la brosse a dents qui rit (final)
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la brosse a dents qui rit (final)
LA BROSSE À DENTS QUI RIT C’est vrai, quoi. À bien y réfléchir, abstraction faite de mon crâne à chaque fois douloureux, le réveil est une invention merveilleuse. Messager d’un monde gris, bruyant et dépressif, il y ramène les dormeurs — et par la peau du cul, s’il vous plaît ! — comme pour les punir d’être trop rêveurs. Du genre : Bon, ça suffit ! Y a bien moins joyeux et acceptable, là, dehors ! Qu’est-ce que tu crois ? Que tu peux en réchapper ? Oublier ? Allez ! Affronte ! En bon VRP, il nous vend la Vie Réelle avec force conviction, motivation pécuniaire et, pire, en nous prenant pour des cons. Peu importe ; on la lui achète, sa came, on s’endette, ça nous pète dans les mains et on se rend compte, toujours trop tard, qu’il n’y a personne au service clientèle : — Les réclamations, s’il vous plaît. — Please hold the line. Moi ça fait longtemps que je ne leur téléphone plus. Y en a certains, paraît-il, qui passent leur temps à ça — à prier, pour utiliser les bons mots. Je vous raconte pas la facture. Ce matin-là — comme souvent, le lundi — je me suis levé au radar, couvert d’un simple pull d’haleine, persuadé que la journée allait être belle, certain de pouvoir la rendre utile : c’est ma seule motivation après une nuit trop courte. Voilà trois mois que Lola est partie, au fait. Jour pour jour. Ou peut-être jour plus un. Enfin. Trois mois que je suis boiteux, que je me surprends à tâter sa place dans le lit, que je regarde sa brosse à dents faner au milieu du gobelet rose sans être foutu de la renvoyer au pays des brosses à dents. Et pourtant, elle le mériterait. Putain de brosse à dents. Je la revois encore dans sa bouche préférée, moussant de joie et chantant la vie — j’exagère à peine. Et puis les yeux, juste au-dessus… Bon Dieu, quels yeux ! Vous les auriez vus ! Ils me regardaient et j’aimais ça. Parfois avec amour, comme deux gros shamallows qui remplissent les joues, parfois avec colère, petites baïonnettes impitoyables, et parfois juste pour me regarder. Comme ça. Simplement parce que je me trouvais sur leur chemin ; c’était ces fois-là, justement, où j’en étais fou. Donc, ce matin-là — désolé —, après un tête-à-tête avec la gueule béante de la cuvette en céramique, mon premier réflexe a été d’allumer mon portable. Aucun appel, bien évidemment. Pas de message non plus. Il y a que, aujourd’hui encore, je guette un signe de Lola dès mon réveil ; elle a toujours aimé la nuit, y retrouvant l’usage de la parole et un penchant tout féminin aux divagations érotico-nostalgiques : — Dis, Seb, tu m’aimes ? Quelle question. Penser à la poser, à ce moment précis… Ça doit être l’après-shampoing qui s’est infiltré, pas possible autrement. — Ben oui, quelle question ! — Mais tu aimes ce que je t’apporte, ou tu aimes ce que je suis ? Merde, où j’ai mis le manuel ? — Un peu des deux, j’imagine. Son nez a frisé. Et voilà. De toute façon, même avec le manuel, j’aurais répondu à côté. C’est JAMAIS la bonne réponse. La brosse à dents qui rit 1 — Moi je t’aime pour ce que tu m’apportes. Coquine. — Et je m’en veux, elle a ajouté. Elle m’est montée dessus, mon amazone, pour s’excuser de cet affront. Je n’ai pas eu l’esprit assez clair pour tout comprendre à ce moment-là ; et à celui d’après, de toute façon, je dormais profondément. Mais reprenons. Ce matin-là a donc été, encore une fois, silencieux de ma Lola. Et le petit déjeuner toujours aussi fade. J’aurais aimé voir, dans les deux cent cinquante-six yeux de ma nouvelle compagne — la remplaçante incapable —, un peu de joie. De la légèreté, un plein de gaieté à moins d’un euro cinquante le litre, des bombes à eau et des mines anti-dictateurs. Je ne sais pas si vous la connaissez, ma copine, mais une fois allumée, elle crise, épileptique, comme un stroboscope à déprime. Le chômage, les grèves, le pouvoir d’achat, la guerre, les politiques véreux, la bourse qui gonfle et dégonfle comme les miennes, les jingles des flashs info et la manipulation orchestrée par tous ces mecs aux cheveux blancs et aux dents parfaites… Ou le contraire. J’ai éteint la télé. Puis la douche m’a rendu un peu du sourire oublié je ne sais où ; en frottant bien on arrive toujours à se dépêtrer du sommeil qui colle. Rasé et pomponné, j’ai cherché quelque chose de décent à enfiler. Mais l’armoire était de mèche avec la brosse maudite : elle avait gardé, bien au chaud dans son ventre pervers, quelques fringues de fille comme autant de cadavres sur le champ de bataille. Il y avait ce petit débardeur bleu, tout simple, habillé d’une courte histoire — mini comme la jupe à côté : — Regarde, il est sympa ! (Elle y croyait.) — Mouais, bof. — J’ai bien envie de le prendre. — Encore un ? Mais t’en as pas besoin ! — Non, mais je l’aime bien. — T’en as des paquebots entiers, de ces trucs ! — Et alors ? Si on devait s’arrêter aux besoins, on rigolerait pas tous les jours. Dans trente ans je pourrai plus en porter, des morceaux comme ça ! Alors profite ! Si seulement j’avais pu être heureux encore trente ans avec elle. Mais non, elle est partie — ou plutôt n’est pas rentrée — un soir, me laissant dénudé comme un fil sans son ampoule, avec un simple SMS comme générique de fin. Pas glorieux, certes, mais ça nous a fait gagner pas mal de temps : « J’ai besoin d’un peu d’air », elle a écrit. Respire, j’ai pensé. La brosse à dents qui rit 2 ¤ C’était donc lundi et j’étais en retard ; la monotonie prend parfois de faux airs de rush matinal. J’ai jeté ma veste sur mes épaules — qu’il me faudrait étoffer — et tenté, par la seule force de l’esprit, de stopper la trotteuse. À l’abri derrière le verre de ma montre, l’effrontée se faisait plus mesquine que jamais. Attends que je t’attrape, un de ces quatre. Tu vas tournicoter pour quelque chose. C’est dingue, quand j’y pense. Faut toujours qu’il y en ait un qui se foute de moi. Tenez, pas plus tard que tout à l’heure, sur le chemin en venant ici, un type mal rasé me demande de l’aide : téléphone à plat. Pas bégueule, je lui prête le mien. Qui s’en va en courant. Dans la poche dudit mal rasé. D’accord, c’est pire qu’une aiguille moqueuse. Toujours est-il qu’il est bien plus facile de se venger d’un petit bout de plastique que d’un grand barbu mastoc. Quoi, vous rigolez ? Bref. C’était lundi, j’étais en retard et énervé. Voilà ce que c’est, d’avoir l’arrêt de bus au pied de son immeuble : on croit toujours avoir le temps. Sauf que. Même en essayant bien, j’ai jamais été à l’heure où que ce soit. Et à chaque fois que je cours après la montre comme ce satané lundi matin, je m’en veux. Je me dis que je suis vraiment trop con, que j’aurais dû décoller ne serait-ce que deux minutes plus tôt et je m’insulte à foison pendant que je dévale mes escaliers trois par trois — comment je ne me suis pas encore tué, ça, c’est un sacré mystère. J’avais donc des braises dans la gorge, des cascades sur le front et des enclumes accrochées aux cuisses. Des enclumes vraiment grosses vous voyez, du genre enclume de forgeron géant. Mais pas question de perdre la face — ni le sprint ; flik-flak allait déchanter. L’effort, bien que remarquable étant donné ma condition physique de nouveau-né, a été insuffisant : je suis resté là, essoufflé (déjà), à regarder le bus s’enfuir, en avance d’une poignée de secondes. Et je vous le donne dans le mille : il m’a souri de tout son pare-chocs. Hilare, le machin. Et merde. J’allais encore arriver au boulot sous l’œil rigolard de mes collègues et celui, pas jovial pour deux sous, de mon chef bien-aimé. Monsieur Girot — grands dieux, ne vous avisez jamais de l’appeler Philippe — me semble s’être extirpé d’une mauvaise BD tant son être parodie honteusement le premier chefaillon venu. Probablement trompé par sa femme dépensière et insulté par son fils — dealer de shit —, Girot doit vivre gris. Gris lorsqu’il rentre chez lui, n’y trouvant que les restes puants d’une famille éclatée, gris quand il se couche à côté de celle qui lui tourne le dos, gris au réveil, ravagé par la nuit et ses angoisses viscérales, gris dans cette vieille maison qu’il aura fini de payer dans dix ou quinze ans, gris dans sa grosse voiture et les embouteillages et gris, enfin, dans son bureau cru, sans vie, où les champignons poussent comme des ordinateurs. Et vice-versa. J’allais avoir droit à un de ses discours moralisateurs durant lequel il me regarderait de haut et agiterait sa tête en signe de consternation, en prenant l’air insupportable de celui qui s’accroche à ses petits moments d’autorité. Connard. La brosse à dents qui rit 3 Bon, je m’emporte. Recentrons. Le banc de l’abribus m’a aidé à reprendre mon souffle. Dingue ce que j’avais chaud. Quatre étages et j’étais cramé. Et je ne suis même pas fumeur ! Un coup d’œil aux horaires plus tard, j’étais crucifié. Quinze minutes d’attente. Et la mamie, assise à mes côtés, qui relançait : — On dirait qu’il vous a manqué vingt petites secondes ! Elle avait des cheveux gonflés, tout violets, et une petite gabardine toute verte. L’image d’Epinal était presque parfaite : dans son cabas écossais poussaient des poireaux et une baguette de pain. Ne manquaient que les bas de contention, ceux qu’on maquille en collants pour ne pas amputer les mémés de leur moignon de féminité. J’ai souri : — J’aurais dû me coucher plus tôt ! Elle a ri ; et ça m’a fait penser à ma grand-mère. Marrant ça. J’aurais pu remarquer ses manières retenues, ses souliers confortables, son vernis à ongles mais non ; juste un rire et me voilà nostalgique. Ma grand-mère ? Un petit bout de femme que la vie a cognée, pour sûr. Soyons succincts — parce que d’autres ont déjà fait bien mieux que moi — et tenons nous-en aux faits : la guerre, la vie sans pilule ni informatique, la lutte pour l’égalité des sexes, pour le droit à disposer de son propre corps, contre la maladie de mon grand-père et la mort qu’elle a laissée derrière elle. Avant d’orner la salle de vie de la Maison du Bon Repos, « résidence de qualité pour les troisième et quatrième âges », Mamie avait une petite baraque dans la campagne Orléanaise et passait la plupart de son temps à bichonner ses fleurs. Elle nous faisait des tartes aux pommes, aussi, à mon frère et moi. Et on s’amusait sous les arbres. C’était le bon temps, comme dirait l’autre. Avec l’âge, je suis devenu con. Comme tout le monde, me direz-vous. Mais moi, encore plus. Les filles, la vie de grand, le boulot, l’argent, tout ça fait oublier un peu trop vite d’où on vient. Et où notre grand-mère finit sa vie. Faudrait que je passe la voir un de ces jours. J’allais quand même pas attendre un quart d’heure comme d’autres attendent un signe. Au Diable les belles résolutions écolos : ma voiture allait enfin servir. Je l’ai trouvée endormie dans son box, sous une jolie couche de poussière incrustée. Il m’a fallu lui faire les yeux doux et lui parler avec tendresse parce que c’était une belle capricieuse, cette bourrique ! Elle me rappelait la petite sœur de Nico, mon pote du collège — mon partenaire conneries, plutôt. Une morveuse avec des trous dans les dents et des barrettes dans les cheveux, qui braillait pour un oui ou pour un non — surtout pour n’importe quoi — et qui obtenait toujours, du haut de son statut de petite dernière, tout ce qu’elle voulait. Elle n’en a jamais eu la preuve (j’ai agi dans l’ombre) mais m’a longtemps cru coupable de la décapitation de sa Barbie préférée. Stéphanie, je ne te demande pas pardon. Ça t’a fait les pieds, vieille chipie. Ma bagnole, je l’avais achetée au petit garagiste au bout de ma rue pour même pas cinq mille balles. Quatre ans déjà. Une Clio rouge première génération qui paraîtrait, aux mômes d’aujourd’hui, plus ringarde qu’une 405 pour moi. Livrée avec toutes les emmerdes de série : fenêtre passager insolente, direction franchement pas assistée, clignotants capricieux et freins suisses — longs à la détente, quoi. Mais bon, elle roulait — une fois qu’elle avait démarré — et c’était tout ce que je lui demandais, en plus d’avoir un chauffage qui fonctionne. Je ne suis pas un grand conducteur : j’ai raté deux fois mon permis et je me demande encore s’ils n’ont pas eu pitié de moi à la troisième tentative. Donc, je limite mes déplacements auto-motorisés aux cas d’extrême urgence. Lundi matin, c’était une question de vie ou de mort. La brosse à dents qui rit 4 Monsieur Bernier, avancez-vous à la barre ! MONSIEUR BERNIEEEER ! Le jury a délibéré ! Vous êtes COUPABLE, Monsieur Bernier, coupable au premier degré de retardite chronique ! Vous serez donc PENDU, Monsieur Bernier, pendu sur la grand-place et séché au soleil ! Que justice soit faite ! Que vos yeux nourrissent les corbeaux ! J’aime pas vraiment mon boulot. J’y vais parce qu’il le faut, parce que Girot m’attend, parce que les collègues aussi, parce que je n’ai pas le cran de tout plaquer et de faire ce que je veux (j’hésite entre archéologue et gagnant au loto). Je laisse couler, en somme. Et ça me paraît vraiment important, au final ; si important que je prends tout ça au sérieux. Vite, j’suis à la bourre. La route à peine reprise, un coup d’œil furtif à mon téléphone (que j’avais encore, en ce début de semaine agité) m’a coûté une aile avant droite et un moteur. Vivre un accident, c’est fou. Ça cogne méchant, plus fort que dans une mêlée de rugby, ça secoue le bide, le vacarme assourdit et on se retrouve sonné, à contresens, profitant du silence qui suit pour évaluer les dégâts : J’ai pas mal. Je sens mes jambes. Je respire. Si, j’ai un peu mal, en fait, si je me pince autant. — Hey, connard, tu peux pas regarder où tu vas ? J’ai pas envie de me battre ! Je sors pas. Ouais, bonne idée. Je vais faire le mort. La brosse à dents qui rit 5 ¤ Bien sûr, ça n’a pas marché. On n’apprend pas à faire les grimaces à un babouin, surtout quand c’est un vieux briscard moustachu. Je me demande encore si le rouge de ses joues était dû à l’énervement ou à la bibine — probablement un peu les deux. Passons. Il était sorti comme un diablotin de sa boîte roulante, en musique et en français dans le texte : — Putain ! Je me demandais si j’étais crédible quand il a ouvert ma portière et continué, ignorant le grand blessé qui se mourait : — Allez, sors de là ! J’ai pas que ça à faire ! Pendant qu’on remplissait le constat — et que je réalisais que Titine était foutue —, je me suis ressaisi. La brosse, le débardeur, le bus et maintenant le singe : c’en était trop. J’ai courageusement tenté : — Vous avez vu à quelle vitesse vous rouliez ? — Cherche pas, ducon. Priorité à droite, c’est pour ta gueule. Un homme charmant s’il en était. Abandon de toute tentative de communication : lui babouin pas content, moi gentil en retard. J’ai ri, un peu seulement, et il s’en est aperçu. A bavé que j’étais fêlé, qu’il ne savait pas ce qui le retenait de m’en mettre une bonne. — Le temps, je lui ai dit. — Quoi ? — Vous n’avez pas que ça à faire. Une seconde, j’ai vraiment cru que son gros poing allait me forcer à bouffer de la soupe à la paille pendant quelques semaines. Et comme j’aime pas la soupe, je lui ai demandé de se détendre : fallait bien que je reste en état de signer le constat. Il a évalué les possibilités et a opté pour la moins salissante. Trois gribouillis et une nouvelle insulte plus tard, il a déguerpi. Sa BM a redémarré en ne laissant derrière elle que morceaux de phares et plaques d’huile autour de ma Titine agonisante, qui ressemblait à une grosse cerise toute froissée au milieu de la rue. Avec comme seule aide les Ooooohh et les Aaaaahh des passants, j’ai poussé la carcasse sur le trottoir et me suis demandé s’il n’était pas présomptueux d’espérer être au boulot avant la pause déjeuner. Qu’à cela ne tienne, j’allais me retrousser les manches : à moi la réunion de dix heures et son café imbuvable. Finalement je me suis retrouvé assis au fond du bus de trente-deux, qui faisait moins le malin à présent. Les sièges étaient vieillots, usés par des pieds mal élevés et des culs trop pesants. Sur chaque morceau de plastique qui dépassait, des tags ringards pullulaient comme les épitaphes de crétins mononeuronaux. Neuf-quatre, ouaich. Avec une faute à quatre. Faut le faire quand même. Remarquez, on ne peut pas être ghetto et écrire correctement. Ça le fait pas, mon frère. La ville dansait derrière les grandes vitres dégueulasses, exposant ses dessous de femme impudique et désinvolte. Je lui ai reluqué les feux, les vélos, les voitures pressées, les scooters nerveux, les piétons fatigués ; et tout ça paraissait minuscule vu du châssis — haut comme un Himalaya et demi — d’où je me tenais. J’étais le scientifique derrière son microscope, examinant des artères et des globules agglutinés, ébahi par la beauté d’un monde qu’il est seul à contempler. J’aime la ville. C’est une pomme grouillante où tout n’est que mouvement, où rien ne laisse de place ni à l’ennui ni au vide. Elle ne dort jamais, repoussant les étoiles de ses lampadaires bienveillants, buvant tout son saoul et toute la nuit. Quand l’insomnie me grignote, quand je me mets à la fenêtre et observe, la cité me susurre qu’elle veille. Elle ronronne doucement La brosse à dents qui rit 6 pour ne pas réveiller mes voisins et je me sens protégé. Oui, ma belle scintillante, ma reine de joyaux, ma muse de béton : je t’aime. Descendu au bon arrêt, il me restait encore dix grosses minutes de marche pour arriver au bureau. Je me suis donc mis en route, direction : le Service des Foudres Hiérarchiques. Je m’imaginais déjà affronter Girot, ce qui ne m’enchantait qu’à moitié — voire au tiers. Il me fallait trouver une formule valable, une attitude crédible, un air de chien battu ou que sais-je encore pour limiter la casse. J’étais pas en état d’encaisser une tirade longue comme la Marne. — Salut, Monsieur Je-Rappelle-Jamais ! — Noura ! Noura. Ça faisait longtemps. La jolie Noura. Elle travaille à deux pas de mon bureau. Depuis l’évaporation de Lola, cette petite brunette se fait étonnamment plus présente : les femmes fécondes ont les instincts un peu trop pressants. — Je suis désolé, j’ai pas eu beaucoup de temps à moi et… — Teuh-teuh-teuh ! À d’autres, mon p’tit père. Elle avait levé sa main pour mieux me faire taire. — Je sais que tu vas pas top, Seb, et j’en suis désolée. Mais faut te bouger, un peu ! Tu donnes plus signe de vie ! — Écoute, Noura, j’suis super en retard, on en reparle ce soir, d’ac’ ? — Je t’appelle. Décroche cette fois ! Peut-être. Si j’en ai envie. J’aime bien Noura. C’est une sacrée joueuse de volley. On l’a rencontrée à l’entraînement Loisirs du mercredi soir. La première à nous parler. D’accord, Lola et moi étions empotés. D’accord, tous les adhérents de l’asso étaient d’anciens joueurs poussés vers la sortie par la parentalité, la dépression, le boulot chronophage. Mais bon, tout le monde a droit à son volley du mercredi, non ? On s’est très vite bien entendus, tous les trois. Qu’est-ce qu’on se marrait ! Noura est devenue une bonne copine, puis une amie. C’est fou la vie. Le hasard, tout ça. Je suis maintenant comme cul et chemise avec une nana inconnue — et qui écoute du jazz, en plus ! Ç’eût été dommage de ne pas s’inscrire au volley-du-mercredi : — J’en ai marre Seb, j’ai envie de faire du sport. C’était tombé comme un cheveu sur la soupe, entre une ligne du bouquin que je lisais et un ongle qu’elle se limait. Lola, ma Lola. Où es-tu ? — D’accord. Tout de suite, là maintenant, comme ça ? Elle a souri : — Obsédé. Non, en général. On vit comme des cons ! On se lève, fatigués, les cernes tirés, on bosse sans savoir après quoi on court, on rentre épuisés, on mange, on lit, on baise, on dort, on se relève. Et pendant ce temps-là, nos corps s’affaissent. Se ramollissent. Oublient de vivre. On survit, Seb. Et je grossis. Bon sang, j’adorais quand elle parlait comme ça. Ma Lola. — D’accord, ça me va. De l’athlétisme ? — Non. J’aime pas courir. Un truc où on s’amuse. Avec une balle. — Si je dis du foot, c’est une connerie ? (Elle n’a, bien évidemment, pas répondu). Du volley ? C’est bien, le volley ! — La dernière fois que j’y ai joué, c’était au lycée. Et plutôt du genre manchote. — Justement, on va apprendre ! — Quoi, toi non plus tu sais pas jouer ? — Jeanne et Serge n’ont qu’à bien se tenir, baby. La brosse à dents qui rit 7 Même quand mes blagues étaient moyennes, elle, elle les trouvait hilarantes. À cause de mes mimiques, elle disait. Et ça la faisait fondre. Lola ! Reviens, maintenant ! J’ai fendu le