation
caractéristique des comparatives, ces tournures caractérisent
également le comportement du sujet.
Ce premier type de configuration met en évidence deux
fonctionnements sémantiques possibles des comparatives en comme
associées aux verbes de manière de déplacement: soit elles accentuent
le (ou les) trait(s) de manière impliqué(s) par le verbe, soit elles
produisent un autre effet de sens, qui n’est pas nécessairement en
rapport avec le trait de manière codé dans le sens du verbe.
4.1.2. Configurations à « profil disparate »
Les configurations à « profil disparate » correspondent à des
contextes dans lesquels les comparatives en comme se combinent avec
l’un des verbes de manière de déplacement suivants: défiler, marcher,
voler ou zigzaguer. L’interprétation des comparatives en comme repose,
pour chacun de ces verbes, sur plusieurs traits qui se répartissent à
raison de 10% à 30% les contextes relevés. Le profil de la relation
sémantique entre le verbe et le complément de manière paraît de
ce fait beaucoup moins net que dans le cas des configurations « à
traits prononcés » dans lesquelles un, éventuellement deux traits, se
dégage(nt) comme le(s) plus marquant(s).
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
173
Combinés au verbe défiler, qui signifie ‘marcher en file’ et
par extension ‘passer, se succéder sans interruption’ (TLFi), les
compléments en comme s’interprètent comme exprimant la rapidité
(24%), comme en (17), la succession ordonnée régulière (17%), comme
en (18), et un comportement particulier (12%):
(17) Le passé défile comme un paysage par la vitre d’une bagnole
lancée à grande vitesse. (Lasaygues)
(18) Je pense à Sélim sans douleur, les images de notre vie, de
notre bonheur défilent comme dans un livre. (Grèce)
Avec marcher, les compléments en question expriment soit une allure
caractéristique (35%), ce qui est spécifique du sens du verbe, soit un
comportement particulier (31%), soit un jugement de valeur sur la
qualité de réalisation du procès (15%):
(19) Léonore me disait qu’elle était très musclée, trop elle me disait,
elle marche comme un cow-boy. (Angot)
(20) Sans casque ni cuirasse, son épée droite lui battant la jambe,
Fayolle marcha comme un somnambule dans cette direction.
(Rambaud)
(21) Heureux de marcher comme un vieillard, de sortir d’un taxi
comme un vieillard sous les regards des consommateurs de
La Coupole en terrasse, de monter une marche comme un
vieillard, de continuer à traverser la vie plus fragile que jamais,
au bord de la chute dont on ne peut se relever seul. (Guibert)
Sans être aussi dominante que dans le cas du verbe nager, l’évaluation de
la qualité de réalisation du procès est sous-jacente à 44% des comparatives
en comme associées au verbe voler. Les traits de ‘rapidité’ (19%) et de ‘forme
de la trajectoire’ (13%) apparaissent en deuxième et troisième positions:
(22) Sa recherche de « ce-qui-agit-sur-nous à notre insu » ne
ressortit point à la connaissance, elle s’apparente à nos
chimères: voler comme nous marchons, nous trouver en
tous lieux à la fois, pouvoir tout posséder, ne jamais mourir.