nuage de fumeurs et suis entré dans le bâtiment austère. La vie de bureau, c’est nul. Mais alors vraiment naze. Surtout quand le bureau est en blanc et gris et néons bruyants — youplaboum, grosse ambiance, tiens salut, ça va Nanard ? Surtout quand les gens qui y travaillent ont la même gueule fatiguée, la même chemise et le même costard usé. Ou les mêmes chaussures vieillottes. Et je passe les sujets de conversation. Vous vous rendez compte, Véronique, oui, celle du troisième, oui, eh bien, elle a dit à Jean-Paul, oui, celui du cinquième, non, le châtain, oui, eh bien, elle lui a dit d’aller se faire téter les yeux, oui, comme ça, pour rien, enfin, une si petite blague, ça ne méritait pas tant d’énervement quand même, oui, c’est incroyable hein, oui, les gens sont fous, le monde va mal quand même, oui, je veux dire, vous avez vu ce qui se passe au Tibet aux infos, oui, croyez-moi, le monde va mal, et puis vous avez vu ce temps de chien, oh la la. En montant les escaliers, j’envisageais de glisser furtivement à mon poste pour faire croire à une arrivée précoce. — Ah tiens, t’es là, on t’avait pas vu ! — Ouais, j’adore trop mon boulot tu vois, j’ai dormi ici cette nuit, quelques dossiers à avancer, oh deux fois rien. Mais il fallait avant tout traverser le Couloir De La Mort. Celui où tant d’employés se sont vu dévorés, mis en pièces par Girot-le-Dragon et accrochés au mur par « mesure dissuasive ». Un coup d’œil bien placé, un silence de ninja, je suis presque arrivé. — Monsieur Bernier est bien matinal aujourd’hui ! Ben mon salaud, tu respires toujours autant la joie de vivre ! — Je peux vous voir une minute ? Autant dire, l’éternité. La brosse à dents qui rit 8 ¤ — T’es trop gentil, elle avait dit. — Peut-être. — Pas peut-être ! C’est sûr ! Rentre-lui dedans, un peu ! Il fait caca comme toi ! — Je ne m’abaisse pas à ces pratiques puantes, mon chou. — Bah, raison de plus ! Lui, si ! Elle avait raison. Elle avait toujours raison. Cette fois, j’allais suivre ses conseils : — Bonjour, Monsieur. — Asseyez-vous, Bernier. (Oh tu commences bien !) Bernier, je ne sais plus quoi faire de vous, mon vieux. — Je suis pas votre vieux. (Tu devrais voir ta tronche !) — Je vous demande pardon ? — J’en ai marre que vous me parliez comme à un chien. Impossible de retranscrire les bruits qu’il a produits à cet instant ; ça s’approchait de Beubeu-beuuuu-beuu-beu. — Je fais mon boulot. Je-je-je-je— Vous quoi ? Je ne suis ni votre gosse ni votre clébard. Je ne suis peut-être pas très assidu matinalement parlant, mais je fais mon taf mieux que pas mal de monde ici. Et vous le savez bien. D’ailleurs il m’attend. Vous savez où me trouver. Calme et Grand Seigneur, je suis sorti de son repaire plus glauque qu’une chambre de Jésuite, où les seules traces de vie étaient accrochées à un portemanteau bon marché. Craignant en vérité de me faire transpercer par la lance vengeresse du Girot enragé, je ne me suis pas retourné avant d’être assis devant mon ordinateur. — Alors, il t’a mordu ? — Il s’est pété les dents, ouais ! Et Marc a ri. Il était encore plus mal coiffé que la veille, ce qui semblait physiquement impossible — mais rien ne m’étonne plus de sa part. Tout en lui est contradictoire avec les lois établies : grand et maigre — plus que vous ne l’imaginez… non, plus ! — et brun et pâle, avec un visage un peu tordu et un nez qui ne parvient pas à le redresser. Il est mal dans son corps mais pas comme vous l’entendez : il est vraiment mal foutu. Les informations qui partent de son cerveau n’arrivent pas toujours à bon port et quand elles arrivent, c’est pas forcément au bon moment ; cela explique en grande partie son allure de caméléon poliopathe. N’empêche, Marc, c’est un des rares collègues avec qui je m’entends bien ; et je ne dis pas ça parce que c’est mon voisin de bureau. Le monde de la banque n’est pas une tanière à rigolos : il y a les pimbêches quinquagénaires, sûres de tout et même plus, celles-là même qui vous regardent par-dessus leurs demi-lunes à monture rouge, bleue ou faussement fantaisiste pour rester dans le coup — t’as vu, c’est sympa, hein ? Ouais, c’est un nouveau créateur —, celles-là même qui se sont fait refourguer cette même monture par un vendeur efficace — et beau gosse —, celles-là même qui voient en vous, le mignon petit cadre à la peau lisse, une occasion de regoûter à la maternité en vous appelant « mon grand » ou « gamin » ou « mon joli » tout en vous faisant de grands sourires pleins de mépris pour votre double dizaine, il y a les jeunes affamés qui ont à peine lâché leur tétine en attrapant leur diplôme, tous ces petits trous du cul — dont je confesse avoir fait partie — qui pensent pouvoir mettre l’entreprise à leurs pieds au bout du deuxième jour de boulot, ceux-là même qui font des bulles de chewinggum tout en se plaignant, aux quinquagénaires sus-citées, de ne pas avoir assez de responsabilités et de ne pas être assez pris au sérieux — tu te rends compte, autant d’études La brosse à dents qui rit 9 pour ça, franchement ! et puis, v’là le salaire ! —, ceux-là mêmes qui se regroupent le soir et boivent des bières en se prenant pour les rois du pétrole et autres reines du cul, et il y a les secrétaires volages et leurs patrons vicelards, celles-là même qui se demandent chaque matin ce que diront ceux-là de leur rouge à lèvre ou de leur jupe, ce qu’ils feront en voyant les bas qu’elles ont mis si longtemps à choisir, ce qu’ils feront lorsqu’elles ramasseront ce fichu stylo, oooh quelle maladroite je fais ! et il y a Marc. Rien qu’à le voir, on a la banane. — Tu me demandes pas comment c’était ? Il essayait de prendre un air complice ; je dis bien « essayait » car, le pauvre ! il ne réussit jamais rien. — De quoi ? Il a vérifié que Christelle n’écoutait pas dans notre dos. — Mon rendez-vous, Seb ! Putain t’es pas croyable ! — Ah oui ! Excuse, j’avais oublié ! Son rendez-vous ! Hier soir ! Avec une chose qu’on pouvait, avec diplomatie, rapprocher du genre féminin. Sortie du service de compta. Mince, c’était quelque chose ! — Pas grave. — Bon, comment c’était ? Fais pas ton lourd, raconte ! J’avais envie de savoir. Marc n’est pas séduisant, j’en conviens. Mais l’amour c’est comme le soleil : tout le monde y a droit. Même lui. Surtout qu’il est sacrément pâle. — Je suis passé la prendre chez elle, vers dix-neuf heures trente, dix-neuf heures trentecinq. (Le sens du détail, Marc : tu as le sens du détail.) Elle était belle, elle avait mis un joli tailleur et un gilet gris. (La bombe.) On était un peu tendus dans la voiture alors j’ai mis de la musique. Elle adore Chérie FM, figure-toi ! L’incroyable avec ce type, c’est qu’il rend intéressant tout ce qu’il raconte, même quand il parle des brocolis — et pourtant, qu’est-ce que je déteste ça ! Il a une vision du monde totalement inédite, une façon de le ressentir et de l’expliquer qui m’épate à chaque fois ; il croit ce qu’il dit et ses yeux roulent comme bat son petit cœur. Alors je m’accroche à ses lèvres, je bois sa voix étrange et suis impatient comme un gosse. Ils sont allés au restaurant. Un italien près du lac. Elle aime la danse. Il lui raconte sa passion pour le modélisme. Ils boivent un peu trop parce qu’ils n’ont pas l’habitude. Ils s’esclaffent dans la rue, bras dessus bras dessous. Il a du mal à la raccompagner : farceurs, les ingénieurs des ponts et chaussées ont rajouté des virages entre temps. Arrivés chez elle, les hormones chatouillent. Ils montent. En remettent une lichette. — Et alors ? J’étais pire qu’une concierge qui a entendu des bruits au-dessus. — Mon pote, tout ce qui suit, c’est moins de dix-huit ! Sans ciller, il m’a tout décrit. Et je peux vous dire, j’aurais pas aimé voir ça. Je suis sûr qu’il a gardé ses chaussettes, le grand. — On se revoit ce soir ! Super, Marc. Garde-m’en un peu pour demain. La brosse à dents qui rit 10 ¤ J’ai lu quelque part que l’amour, c’est deux qui font un. J’ai entendu, ailleurs, que c’est une sorte d’alchimie où les vides se comblent ; ce qui expliquerait d’ailleurs pourquoi les fins d’histoires sont si douloureuses : personne n’aime se faire arracher quoi que ce soit. Moi, je dirais que c’est beaucoup plus complexe que ça. Je crois pouvoir dire, sans rougir, que j’aimais Lola. Et qu’elle m’aimait. À sa façon : je pense qu’il n’y a pas une seule manière d’être amoureux. C’est comme l’intelligence, c’est trop flou à expliquer — ouais, surtout quand on est myope. Il y a le monde matériel, palpable, concret, celui qui s’offrait à moi quand je le voulais, comme ses yeux, ses mains, son cul, sa démarche. Le goût de ses lèvres, la douceur de sa peau. Sa voix, ses cheveux, ses petites pêches où coulait la lumière. Et puis, il y a le merveilleux, l’éphémère, ce qu’il fallait guetter et surprendre. Comme son rire et les petits plis qui l’accompagnaient sur son nez. Comme ce que je ressentais quand j’étais dans ses bras. Ou ces instants si fugaces pendant l’amour, où tout passait dans son regard pour s’y noyer juste après. Il y a tous les réflexes, tous les comportements dont on a oublié qu’ils peuvent s’appliquer à nous-mêmes et rien qu’à nous-mêmes ; et ils nous tirent vers l’arrière, vers hier. Les amarres du passé, au final, sont partout. Une odeur, un son, un film, des fringues, une brosse à dents. Partout. Jusque dans mon assiette. Les haricots verts de notre resto d’entreprise n’ont rien à voir avec ceux de Lola, croquants et beurrés comme il fallait. Et pourtant je n’ai pas pu m’empêcher de penser à elle. Encore. Avec une boule dans la gorge et un nœud au ventre. Je crois même que les larmes me sont montées aux hublots, parce que Marc a voulu détendre l’atmosphère : — C’est encore moins bouffable que le chou-fleur de ma mère ! Ç’était marrant. Mais Lola aime le chou-fleur, Marc. — Hé, Bernier ! Quand il m’appelle par mon nom de famille, c’est pour me faire tilter. Comme quand j’ai un dossier en retard ou qu’il veut m’en raconter une bonne (Tu connais la différence entre une armoire et une autruche ?). — C’est bon, je suis là. — T’as une sale tête mon vieux. Je te le dis. — J’ai pas bien dormi. Et j’ai défoncé ma caisse. (L’autruche est un animal) — Quand ? — Ce matin. — Défoncé, défoncé ? — H.S. (et l’armoire, c’est un meuble) — Bah merde, alors. Je te raccompagne ce soir si tu veux ? — Non, c’est gentil. Ça va me faire du bien de marcher un peu. Et puis j’ai pas envie que tu sois en retard à cause de moi. — T’en fais pas, va. Elle m’attendra. (là c’est le moment où je suis sensé me marrer) Il m’a fait un clin d’œil, content de ce qu’il allait dire : — Elles m’attendent toutes, mec. La brosse à dents qui rit 11 T’as raison mon poulet. J’aimerais tant être à ta place. L’enthousiasme est un luxe que tous les paumés comme moi aimeraient avoir ; c’est un élan de vie, un instinct de bonheur bien trop fragile pour survivre très longtemps. C’est ce qui rend les enfants si touchants : on aimerait être capable de leur affirmer que oui, ils ont raison de croire en tout. J’ai perdu le mien, d’enthousiasme, il y a trois mois de ça. Et j’ai pas entendu parler de lui depuis. Au-delà des habitudes, de ces petits trucs qui nous manquent et nous paraissent insurmontables quand les filles partent, reste la nécessité de reconstruction. C’est vital, un peu comme une jambe pour un sprinter. Apprendre à penser tout seul. À voir avec deux yeux. À parler d’une seule voix, sans concertation ni présomption. Avoir son avis personnel. Ne plus débattre qu’avec sa propre conscience. Et c’est pas simple quand on a passé trois années en binôme. Parfois je me dis que la vie à deux, c’est une sorte de consensus mou pour oublier un peu sa propre imperfection : le choix est discutable, mais on l’a fait à deux ; c’est se cacher derrière l’autre, s’en servir comme miroir déformant. Alors forcément, quand on se retrouve nu face à ses échecs, le vide nous dévore de l’intérieur. À l’inverse, si je me place du bon côté de la chose, le duo transcende l’individu. Elle le ravive, lui donne du goût, lui fait oublier son imperfection. Lola m’a métamorphosé. Elle m’a appris que le sens d’une vie est d’être partagée. Elle m’a appris à faire la cuisine. Elle m’a appris à être confiant, à comprendre que mes angoisses, mes doutes, mes joies et tous ces clichés de littérature sirupeuse, que tout cela pouvait être supporté à deux. Qu’on peut avoir besoin de quelqu’un d’autre que soi-même. Et ça, quand vous l’avez compris, c’est impossible à oublier. J’ai pas le courage de me débarrasser de toutes les affaires qui traînent chez moi ; j’ai pas le courage de tirer un trait sur ce qu’elle ma laissé parce qu’au fond, je ne me trouve pas assez bien pour passer du temps en tête-à-tête avec moi-même. J’ai besoin de toi, Lola. — J’ai plus aucune nouvelle, Marc. — De qui ? — De Lola. Il a compris. N’a pas essayé de me rassurer : c’était impossible. Après tout, j’avais laissé partir ma petite brune sans rien faire d’autre que me morfondre. Il n’a pas été, non plus, pervers comme ces faux-amis qui vous maintiennent dans l’espoir et les désillusions. À la place, il a eu la classe de ne rien répondre. En l’espace d’un soupir, il m’a fait comprendre sa peine. Ça comptait drôlement pour moi. Mais c’était un peu trop difficile et il n’a pas pu se retenir, non sans laisser échapper un petit bout de viande : — Chienne de vie. Ne croyez pas que je cherche la compassion. Si elle est partie, c’est que je ne lui convenais plus. Elle avait besoin d’air, je vous rappelle. Elle étouffait. Ce n’est la faute de personne. Ni la sienne de ne pas avoir lutté, ni la mienne de ne pas l’avoir retenue. C’est juste la vie. J’ai fait des erreurs et tant mieux ; elles me serviront pour plus tard. Je dis juste que le prix de ces erreurs est un peu lourd à supporter en ce moment. Derrière leurs lunettes, les yeux du grand m’ont demandé sans vraiment y croire : — On se fait un bowling samedi soir ? Avec Christelle ! Ça va te faire du bien. — Marc ? — Quoi ? — Arrête, s’il te plaît. Il aurait pu — dû ? — m’envoyer me faire mettre. Mais il s’est tu. Les haricots refroidissaient. La brosse à dents qui rit 12 L’après-midi a filé vers la soirée comme un amant pressé. Marc a quitté son poste bien avant moi, précédé de tous les tire-au-flanc impatients d’aller s’abrutir devant la télé, et je me suis retrouvé seul à l’étage, unique survivant d’une colonie décimée par la peste. Le silence était assis autour de moi, attendant un mouvement pour déguerpir à son tour. Les plantes vertes auraient bien voulu rendre l’espace un peu plus agréable mais la lutte contre les fils électriques et la moquette s’avérait acharnée. Surtout que les odeurs de lino s’en mêlaient, bien décidées à ne pas céder un centimètre de terrain. Je n’avais plus rien à faire ici mais rien non plus ailleurs. Je griffonnais sur mon sousmains, cliquais au petit bonheur la chance sur le net, tournais sur ma chaise comme un enfant, maître des lieux pour la soirée. L’explorateur tout juste débarqué scrute son nouveau territoire. Un territoire farouche, sauvage, hostile comme une forêt vierge où l’on meurt empalé par des moustiques gros comme des oranges, bien avant de contracter la moindre maladie — avec un peu de chance, la carotide est touchée et les souffrances sont abrégées. Pourtant l’homme conquérant ne se laisse pas intimider. Ses équipiers sont morts — le scorbut ! — mais lui est solide. Oubliant risques et périls, il touche, sent, détaille, progresse… Il dominera bientôt. J’observais les bureaux pour dépasser leur apparente uniformité : des photos de gosses, de femmes, des calendriers gribouillés, des pots à crayons sans crayons mais pleins de trucs inutiles, des post-it vert-jaune-bleu-rose collés aux écrans, des gadgets multicolores pas toujours de très bon goût et toujours, toujours, quelque chose de différent. C’était l’infini dans six cents trente-cinq mètres carrés. Un voyage dans les limites de la logique. Bon, l’infini, c’est beaucoup dire. J’en ai quand même rapidement fait le tour. Au bout de dix minutes de contemplation béate, comme je m’ennuyais ferme, j’ai entamé le rapatriement. Deux heures de marche ou presque m’attendaient encore, tapies dans la nuit et le froid. J’ai salué Henri, le gardien aux cheveux blancs et aux articulations grinçantes, et me suis fait avaler par la rue nocturne. J’aime bien marcher. Enfin, j’aimais bien marcher. À deux. Quand on a des choses à se raconter, tout passe plus vite : les embouteillages, les queues à la poste, les soirées sans électricité, les engueulades, le métro, les trottoirs. Là, ma main droite était comme l’autre, dans la poche de ma veste. Et mes yeux posés sur des pieds qui battaient le rythme du marcheur solitaire. En passant, faudrait que je m’achète de nouvelles chaussures. Pas que ça me travaille particulièrement mais ma mère me le répète assez souvent : j’ai pas d’allure avec ces vieux godillots. J’avais fondu dans une mélasse spatiotemporelle ; quelque part dans la ville, quelque part dans le soir, esprit vagabond qui laisse son corps dériver sur l’océan de goudron, quand la sonnerie de mon portable m’a brusquement réincarné. Encore elle ? Pffft. Réponds, réponds pas ? Assez réfléchi pour aujourd’hui. Réponds : — Noura ! — T’as décroché ! J’le crois pas ! — Tout arrive, tu vois ! — T’es où ? — Quelque part entre le boulot et l’appart’. — T’en as pour combien de temps ? — Je te le dirai quand je serai arrivé. La brosse à dents qui rit 13 — Tu passes à la maison ? Y a quelques potes, on se fait un karaoké. — Je t’assure que t’as pas envie de m’entendre chanter ! — On t’attend, la Diva ! Pas eu le temps de répondre qu’elle avait déjà raccroché. J’avais refusé une sortie avec Marc, je pouvais bien en accepter une chez Noura. Et puis j’avais rien à manger à la maison. La brosse à dents qui rit 14 ¤ Je parle beaucoup de Lola, non ? Vous allez me prendre pour un petit vieux avec toute cette histoire de radoteur. Tant pis. Il pleut trop, j’ai pas envie de repartir par ce temps de chien ; et puis vous êtes sympa. Dites-moi si je vous ennuie : vous n’êtes pas mon psy, après tout. D’accord. Non merci, je ne fume pas. Vous devriez arrêter, par contre ! Ça coûte bien trop cher. Et je ne vous parle pas de l’odeur. Je sais. C’est le bien penser, le bien vivre général qui déteignent. Le politically correct des hypocrites en culotte de soie. À l’époque de mon grand-père on se posait pas autant de questions. Une gitane, une blonde et pas de plastique. La belle vie, quoi. Si, bien sûr, comme tout le monde, mais j’ai arrêté il y a deux ans : Marc est un activiste anti-goudron. J’ai commencé quand j’étais au collège. J’avais pas trois poils au menton que je crapotais pour impressionner les filles. Bah voilà, encore elles ! Tout tourne autour d’elles, vous savez. Ce sont les maîtresses du monde. Depuis toujours. Il n’y a pas un fait historique, pas une décision gouvernante, pas un drame social, pas un secret de famille qui n’ait trait, de près ou de loin, à une femme. Et vous savez pourquoi ? À cause de leur toute puissance. Elles sont le berceau de la vie, le landau de l’humanité. Elles nous créent, nous nourrissent, nous élèvent, sèment des graines empoisonnées dans notre psyché — qui poussent en autant de jolies névroses — et nous imposent notre comportement. À tout âge ; depuis celui où leur secret se révèle à moitié, là-bas au fond de la cour, sous un frisson de jupe lorsqu’elles montent au toboggan, jusqu’à notre mort. On grandit avec ce trésor, obnubilé par la promesse d’un monde délicieux où se cacheraient toutes les réponses de l’Univers. Les plus grands artistes étaient des obsédés, figurez-vous. Ou tous les obsédés sont de grands artistes, je ne sais plus. Elles sont énigme et solution à la fois. Et nous, pauvres fous éperdus ! passons notre temps à leur courir après, à écrire pour elles, à chanter leur beauté et espérer leur attention. Et nous mourons aussi : Jack a bien laissé sa planche à Rose, non ? Tout puissants qu’ils peuvent être — je parle de la fonction — les hommes oublient que les femmes sont celles qui dirigent dans l’ombre. Qu’elles sont au-dessus de tout. Et elles en rigolent, croyez-moi ! Non, vous avez raison, ça ne peut pas être un schéma absolu. L’absolu n’existe pas. Faut que je peaufine. Mais la trame est là, non ? Mouais. Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? C’est ballot. Moi aussi, je les oublie souvent. Et ça me rend dingue, vous voyez. J’ai un trousseau lourd comme une valise mais rien n’y fait. La brosse à dents qui rit 15 On vit dans un monde où le matériel nous aveugle. Sans valeur matérielle, pas de voleurs. Sans voleurs, pas de clés puisque pas de portes — puisque rien à protéger. Vous me suivez ? Ouais, voilà. Il n’y a rien de plus avilissant — et encore, je pèse mes mots — que d’être dépendant des objets. Un morceau de ferraille vous manque, et vous prenez la pluie sur le museau, gonflez d’être trop arrosé. Sans parler de la pneumonie qui guette. Ça fait longtemps que vous êtes là ? Ah quand même ! Personne ne peut vous aider ? Et la concierge ? Si, je vous assure, c’est une femme. C’est bizarre. Vous avez pensé au serrurier ? Bon sang, j’aurais jamais cru que c’était si cher ! Mais bon, c’est une question de patience à présent. Elle va arriver. Espérons avant le déluge ! C’est vrai ? Merci ! (Je rougis, non ?) Si c’est ce que vous voulez… Et puis, je ne vous cache pas que j’aime discuter ; je continue donc. Je ne vous ai pas raconté comment j’ai rencontré Lola ; je suis un peu dispersé parfois — d’ailleurs j’ai eu une scolarité assez difficile. J’avais été invité à l’anniversaire d’un ancien ami un peu par habitude. Vous savez, quand vous ne connaissez quelqu’un que par le passé : le lycée, le job d’été, les vacances communes… Quand vous n’avez que des banalités à échanger. Voilà. De l’amitié par habitude. J’avais longuement hésité. Le début de soirée m’a fait regretter d’être allé dans ce bar faussement tendance. Les relations forcées, les verres qu’on boit pour se donner de la consistance, les manières sociales, le vernis de la réussite, toutes ces conneries de bourgeois… J’étais sur le point de m’enfuir. Au moment de payer mon verre, je me suis ravisé. La barmaid était vraiment trop fascinante pour la laisser là, dans ce trou enfumé et obscur où sa beauté faisait tache. Elle n’était pas très grande — tant mieux, j’ai horreur des grandes — et avait une frange noire qui lui barrait le front. Ses mains étaient pareilles à de petits animaux ; furtives et précises, elles ramassaient les verres comme le ferait un écureuil avec ses noisettes. Et entre son débardeur blanc et son jean, dans cette bande de chair inavouable, je pouvais apercevoir le bout d’un tatouage. J’étais en train de m’interroger sur ce qu’il pouvait représenter, les yeux accrochés à ses reins, quand elle s’est tournée vers moi. La honte. Je déteste les types qui matent les filles comme des morceaux de rumsteck et voilà que ma barmaid m’attrape, hagard et la bave au coin des lèvres, pire que lorsque je copiais en maths. — Je vous sers quelque chose ? La brosse à dents qui rit 16 — Euh… Non merci. Elle avait parlé avec douceur et un petit sourire pour preuve qu’elle n’était pas dupe. Je me suis dit : ne la laisse pas penser n’importe quoi ! Dis quelque chose ! Mais rien. J’ai attendu comme un idiot, cherchant une solution pour rattraper le coup. J’étais figé. Elle est repassée devant moi, bien plus tard, et m’a posé la même question : — Toujours rien ? — Je ne pourrai pas vous raccompagner si je bois trop. Ouais, ça c’est envoyé, Aldo ! Elle a ri et a passé une main provocante dans sa nuque. Enfin, une main que j’ai crue provocante. Parce qu’elle a répondu : — Ça risque de ne pas plaire à mon mec. En pointant, de son petit menton tout rond, le molosse qui filtrait à l’entrée du bar. Au moins cinq cents kilos de muscles, bien au chaud sous une bonne couche de graisse et une peau luisante, tendue, prête à craquer, dure comme du cuir, une peau qu’on pourrait tresser en un martinet gigantesque pour me flageller jusqu’à la fin des temps. — Les blacks, tu sais, c’est pas prêteur. Cette fois je n’étais pas figé : j’étais pétrifié. Quel abruti ! Pourvu qu’elle ne se plaigne pas ! J’aurais voulu me faire invisible et disparaître sans bruit. Elle faisait ses allers et retours, chiffon sur l’épaule, servait en souriant, les cheveux légers ; ne m’accordait plus la moindre attention. Soudain, alors que je noyais mon échec dans un Coca bien frais — je conduisais vraiment — une petite voix a fait dans mon dos : — T’aurais dû voir ta tête ! C’était elle. Elle avait disparu de son comptoir et s’était matérialisée derrière moi. Manteau enfilé, sac à mains sous le bras. Prête à s’envoler. Comme je bégayais dans mes rires gênés, elle a enchaîné : — Il est gay. Je devais avoir oublié mon cerveau à la maison. Au chaud, au fond d’un tiroir. Parce que j’étais perdu. Pouce tourné vers le géant, elle m’a aidé : — Thierry. Il est gay. Vous êtes bien d’accord : j’aurais dû prendre ça pour une invite, au moins à poursuivre la conversation. Au lieu de quoi, un peu soulagé pour mes dents, j’ai rétorqué : — Et alors ? Pas moi. Elle s’est esclaffée. Vous auriez dû l’entendre. Son rire était rond comme ses seins, en total désaccord avec son gabarit de micropuce. Et comme ça, sans rien dire, elle est partie. Je me suis rué à sa poursuite dans le froid et le Paris guilleret des fins de soirée : — Je m’appelle Seb ! — Et lui c’est Thierry ! (Elle était encore plus jolie quand elle souriait) — Et toi ? — Lola. — Pour de vrai ? — Bah pourquoi pas ? — J’en ai jamais rencontré avant. — Faut bien un début à tout ! — Tu fais quelque chose ce soir ? — Bah tu vois, je vais jouer au tennis. Nunuche. Je rentre dormir. Boulot demain. Elle parlait sans manière, sans cette distance insupportable derrière laquelle se cachent toujours les filles que j’aborde. Enfin, je n’en aborde pas tant que ça, mais j’aime bien faire des généralités : ça me donne l’air plus sûr. — J’aimerais te revoir, Lola. — Reviens demain soir ! La brosse à dents qui rit 17 — Non, tu sais bien ce que je veux dire. Pour faire connaissance. — Tu vas bien vite. J’ai pas l’habitude de sortir avec des types qui me matent le cul sans se cacher — ou sans me dire tout de suite qu’il est mignon. — Écoute, je… Je te trouve très jolie. Et fascinante. Elle m’a regardé, a plissé ses petits yeux — quels yeux ! — et penché un peu la tête. Sa nuque s’est à peine découverte, m’offrant une peau fine, douce comme du lait, frémissante sous sa respiration. Peut-être était-ce mon air coincé, voire simplet, qui avait avorté sa réponse. Au lieu de quoi elle a dégluti puis : — On ne m’a jamais dit que j’étais fascinante. — C’est ma technique spéciale. Elle hésitait. A relancé : — T’as un zéro-six, Dom Juan ? — Je l’ai acheté pour attendre ton appel. — N’en fais pas trop, coco. Je vais me raviser. — J’ai la blaguite aiguë quand je ne suis pas serein… Je lui ai griffonné mon numéro sur un bout de papier. Qu’elle a pris et agité avant de déguerpir : — Je vais réfléchir ! — Merci ! Flûte, j’ai oublié de lui proposer de la ramener. — Tu veux que je te ramène ? j’ai tenté. La rue a répondu à sa place en un écho faiblard. J’avais la goutte au nez. La brosse à dents qui rit 18 ¤ — La vie, moi j’te dis, c’est une garce. Le mec était fait, imbibé de patate russe fermentée. Je ne me souviens plus de son prénom. Non pas que j’avais suivi les amis de Noura — et Noura elle-même — dans leur beuverie idiote, mais le gus était tellement inintéressant qu’il ne m’a laissé qu’une vague réminiscence de forme humaine. Me souviens qu’il était au chômage depuis que sa bonne femme l’avait foutu à la porte. Je suis sûr que j’en aurais fait de même. — Ouais. Je n’avais rien trouvé de mieux à dire. Faire semblant, je ne sais pas trop. Alors Gugus s’est senti obligé : — Tu chantes vachement bien, au fait ! C’était la goutte, le vase, le débordement, le poil de cul avant les insultes qui font mal, celles qui touchent au physique (et il y avait de quoi faire), aux fringues, aux mères, celles qui sont douloureuses comme un tacle au genou suivi d’un piétinement de burnes. Je me suis levé et ai pris congé. L’alcool chez les trentenaires dépressifs, c’est à faire une fois. Mais une fois seulement. Noura m’a embrassé comme du bon pain, a bafouillé qu’elle avait été ravie, faut qu’on se revoie bientôt. Moi, j’avais juste envie d’une douche bien chaude. Et d’un bon Jimi. (Hendrix, pour ceux qui croiraient qu’il en existe un autre.) La sauterie avait pourtant bien commencé : l’appartement de la volleyeuse était une bulle où la lumière flottait, dansait, nous enlaçait en nous réchauffant les yeux, petit mais confortable comme le sein d’une femme attentionnée. Les invités étaient affables, ni trop sophistiqués ni trop ploucs. On aurait dit une cérémonie parfaitement réglée ; trois femmes plutôt jolies causant fleurette à trois hommes décontractés. Un bon apéro, un dîner étonnant à base de verrines chics et de trucs en sauce puis une suite chantée à tue-tête. Ouais, braillée. Mais sous les assauts répétés de l’alcool, les langues sont vite devenues alourdies, les corps ralentis et les esprits fluctuants. Quand on est le seul à être sobre, tout nous apparaît avec un ridicule effarant. Les filles, ces déesses envoyées sur Terre pour répandre la grâce et la légèreté, perdent leurs ailes comme leurs coiffures perdent leur structure, ont les traits qui se tirent, la voix qui s’empâte et la finesse qui se dissipe avec le maquillage. Et les hommes en profitent pour mieux s’approcher du règne animal. Tous rient fort avec vulgarité, gonflant la gorge pour bien montrer qu’ils ou elles sont fertiles — et bien décidés à le prouver. Tu vois, moi, je suis architecte. Ouais, j’ai fait quelques trucs dans Paris. Et toi ? Ah oui ? Hmmm. Hmmm. Attends, montre-moi tes seins. Bien. Tu viens chez moi ? Ouais, je tiens bien. L’alcool. Hmmm. Je déteste ça. Le calme de la rue m’a fait du bien. Mais cette fois, je me sentais bien incapable de rentrer à pied. J’ai pris un taxi et m’y suis endormi bien avant d’arriver à destination. Le chauffeur, un Pakistanais moustachu qui regardait sans arrêt ses rétroviseurs, m’a réveillé avec douceur, comme il l’aurait fait avec un enfant. Je l’ai payé plus que nécessaire pour qu’il s’offre une énième babiole à accrocher à son tableau de bord et suis monté chez moi. La brosse à dents qui rit 19 Dans le petit couloir, l’interrupteur me narguait. Combien de fois avait-il cliqué sous les doigts de ma Lola ! Je l’ai regardé, droit dans les yeux, et ai écrasé son gros visage tout rond. Et la lumière fut. Applaudissant le geste. Bien fait ! Devant la porte de l’appartement, je me suis surpris à espérer que quelqu’une se trouve derrière le judas. Quelqu’une d’environ un mètre soixante, brune, souriante, douce et aimante. Quelqu’une qui m’engueulerait à cause de l’heure tardive. Qui se plaindrait d’avoir été seule ce soir. Quelqu’une à qui je rétorquerais, plein de mauvaise foi, que le rôle de la Momonne éplorée ne lui va pas, mais alors pas du tout, et qu’il me sort par les trous. J’ai fermé les yeux, les froissant comme pour les faire entrer dans mon crâne, ai répété deux fois « S’il te plaît, sois revenue », et suis entré. Mon nid était vide et s’en excusait presque. La nuit y avait pris place, bien au chaud, y dormant sans crainte. Pas de ballerines dans l’entrée. Pas de sac à mains ni de clés de voiture. Quant au manteau, je n’en parle même pas — alors pourquoi en parler ? J’ai quand même refermé la porte pour garder les souvenirs. Pour qu’ils ne s’échappent pas eux aussi. Juste pour la nuit. — Seb, il faut que je te dise quelque chose. Elle est en nuisette et fume sous l’arbre, notre arbre, dans le parc d’en face. Il fait grand jour. Un paquet cadeau dans les bras, elle pleure ; le ruban est défait et pend comme un serpent mort. Le vent s’engouffre dans mes cheveux et chante dans ma tête. Je suis pieds nus. L’herbe se faufile entre mes orteils. — Dis-moi, ma puce. Dis-moi tout. Alors elle le dit. Je ne la comprends pas ; Éole s’époumone, couvre sa petite voix. Elle baisse la tête et laisse échapper une larme qui germe au sol en une marguerite timide. Elle ouvre les mains ; lâche le paquet ; il s’envole, virevolte, disparaît dans le ciel uni. Le ruban, léger comme la neige, retombe en silence sur mon épaule. Je le saisis et lorsque je relève les yeux, je vois la petite brune qui s’enfuit au loin. Qui s’enfuit dans ce monde tout vert où la brise couche les brins d’herbe et où les marguerites poussent plus vite qu’ailleurs. Elle est toute petite ma Lola ; minuscule, puis invisible. Elle a laissé une chaussure sous l’arbre. Je pleure aussi. Je pleure même beaucoup. Je pense que je ne m’arrêterai jamais et que j’en mourrai. Je me suis réveillé avec une détresse infinie qui me dévorait la gorge. Je pleurais bruyamment, roulais dans ce lit vide, appelais celle qui le partageait avec moi il y a une éternité. Je déteste quand je fais ce rêve. Toujours le même et je ne peux jamais le changer. J’ai beau me répéter de ne pas regarder le ruban, cette saloperie de ruban brillant, je le fais à chaque fois. Je suis impuissant. Elle s’en va et je n’y peux rien. Le cadeau. Qu’y a-t-il dans ce maudit cadeau ? La brosse à dents qui rit 20 Le matin s’était levé, relançant la boucle infâme toilette-café-bus-boulot-cantine-bussurgelé-dodo. La brosse à dents était toujours là, de plus en plus desséchée. Et pourtant, elle riait. Elle se foutait de moi, de mon immobilisme, de mon apitoiement : — Alors mon grand, on fait quoi aujourd’hui ? — J’en sais rien. — J’ai ma petite idée. — Ah ouais ? Je t’écoute. — Ce sera toujours mieux que de t’entendre pleurnicher. — Ça va, hein, baisse d’un ton ! — Jette-moi. Fais face. Ne vis plus dans les illusions. — Je ne peux pas. — Elle est PARTIE, Sébastien ! PAR-TIE ! Elle ne reviendra pas, tu le sais bien. — FERME-LA ! — Eh bah voilà ! C’est pas si compliqué de reprendre le dessus ! Jette-moi. Je me meurs dans ce gobelet. Tout comme toi, à te complaire dans les regrets. — Je ne m’en sors pas. Je parle même à une saleté de brosse à dents ! Je l’ai regardée, je l’ai défiée. Elle ne s’est pas défilée. Alors je l’ai attrapée par la peau du manche. Elle était rêche et ses poils drus comme ceux de son cousin, le balai à chiottes. Elle n’a rien dit cette fois. J’ai voulu la jeter, la faire disparaître dans la puanteur de ma poubelle, mais en ai finalement décidé autrement. Je ne pouvais pas l’imaginer pourrir dans la merde de mon voisin. Cette séparation ne trouverait de repos que lorsque j’aurais revu Lola pour la dernière fois. Pour lui rendre sa foutue brosse à dents. Elle en ferait bien ce qu’elle voudrait. La brosse à dents qui rit 21 ¤ Je tremblais comme un ado qui va faire sa proposition. J’avais ruminé ce que j’allais dire, évalué la pertinence de mes réflexions, jaugé mon séductomètre : il était pas loin du zéro absolu. Je ne suis pas vraiment le genre de type qui fait papillonner les filles, voyez-vous. Ça m’ennuie mais c’est comme ça. Donc je compense. Je planifie. Si je lui dis ça, elle va me répondre ci. Ce genre de trucs. Le matin, en allumant mon téléphone, j’avais trouvé un message sur mon répondeur. Reçu-aujourd’hui-à-zéro heure-quarante-sept. Des bruits de rue, le vent, un filet de voix, lointain, un klaxon, encore plus lointain, le clapet fermé. Fin du message. Numéro : inconnu. En temps normal j’aurais laissé filer mais là… Ce petit morceau de voix… Se pourrait-il que… Et l’espoir. Un truc insensé qui gonflait dans mon ventre et colorait tout en bleu. Et si c’était elle ? Non, impossible… Quoique… Allez. Zéro-six-sept-deux… Et si… Le combiné à l’oreille, je comptais les secondes avant catastrophe. Une sonnerie. Chaud aux joues. Deux sonneries, ma gorge se serre. Trois. Mon cœur voudrait se défaire du thorax qui le comprime. Quatre. Ne réponds pas, s’il te plaît, ne réponds pas. Cinquième et dernière ; répondeur. C’est elle. C’est bien elle. Elle m’a appelé ! Sa voix n’a pas changé. Je l’imagine relever une mèche de son front en enregistrant son annonce : « Bonjour, c’est bien moi. Laissez un message, je l’écouterai peut-être ! » Le bip me dit qu’il tend l’oreille. Assure. « Bonjour Lola, c’est Sébastien, je ne sais pas si tu te rappelles de moi… » Nul. Elle t’a téléphoné cette nuit, abruti. Le coup du type pas sûr de lui, c’est vraiment nul. Lola c’est le genre de fille qui aime les hommes, les vrais. Bombe le torse, tocard. « Je te rappelle comme promis. T’aurais pu me laisser un message hein, ça t’aurait pas coûté beaucoup plus cher ! Bon, je voulais savoir… ça te dirait, un de ces jours, n’importe lequel, qu’on se revoie pour boire un verre… Mais ailleurs qu’au Murphy’s, hein ! » Les blagues ratées, t’es obligé ? « T’as mon numéro, je te promets que j’éteindrai plus jamais mon téléphone. A bientôt j’espère. » Et je ne sais pas pourquoi, comme ça, comme on éternue, j’ajoute avant de raccrocher : « Ah, au fait, j’espère que je ne t’ai pas réveillée ! Bye. » La brosse à dents qui rit 22 Je savais qu’elle bossait tard le soir au Murphy’s Bar et qu’elle se levait tôt le matin. Pour les études, j’aurais parié. Puisque j’avais appelé en fin d’après-midi, j’ai eu l’angoisse de la déranger pendant son repos. C’était sincère. J’ai attendu deux longs jours avant d’avoir de ses nouvelles. Elle m’a rappelé un soir — je vous jure, une vraie chauve-souris celle-là — pendant que je me débattais avec le sachet d’un poisson surgelé — ouais, ceux qu’on n’arrive pas à ouvrir sans mettre du jus partout. Les doigts brûlés, les jurons aux lèvres, j’ai décroché : — Ouais ? Pas de réponse. J’ai insisté : — Allô ? — Je ne pensais pas que mon appel t’ennuierait autant que ça ! Pas facile de décrire ce que mon ventre a fait à l’instant où j’ai reconnu la voix. Il s’est tordu, noué, figé, tout ce que vous voulez. J’étais pas prêt. — Euh, non non, pas du tout ! — Tu fais à manger ? — Comment tu sais ? — Les mecs ont toujours cet air complètement débordé quand ils cuisinent. — Je fais pas la cuisine, je décongèle. — C’est déjà bien assez complexe comme ça. Elle était si nature ! Un peu moqueuse mais pas méprisante. J’étais accroché au combiné, voulais en extirper la petite brune à l’autre bout en l’attrapant par les mots qu’elle m’envoyait ; j’ai oublié le stress, mon apparence, l’effet que je lui faisais, et me suis mis à lui parler comme à mon pote de toujours : — Tu fais mieux, toi, peut-être, Madame Je-sais-tout-sur-les-hommes ? — Bah justement, ça te dit de faire critique culinaire ? Moi, abruti : — …? Elle, pour m’aider un peu : — Critique culinaire d’un truc que je te cuisinerais, par exemple. J’y croyais pas. Et elle m’avait dit rapide en besogne ! Elle a continué : — Mais t’enflamme pas, non plus. Je t’emmène juste dans un resto japonais où on cuisine soi-même ce qu’on mange. — Ah bon, je croyais que tu me prenais pour un mec facile ! — Samedi, ça te va ? Les potes, ça vaut pas une fille de cette trempe-là. Samedi c’est vraiment trop bête mais, pour la soirée jeux vidéo, je serai malade. Désolé les gars — ouais, une vilaine grippe. — Parfait. Quelle heure ? — On dit vingt heures ? À Montparnasse ? — Super. Vous imaginez la scène ? Le poisson refroidi au bout des doigts, le téléphone dans les autres, j’avais l’air béat de celui à qui on annonce qu’il a gagné au loto. Dieu que j’étais content ! J’ai passé un coup de fil à Adi, mon colocataire, et l’ai nargué : — Samedi soir, j’ai rendez-vous ! — T’es génial. Je vais pouvoir amener Cécile à l’appart’. En fait, je ne l’ai pas nargué tant que ça. La brosse à dents qui rit 23 ¤ — — — — — Hé, ça va ? … Monsieur ? … HÉ MEC ?! Bordel c’est pas vrai, qu’est-ce qu’il me fait, celui-là ? Il me répond plus. Il bave, en plus ! Merde, il tremble de partout ! JE FAIS QUOI MOI ? Je suis pas secouriste ! C’est à peine si j’ai le truc de formation aux premiers gestes ! C’est plus facile avec un mannequin ! — Monsieur, vous m’entendez ? Et j’ai plus de téléphone ! Putain ! Le sien… oui, dans cette poche… ah, voilà ! Vite… — Allô ? Oui, je suis au cinq ter rue de Perpignan ! Il y a un type, là, je parlais avec lui et il s’est mis à trembler ! Il bave et ne répond pas ! Non, je ne le connais pas ! D’accord. Grouillez-vous, je ne sais pas quoi faire ! Je suis dans la rue, sous la pluie, un inconnu cardiaque ou drogué ou épileptique ou peutêtre pire encore dans les bras, et je ne sais pas quoi faire pour lui éviter de me claquer dans les doigts à part le surveiller comme on me l’a gentiment conseillé. Il est tout rouge et tout crispé, arqué en arrière, la tête rejetée comme s’il voulait se la décrocher, les yeux retournés dans son cerveau pour mieux voir ce qui s’y passe et il se pisse dessus. On va m’accuser. Me soupçonner d’empoisonnement. Je vais aller en taule. Lola aura honte de moi et je ne pourrai jamais lui rendre sa brosse à dents qui me fait mal, là, coincée dans les plis de mon jean. Et ma mère ? Que va dire ma pauvre mère ? Ça la tuera, c’est