(Malraux)
(23) Ces tourbillons, ces feux et ces averses fraîches, ces
bienheureux regards, ces paroles ailées, tout ce qui m’a semblé
voler comme une flèche à travers des cloisons (…) (Jaccottet)
(24) Son regard s’affola, vola comme une mite d’un point à un
autre. (Clavel)
Comme dans le cas de nager, le milieu spécifique à l’action de voler
n’apparaît qu’indirectement, quand le référent du comparant se déplace
Estelle Moline et Dejan Stosic
174
usuellement dans les airs. Cependant, s’il est capable de nager, l’être
humain ne peut se déplacer en volant par ses propres moyens, et les
comparaisons comme (25) semblent en même temps porter sur le fait
de voler et constituer une évaluation positive de la réalisation de cette
action:
(25)
Veux-tu vraiment voler, voler comme les oiseaux, comme la
pie et comme la mésange, comme le rouge-gorge et comme le
merle bleu? (Éluard)
4.2. L’interprétation de la structure [Vneutre + commeP]
La combinaison des comparatives en comme avec les verbes
« neutres » retenus (descendre, monter et tomber) se caractérise par la
production d’une plus grande diversité d’effets de sens. D’un point de
vue sémantique, les structures en question présentent un profil encore
plus disparate que les précédentes: les traits de manière relevés sont
plus nombreux et plus hétérogènes. Si l’absence de traits de manière
dans le sens des verbes en question n’exclut donc pas la combinaison
avec des compléments de manière, elle est certainement à l’origine de
la variabilité sémantique caractéristique de ces derniers.
C’est en combinaison avec le verbe tomber (‘être entraîné vers le
bas sous l’effet de la pesanteur’, TLFi) que l’hétérogénéité sémantique
des compléments de manière en comme est la plus grande: nos
données font apparaître une bonne quinzaine de traits. Il est cependant
important de souligner que ce verbe se singularise par le fait que 40%
d’occurrences relevées correspondent à des emplois métaphoriques, à
la différence des autres verbes étudiés qui, en combinaison avec les
comparatives en comme, expriment majoritairement le déplacement.
Quand tomber exprime un déplacement réel, les compléments de
manière en comme qui lui sont associés impliquent le plus souvent
les traits de ‘pesanteur’ (21%, ex. (26)), de ‘quantité’ (17%, ex. (27)), de
‘totalité’ (12%, ex. (28)), d’‘impétuosité’ (8%), de ‘comportement’ (5%),
de ‘force’ (5%), etc.:
(26) Je tombe au lit comme un sac de noix du 6e étage. (Fallet)
(27) Pendant que le rond de paille circulait, les pièces de monnaie
tombaient comme de la grêle. (Bâ)
(28) Tout à coup, il trébucha et tomba comme une masse.
(Yourcenar)
Les comparatives associées au verbe tomber employé figurément
impliquent un des traits suivants: ‘impétuosité’ (32%, ex. (29)),
‘instantanéité’ (13%, ex. (30)), ‘pesanteur’ (11%, ex. (31)), ‘rapidité’
(7%), etc.:
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
175
(29)
L’ordre de départ est tombé comme un coup de tonnerre…
(Genevoix)
(30) Peut-être que quelque chose comme ça aurait pu arriver,
peut-être que l’espoir aurait fini par pourrir et tomber comme
une branche morte un beau matin, c’était pas impossible,
non. (Djian)
(31) Le passé, leur jeunesse, tombait comme une pierre au fond
d’un canal. (Cluny)
A la différence de tomber qui exprime un mouvement involontaire du
haut vers le bas, descendre décrit un déplacement selon le même axe,
mais a priori volontaire. Cette différence de sens se reflète au niveau des
compléments: les traits de manière caractérisant les compléments de
descendre sont, pour la plupart, différents de ceux qui sont impliqués
par les compléments de tomber: ‘rapidité’ (34%, ex. (32)), ‘posture’
(15%, ex. (33)), ‘forme de la trajectoire’ (8%), ‘pesanteur’ (8%), etc.:
(32) Un frisson froid sembla descendre des nues comme une
comète, et par le nombril entra dans le corps de Besson. (Le
Clézio)
(33) Plus tard, je l’ai revu descendant l’escalier comme un goret
sur ses pattes de derrière… (Green)
Avec le verbe monter, la diversité des effets de sens produits par les
comparatives en comme est moins importante que dans le cas de