sûr ! Mon fils ! Un meurtrier ! Ah ! Je me meurs ! Un meurtrier ! Je me vois au tribunal, amaigri, pâlichon, tête baissée et épaules rentrées, menottes aux poignets, devant faire face aux journalistes qui me mitraillent et me flashent de questions obscènes, d’affirmations vicelardes, de formulations vendeuses, reprenant les surnoms que la vox populi m’a donnés, des titres racoleurs comme « L’assassin du 5 ter » ou « Le banquier qui ne fait pas crédit ». Et après une éternité remplie de tatouages, d’images de prison et de viols dans la douche, les pompiers arrivent enfin. Toutes sirènes dehors et le rouge flamboyant. La lumière bleue fait des pirouettes sur les murs. Ils descendent de leur beau camion. Ils sont quatre : deux qui sortent de l’arrière, chargés de matériel, et deux qui claquent les portières avant. J’ai la lucidité de penser que je ne comprendrai jamais le fantasme du sapeur partagé par toutes les nanas de la Terre. Hé, ils ont l’air un peu concon, quand même, dans leur pantalon bouffant et leurs rangers cirées, le tout relevé d’un joli pull-over à grosses mailles, les sans-cheveux ! Le chef, à en croire son âge — faut dire que les autres sont à peine pubères — s’approche, assuré : — Bonjour Monsieur. Ça fait longtemps qu’il est comme ça ? — Depuis que je vous ai appelés ! — Bien, dit-il en se penchant vers mon amidonné. Ils me demandent de leur laisser un peu de place ; je la leur concède avec soulagement : je déteste tout ce qui s’approche de la maladie, de l’hôpital et autres fluides dégueulasses. Là, pour le coup, je suis servi. Ils m’interrogent : La brosse à dents qui rit 24 — Vous êtes de la famille ? — Non, je viens de le rencontrer. — Vous connaissez son nom ? Aucune idée, of course. Le portefeuille parle à ma place. Bien entouré, le raidi se calme. Il ne tremble plus. Il se réveille doucement en position latérale de sécurité — j’ai encore quelques restes —, sous une couverture de survie, un masque sur le nez. De l’oxygène, j’imagine. Ou alors de la drogue. Pour qu’il ne souffre plus. De la drogue pour le maintenir endormi et lui prélever un rein, ou ses yeux, ou pire, un bout de foie. Je suis témoin d’un affreux trafic d’organes. C’est horrible. Je dois agir. Des millions de vies dépendent de moi. Il essaye de dire quelque chose mais ça reste coincé dans sa bouche. On le met sur le brancard, l’enfourne dans le camion. Le conducteur passe la tête par la fenêtre et me lance avant même que je bouge l’auriculaire : — On l’emmène à l’Hôpital Intercommunal. Pris de court, je ne sais pas vraiment que répondre à ça. Alors je réponds : — D’accord ! Même les hôpitaux intercommunaux trempent dans les magouilles. On n’est plus en sécurité nulle part. Pauvre type. J’espère que ce n’est pas trop grave. Je me suis assis sous le porche, encore, et j’attends ; encore. Je n’ai jamais eu les clés de l’appartement de Lola : nous passions la plupart du temps chez moi depuis qu’Adi (mon colocataire, merci de suivre) s’était évaporé sur la côte Atlantique avec sa polonaise de gonzesse. Ça laissait plus de place à la coloc de ma petite brune et tout le monde était content. Je suis rarement venu ici mais je me souviens très bien des lieux. L’immeuble est une de ces vieilles bâtisses fatiguées d’après-guerre, aux façades poussiéreuses et délavées. La porte d’entrée, en bois craquelé, grince comme le faisait celle de mon école primaire. Dans l’entrée tout de suite à droite sont accrochées les boîtes aux lettres tordues, maintenues fermées par des serrures déglinguées. Le carrelage au sol est défoncé, tout lisse ; il y pousse des pots en plastique et des plantes vertes bien entretenues. Les peintures sont écaillées et laissent émerger, de ci de là, quelques interrupteurs vieux comme l’ascenseur. Je n’ai jamais risqué ma vie à allumer la lumière ici, de peur de me faire roussir par deux cent vingt volts taquins, pas plus que je ne suis monté dans la boîte qui grimpe : j’ai horreur des ascenseurs. Saletés de cercueils suspendus. C’est pire que l’avion. Dans un coucou, si tu tombes, en plus de la ceinture il te reste encore une petite chance pour que le type aux commandes puisse redresser ; dans l’ascenseur, t’es mort. Surtout si le câble lâche juste avant d’arriver chez Lola, au cinquième. Dans la cage d’escalier ça sent le vernis et la pierre humide — sans oublier les odeurs diverses et variées qui s’échappent de chez la concierge. J’ai croisé la bonne femme une seule fois — donc une fois de trop. Un vrai cliché que même quand tu la vois t’y crois pas. Ce qui m’a tout de suite marqué, c’est son tablier. Bleu marine avec plein de petites fleurs blanches. D’un goût sans égal ; même les charentaises, au bout de ses grosses chaussettes blanches, ne sont pas à ce niveau de mocheté. Tout juste à celui de son visage, collé sur la grosse tête d’un corps trapu et sans forme. En général, j’aime bien les gens. Mais la concierge, là, c’est pas un gens. C’est un monstre moustachu, poilu, plein de varices, l’haleine qui décolle le papier peint, les cheveux tellement gras qu’ils s’auto-nourrissent et la gentillesse bien au fond de sa poche, recouverte d’un beau mouchoir tout morveux. Ah, j’oubliais la bosse dans le dos et les seins en genouillères. La brosse à dents qui rit 25 D’accord, je n’avais pas retenu la porte, d’accord, ça avait fait un boucan du diable. Mais enfin, faut pas pousser, elle avait surgi dans le couloir, rouge comme un gros furoncle, la fumée sortant de ses trous de nez, en hurlant : — Mais bon Dieu, vous savez pas lire ? Faut re-te-nir la porte, mon vieux, hein ! Je m’étais excusé, naturellement, mais elle ne m’écoutait déjà plus, toute occupée qu’elle était de pester en examinant les gonds : — On voit que c’est pas lui qui paye le serrurier, hein ! Après tout ce que je fais ! Je me brise les reins ici ! Ah, c’est comme les boîtes… Délinquants, tous des délinquants… Lumière éteinte, la montée des escaliers avec sa voix dans mon dos a été responsable de quelques cauchemars pas piqués des hannetons. Une nuit, même, la grosse a réussi à me choper. Ses dents avaient poussé et sa peau était recouverte de pustules contagieuses. Elle m’a attrapé la cheville puis s’est hissée à ma hauteur, tout en exhalant vert et chaud. Très vert et très chaud. D’une main froide et visqueuse comme une escalope de veau — crue —, elle a m’a lentement étranglé. Elle m’a dit : « Il faut HUILER LES GONDS ! Il faut de l’huile ! DÉLINQUANT ! » tout en essorant ses cheveux gras sur mon visage. DE L’HUILE ! DÉLINQUANT ! Le lendemain matin, j’ai décidé de ne plus jamais manger de fruits avant de me coucher. Il est presque dix-neuf heures. Lola ne devrait plus tarder. Je pensais qu’elle ne travaillait pas aujourd’hui mais elle ne répond pas à l’interphone. Donc j’attends. La brosse à dents aussi. Mon téléphone sonne dans ma poche. Attends, ça peut pas être le mien ! Quel neuneu ! J’ai pas rendu son portable au tétanisé de tout à l’heure ! J’ouvre le clapet et lis quatre lettres, quatre minuscules lettres en pixels qui me glacent le sang : Lola Ce serait presque supportable si un SMS ne disait pas, juste après : Je ne rentre pas tout de suite. Ne m’attends pas. Maintenant c’est fait. Je suis mort. La brosse à dents qui rit 26 ¤ Quand j’étais petit, j’avais une lubie. Enfin, deux. La première, c’était de découvrir le secret du mouvement perpétuel. Du haut de mes dix ans j’étais persuadé — là où toute la physique est sur les genoux depuis des décennies — être capable de mettre à jour une machine qui défierait les lois établies. J’en ai fabriqué des saloperies ! Trois bouts de ficelles, un peu de fil de fer, deux-trois billes de plomb et roule ma poule : à moi le Prix Nobel ! Ça n’a jamais marché mais j’ai persévéré. Il y a des choses qui paraissent évidentes, limpides, comme la lumière qui nous fait voir ou l’air qui nous fait vivre ; chez moi, c’était ce stupide mouvement perpétuel. Il existait et je le prouverais. Un peu plus tard, j’ai compris que la notion de perpétuité est absurde. Qu’elle implique des échelles, des référentiels bien trop humains pour être universels. Le temps, qui est nécessaire pour dire « toujours », n’existe pas, c’est bien connu. Quand on sait que la physique que nous connaissons disparaît dans l’infiniment petit, on se doit de supposer qu’elle n’est pas non plus celle de l’infiniment grand. Et encore une fois, ces infinis ne le sont qu’à notre échelle. Nous sommes bien trop limités pour pouvoir tout comprendre. Bref, j’ai arrêté de penser à tout ça. C’était fatigant et j’avais d’autres choses à faire — comme jouer à la Playstation. Ma deuxième lubie, elle, est encore tenace. Un jour, j’ai dit à mon grand-père que je découvrirais des extraterrestres. Il a fait semblant de me considérer avec le plus grand sérieux : — Je te le souhaite, mon petit-fils. (Je détestais quand il m’appelait « Mon fils » et il se gardait bien, pour éviter toute réflexion de ma part, de retomber dans ses travers.) Bien sûr, il a pensé que c’étaient des conneries de gosse. Mais il a fait semblant. Je crois que ça fait du bien d’être conforté dans ce qu’on pense marmot, même si on le pense avec une toute petite tête. Ça nous aide à grandir et à nous accepter. Parce que dans la vie on est seul ; et mieux vaut se faire à l’idée. Ça s’agite tout autour, la famille, les amis, les collègues, la société et tout le pataquès. Mais au final, quand on a enlevé les faux-semblants, les faux copains, les vrais cons et les vraies ex, quand on s’épluche jusqu’à ne plus avoir qu’une seule couche de peau, il ne reste plus rien à part soi-même. Autant c’est facile de s’engueuler avec quelqu’un d’autre, autant se faire la tronche tout seul, c’est ingérable. Mon grand-père devait savoir tout ça. Dingue. Je n’y crois plus trop mais je rêve encore secrètement des E.T. Pour rester dans la science de bas étage — la seule qui me soit accessible —, il est tout bonnement impossible que nous soyons les seuls trucs vivants de l’univers. Je me fous de la forme ; éthers, minéraux, végétaux, ondes, bactéries, monstres à antennes ou araignées de silice, peu importe. Il y a quelque chose ailleurs. Tant mieux si ce quelque chose est petit, gris, avec un encéphale surdimensionné et des yeux tout noirs. Tant mieux si ça traverse les galaxies comme on prend le bus, si c’est télépathe, si ça se déplace en vaisseau de la mort qui tue, en soucoupe volante, en laser télétransporteur, habillé de combinaisons brillantes ; ce serait tellement plus marrant ! Et même, tant mieux si c’est méchant : ce serait bien la seule solution pour que l’humanité se sente unie, après tout. Pourquoi les petits hommes verts ne réussiraient-ils pas là où les religions ont échoué ? En attendant une éventuelle menace venue de là-haut, je nous regarde nous détruire. Les larmes aux yeux et un arrière-goût désagréable qui traîne, l’air de rien, comme la fatalité sur La brosse à dents qui rit 27 mes épaules. Je suis passé, bien sûr, par tous les stades idéologiques, clichés qu’on regarde plus tard, nostalgique, comme autant de vieilles photos larmoyantes : anar au lycée, gauchiste à la fac puis aspirant humanitaire, idéaliste en début de carrière, salarié broyé et résigné juste après. On croit toujours pouvoir changer le système, au début. Tout détruire pour mieux rebâtir, ce genre de bobards. On croit que le Monde nous attend, que si ça ne s’améliore pas, c’est parce que les gens en place n’ont eux-mêmes pas la volonté de changer. Conneries, oui. L’homme est beau sur le papier mais son monde est un vieillard sans dents, cupide et belliqueux. Et les fontaines de jouvence sont taries depuis bien longtemps. En vrai l’homme est égoïste et se sert de son voisin. Une belle idée reste une belle idée. La réalité ne pense pas : elle exécute. Même des enfants. La réalité, c’est moi, c’est vous, c’est nous tous. On s’indigne, on signe des pétitions, on a des principes qu’on défend simplement parce qu’on y croit et on se contente de la médiocrité dans laquelle on baigne depuis toujours. Mais au fond, on n’y peut rien et ça nous va. J’entends souvent dire que de petites actions, même insignifiantes, si elles sont nombreuses, peuvent faire plier la réalité. Que faire le bien autour de soi, au bout du compte, ça payerait forcément. Je pense qu’avant que le monde soit présentable avec cette méthode-là, le soleil sera déjà mort et enterré. Faudrait tout brûler. Il y a bien trop de cons qui décident à notre place. Pourtant, malgré l’évidente noirceur qui m’entoure, qui m’éteint peu à peu, qui prend racine au plus profond de mon être, je crois qu’on s’en sortira. J’espère. Je suis juste abattu devant la charge de boulot qui nous attend (mais j’ai jamais été un gros bosseur). C’est moche, à tout juste vingt-six ans. Les grands discours à propos des choses qui m’échappent — comme la religion, la géopolitique ou la sociologie, par exemple — ça va quand je suis tout seul dans mon lit. Histoire de me donner des allures de grand philosophe, en plus de lutter contre l’ennui. Mais bon, on va pas se voiler la face : tout ce qui m’entoure m’échappe ; parfois même moi, je m’échappe. Et je ne suis pas toujours facile à retrouver. Je pense que c’est pour tout le monde pareil ; chacun d’entre nous se ment, se dit qu’il y a bien certains trucs, quand même, qu’il contrôle. Faux. Je n’ai d’emprise sur rien et n’ai jamais connu personne m’ayant prouvé le contraire. Même pas Lola : après tout, elle s’est tirée. Même pas ma famille : père, mère, frérot, notre histoire se résume à un malentendu. Rien eu à faire, on était comme programmés pour se rater. Il fut un temps où je me disais que tout ce qui m’arrivait n’était dû qu’à mes propres choix. J’étais tellement à côté de la plaque ! Toutes les décisions que j’ai prises — et que je prends encore — ont été ou sont influencées par les autres. J’ai été façonné par mes parents puis par la société ; j’existe seulement par et grâce à eux : le bien, le mal, ce qu’il faut faire ou ne pas faire, les études, le boulot, toutes ces choses qui font un individu et le privent de son intégrité. Alors je lutte, je m’accroche, j’essaye de trouver ma place dans ce monde qui se cherche un sens, une raison d’être, une idée de ce qu’il voudrait faire plus tard quand il sera grand. Le monde est un adolescent peu concerné par son avenir ; et moi, sa copine éplorée. Lola, elle, pensait autrement. Pour elle, la vie est faite de pleins et de vides — ce qui est beaucoup plus simple, il est vrai. Pour elle, l’être humain court dans tous les sens, petit moucheron sous la lumière, essayant de corriger son imperfection grâce à l’autre. Elle était arrivée à la conclusion que tout ce qui lui manquait s’était matérialisé en moi. J’avais été touché par cette remarque avant d’en être effrayé. Ça en fait des responsabilités, combleur de vide ! Contrairement au poinçonneur des Lilas, moi, les p’tits trous, je les bouchais. Et quand j’en ratais, ils étaient comme autant de plaies d’où elle saignait. J’ai dû me relâcher sur la fin. La brosse à dents qui rit 28 ¤ Comment a-t-elle pu me faire ça ? Après tout ce qu’elle m’a dit ? La garce, elle se remet bien vite ! Trois mois ! Trois mois pendant lesquels je suis plus bas que terre, trois mois de pénitence, trois mois au bout desquels je suis fatigué, épuisé, marchant sans but et vivant sans vie. Je me sens trahi. Pire, poignardé. Dans le dos. Des amoureux, ce ne sont que des amis améliorés. Aboutis. Les meilleurs du monde, non ? Comment peut-on oublier ça un jour ? Pourquoi s’est-elle déjà consolée dans les bras de ce grand con de blond qui bave ? J’aurais dû le laisser caner ! En plus il avait tout plein de poils sur les doigts ! Sale con ! Si c’était juste une question de tendresse, elle aurait dû m’appeler ! Je lui en aurais fait moi, des câlins de bon copain ! J’aurais séché ses larmes, lui aurais préparé à manger, l’aurais écoutée des nuits entières, même, si j’avais dû ! Si j’avais pu… Merde ! Alors c’est comme ça ? On se trompe, on recommence et on oublie ? Je suis quoi, moi, là-dedans ? Lola, je suis quoi ? Un ex ? Un bon, un mauvais souvenir ? Un truc inavouable ? Une connaissance, un type à qui tu enverras tes faire-part et les photos de tes gosses ? T’as tout foutu en l’air, miss, t’as tout foutu en l’air avec tes yeux à qui on pardonnerait n’importe quoi et tes nichons qui feraient presque oublier de respirer. Je te hais. Je suis dans le métro. Il est aussi bruyant que je suis vide. Il essaye de me secouer, histoire de faire remonter un peu la pulpe. Mais je n’en ai plus. Je me suis trompé. Je lui ai prêté, à elle, bien plus de qualités qu’elle n’en a réellement. Ce qu’elle m’a fait, là, m’a ramené à la réalité. Toujours cette putain de réalité. Je suis seul. Définitivement. Le soleil m’accueille et m’encourage. L’air du métro s’échappe, libéré, heureux de retrouver son milieu naturel. Je grimpe les marches trois par trois et cours à en perdre haleine. J’ai déjà tout perdu, de toute façon. Mes larmes coulent à l’horizontale, me bouchent les oreilles. Mes foulées résonnent dans mon crâne, dans mes dents serrées, dans ma bouche crispée. Je vois flou mais ça ne fait rien : je ne veux plus rien savoir de ce monde. Qu’il reste au-dehors. C’est étrange, mon cœur bat encore. Ça doit être l’habitude. Ou l’écho d’une vie déjà lointaine. La brosse à dents qui rit 29 L’Hôpital Intercommunal m’attendait. Il est là, fier, provocant, et me sourit de toutes ses grilles. J’entre. À l’accueil, la dame me regarde avec des yeux plus ronds que son cul. Je ne lui laisse pas le temps de parler : les urgences, vite. Le grand panneau est rouge et saigne dans la nuit. Le mot URGENCES s’y découpe, agressif, prévenant le voyageur imprudent que je suis : Prends garde, étranger, tu pénètres mes terres. Baisse les yeux, crétin. Je suis pas d’humeur. — Vous êtes de la famille ? me demande l’infirmière. — On peut dire ça. Je suis un ami. On partage tout. Elle me croit. Bien sûr, qu’elle me croit ! Je pleure, je suis essoufflé, mal fagoté et impatient. Pour faire complet, je parle fort. Avec de grands gestes. Peut-être que j’ai l’air d’un type en manque qu’il ne faut pas contrarier. — Très bien, je vais voir le médecin. Attendez-moi là, s’il vous plaît. Elle est jolie. Et gentille. L’âge de ma cousine. Le doc me dit qu’il va mieux. Que « Monsieur Durieux » va mieux. Une bête crise d’épilepsie : manque de sommeil, traitement mal suivi. Évidemment, manque de sommeil ! L’est pas avare en câlins, ma Lola ! Docteur Machin est sympa. Il est fatigué mais c’est bien normal quand on est médecin aux urgences. Faut voir le bordel, dans la salle d’attente. Ça râle, ça piaille, ça gémit, ça gesticule, ça pleure, ça tousse, les gens se lèvent, s’assoient, téléphonent, interceptent tout ce qui a une blouse blanche ou des sabots colorés et lui, Docteur Truc, reste calme. Même quand le SAMU arrive en chantant, un patient mort — ou presque — sur son brancard. — Nous allons garder Monsieur Durieux pour la nuit. Il n’est pas en état de rentrer chez lui tout de suite. Chez Lola, mec. — Je peux le voir un instant ? je demande, sincère. — Deux minutes, alors. Il me sourit et je me rends compte qu’il est plus jeune que ses cernes voudraient le faire croire. Sa blouse est ouverte sur un pyjama bleu au col détendu, d’où frisent quelques poils. Sa démarche est nonchalante. Habituée à la cour des miracles autant que je me sens mal à l’aise. Ça pue ici. Et les néons font mal. Le doc me guide entre les éclopés, les clodos, les tousseurs, les cracheurs, les mourants et les pieds à perfusion, jusqu’à mon épileptique. Il nous laisse et tire le rideau en plastique qui me rappelle, sans que je n’y aie jamais mis les pieds, un décor de campagne Albanaise des années soixante. Il est dans le coaltar, le Durieux ! Quand je l’appelle il ouvre les yeux, tente un : — Qu’est-ce que vous faites là ? Auquel je réponds en lui tendant son téléphone : — Vous avez oublié ça tout à l’heure. Il ne devrait pas — en tout cas, pas pour ça — mais il s’excuse. — Je peux savoir un truc ? (J’ai durci le ton). — Quoi ? — Ton prénom. Il me regarde, surpris ; il voudrait avoir l’esprit clair mais le coton est trop épais. — Pascal. La brosse à dents qui rit 30 Je suis déçu. Je m’attendais à… quoi, Steve ? Jimmy ? Kevin ? Un truc américain qui pète, qui irait avec son air de pousseur de fonte ? Peu importe. — Pourquoi tu ne m’as rien dit ? — À propos de quoi ? Attends, là, je comprends rien. — De Lola. Il soupire. Ferme les yeux, inspire. Il a compris et va s’expliquer. — Écoute, c’est pas ce que tu crois. — Ah ouais ? Et je crois quoi ? Que t’attendais les clés de ton appart’, qui s’avère être celui de Lola ? Qu’elle arrête pas de t’appeler depuis tout à l’heure ? Qu’elle doit s’énerver, s’inquiéter, même, de ne pas pouvoir te joindre ? — Vous êtes séparés. Elle fait ce qu’elle veut, hein ! — C’est pas la question. T’existes pas. Elle et moi c’est autre chose que votre plan cul. C’est juste que tu m’as bien laissé débiter toutes mes conneries tout à l’heure ! — Je t’ai rien demandé ! Tu voulais que je fasse quoi ? J’avais pas envie de me faire péter la gueule ! Son rire se fout de moi. Je me vois arracher sa tubulure et lui refaire la mâchoire. La lui refaire POING par POING. Respire. Calme-toi. Tu es à la plage. Aux Seychelles. Ouais, aux Seychelles. Il fait si chaud que tu n’as pas besoin de t’essuyer en sortant de l’eau. Le sable t’éblouit. Lola te sourit. Topless. Entre ses seins, l’univers. Non. Tu ne vois pas l’ombre qui s’étend. Qui recouvre sa peau. Non. Une main velue. Le ciel ! regarde le ciel ! Non, pas la main ! Pas cette main dégueulasse. Lola ! Non, pas la main ! Pascal est allongé là, sous mes yeux, dans sa tunique de malade, le teint pâle et les gestes faibles ; il est le cadavre de mon histoire avec Lola. J’aimerais savoir ce qu’il a de plus que moi mais j’abandonne l’idée : il est juste différent. Je suis venu pour regagner mon territoire, pour affronter celui qui m’en a chassé mais je me dégonfle. C’est inutile. Mon esprit se vide aussi vite qu’une baignoire sans bonde. Je suis las. Je rassemble mes dernières forces et souffle : — Excuse-moi. Je pose le téléphone sur les draps et tourne les talons. J’ouvre le rideau et pense « Rends-la heureuse. ». Je sors, ferme le rideau et entends : — Seb, mais qu’est-ce que tu croyais ? C’est vrai. Je croyais. Avant. La brosse à dents qui rit 31 ¤ Le japonais était très sympa. Un petit resto où on s’amuse à jeter les aliments sur une plaque chauffante incrustée au milieu de la table. Rigolo. Un premier rendez-vous, ça a toujours une saveur particulière. On essaye d’avoir l’air naturel tout en voulant se montrer sous son meilleur profil. On se jauge, on parle de tout en faisant gaffe à la faute impardonnable — une blague sur les écoles d’art, par exemple, qui me fait apprendre, un peu trop tard, qu’elle voudrait devenir peintre. Quand je lui ai demandé ce qui l’a décidée à me rappeler, elle m’a répondu : — Ta question. — Quelle question ? — T’as eu peur de me réveiller. J’ai trouvé ça mignon. Je me suis dit, je m’en souviens bien, que j’avais un don. Il ne m’a pas vraiment servi puisque je l’ai ramenée chez elle avec une bise comme tout remerciement. Ce soir je crois qu’on y est. Mon appartement somnole et les bougies sont fatiguées mais pas nous. Le repas que j’ai préparé n’était pas fameux et alors ? comme elle me l’a si bien dit, c’est l’intention qui compte. Je voulais lui prouver que je sais cuisiner. C’est raté. Elle comprend juste que j’ai besoin de quelqu’un si je veux me sortir des plats tout faits et des conserves imbouffables. Je la regarde boire son thé et je vois ses yeux briller juste au-dessus de sa tasse fumante. Ils sont couverts de pépites de lumière. Elle a fait un brushing et mis un peu de fard sur ses paupières ; ça la rend encore plus magnétique que l’autre fois. Je ne peux plus m’échapper. Le froid est resté à ma porte, dans le brouillard du soir ; elle, a enlevé son gilet et découvert ses épaules. Le tissu tombe et se retient : il ne lâchera prise que sous mes doigts. Nous sommes assis dans mon canapé, côte à côte, muets comme pour protéger ce moment délicieux et ne pas réveiller la poésie qui dort ici. Tout a été dit ; maintenant, il faut vivre. Ces minutes sont une éternité de douceur qu’il ne faut surtout pas effaroucher. La musique vient de loin. De très loin. Plus rien n’a d’importance à part cette peau qui m’appelle. Je prends une main. Doucement. Regarde ses doigts ; ils sont fins, parfaits. Une bague scintille pour m’encourager alors je continue. Je dois continuer. Sous mes lèvres électriques, la peau est de la soie, un nectar sucré que je boirais jusqu’à plus soif, un parfum entêtant qui me promet des jardins luxuriants, des fleurs de toutes les couleurs, des ruisseaux de cristal et des siestes à l’abri de la forêt. Je monte, tout doucement, escalade le poignet, le bras et l’épaule, à coups de baisers plus doux que des plumes. Arrivé dans le creux du cou, dans cette vallée battante d’émoi, je perds toute retenue. J’abandonne. Je ne pense plus à rien ; je ne pense plus qu’à elle, ma belle, qui s’offre doucement à moi. Elle s’est débarrassée de sa tasse depuis bien longtemps pour mieux passer ses ongles dans mes cheveux. C’est doux, puis vigoureux, hésitant, doux à nouveau. C’est un langage tout en caresses, en griffures, un langage qui dit oui, puis non, enfin peut-être que si. Je suis accroché à une oreille à présent. Par le lobe. Je mordille ce petit bout de chair tendre, faisant frissonner le joli corps auquel il est relié. Si je relâche ma prise, elle me La brosse à dents qui rit 32 demande de ne pas baisser la vigilance ; si je mords un peu plus fort, elle voudrait se défaire de moi, de ma respiration, de la chaleur de ma langue qui s’aventure plus avant. Je souffle, elle souffle. Nos voix s’enfuient, de temps à autre, en de petites explosions incompréhensibles. Nous sommes suspendus à l’éternité. Tout est suggéré mais j’ai encore cette boule au ventre qui me dit que, peut-être, je m’égare. Que rien n’est jamais sûr. Est-ce que… ? Elle m’embrasse. C’est agréable. C’est même délicieux. Elle a à peine sorti sa langue et pourtant, je le sais déjà : il n’existe rien de plus savoureux au monde. Mes mains glissent dans sa nuque ; elle se tourne vers moi, s’appuie à l’accoudoir. Ses jambes se sont ouvertes et je m’y suis glissé ; elles se resserrent ensuite pour m’empêcher de changer d’avis. Sur mon torse s’écrasent deux pamplemousses tendres et je sens, malgré nos pulls encombrants, les baleines du soutien-gorge ; je l’imagine noir, noir avec un peu de dentelle, noir comme des yeux de chat, noir comme le tourbillon qui m’aspire, qui me chahute, qui me dévore. Nos jeans sont trop serrés. Le mien, surtout. Elle le sent, soulage les premiers boutons. Ses mains, posées sur mon ventre, sont impatientes mais savourent le supplice qui dure. Ça me rend fou. Je me perds sur ses cuisses et imagine les toucher sans le coton qui les colle, dernier rempart à la fusion, exaspérante carapace de tissu bleu. Tout le reste n’est qu’effeuillage. Une à une, les épaisseurs fondent et se répandent au sol, pareilles à des flaques de tissu. Le soutien-gorge est noir. La culotte est noire. Mes joues sont rouges. Puis je la vois nue et c’est encore plus beau que tout ce que j’ai imaginé. Son corps n’est que rondeurs, vallons, failles et îlots, il n’est que perfection, il est rosé, sucré, soyeux. Elle est sur le dos, auréolée de ses cheveux détachés, posés comme une étoile au fond de l’océan ; et elle me regarde droit dans les yeux. Soudain, elle s’arrête. Sourit un peu. Je n’y crois pas. M’en veux à mort. C’est pas qu’elle ne me fait pas d’effet, bien au contraire… Mais je n’y arrive pas. Et plus j’y pense, moins ça vient. C’était là tout à l’heure mais le contrôle central — celui qui fait voter les sentiments — en a décidé autrement. Raplapla et pis c’est tout. C’est ça aussi, être un homme. Accepter d’être vulnérable. Elle rit maintenant. Je suis à peine vexé. Elle pose ses mains sur mon visage, rassurante : — Je te fais si peur que ça ? Je reste sans réponse, les yeux flous et le cœur froissé. Elle continue : — Ne dis rien. Alors je m’exécute. C’est le premier secret que je partage avec elle. Nous sommes liés, maintenant. Et ça la fait marrer. La brosse à dents qui rit 33 ¤ S’il y a bien un truc que je déteste, c’est les renifleurs. On dirait une sorte de confrérie où chacun peut entrer à condition, bien entendu, d’avoir la morve au pif. Oublions les enfants. Eux, à la rigueur, c’est leur boulot de garder le nez ouvert. Ça fait partie de l’initiation à la vie. T’as trois ans ? Tu mouches. C’est comme ça. Un peu après, t’aimes le goût, alors tu racles et tu avales. Mais ma tolérance ne va jamais au-delà de la sixième. Les adultes sont des cochons quand ils reniflent. Ils méprisent mes oreilles, mon estomac, lèvent la narine et la lèvre qui la suit, et vas-y que je te fais tout remonter, et vas-y que je me colle de la verdure au cerveau. Ça doit être nutritif, en plus d’être primitif. Le reniflement, c’est un truc qui dépasse les classes sociales, les âges, les races et les saisons. On passe facilement du cadre en costard à l’étudiant propre sur lui, de la secrétaire mignonne au loulou à capuche. C’est tout le temps, partout. Le pic d’activité est en hiver mais il y a toujours un crétin d’allergique qui te gâche la vie le reste de l’année. Là, on est en mars. C’est le printemps, les pollens, les premiers malins à se découvrir un peu trop tôt et à choper la crève pour grossir les rangs des malades. Et à côté de moi, il y a une femme. Entre deux âges, comme on dit pour ne vexer personne. Pas encore flétrie mais pas tout à fait fraîche non plus. Un peu plus vieille que ma mère mais plus jeune que ma tante. Bon, ça donne dans les cinquante-cinq berges, grosso modo. Elle a des cheveux blonds et usés de leur addiction au coiffeur ; on dirait un casque de paille. Elle regarde par la fenêtre les lumières qui disparaissent dans le tunnel. Ou peut-être ne regarde-t-elle qu’à travers la vitre, à travers les murs, à travers elle-même en fait, parce qu’elle a l’air bien nostalgique. Le métro sort de sa galerie et retrouve le jour. Je traverse la ville. La dame renifle. Je me fais tout un film, m’imaginant lui tendre un mouchoir, benêt comme j’en ai l’habitude, avec ce sourire idiot qui me donne un air de témoin de Jéhovah. Ou être plus ferme. Voire méprisant. Violent. Me lever, lui jeter un Kleenex, l’insulter, quitter le wagon. Ou lui mettre un chassé. Ou un coup de boule. Lui péter le nez et en faire couler autre chose que du vert-jaune. Avec ce qui m’arrive, j’en serais bien capable. Mais ce n’est pas moi. Elle renifle. Ses mains sont crispées sur ses genoux. Elle a du vernis à ongles transparent, discret, et quelques bagues vieillottes. Elle serre une sacoche en cuir entre ses chevilles. Je l’imagine prof d’anglais, trimballant des dizaines de copies raturées de rouge comme autant de trophées de chasse à l’écolier. À tous les coups, elle sort du conseil de classe. T’as demandé des avertissements de travail, hein, vieille bique ? Et puis je me rends compte, quand le soleil caresse son visage, qu’elle pleure. Pas beaucoup, mais je le vois. Elle renifle et ça ne me fait plus rien. Elle renifle, elle renifle, elle renifle. Ma voisine est descendue avant moi. Mon ticket m’emmène plus loin, vers le sud de Paris et le repaire de Marc. Faut dire que je l’ai mérité, ce voyage. Au guichet, il y avait un de ces types qu’on aimerait baffer, tellement ils sont antipathiques. Le visage paralysé en un masque dépressif, il avait répondu à la maman devant moi : — Perturbé, c’est pas nul. La brosse à dents qui rit 34 Il avait à peine levé les yeux vers elle. Et pourtant, son gamin dans les bras, elle avait parlé avec politesse et douceur maternelle. Lui avait dit trois fois « Bonjour » avant qu’il ne daigne ciller : — S’il vous plaît, il y a encore des métros ? elle avait demandé en indiquant les écrans d’information. Mais il était resté insensible à ses inquiétudes et avait dévoré sa bonne humeur, avec cette réponse d’empaffé. — Perturbé, c’est pas nul. Quand ç’a été à mon tour, j’ai pas pu m’empêcher de sourire : — Bonjour, je voudrais un carnet, s’il vous plaît. — Dix cinquante. — Et l’amabilité, c’est combien ? — Pardon ? — Ton sourire, Duschmol, c’est combien ? — Allez, allez, il a dit en me jetant les dix tickets, bonne journée. — Merci monsieur, j’ai conclu en étirant mon sourire le plus faux depuis des années, ça doit pas être rose tous les jours, guichetier, hein ? Il m’a répondu mais je l’ai laissé se battre avec son micro derrière son plexiglas tout crade. J’en ai laissé des choses derrière moi, aujourd’hui. J’arrive chez Marc et espère qu’il est seul. Pas envie de croiser sa comptable de copine. J’ai du mal à me faire à mon nouveau statut d’homme de Cro-Magnon : j’ai perdu mon téléphone ce matin — enfin je me suis fait tirer mon téléphone ce matin — et je me retrouve nu comme un ver, désarmé face à la vie du troisième millénaire où si tu ne communiques pas tout ce que tu fais, à l’instant même où tu le fais, tu meurs. Je voulais prévenir le grand dégingandé de ma venue mais, privé de mon petit boîtier à touches, j’en ai même perdu le bon sens : l’existence des cabines téléphoniques me revient seulement maintenant. La Régression Préhistorique est une expérience étrange. Je sonne, il répond : — Ouaip ? — Pizza 2000 ! Poivrons-anchois, c’est bien ça ? — Qu’est-ce que tu fous là ? — T’occupe et ouvre. Enfin si je te dérange pas. La serrure fait bzzzt et je pousse la porte. Il m’ouvre la sienne, tout sourire. J’entre. Ça pue le vieil appart’ et la vaisselle empilée. C’est un bordel sans nom là-dedans. Pire que sur son crâne. Marc ne sait pas faire semblant alors il attaque, sans faire de chichis : — Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu pètes la forme ! — Tu parles. Je m’affale dans son sofa après avoir ôté mes chaussures mouillées. Je lui dis que j’aimerais bien fumer. Il me répond qu’après tous les efforts que j’ai faits pour arrêter, ce serait bien con. Surtout pour « elle », il dit. — Tu sais, mon pote, je t’aime beaucoup. Mais y’a un moment, hein, faut que t’arrêtes de jouer à l’ahuri. Elle et toi, c’est fini. Faut passer à autre chose. Pendant qu’il me sert un jus de fruit — d’ananas portoricain, son préféré, j’en mets ma main au feu — je lui raconte Pascal, les clés, Lola, le SMS. Il me répond : — Eh bien voilà, c’est comme ça. Point barre. Il est le nouveau Monsieur Lola et t’y peux rien. Tu sais quoi ? — Non. La brosse à dents qui rit 35 — J’appelle Christelle, on va se mettre une caisse. — Pourquoi pas. C’est vrai, ça. Pourquoi pas. On est jeudi, demain c’est le pré-week-end, journée décontracte et amputée de quelques heures. Les gros dossiers attendront bien lundi matin. Si je me lève. J’ai envie d’un week-end à la mer — mais pas aux Seychelles, j’en ai un trop mauvais souvenir. Ce soir c’est tête à l’envers et gerbi assuré. Marre de tout ça. On a commencé sur le chemin, dans la voiture de Marc — une Fiat Uno plus vieille que le moteur à explosion — en allant chercher la miss. Du Soho, dans le fameux ananas portoricain (c’était bien du jus d’ananas, j’ai gagné mon pari, ma main a donc brûlé mais merci, ça va pas trop mal). La fenêtre passager ne ferme qu’à moitié mais je m’en fous, l’air me fait du bien. Il me gifle et je rigole. Le grand a mis la radio à fond, et les boum-boum-boum font danser le sapin senteur fraise pendu au rétroviseur. La caisse grince de partout comme une petite vieille pleine d’arthrose. Marc s’en cogne comme de l’an quarante, prend les virages pied au plancher et torture les plaquettes de freins. Je suis même certain de les voir rougir, reflets incandescents tracés sur une vitrine de magasin. Les lumières sont partout, vertes, rouges, bleues, blanches, jaunes, enseignes morses, panneaux publicitaires où s’étalent des culs et des nichons, phares agressifs, appartements allumés. Je crie. J’en ai besoin. Christelle grimpe, guillerette. Elle nous fait à chacun un gros bisou qui claque : — Ça va mes loulous ? — À fond, poulette ! balance le conducteur décoiffé. — On peut pas faire mieux, je rajoute. Elle rit. La première fois que je lui ai parlé, c’est quand elle a sorti la tête au-dessus de la cloison de son bureau. Pour nous demander, à Marc et moi, de parler un peu moins fort : — Je suis au téléphone, elle nous a fait comprendre en le mimant. Elle est rigolote, la Christelle. C’est une blonde asexuée aux cheveux mi-longs. Ça pourrait être un mec déguisé que ça ne m’étonnerait pas. Le genre de bon pote qui rigole fort et qui ignore les codes vestimentaires de base — entre autres, pas de jean trop court avec des baskets blanches. Et cette nuit, comme à chaque fois qu’elle sort, elle va boire comme un trou. Et elle ramènera le premier type venu sans même connaître son prénom. Elle dit que se taper inconnu est un bon moyen ne jamais le revoir — et c’est pas con. Elle ne s’en souvient pas toujours mais quand c’est le cas, on se paye une bonne tranche de rire au boulot : elle aime raconter les détails et se moquer d’elle-même. Sans compter les trophées qu’elle punaise sur le tableau en liège au-dessus de son bureau, toutes les merdes que ses armées d’amants oublient chez elle : boutons, papiers de chewing-gum, cartes de visite et même — mais ça elle le garde caché — une chaussette trouée au petit orteil. — On va où ? elle demande, accrochée à nos appuie-tête. — Au bout de la nuit ! chante Marc. On le regarde, dubitatifs. Ses blagues… C’est pas possible ! Faudrait qu’il passe au magasin d’humour un de ces quatre, il s’est vraiment fait arnaquer. Les rires explosent. Je monte le son. La musique nous mange. La brosse à dents qui rit 36 Le jus a été bu. Nous sommes toujours sur la route. Mais on arrive quand ? L’est en Chine, la boîte, ou quoi ? J’ai la tête qui tourne et le cœur qui pleure. Mais je ris. Un truc dur me rentre dans la cuisse et me fait mal. En baissant les yeux sur la poche de mon jean, je l’aperçois. Cette foutue brosse à dents sourit de tous ses poils. Elle secoue la tête en rythme ; a priori, la house, elle kiffe. Je la sors et la brandis, victorieux : — Z’avez vu ? C’est la brosse à dents de Mââââdame Lola, de l’ââârtiste-peintre de mes deux ! Comme quoi même les intellos se lavent les chicots, hein ! Ils se marrent. Et moi, je secoue ladite brosse dans les airs, pareil à un chef d’orchestre qui n’aurait plus le sens du rythme. Je continue : — Tiens mon grand, je te fais chevalier ! (Je l’adoube). Chevalier de la fesse ronde ! Chevalier de l’Ordre du Cocufiage ! Tu peux maintenant aller te brosser ! On s’étouffe. J’en ai du mal à respirer. Puis la brosse retrouve sa place au fond de mon pantalon. Le videur-catcheur nous a laissé entrer. Il n’a même pas remarqué qu’on se foutait de lui. Dans la boîte, les gens sont compactés en une foule tressautante. Une armée de lobotomisés. Troupeau de bovins en sueur qui gesticule sur de la bouse. Christelle a disparu ; les odeurs de fauve, ça l’inspire. Marc danse et ça, c’est quelque chose. Il me dit des trucs mais la musique est si forte que je ne m’entends même pas bouger. Les yeux fermés, je la laisse me faire vibrer les tripes. Je danse comme si je n’allais pas voir le matin. Et je bois. Les filles ne m’intéressent pas. Elles ne m’intéressent plus. J’ai déjà donné aux associations pour la protection des succubes, merci ma belle. Je souris quand il faut, tourne la tête pour éviter les bouches, me défais des mains baladeuses et accepte de me faire offrir des verres lorsqu’ils sont pleins. C’est meilleur plein, un verre. Quelle heure, je sais pas. M’en fous. Fous-fous-fous. Suis Johnny. Johnny Travolta. Yeah. T’as vu ça, baby ? Hein ? Pas sûr d’être dans le tempo bien comme il faut. Pas grave, personne ne me regarde. Personne ne s’occupe de moi. Je suis le Roi du rien ! C’est un beau pays, le rien : tout plein de rien ! Du vide ! Des costards et un salaire ! Des secrétaires, des plateaux repas et des blagues à 4.5% ! La banque c’est l’avenir ! Bonnes études et bel appart’ ! Saturday night fever, sauf que c’est pas Saturday, c’est truc-day, là. Jeuday. Yeah. La brosse me gratte. Elle grimpe sur la poche. Je peux pas l’attraper : déjà sauté par terre. Saloperie de bidule en pétrole tout dur. Elle couine. Se tord de rire. Petite souris, je vais t’attraper… Y en a des pieds ici ! — Laisse-toi faire, Aquafresh ! Ça te va si je t’appelle Aquafresh ? — Appelle-moi comme tu veux, j’en ai plus rien à cirer ! — À cirer ! Arf ! Excellent ! Allez, reviens ! La brosse à dents qui rit 37 Elle se faufile. Et mon corps, il est beau. Enfin, ouais, mais c’est pas ce que je voulais dire ; il répond pas. Voilà. Je le contrôle pas bien. Dix doigts, dix doigts, dix petits doigts qui sont vingt, qui gigotent comme si c’étaient des trucs vivants… Et une petite souris toute verte qui courait dans la boîte de nuit, qui avait peur de se faire