tomber, mais plus grande que dans celui de descendre. Les traits les
plus fréquents sont ceux de ‘rapidité’ (20%, ex. (34)), de ‘qualité de
réalisation du procès’ (15%, ex. (35)), de ‘comportement’ (10%, ex. (36)),
de ‘force’ (10%, ex. (37)), de ‘directionnalité’ (5%), d’‘incontrôlabilité’
(5%), etc.:
(34) La moutarde me monta au nez comme le mercure d’un
thermomètre plongé dans l’eau bouillante. (Aventin)
(35) En fait, je monte péniblement comme une petite vieille. (Robin)
(36) Frédéric serra le sac sous son bras et monta comme un
somnambule. (Vialatte)
(37) Dès que l’on s’attarde un peu, les larmes montent comme la
sève d’avril. (Chaix)
5. Conclusion
L’étude de la combinatoire des VMDpt avec les comparatives en
comme montre qu’il existe dans de nombreux cas une corrélation entre
les traits de manière inscrits dans le verbe et ceux du complément
Estelle Moline et Dejan Stosic
176
(courir, dégringoler, jaillir). Cette corrélation n’est cependant pas
systématique, ce qui est probablement dû au fait que les compléments
de manière (en général) peuvent porter sur différents aspects du procès,
et non sur la seule composante « manière » impliquée le cas échéant
par le sens du verbe (rouler, nager). La possibilité de combiner des
verbes n’exprimant pas la manière avec ce type de complément en est
une des meilleures preuves. Concernant les traits de manière sousjacents aux comparatives en comme, on voit que certains apparaissent
facilement avec la plupart des verbes (ex. ‘rapidité’), alors que d’autres
se limitent à quelques prédicats verbaux ou à un domaine sémantique
particulier. Ainsi, les compléments de manière construits sur la base
du trait de ‘rapidité’ ont une plus grande capacité à s’appliquer à des
domaines différents, et sans que le prédicat verbal concerné implique
nécessairement par son sens l’idée de vitesse.
Pour clore cette étude, nous évoquerons deux caractéristiques
des comparatives en comme susceptibles de poser problème tant aux
apprenants étrangers qu’aux traducteurs. Signalons tout d’abord que
l’association d’un comparant spécifique à un verbe donné peut être
relativement figé24 (courir comme un dératé, errer comme une âme en
peine, marcher comme un escargot, marcher comme sur des roulettes,
tomber comme des mouches, tomber comme une masse, etc.) – et par
là même revêtir un caractère idiomatique –, relever d’une collocation
(rouler comme un fou), ou encore provenir de l’imagination de son
auteur (courir comme les vaches au moment du Tikouk, courir comme
une poularde bancale de Bresse, dégringoler comme une pile d’assiettes
dans un bac d’eau de vaisselle, errer comme une feuille morte à ressort,
marcher comme un homme qui entend forger son destin, tomber comme
un lapin, etc). Soulignons enfin que ces constructions, proches de la
métaphore (Reboul 1991), apparaissent parfois dans des contextes
plus largement métaphoriques:
(38)
24
a. Et de nouveau il fut amoureux: il sentit se former en lui une
vague brûlante et triste qui courait comme un feu de forêt,
laissant le monde après elle aride et mort. (Gracq)
b. […] j’attrapai des poux, que je donnai à Charles, et j’avais
toujours dans mes cheveux ou sur mes habits quelqu’une
de ces punaises du bord qui couraient en si prodigieuse
quantité que les cordages même en étaient remplis et
qu’on les y voyait monter à milliers comme des matelots.
(Chandernagor)
c. Voilà de quoi sont faits mes mots, – ils sont moulés dans
tout le sucre et les parfums de la terre, ils roulent en moi
comme une coulée de miel pur, ils luisent et tournent telle
une nuée d’alouettes ivres d’espace et de soleil. (Germain)
Sur le caractère relatif du figement, voir Guimier et Lasaad 2006.
Les verbes de déplacement et les compléments de manière en comme
177
La transposition dans une autre langue de ce type de phrase repose
alors sur la maîtrise du « génie de la langue » et l’art de la re-création du
traducteur, qualités que possède au plus haut degré Maria Ţenchea, à
qui nous rendons hommage par cet article.
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