écraser, mais moi je voulais l’aider mais elle s’enfuyait, et moi j’arrivais pas à lui mettre la main dessus… Elle voulait peut-être pas que je la jette dans l’huile pour en faire un escargot TOUT CHAUD ! — Qu’est-ce que tu fous ? Marc il crie mais c’est pas méchant. C’est parce qu’on entend pas bien, avec tout ce boucan. Il me relève et le monde tourne. Le monde, je savais pas qu’il pouvait danser comme ça. Sacré déhanché ! — C’est Aquafresh, je dis. — Hein ? — C’est A-QUA-FRESH, je postillonne. — C’est toujours Aquafresh, il rigole. Comment il peut le savoir, lui ? Il la connaît même pas. En attendant, j’ai vraiment perdu la poilue. Marc m’emmène sur un fauteuil. Me tend un verre d’eau sans goût. Me dit : — Tu cherches quoi ? — Aquafresh ! — Ça j’ai compris ! Mais c’est quoi ? — La brosse à dents, dugland ! — Reste là, je vais te la trouver. — Mais elle va pas se laisser faire. L’est en colère ! Et susceptible, en plus ! Vas-y grand, je crois en toi ! Même ta mère elle croit pas en toi autant que moi ! Sacré Marco. Je suis fatigué. Vais pioncer en attendant. La brosse à dents qui rit 38 ¤ Dans le petit parc derrière l’école d’arts appliqués, l’automne s’était installé et avait déposé sa jolie veste orange sur le monde ; il commençait à décharner les arbres, en gracieux éplucheur de verdure mandaté par la Nature elle-même. Sous nos pas, les feuilles desséchées craquaient à l’unisson. J’avais de la peine pour elles, pauvres petites créatures abandonnées aux chaussures des étourdis. Il y avait des odeurs mouillées dans l’air, de ces odeurs qui rappellent la campagne au petit matin : la terre grasse, l’herbe raidie, les feuilles pourries et l’air sec d’octobre. Les animaux se préparaient au ralenti à l’hiver et ses rudesses ; les écureuils ramassaient les glands, les oiseaux s’engraissaient, les enfants s’emmitouflaient. Le sentier qui lézardait le parc était troué de grosses flaques où je voyais les nuages. C’était joli. Lola, elle, n’offrait presque plus que son petit bout de nez à la fraîcheur de fin d’aprèsmidi. Un gros bonnet beige à pompon — mon préféré — lui donnait l’air d’un bonbon géant, un bonbon vanille chocolat que je regardais précieusement en retardant au maximum le moment de l’ouvrir. Le bonbon qu’on voudrait éternel. Et son écharpe, celle en laine rose, lui montait dans le cou et cachait son menton. J’avais attendu ma petite brune devant son école pour lui faire une surprise et l’emmener au cinéma — on fait avec les moyens qu’on a, et ils ne sont pas bien lourds quand on est étudiant ; elle avait descendu les marches du parvis avec son air si craquant, celui de la surprise, et cette grande chemise en carton qui prenait le vent, une de ces immenses chemises vertes tachetées de noir qu’ont les artistes sous le bras — à chaque fois que je vois ce genre de pochette, j’ai une envie irrésistible de l’ouvrir et de voir ce qu’elle cache. Elle m’avait pris par la main jusqu’ici. Assise sur le banc crotté, elle a regardé la tartine verte posée sur ses genoux avant de me demander : — Tu promets de ne pas te moquer ? — Craché. Les toiles frémissaient d’impatience de voir le jour, de dire au monde qu’il se trompait, de le couvrir de millions de couleurs. Et moi, je ne tenais plus en place. J’avais envie de tout déballer, tout de suite, de regarder au plus profond, de découvrir, en vrai, celle qui partageait quelques-unes de mes nuits et donc un peu de moi-même. Mais j’ai attendu, pire qu’un gosse qui a envie de pisser. Elle a hésité, un tout petit peu, puis s’est décidée Lola a ouvert son âme avec cette chemise. Je m’en suis aperçu à la difficulté qu’elle a eu à me laisser y poser les mains. Elle n’a rien dit de plus, accrochée au silence pour se cacher de ma réaction. Mais bon sang, il n’y a rien à craindre quand on peint comme elle le fait. Mises à part les critiques des intellectuels qui aiment se donner de la consistance. Enfin bon, les intellectuels, ça critique tout, tout le temps. Faut en faire abstraction et roule. En fait il n’y avait pas tant de couleurs que ça dans les peintures de Lola. C’était très gris, très noir, et parfois un peu bleu. Ou jaune, mais c’était encore plus rare. Là n’était pas la question. L’incroyable résidait dans la fluidité : c’était dur mais fluide. Pas facile à faire et pourtant. C’était fait. Je regardais les traits, les coups de pinceau, les éclaboussures, et j’y voyais la colère de leur créatrice. Une colère consciente, entretenue. Ce n’était pas de la rage ; la rage fait perdre la tête et trouble la vue. Tout était clair, éveillé, au courant de. Je ne comprenais pas encore l’objet de cette colère mais je me suis mis au défi d’y parvenir un jour. La brosse à dents qui rit 39 — — — — — — — C’est beau, j’ai dit comme un con. Tu trouves ? elle a demandé sans y croire. Bah oui. C’est marrant. Pourquoi ? Parce que c’est pas vraiment le but. Ah bon. Je n’ai rien trouvé d’autre à dire. Et c’était déjà pas mal pour un scientifique de base. Après un long silence où le vent s’ennuyait, elle a relancé, pétillante : — T’en veux une ? — De toile ? — Nan, une salade. Évidemment, une toile ! Je lui ai répondu que oui, avec plaisir, et elle m’a laissé en choisir une, celle qui me rappelait un port futuriste — ou une femme à poil, j’hésite encore un peu. Quand je lui ai demandé ce que c’était vraiment elle a esquivé : — Je crois que c’est mon complexe d’Œdipe qui ne veut pas me laisser tranquille. C’est mon père. Mes doudous onaniques. Et ma peur des araignées. Si elle n’avait pas ri sur la dernière syllabe, je l’aurais certainement crue. — Mais nan, j’en sais rien ! Quand je peins, j’oublie tout, comme si je dormais. Et quand je me réveille, quand je regarde ce que j’ai fait, je ne sais pas ce que ça veut dire ni pourquoi je l’ai fait. Ça me plaît comme ça. Pas envie de chercher des explications, j’aime peindre et voilà ! — Eh ben moi, je vois un port futuriste. Ou une femme à poil. J’ai fait mes yeux les plus pervers possible : — Ouais, une femme à poil. Voilà quel est ton secret. Je serais pas contre le fait d’inviter ta copine-modèle à l’appart’ un soir… J’ai glissé une main sur sa cuisse : — Petite cachottière… — Mon pauvre petit loup ! Tu serais bien incapable d’avoir assez de souffle pour nous deux, va, elle s’est moquée en me faisant une pichenette sur le nez. Ton petit cœur ne tiendrait pas le coup. J’adorais cette fille. Toute entière. Ses lèvres étaient roses et brillantes. Elles m’appelaient. Parfaites. Alors je les ai embrassées, tendrement, pour le leur dire. Leur réponse m’a étonné : elle était encore meilleure que ce que j’avais cru. J’avais une copine artiste et ça, c’était trop bon. Je me sentais tellement terre-à-terre, engoncé dans mes études futiles, dans mes valeurs de gros naze inculte et ma vision de la vie somme toute assez commune — école boulot argent maison miards labrador factures vacances retraite fin. Là, une nana haute comme trois pommes ouvrait les vannes et faisait couler sur moi des trucs insoupçonnés. Nous nous sommes levés en chamaillant et je l’ai invitée au ciné. Faut pas vivre trop loin du monde quand même. La brosse à dents qui rit 40 ¤ Tout ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, vendredi aprèm’, seize heures et des bananes, est soumis à caution parce que raconté par une blonde zinguée et amnésique à soixante-dix degrés, aidée d’un grand machin désarticulé qui ne vaut pas mieux. Et parce que, bien sûr, je ne me suis pas réveillé depuis le fauteuil de la boîte. J’ai mal à la tête et l’estomac vide. Plus que de la bile à vomir. Ça fait mal et des petites taches marron sur l’herbe. Marc a retrouvé la brosse à dents. Il est revenu me chercher ; j’étais affalé au sol, une jambe encore sur le fauteuil et les bras tordus. J’avais la bouche ouverte et de la bave aux coins. On aurait cru une poupée de chiffon, il dit. Après plusieurs tentatives pour me faire ouvrir les yeux, deux trois baffes pour avoir la confirmation que j’étais parti loin, il a demandé de l’aide à Christelle qui, elle, tenait encore debout. Il aurait eu toutes les peines du monde à la décrocher des bras d’un grand rasé couvert de tatouages. J’étais un sac à patates, un mannequin désarticulé plus lourd que les blagues du grand (ça, c’est moi qui le dis), le fardeau comateux qu’ils devaient se coltiner contre vents et marées ; ils m’ont traîné jusqu’à la voiture, luttant contre ma mollesse, leurs jambes fébriles et la foule compacte. Ils m’ont jeté sur la banquette arrière, ont ouvert les fenêtres (j’aurais vomi une première fois sur le parking), sont montés à l’avant et ont démarré. Paraît-il que je marmonnais. Paraît-il. Marc conduisait avec tellement d’alcool dans le sang qu’il en était inflammable. En même temps, ça le rendait plus incisif dans les trajectoires. Christelle chantait, la tête sortie par la fenêtre. La vie en rose, dit le grand. L’hymne à l’amour, elle soutient. Peu importe. Ce que j’aurais donné pour l’entendre ! On aurait fait tout plein de comparaisons débiles avec mon pote : de quel cri d’animal se rapprochait la voix de la blonde ? Le cerf ? Le rhinocéros ? Le paon ? La truie ? La guenon ? Je suis sûr qu’on se serait fendu la tronche. Au lieu de ça, j’étais dans le coma. C’est con. La radio était allumée mais pas à la bonne station : en voulant monter le son, Marc avait ripé. Ses doigts étaient un peu mous, selon lui. Il a tripoté les bitonio un bon bout de temps avant d’abandonner l’habitacle à Radio Classique. Et l’autre vache qui beuglait toujours. Et moi qui marmonnais. L’équipe de choc, en somme. C’est au grand carrefour, sur la nationale qui devait nous ramener à la maison, que l’histoire s’enlise. Christelle dit que Marc ment. Lui, insiste : elle était complètement bourrée, et donc, de fait, complètement à côté de la plaque. Je ne sais pas qui croire. Je donne l’avantage au grand mais mon côté féminin crie à la discrimination sexiste. Je réfléchirai à ça un peu plus tard. Là j’ai vraiment trop mal au crâne. Toujours est-il qu’au lieu de prendre à droite, la voiture a tourné à gauche. — C’est elle, elle m’a dit « À gauche, San Marco ! » — Tu racontes de la merde ! (Elle est très distinguée, aussi.) Tu m’as dit : « Seb veut aller à la mer ! » ! — Nan, c’est toi qui m’as dit de tourner ! Ça, je l’ai dit plus tard ! J’ai attendu qu’ils finissent de s’étriper, les morveux. Puis j’ai demandé : — On est où, là ? — Sur une aire d’autoroute, a souri Christelle. La brosse à dents qui rit 41 — Et j’allais dire : « Et le premier qui me répond sur une aire d’autoroute, je lui pète les genoux ! ». Merci, je sais, ça ! Mais quelle autoroute ? — Je sais pas, a concédé Marc. — Quoi ? Je suis donc sorti de la voiture — ce n’était pas une mince affaire, de marcher à nouveau — et suis entré dans la boutique de ladite aire. Ça sentait le café bon marché et le sandwich plastifié. Je suis allé pisser en fermant les yeux et en respirant par la bouche tant les toilettes étaient crades. J’ai eu une petite pensée émue pour celui ou celle qui devait les récurer toutes les deux heures. Ça m’a fait aimer mon boulot. En me lavant les mains, j’ai croisé mon reflet dans les miroirs au-dessus des éviers. Je ne me souviens pas avoir jamais eu une tête aussi horrible que ça. Mes cheveux gras tombaient sur mon front, queues de rats morts et déjà pourrissants. Le teint de ma peau, sublimé par les néons et le carrelage gris, oscillait entre le vert et le jaune. D’immenses cernes tiraient mes paupières, relevant le tout d’une très coquette touche de violet. De la bave séchée avait croûté sur ma joue. Et mes fringues, en plus d’être sales, étaient froissées. Je me suis passé le visage à l’eau, me suis brossé les dents avec un petit kit de voyage acheté à la tirette — mon haleine était insupportable — et me suis coiffé. Verdict : c’était pas top, vraiment pas, mais toujours mieux qu’avant. J’ai mis une pièce dans la machine qui m’a servi un jus de chaussette infâme. Avec un Kit Kat, c’est pourtant pas trop mal passé. Il y avait une vieille carte routière accrochée au mur ; et à en croire le trou que des millions de doigts y avaient creusé, nous étions sur la route de Caen. Ce qu’on foutait là, je n’en ai toujours aucune idée. De retour à la voiture, je leur ai annoncé la nouvelle : — On arrive à Caen et vous voulez me faire croire que vous saviez pas où on était ? — En fait on sait pas où on va, corrigea la blonde. (Elle avait la voix enrouée). — En fait on vient de se réveiller comme toi, a ajouté l’autre. S’en est suivi un débat sur le pourquoi du comment mais je n’écoutais plus. Le résumé était simple : on était morts, ils ont conduit au petit bonheur la chance, se sont arrêtés ici pour y dormir, peut-être après avoir convenu que c’était dangereux. Je me suis réveillé quand la donzelle a claqué sa portière, j’ai vomi tous mes viscères, joué dans l’épisode « découvertede-où-c’est-qu’on-est ? » et voilà. J’ai dit : — Quelqu’un a prévenu Girot ? Question idiote s’il en est. J’ai continué : — Faut le faire, pas le choix. J’ai plus de portable. Marc ? — Ah nan, j’appelle pas cet enculé. — Bande de poules mouillées, a soupiré Chris. Elle s’est éloignée tout en composant le numéro. On l’a vue parler doucement, se passer la main sur le front, donner de petits coups de pied dans le vide et nous lancer, de temps en temps, un regard moqueur. Ce fut assez rapide. Elle a souri, a salué le patron avant de raccrocher et nous a rejoints : — Il a dit que c’était pas grave. Vous vous rendez compte ? — C’est parce qu’il a peur d’engueuler Seb, maintenant ! On était un peu tendus parce que complètement perdus. Christelle, pleine de réalisme, a dit : — Ben vu qu’on est là, on va pas rentrer, quand même ! Comme nous hésitions à répondre, Marc et moi, elle a ajouté : La brosse à dents qui rit 42 — Quelqu’un vous attend à Paris ? (On a secoué la tête). Bien ! Vendu ! Week-end à la mer ! Allez, zou ! On n’avait rien à dire à ça même si Caen et ses environs, c’est pas vraiment la mer. On a embarqué et le moteur a craché. Je me suis endormi à nouveau. Tombé dans un sommeil noir, sans rêve, sans intrusion du monde extérieur. Rien. J’en suis sorti il y a tout juste vingt minutes. La main de Marc m’a secoué l’épaule et lorsque j’ai ouvert les yeux, la lumière blanche de la côte Normande m’a ébloui. Le ciel n’était plus qu’un seul et unique nuage, lisse et tout blanc, défrisé par le vent infatigable. La voiture était garée sur un petit parking, juste derrière la plage. Dehors, le froid traînait le sel et les odeurs du sable mouillé. La mer se retirait pour nous laisser au sec ; tout là-bas, au loin, je la voyais briller. Quelques promeneurs marchaient sur le sable humide comme des grains de sarrasin sur une galette infinie. Les mouettes s’amusaient. Elles riaient de nous voir si mal en point. J’ai rejoint Marc sur le muret de la jetée et lui ai demandé : — Où est Christelle ? Il a tendu le bras, pointé une minuscule tache noire qui avançait sur la plage découverte. Depuis, on n’a pas échangé un mot. Mal au crâne, tout ça. La brosse à dents qui rit 43 ¤ Nous avions marché sur la plage jusqu’à ce que nos jambes nous supplient de nous arrêter un peu. Nos grosses chaussures de parisiens n’avaient pas l’habitude du sable, qui se dérobait à chaque foulée et rendait la progression difficile. Et puis, on avançait sans savoir où aller, on se servait de cette balade pour être à deux, tous les deux, rien que nous deux. L’hiver à la mer, c’est comme un nid douillet où l’amour se love, un épais manteau qui protège du froid. Je m’étais assis et, après s’être allongée, elle avait posé la tête sur mes cuisses. Elle me regardait par en dessous ; ne disait rien mais j’entendais tout. Nous sommes restés là un long moment, elle m’offrant son regard le plus doux, moi lui caressant la tête. La plage était à nous. Personne avec qui la partager de force. Juste le vent, les algues desséchées, nos nez rouges et nos joues un peu figées. J’ai dit : — C’était une bonne idée. Elle a souri. J’ai ajouté : — Et un super week-end. Elle s’est tournée et a enfoui sa tête dans mon ventre. J’aurais voulu être foudroyé et transformé en statue éternelle. La nuit se préparait. J’ai entendu le tout premier : — Je t’aime. Auquel j’ai répondu en la serrant encore plus fort. Ç’avait été son idée. Un soir, en rentrant à l’appart’, — ça faisait presque six mois entre nous — elle m’avait dit qu’elle avait envie de passer un week-end avec moi. À la mer. Ça m’avait étonné mais, il faut avouer que j’étais heureux, j’ai accepté. C’était une bonne nouvelle : l’air marin donne des idées. J’ai lu ça dans un magazine spécialisé. Elle s’est donc occupée de nous trouver un petit hôtel près de Cabourg ; elle y a même mis tout son cœur. Quand elle veut quelque chose, rien ne peut lui résister — et j’en sais quelque chose. On dirait un brise-glace. Crac. Faites place. Et voilà. Trois jours dans des bottes en caoutchouc, une épuisette qui pue main droite, le seau qui va bien main gauche, trois jours organisés en trois coups de fil et quatre connexions internet. L’efficacité féminine à son meilleur. Comme on n’avait pas de voiture, elle avait réservé des billets de train. J’étais pas monté dans un train depuis des années et cette colo merveilleuse durant laquelle j’avais, dans le désordre, emballé ma première copine, bu ma première bière, passé ma première nuit blanche dans un duvet troué et compris que les filles, en vrai, c’est bien plus compliqué que ça en a l’air. Il y a eu peu de voyageurs dans le Paris-Deauville. Le wagon tanguait, les roues claquaient sur les rails, les contrôleurs portaient leur casquette sans se défaire de leurs airs de croque-morts, les vitres étaient striées de verdure et Lola dormait sur mon épaule. Ses cheveux sentaient bon le shampoing. Dans mon mp3, les morceaux s’enchaînaient, bande originale de ma comédie romantique à moi. J’ai essayé de lire un peu : impossible. L’histoire que je vivais était autrement plus intéressante que tout ce qui avait été écrit. La réalité est toujours la plus forte. La brosse à dents qui rit 44 ¤ Premier essai, transformé. À croire que les hôtels de la région crèvent de faim. C’est Christelle qui a pris les initiatives d’un coup de menton bien placé : — Allez, celui-là, il est très bien. Comme le grand et moi étions fatigués, on n’a pas rechigné. L’Horizon était tout près de la mer et lui faisait les yeux doux du poivrot appuyé au comptoir voulant se faire offrir une pinte. Marc a dit avant de passer la porte : — Moi, je veux une chambre seule. Ça m’allait : ses pieds ont tendance à se prendre pour des tranches de raclette pas fraîches et, pire, son nez fait des bruits d’évier bouché quand il pionce. Christelle a répondu qu’elle non plus n’avait aucune envie de dormir dans la même piaule que des bonshommes qui pètent la nuit. Marc a ricané. La fille de l’accueil (badgée Cécile) s’est redressée à la hâte, surprise de nous voir entrer dans son deux étoiles tout triste : — Bonjour ! Elle a le cheveu terne et la dent jaune. Son nez est trop fier pour un visage pareil, pour cette face ronde comme un faux nichon. Elle a l’air blasé de l’étudiante qui bosse pour se payer son essence ; sourit forcée, éclairée de traviole par une lampe poussiéreuse, et sa bouche se révèle être un affreux champ de bataille. Malgré bien des efforts, tout ici, dans ce hall d’hôtel côtier, est tristounet. Les plantes vertes (des fougères ?) se dessèchent sous les fenêtres ; les cadres en plastique, couvrant des photos insipides qu’on achète pour peanut dans tout bon magasin ringard qui se respecte, défient les lois de la verticalité — et de sa perpendiculaire. Deux fauteuils, patients ou résignés, attendent qu’un cul daigne se poser sur eux. Et sur une petite bibliothèque montée trop vite, plaquée au mur comme un espion infiltré, pourrissent des bouquins tout cornés. — Je peux faire quelque chose pour vous ? demande le nez de Cécile (à moins que ce ne soit le tout petit orifice buccal à l’abri sous l’appendice.) Je frémis quand elle se tripote la boucle d’oreille : elle se ronge les ongles. Ils sont tout grignotés, tout borgnes, éclopés. Bientôt ils ne pousseront plus. Ils agonisent. Suffoquent. Voudraient ramper loin de ces doigts écorchés, voudraient retrouver des mains de femme, des mains douces, des mains hydratées, délicates et amoureuses. Ils rêvent de voyage, de liberté, implorent la pitié de ces chicots bordéliques et affamés. — Nous voudrions trois chambres s’il vous plaît, répond Christelle. De fille à fille ça va toujours plus vite. Elles se comprennent et c’est bien pratique. Je veux bien leur laisser leur secret, ce fluide mystérieux auquel les mâles sont insensibles tant qu’il m’assure une bonne douche chaude et une nuit dans des draps frais. Nous réglons la modique somme de cent euros par personne pour deux dodos et deux petits déjeuners. Ça fait cher la portion de beurre mais c’est le prix des mouettes et des odeurs de coquillage. Toutes les honnêtes gens vous le diront : « C’est pas à Paris qu’on pourrait voir ça, hein ? », honnêtes gens à qui je rétorquerais : « Certes, mais à Paname, on a des dentistes ». Et pour Cécile, la belle Normande sucrée comme une pomme pourrie, ce ne serait pas du luxe. Je la remercie quand elle me tend les clés de la chambre 105 puis frémis à nouveau. Frissonne. Horreur. Je crois que nos doigts se sont touchés. La brosse à dents qui rit 45 Ça m’enchante moyen. Toutes les saloperies de sa bouche couleur soleil sont maintenant sur ma peau : c’est la septicémie assurée. Je vois déjà l’épitaphe de mon marbre : Sébastien BERNIER, parti trop tôt sous les crocs de la bête de Trouville. À notre fils adoré. Et ma mère en noir, effondrée dans les bras de mon frère, cette lumière. Et le prêtre qui raconte que j’étais un fils, un frère, un ami, un sacré foutu amant. Et des femmes qui pleurent. Quelles femmes ? je ne sais pas. Des admiratrices. Des inconnues. Des culs qui me regrettent. Arrêtez, les filles. Je suis mort. Un peu de respect, merde. Et puis j’ai décroché. Démones. J’y vais un peu fort — doit être les restes d’hier soir. Je m’en veux un peu d’en faire tout un foin. Je n’aurai qu’à me laver les mains dans ma chambre et basta. Elle, pauvre Reine Tarin Première, Duchesse du Tartre, est coincée derrière son pif mégalomane qui lui fait de l’ombre. Soyons sympas. Certains peuvent réussir dans la vie à force de persévérance. Cécile, elle, ne devra son salut qu’au marteau et au burin du chirurgien. Souhaitons-lui qu’elle y ait droit un jour. UN MARTEAU – UN BURIN – POUR TOUT UN CHACUN ! Je tourne les talons et grimpe l’escalier, suivi de mes associés balnéaires qui se demandent à voix haute si, pour l’un, il y a Canal + et si, pour l’autre, l’hôtel fournit les petits savons. La brosse à dents qui rit 46 ¤ Quand nous sommes entrés dans la chambre, la première chose qu’elle a faite, c’est ouvrir la fenêtre. Ça faisait partie de son rituel territorial. C’était son truc pour se sentir comme chez elle. Ouvrir ses fenêtres sur le monde. La mer, qu’on voyait aussi bien que si elle était accrochée au balcon, chantait doucement. Il faisait un peu froid mais je n’ai rien dit : Lola était belle et elle m’embrassait. J’ai empoigné ses fesses. Elle a gigoté et m’a dit, d’un air faussement détaché : « Plus tard », avant de vider sa valise dans le placard — chaussettes à droite, culottes à gauche, chaussures en bas. Dingue ce que j’étais bien, entre ces quatre murs crème. Je me suis allongé sur le lit. Le plafond était tout blanc, tout calme, aussi lisse que la peau de ma petite brune. C’est là, mains sous la tête et regard dans les vagues, bruits dans la salle de bain et embruns dans le crâne, que j’ai réalisé. Que j’ai espéré. Me suis dit : « Pourvu que ça ne finisse jamais ». Et je mentirais en prétendant ne pas avoir été angoissé à l’idée de tout perdre. Une fois son installation terminée, elle m’a rejoint sur la housse fleurie — marguerites et bon goût. Elle a posé la tête sur mon torse avec autant de douceur que si j’avais été un géant de cristal. Son petit bras m’a enlacé dans des cliquetis de bijoux et ses doigts se sont refermés sur mon bourrelet (celui qu’elle appelle mon assurance hibernation). Elle a glissé une jambe sur les miennes. C’était bon comme un croissant chaud. Plénitude absolue. Besoin de rien, comme dit l’autre. Elle a soupiré. J’ai fermé les yeux. Son parfum était partout dans l’univers et me submergeait. Je me noyais en souriant. J’ignore à qui mais j’ai dit merci. C’était gnan-gnan mais tellement bon. La brosse à dents qui rit 47 ¤ Nous nous sommes endormis, forcément. À mon réveil, la nuit avait tiré les rideaux. Les bruits de l’hôtel, assourdis par les grosses pierres des gros murs, grimpaient dans ma chambre, rampaient sous la porte et se foutaient royalement de mon mal de crâne — de ma céphalée comme a dit le toubib il y a deux ans : — Oui, ce sont des céphalées chroniques, il a répété avec son air de gros con ; très probablement le syndrome des traumatisés crâniens. Je ne sais pas pourquoi je vais encore le voir. L’habitude, la facilité, la bêtise ? — Et c’est grave, ça ? (Tout le monde se serait posé la question.) Il s’est raidi. Je l’avais surpris en flagrant délit de touchette intellectuelle et ça ne lui plaisait pas — ce qu’il m’a fait savoir d’un raclement de gorge confus. — Non, pas vraiment. Comment ça, « pas vraiment » ? Soit c’est grave soit ça ne l’est pas, nom de nom ! À ma droiiiite, accusant cent vingt kiloooos et quatre-vingts défaiiiiites en cent-soixante combaaaats, short rouge et chaussures veeeeertes, la terrrrreur des hommes coincééééééés… LE OUI ! À ma gauuuuche, pour cent vingt kilos et quatre-vingts victoires en cent-soixante confrontatiooooons, jupette bleue et bottines noiiiiires, l’alliéééé des femmes fatiguééééées j’ai nommééééé… LE NON ! Les paris sont ouverts, faites vos jeux ! Bordel c’est pas compliqué de choisir, si ? Pour les réponses de normands, les toubibs, ils sont trop forts. À chaque question qu’on leur pose, ils croient à l’interro surprise : Top ! je suis un homme de 26 ans, célibataire depuis peu, travaillant dans la banque, sans antécédent particulier et je présente, depuis deux mois environ, des douleurs qui me compressent la carafe comme pour en tirer le meilleur jus, des douleurs déclenchées par, entretenues par, des douleurs progressives, non insomniantes, qui sont… oui, battantes et… non, ça me gratouille pas, merci, j’ai ? j’ai ? — Des céphalées chroniques avec une forte participation anxiogène, Mr Bernier. On pourrait penser à une névralgie du trijumeau mais la symptomatologie est en défaveur et… Et le pire, crétin, c’est que tu t’écoutes déblatérer tes salades. Tu te regardes, tu t’aimes, parfois même t’es pas d’accord avec ce que tu dis — et tu te corriges avec satisfaction. En vérité, les toubibs, vous êtes tous des schizos. — Ça se soigne ? j’ai demandé, pragmatique. Galipette du docteur Maboule : — Puisque les antalgiques standards ne vous soulagent pas, on peut essayer les dérivés de l’ergot de seigle (La céréale ?) ou bien encore l’acupuncture, ou le yoga… Ta-daaaa ! Les blouses blanches ne savent pas dire qu’elles ne savent pas. Elles inventent des formules bancales, baissent les yeux, perdent un peu de leur sage assurance, ouvrent les mains, les referment, jettent un œil à l’heure — le patient suivant attend — et réussissent, à cet instant précis où elles sont acculées, à utiliser des mots que même mon frère pourrait comprendre : La brosse à dents qui rit 48 — La migraine est une maladie mal connue, Monsieur Bernier… Tout ça pour une migraine. Quand je dis que ce médecin en carton pâte est pure perte de temps. Je me suis levé, la tête dans les poches. Ai vérifié l’heure sur mon portable. Appelé le grand : — T’es où ? Plus dans sa chambre depuis une heure. Sorti avec la blonde : — Dans un bar sur le port, attends… hein ? Ouais, au Calvados. J’ai marmonné qu’il faudrait organiser une collecte d’imagination au profit des patrons de bars Trouvilliens. — Quoi ? (Marc ouvre trop la bouche quand il dit « quoi ». Ça ressemble assez à « Kwââèèh ? ») — Rien, laisse tomber. On mange où ce soir ? — On est déjà ce soir, mec (j’ai vérifié, il avait raison). — J’ai envie d’une pizza. — Ça roule, rejoins-nous, on t’attend ici. Je vais me taper une autre pression à ta santé. — Ben fais gaffe à la tienne. — C’est ça. Et je me suis marré. La chambre résonnait. J’ai pas dû être très attentif aux indications de Cécile Tarin. Je devrais déjà voir le port d’ici. Qu’est-ce qu’elle m’a dit, déjà ? Au rond point à droite, jusqu’au feu, et au feu…à gauche…ou tout droit… Pfff, j’en sais rien. J’aurais dû longer la côte. Allez, tout droit. J’ai qu’à suivre les mouettes. Bon, les mouettes, à neuf heures du soir, ça court pas les rues. Suivons les odeurs de la mer. Mains dans le blouson et nez en l’air, je marche dans le silence du village — ce trou Normand. Les arbres sont retombés dans l’adolescence et font des poussées de bourgeons. Je vois bien qu’ils voudraient se cacher des regards indiscrets mais les lampadaires n’ont aucune pitié. Mesquins, les lampadaires. Les maisons semblent pouvoir défier vents et marées. Grosses comme des immeubles et épaisses comme des rochers, elles fument la cheminée avec des allures d’hommes d’affaires repus. Derrière les fenêtres voilées, pareilles à des yeux troublés par l’alcool, glissent des silhouettes, des ombres chinoises. Ici grande et trapue, ferme et décidée ; là, fluette, mal assurée ; parfois immobile, statufiée, parfois joueuse. Dans les jardins vastes comme des forêts, sous des arbres plus grands que des séquoias, dorment des vélos, des tricycles, des ballons ou des caisses de jouets, preuves absolues du bonheur qui règne ici. Le monde peut bien s’écrouler demain, les enfants de Trouville auront encore un bel après-midi devant eux. Au coin de la rue, au moment où je m’apprête à quitter ce petit univers de salons confortables et d’allées en gravier blanc, un chien se lève et s’approche. Derrière sa grille, sans bruit, il me regarde droit dans les carreaux. Me dit qu’il n’a rien contre moi tant que je La brosse à dents qui rit 49 reste où je suis. Conciliant, je ne fais pas un pas de plus — dix est un nombre parfait, question doigts. Je rigole mais pas vraiment : ma gorge est coincée. J’aimerais avoir quelqu’un qui me défende comme ça, d’un amour infini et non calculé, avec la même détermination que celle qui luit dans les billes noires du joli labrador de Trouville. La brosse à dents qui rit 50 ¤ — Ben mon salaud, tu t’emmerdes pas ! Le frangin a l’art et la manière de toujours exagérer ses mimiques. Il n’a que trois ans de plus que moi mais, à force de s’étirer la peau comme ça, de se tordre la face dans des mouvements impossibles, il en paraît presque dix supplémentaires. Et pour ne rien arranger, ses cheveux ont décidé, voilà quelques années, de se faire la belle. N’ont laissé derrière eux que des golfes asséchés et une calotte luisante. Les derniers survivants se contentent de dessiner une espèce de barbe crânienne mal rasée. C’est pas terrible : ça laisse trop de place au visage — et des fois je suis vraiment sceptique quant à nos liens de parenté. Je suis pas Brad Pitt mais bon, je me débrouille. Thibaut, lui, est gentil — on dit comme ça en diplomatie internationale. Il se donne du mal pour faire diversion : piercing à l’arcade, petit béret tendance, lunettes qui vont bien, jeans à trois mille et Converse faussement usées, genre nonchalant manucuré. Mais son visage le rattrape toujours, pire qu’une malédiction de poils et de cartilage. J’ignore ce qu’il a fait dans une vie antérieure mais il le paye comptant. — Tu lui as montré de quel bois on se chauffe chez les Bernier ? il m’a demandé en bombant le torse. — T’es con. C’est vrai, il est con. L’a toujours été. Et pas seulement à cause des hormones, ça a commencé bien avant. Un soir où il était au sport — oui, le football est un sport —, en passant devant la chambre de mes parents, je les ai surpris en train de susurrer : — Parfois je me demande s’il n’est pas idiot, a dit mon père. — Philippe ! Comment peux-tu dire ça de ton propre fils ? — Je suis objectif ! Je l’aime mais il est pas futé, hein ! — Mon fils n’est pas stupide ! Il a juste un peu de mal en maths ! Comme je n’avais que sept ans et aucun problème particulier en quoi que ce soit (et surtout pas en « matte »), j’en ai conclu qu’ils parlaient du frangin. Et puisque papa le disait, ça devait être vrai. Thibaut était idiot. J’ai pris l’information comme elle venait — ça expliquait pas mal de choses — et suis retourné jouer. Et plus tard, de temps en temps, je me suis rappelé ce postulat de base qui prenait chair sous les traits disgracieux de mon frère : Thibaut est idiot. — Ooooh le vieux timide, hé ! Depuis quand t’as honte de tout raconter à Titi, hein ? Entre hommes on se dit tout, nan ? T’es un homme, nan ? — Si. — Bah tu vois ! Raconte ! Tu l’as punie, la brunette ? C’est la première fois que j’ai frappé mon frère. C’était rapide et bien placé — à la pointe du menton. Il est tombé dans mon salon, et avec lui la table sur laquelle nous devions manger, et avec elle, verres, assiettes et bouteille de vin. J’ai tout de suite regretté de l’avoir ouverte, cette bouteille. J’avais voulu qu’elle soit bonne, elle a été coriace à nettoyer. J’ai bien essayé, depuis, d’oublier cet épisode à grands renforts de plantes vertes mais la moquette du salon porte encore quelques cicatrices éternelles. — Parle bien de Lola ! Je ne décolérais pas. Thibaut et son humour poisseux n’avaient pas le droit de salir ma brune adorée. Ce n’était pas une question de propriété ou d’ego de mâle blessé, mais plutôt de sacré. De blasphématoire. Lola, c’était ma déesse, une créature parfaite, une femme d’une beauté indicible, ma protectrice, un petit bout d’un mètre soixante que j’aurais défendu contre tous, y compris mon fraternel. La brosse à dents qui rit 51 — T’es con ou quouah ? Fa fait mâl ! — Comme ça t’es vacciné. Il a voulu ajouter quelque chose mais s’est retenu. Mes yeux ne devaient pas offrir d’alternative au silence. Il s’est relevé, menton dans la main, m’a insulté (un truc dans mon cul, je crois) et a claqué la porte. J’ai attendu que ses pas disparaissent dans l’escalier de l’immeuble puis ai commencé à ranger. Les mains dans la vinasse et le verre brisé (mes ballons sont made in Taipei), j’ai dû me faire une raison : au fond, j’avais voulu que tout ça arrive. Ça pouvait pas faire autrement. J’avais retenu Lola encore un peu, allez, steup’, reste, tout en sachant que mon frère allait débarquer. On était le premier jeudi du mois et le premier jeudi du mois, depuis que Thibaut s’est barré de la maison parentale — vous faites tous chier, j’me casse ! —, c’est notre dîner rituel. Avec, un mois sur deux, astreinte de tarte aux pommes. Lui la fait sur pâte feuilletée, avec des morceaux tout petits et très minces ; moi, brisée et garnie de quartiers entiers — des quartiers pour les hommes. Chacun a toujours essayé de convaincre l’autre que sa version de la recette (que nous tenions soit disant de la grand-mère) était la meilleure. Mais ce soir-là, mon gâteau refroidissait dans le four et je n’avais plus personne avec qui le partager. Lola était partie, avait croisé mon frère sur le palier, et lui, pauvre con, avait la mâchoire luxée. Assez vite, dans le silence de mon appartement, j’ai regretté. Pas pour la promesse que j’avais faite à mon père la veille de sa mort, ce vœu désespéré que lance un papa quand il laisse ses deux garçons chamailleurs derrière lui, non. Juste pour moi. Et pour Thibaut. Même si nous nous sommes bouffé le nez autant de fois qu’il y a d’étoiles dans le ciel, nous avons toujours été proches. Il y a forcément un truc entre les mômes sortis du même ventre. On n’a pas envie de l’admettre tous les jours, et surtout pas quand on vient de se mettre dessus, mais on n’y peut rien ; on est reliés. Lola a réussi à tricoter quelques jolis nœuds là-dedans. Bonjour le rangement. La brosse à dents qui rit 52 ¤ J’ai finalement trouvé le port. Les bateaux y sont entassés bien sagement, pâles et déshabillés pour la nuit. L’eau clapote sur la jetée ; elle pue l’essence et le poisson mort. Il y a là l’immobilité de la désolation, les traces d’une vie évaporée et un filet de rien qui traîne dans l’air. Quelques lumières allumées, quelques boutiques ouvertes, quelques voitures de passage. Et un peu d’étoiles. Le noir au large semble avoir aspiré toutes les âmes des environs et n’en recracher qu’un vent glacial qui me gèle les oreilles. Je m’arrête, fixe l’horizon. Le vide est là, face à moi, à quelques voilures, m’appelle, me dit qu’il m’attend. Je n’ai pas peur : celui dans mon ventre est autrement plus féroce que cet amateur. Rien à faire, je ne me relève pas. Lola est partie et je ne m’en relève pas. Je ne m’en relèverai peut-être jamais. L’avenir me paraît aussi triste et froid que la mer. Au fond, peut-être… Peut-être qu’on s’y sent bien, dans l’eau. Peut-être que plus rien n’a de poids, dans l’eau. Ou qu’on y respire mieux. Je pleure… Et l’eau de mes yeux veut retourner d’où elle vient… La brosse à dents qui rit 53 J’avance. Le sommeil est au bout de la jetée. Papa aussi. Et si je crie, est-ce que tu m’entends ? HEIN ? EST-CE QUE TU M’ENTENDS ? L’eau mord dans mes chairs, bouche mes oreilles d’un silence noir, envahit ma bouche et éponge mes yeux. Je me réveille en sursaut, empêtré dans la réalité de mes vêtements trop lourds. Oubliée, la détresse. Reste la terreur. La vie qui s’accroche comme elle peut. Qui plante ses doigts dans mon cou, le tire vers la surface, la vie qui agite bras et jambes comme je me débats dans la flotte. Je sors la tête. L’air, polaire, m’emplit les poumons d’hydrocarbures mais je ne les sens pas : le goût de la vie, encore elle, est bien trop fort. Je ne pense à rien à part à la jetée. À ce muret gluant qui me tend la main et me ramène à l’état solide. À ce muret bizarre qui me dit : — Mais putain, qu’est-ce que tu fous ? Le muret ressemble à Marc. Étrange. — Seb, ça va ? Le muret, il a une copine qui me rappelle Christelle. Ça s’agite derrière eux. Quelques pelés inquiets me regardent avec des gueules froissées. On se demande s’il faut appeler les pompiers. Je voudrais dire non mais les forces me manquent, elles fuient comme si j’étais percé. Je suis à quatre pattes sur les pavés et je vomis. Je dégueule mon désespoir. Et je le toise. Le méprise. Voilà de quoi ça a l’air, le désespoir. D’une flaque de gerbe. La brosse à dents qui rit 54 ¤ Je suis encore sous l’arbre. Le cadeau s’est envolé et Lola s’éloigne. Encore. Le vent souffle, je pleure. Mais cette fois mes pieds bougent. L’herbe plie dessous. J’avance. Léger. Je vole. Oublie ce qui reste derrière. Je dois la rattraper. Il y a peut-être quelque chose d’important dans ce qu’elle me dit à chaque fois — et que je n’entends jamais. Je m’approche. Lui prends le bras. Elle se retourne. Son maquillage a coulé et lui peint les joues en noir. Il n’y a plus de blanc dans ses yeux. J’ai froid. Le ciel se couvre de gros nuages. Elle me regarde comme si elle ignorait qui je suis. Soudain le vent tombe. Il n’arrête pas de souffler, il tombe vraiment. Il y a quelque chose de trop lourd au-dessus de lui. Lola ouvre la bouche et j’entends : — Papa ? Je ne réponds rien. J’ai un goût d’essence sur la langue. La petite brune crispe les mains sur ses oreilles et appuie comme pour se faire éclater la tête. Elle a peur. Hurle : — PAPA ? Mon sang frissonne. Son cri enrobe le monde, rugit de partout à la fois. Il m’étouffe, me brise, dissout mon corps ; mes os se liquéfient, je m’évapore. — PAPAAAAA ? La brosse à dents qui rit 55 ¤ On murmure un peu plus loin dans la chambre. Je ronchonne pour dire que je suis là. — T’es réveillé ? demande Marc. — Mmmh. — Et en pleine forme ! ajoute Christelle. Ils s’approchent et s’assoient sur mon lit, de chaque côté, comme des parents soucieux. La maman (qui s’est attaché les cheveux) pose la main sur mon front ; c’est froid. Je pense à ma vraie mère, celle qui flétrit chez elle — mon ancien chez moi —, pleurant son mari crevé en avance, ma petite mère fleurissant chaque semaine une tombe qui ne dit plus rien, ma pauvre mère qui attend l’heure du prochain train pour le pays où s’est tiré mon vieux. Ma gorge se serre, remplie d’une boule presque impossible à avaler. — Qu’est-ce que tu nous as fait, loulou ? sourit Christelle. C’est la première fois que je la vois si douce, qu’elle se montre telle qu’elle est, non claquemurée derrière son je-m’en-foutisme protecteur. Je comprends, là, qu’elle m’aime et qu’elle s’inquiète. Je réponds : — J’avais chaud. Ils sourient avec compassion comme pour dire « Mais c’est bien normal, enfin ! On n’a pas vu un douze mars aussi étouffant depuis des siècles ! » Les regards s’échangent dans le silence des vérités un peu trop encombrantes. Personne ne veut croire à ce que j’ai fait. — Je suis désolé, s’étrangle Marc. Il se ressaisit. J’aimerais qu’il ne le dise pas mais il s’excuse : — J’ai pas compris à quel point t’allais pas bien. C’est peut-être pour ça que les suicidés se ratent si souvent : pour rester périssables dans l’esprit des autres. Pour que, régulièrement, on jette un œil à la date sur le couvercle. Ça donne l’impression d’être le yaourt indispensable à un frigo épanoui. Une tentative, c’est semer un peu de sa propre souffrance et la partager — je ne dirai pas « l’imposer » mais j’ai bien envie de le dire quand même. Marc est désolé que je me sois jeté à la mer. Quand on a goûté à ça, au pouvoir de culpabiliser les autres, quand on est regretté comme un mort, pas étonnant que l’envie prenne de recommencer. D’acheter un abonnement à Cachetons Mag — ou son concurrent, The Weekly Gas. J’ai honte. Mon pote se sent responsable de cette merde, comme il dit, refait l’histoire — et si j’avais répondu ci au lieu de ça ? — en se traitant d’abruti, alors que le plus beau spécimen de la sorte est allongé sous ses yeux. L’égoïsme devrait ériger une statue en mon nom, dans le bronze de l’apitoiement. Je je je, moi moi moi. La brosse à dents qui rit 56 ¤ J’avais pris une énorme caisse — comprendre un gros tas décérébré — dans la tronche. Le numéro quinze, je me souviens. Un gamin qui me rendait bien deux têtes et vingt kilos. Il était sorti de je ne sais où et, en bonne et due forme, m’avait démonté. Pourtant, un morceau pareil, bordel, c’était pas facile à dissimuler ! J’en reviens toujours pas. Je l’ai pas vu. Mon entraîneur m’avait bassiné, à la fin du match, avec l’importance de « la tête levée, Seb, la tête levée ». Quand on joue demi de mêlée, il disait toujours, il faut rester vigilant : les côtes de demi de mêlée sont les morceaux les plus prisés des piliers, il répétait. « Leur donne pas à bouffer, à ces abrutis ! » Oui mais voilà il pleuvait ce jour-là. Et le ballon, en plus d’être ovale, glissait comme du carrelage mouillé. La passe avait été mauvaise et moi, mal placé. L’effort nécessaire pour ne pas lâcher le cuir était de trop. Un trente tonnes, pleine face, ça fait de la bouillie. Grosse tâche bleue sur ma droite. Déconnexion. Reconnexion sur le dos, têtes dans les nuages gris. Pluie dans mes yeux et bourdonnements dans le crâne. Des poumons lourds comme des chevaux morts, le sang sur ma langue. Des questions débiles comme « Ça va ? », « Tu m’entends ? », « Qu’est-ce qu’on mange après le match ? » et des pensées proches de « Mais comment j’ai fait pour pas le voir ? » me vrillaient la tête. L’arbitre faisait des grands gestes pour écarter les curieux, les inquiets, les moqueurs, les quis’en-foutaient et les autres. Pour me laisser respirer, apparemment, même si je n’avais aucun souci avec tous ces trous entre leurs jambes. Le coach s’est pointé, m’a demandé si je sentais tout mon corps (et tes pieds ?), si je pouvais bouger la tête, si j’avais rien avalé (et tes dents ?), si j’étais con ou quoi, faut ouvrir les yeux. Ensuite on m’a aidé à me relever et c’était rigolo, j’étais tout mou. Incapable de tenir seul sur mes pattes. Arrivés sur le banc, mon père est descendu des tribunes avec un calme presque surjoué. Il nous a rejoints, a fait un signe de tête à l’entraîneur qui s’en est retourné à ses ouailles crottées. Pendant qu’il m’aidait à me déshabiller dans le vestiaire, mon père a dit : — Tu vas pas pleurer, quand même ? Il parlait comme à son habitude, gentiment, les yeux chauds, le souffle lent. Le genre de type qui fait des gâteaux et qui prend tout avec sérénité. Je le voyais inébranlable, indéfectible, parfait comme un papa qui ne criait jamais. Il a souri, m’a frotté la tête. J’avais pas envie de lui faire honte, alors, mes vertiges, il n’en saurait rien. Ce n’est que bien plus tard, bien après l’agitation du vestiaire victorieux, après le sermon du coach à propos de « la tête levée, Seb, la tête levée », encore après que nous sommes rentrés à la maison, même, que j’ai perdu connaissance. J’étais en train de me laver les mains avant de dîner lorsque je me suis effondré. J’aurais pu me faire mal, quand même. — Sébastien ? Sébastien, tu m’entends ? Serre-moi la main, mon bonhomme ! Ma paupière droite s’est soulevée et quelqu’un a planté une lumière blanche dans mon œil. — Sébastien ? Paupière gauche, brûlage de rétine. — Serre-moi la main si tu m’entends ! La brosse à dents qui rit 57 Docteur, laisse-moi te dire : je t’entendais. Où que tu sois aujourd’hui, sache-le, je t’entendais. Je ne pouvais juste pas te le faire savoir. Et puis — c’est un peu lâche de te l’avouer comme ça — ton haleine était assez dérangeante. J’espère que t’as pris les mesures nécessaires. À part cet épisode éblouissant je n’ai pas beaucoup de souvenirs — voire aucun — de mon séjour à l’hôpital. Jusqu’à ce mardi brumeux où je suis redevenu moi-même. Mon père dormait sur sa chaise dans le coin de la chambre ; il était mal rasé, ce qui ne lui arrivait jamais, et avait l’air d’une grosse poupée un peu dégonflée. La peau de son cou était détendue de fatigue. J’ai voulu l’appeler mais n’ai réussi qu’à pousser un affreux gargouillis. Il a sursauté comme s’il avait pris un coup de jus : — Hein ? Quoi ? Seb ? J’ai redit : — Prrrprr. Un truc dur me chatouillait la gorge et veillait fermement à ce que je garde la bouche ouverte. D’abord, j’ai voulu le mordre : je me suis déchaussé une dent. Ensuite j’ai essayé de me faire justice à la main, mais elles étaient attachées. Toutes les deux. Pas pu rester calme. J’ai toussé. Mon père m’a demandé de me laisser faire, prétendant qu’une machine m’aidait à respirer et qu’on allait l’arrêter quand je serais complètement sorti du pâté. J’ai toussé. J’avais chaud, je pleurais, je bavais, et les bips sonnaient, et les infirmières criaient pour couvrir tout ce bordel, et elles disaient : — Sébastien, calme-toi ! Respire ! Et elles ont enfilé un petit tuyau dans le gros qui me sortait du gosier, et elles ont aspiré des trucs dégueu dans mes poumons. Ça m’a rappelé, avec effroi, le bruit d’une paille dans une fin de Coca. Un bon gros schhhluurrrp qui m’a soulagé. L’air est entré dans mon corps et j’ai repris une couleur normale — je me suis senti virer du bleu au rose. Puis le médecin est arrivé, serein, a fait deux trois blagues avec les mains dans les poches, a rendu la machine muette et s’est adressé à moi comme s’il me connaissait depuis des années. Voilà en gros comment j’ai appris que j’étais tombé dans le coma, à cause d’un bête hématome dans le siphon, que je m’étais fait ouvrir le crâne — un tout petit trou sur le côté, là —, que j’avais dormi presque quatre jours sous respirateur, raté mon contrôle de géo et été suspendu de sport « au moins un an ». Jusqu’en troisième. Au moins. Je n’ai pas grand-chose à dire sur l’hôpital à part que, et ça tout le monde s’en doute, c’est pas marrant tous les jours. Ça pue les médocs et la peau qui macère. Et encore, mon voisin, un idiot qui avait opté pour le menu « Scooter sans casque », était à peu près continent. Pas comme le vieux monsieur de la chambre d’à côté, disait Marie, l’infirmière lumineuse : — Si t’es pas sympa, elle rigolait, je te mets à la huit ! Ça la faisait marrer, et moi avec, parce qu’elle savait très bien ce que les imprudents trouvaient là-bas au pays du papi moisi. Marie s’est occupée de moi chacun des treize jours de mon séjour à l’hosto, encore mieux que l’aurait fait ma grande sœur. Elle était blonde, et souriante, et digne et courageuse ; même quand elle aspirait les bronches de mon voisin décasqué, elle gardait le sourire. On aurait dit qu’elle avait un déficit La brosse à dents qui rit 58 en ronchonnerie, qu’elle était née sans le gène de la morosité, poupée de porcelaine grandeur nature, créée par un savant fou pour semer la joie de vivre partout où elle passait. L’antithèse parfaite de la grisaille francilienne et, de façon moins prosaïque, l’antithèse de la grosse bonne femme de l’équipe de l’après-midi. Mon con de frère avait bien, avait forcément, lâché quelques réflexions sur le cul des p’tites femmes en blanc et sur les nichons de Marie en particulier — qui étaient, à son avis, les raisons de mon « prompt rétablissement ». Mais Marie, fallait la voir, fallait la voir comme je la voyais tous les matins entrer dans ma chambre avec son bidule à tension et son thermomètre futuriste, avec son chignon à peine éclipsé par son visage angélique, fallait voir comme ses mains bidouillaient les machins en plastique qui sortaient de ma tête ou qui entraient dans mes bras. C’était de l’orfèvrerie. J’étais amoureux d’elle comme un gosse peut l’être de sa maîtresse — « Meu, meu, Maîtresse ; oui Sébastien, c’est bien, Maîtresse ! ». Je faisais mes devoirs quand elle me le demandait (« Ne bouge pas, soulève la jambe, tiens ça ») en y mettant tout mon cœur. Marie la belle Marie. Mon père me manque. Pendant qu’il me rendait visite en neurochirurgie il n’était qu’à moi. J’étais son seul fils, le centre de toutes ses attentions — un centre périssable. Tout l’après-midi, notre relation se dépouillait de tous les artifices, se déshabillait comme une femme soulagée de se montrer, enfin, vraie et nue, à son amant . Là, alors que j’avais le crâne tondu et percé, pyjama en papier sur mon corps fatigué, avec comme seuls témoins un sans-casque et la lumière grise des jours sans fin, la vie avait décidé de déposer ses valises de connerie au seuil de la chambre. Plus d’école, plus d’obligation d’être ce qu’il fallait être — une bonne note ou un gros compte en banque —, plus de prétextes à des discussions forcées, plus de commandécommandeur, juste un gosse et son vieux, juste deux types qui ne se comprenaient pas vraiment même en essayant bien. Mon père me manque parce que, et c’est bien là l’ironie de ce foutu temps qui passe, j’aurais aimé le rencontrer aujourd’hui en tant que jeune homme et le voir avec d’autres yeux que ceux du gamin ébahi. J’aurais aimé connaître l’homme mais seul le père existe. Existera jamais. J’aimerais lui poser encore quelques questions sur le sens de la vie et les mystères qu’elle couve, sur les secrets qu’il nous a cachés à tous les trois ou sur ce qui lui est passé par la tête juste avant le dernier saut. Je pourrais faire des grandes phrases, des trucs convenus dans le ton des quelques précédentes mais en pire, des envolées dramatiques avec des « Ah ! », des « Oh ! » et autres mains sur le front, dire des trucs mielleux comme « Si j’avais su », « J’ai été con », « Papa, reviens », mais je serais accusé de pleurnicherie commune. Et on ne rigole pas avec la pleurnicherie commune. C’est très grave, la pleurnicherie commune. Ça gonfle les gens et les gens, un yaourt qui chouine, ils le laissent passer la date de péremption au fond du frigo, derrière les fruits, loin derrière les autres yaourts. La brosse à dents qui rit 59 ¤ Le jour s’est levé et d’un coup, comme ça, a passé un coup de balai dans ma tête. La mer qui hier voulait m’avaler a — semble-t-il — changé d’avis. Elle s’est habillée de dentelle blanche et l’agite sur le sable comme pour me proposer de m’encanailler avec elle. Elle brille, elle scintille, couverte de paillettes et d’oiseaux blancs. Tout là-bas, derrière elle, le ciel, tendu comme une toile bleue, essaye de ne pas être trop jaloux. J’ouvre la fenêtre, respire le sel. Quelque chose a changé cette nuit. Je ne vois pas très bien d’ici mais j’en suis sûr. Vérifier. Les côtes sont toujours là, mon capitaine. Le sable aussi, ponctué de ces fichus piafs rieurs et de galets tout lisses. Les marcheurs, le soleil, ses reflets : tout est en place. Et pourtant. Pourtant. Bon. Je trouverai bien. Pas besoin d’en faire un fromage, j’ai faim. — Z’êtes sûrs ? Franchement ça me dit rien ! Christelle a vraiment l’air de celle à qui un tour en voilier ne dit rien — le front un peu plissé, l’œil sec, la bouche qui fait des vagues et la voix molle. Marc, malgré toute sa bonne volonté, la tape dans le dos pour la rassurer et manque lui décrocher les poumons : — Allez, Chris, arrête de faire la tronche, on a rendez-vous avec Ulysse ! Je suis sûr — persuadé — qu’il s’est planté, qu’il voulait parler de Neptune, de Poséidon ou même de Thalassa mais je me retiens de le lui faire remarquer : il est indécrottable, ce type. — Ouais, j’ajoute, la poiscaille a plein de trucs super à nous raconter ! J’ai dû dire ça avec une voix à arrondir les yeux parce que Laurel et Hardy font maintenant des têtes de sardines. — Bah quoi, c’est vrai ! De merlans, plutôt. — Hé ça va, hein, on va pas en parler douze ans non plus ! J’ai trébuché, c’est tout ! Hier est un autre jour et je suis un autre homme ! Frits, les merlans. Forcément. Un truc passe sur le visage du grand. Peut-être un tic mais je préfère dire « un truc » pour garder un peu de mystère et laisser croire que je devine les pensées des gens — hou, hou, je suis Sebastos le médium, hou, hou, je contrôle ton esprit ! En vérité, c’est un tic. — Ouais bah la poiscaille, il dit, elle a intérêt à se tenir à l’écart du… euh… de L’Espadon III, hein, parce que je m’en ferais bien un bouillon, moi, de la poiscaille ! L’Espadon III. En fermant les yeux, ce nom ferait penser à un navire légendaire, un vaisseau de guerre grand comme deux caravelles, voiles musclées et proue fendant les airs, capitaine édenté à la La brosse à dents qui rit 60 barre, canons susceptibles et vigies gueulardes plantées sur chaque mât — ce qui fait, voyons, oui, au moins six vigies. Un truc qui aurait de la gueule, tout en bois, lourd comme un porte-avion et léger comme le vent. Un truc qui ferait peur et qui règnerait sans partage sur les océans. Et oui, il fait bien peur, L’Espadon III, un peu seulement mais un peu quand même, si on garde les yeux ouverts. Sa coque est en plastique, le plastique est gondolé, les gondoles sont — pas toutes — écaillées, les écailles sont grises en dessous et j’arrête là mon inspection de peur de découvrir autre chose sous « le gris du dessous », le gris du plomb qu’on utilise pour lester les cadavres, le gris du plomb qui envoie par les grands fonds. — Mais sérieux, les mecs, on va couler avec ce truc ! elle insiste. D’un côté, si on regarde les choses en face, c’est pas tout à fait exclu. J’ai l’impression qu’en tirant un peu sur cette corde, là, sur ce filin gonflé de flotte et entortillé quinze mille fois, j’ai l’impression que le rafiot va s’effondrer. Alors c’est con, je sais, mais pendant que je réponds : — Peuh, il a survécu à la guerre, le machin ! T’inquiète ! je pense : Ne pas tirer sur la corde. Finalement les promesses de Marc quant à ses talents de skipper et mes blagues faussement détendues ont eu raison des dernières résistances de la blonde — à moins qu’elle n’ait juste pas eu envie de rester seule à quai ce qui, il faut bien l’avouer, m’aurait également mis les foies : les gens ici sont vraiment trop bizarres. Le vieux pêcheur qui loue le bel Espadon III nous l’a lâché pour moitié prix ; on était de toute façon les seuls à vouloir lui embarquer, son bâtiment insubmersible, et il avait envie d’aller boire un coup pour soulager ses rhumatismes. Le bonhomme a la peau si tannée qu’on pourrait s’en faire des chaussures et les mains si calleuses qu’elles seraient bien capables de poncer la coque dudit bâtiment — facile. Il traîne la voix comme ses vieux filets et tire sans arrêt sur le col d’un pull trop porté. Cliché peut-être mais il me rappelle Cousteau. Un Cousteau d’occase, certes, mais un Cousteau quand même. — Vous éloignez pas trop, qu’il nous a dit. Vous éloignez pas trop à cause du vent d’Est, qu’il a continué, les yeux plissés vers le large et persuadés d’y voir l’orage grossir. On a tout bien écouté, y compris la partie sur le vent de face, mais je suis désolé, le vieux pêcheur a vraiment raconté des bobards. Ça fait plus d’une heure qu’on a levé les amarres et le ciel est bleu, le vent roupille, le bateau clapote et mes fantasmes du marin qui sait lire les astres et les courants agonisent dans ma poche. Bah tiens. Tout près d’Aquafresh. S’est faite assez discrète, depuis deux jours. Je lui fais prendre un peu l’air. Marc et Christelle sont en plein débat sur les raisons de la délicieuse couleur de la Manche (« J’te dis que c’est les égouts », « Mais c’est les courants, le sable, tout ça », « Ah ouais peut-être », « C’est sûr », « Ouais enfin y a aussi les égouts ») donc, à l’évidence, ne prêtent aucune attention à la discussion que j’ai avec la brosse à dents : — Je crois que tout s’arrête là, miss. — Oui. — On aura essayé. — Oui. — … La brosse à dents qui rit 61 — … — … Mélangée au vent sa voix me surprend : — Tout est si petit vu d’ici. Elle a raison : la mer a le pouvoir de rendre la terre insignifiante. Et mes soucis avec. — Tu sais, miss… — Quoi ? — J’ai trouvé ce qui a changé ce matin. — Ah oui ? — Ouaip. Je viens de percuter. Ça fait tellement de bien : — Je t’aime. — Hein ? — Fais pas l’idiote, tu m’as compris. Elle ne dit rien : elle a compris. — J’aime encore Lola. Je l’aimerai toute ma vie, quoi que j’en dise. — T’es peut-être pas aussi niais que je le pensais, alors. — Hé, le plastique ça coule pas mais ça met pas mal de temps avant de revenir sur la plage, hein. — Chiche. Elle m’énerve. AH, ELLE M’ÉNERVE ! Je vais la foutre au feu en rentrant. Te laisse pas démonter : — Y a déjà assez de saloperies comme ça dans la flotte. — Baltringue. — Bon, tu m’écoutes ? Hochement de poils. — Je disais : je me suis rendu compte que ça ne servait à rien de lutter. Elle est indissociable de moi. Je peux tout foutre en l’air, ses fringues, son numéro, toi, je peux faire semblant de tout oublier, je peux même faire croire que je la déteste — rien de plus facile, c’est une salope — mais il en restera toujours quelque chose. Y a pas de laser pour faire disparaître les souvenirs. — Ni les sentiments. — Ni les sentiments, ouais. Ça pourrait faire office de conclusion mais non, ces envolées métaphysiques en appellent d’autres après quelques secondes d’un silence de sel : — Et elle, c’est pareil ? je demande. — À ton avis, simplet ? — Ça me paraît pas si évident que ça. C’est bien elle qui s’est tirée et qui ne donne plus signe de vie, non ? — Et tes rêves ? — Bah quoi, mes rêves ? — Rien. Elle tourne la tête (sa tête flexible et brevetée) vers je-ne-sais-quoi, l’air dépité. Elle la secoue lentement et je pense que j’ai dit une connerie. Et je cherche, je cherche, mais ne trouve pas. En quoi mes rêves — mon rêve, pour être rigoureusement exact — pourraient-ils me renseigner sur l’amour que me porte (ou pas) ma petite brune ? — Aquafresh ? La brosse à dents qui rit 62 — Hmmm ? — Y a quoi, dans le cadeau ? La voile claque un peu ; je demande à Marc de border. — Tu le sais bien. — Non. — Tu le sais mais tu veux l’oublier : c’est ce qui l’a fait partir. — Mais merde à la fin ! Arrête de jouer à Freud, JE NE SAIS RIEN DU TOUT ! Elle meurt dans ma main, fusillée. Elle redevient ce truc inerte qu’on remplace au bout d’un mois. Mes coéquipiers trébuchent dans leur conversation et doivent se dire, à en croire leurs yeux perplexes, que je débloque total. C’est embarrassant. Je leur expliquerais bien mon cas mais voilà, la poilue ne me serait d’aucune aide — voire, aggraverait les choses. Mieux vaut ne rien ajouter. Attendre que passent les points d’interrogation comme filent les mouettes au-dessus de nos têtes ; attendre que les murmures se perdent dans le vent, espérer ne plus les entendre. Chut. Je ne suis pas fou. Pas encore. Je souris le plus niaisement du monde. — Et même plus que ça, me souffle la brosse qui simule comme un footballeur italien Quelle filoute. — Tu fais bien la morte, je lui dis. — Je sais, elle continue, raide comme mon hamster. Christelle soupire autant que si elle devait démonter une pyramide, la transporter cent mètres plus loin et la réassembler pierre par pierre : abattue. Elle parvient quand même à dire : — De mieux en mieux, toi. — On va faire comme si de rien n’était, ajoute le grand. On va faire comme si de rien n’était. Les yeux hissés vers la voile, il se voudrait plus fier que De Kersauson. Cherche quelque chose à dire — quand sa bouche fait ce truc, c’est qu’il réfléchit — et lâche finalement : — Mais encore un délire dans le genre et je te traîne par la peau des tripes chez le Monsieurqui-donne-des-pilules. Je ris. À cause de sa blague, de sa mèche folle qui lui ôte toute crédibilité, à cause d’Aquafresh, à cause de ce bateau miteux, de cette mer dégueulasse, à cause des mouettes et de leurs douze neurones, à cause de Lola, à cause de moi. À cause de moi. La-la-la. La brosse à dents qui rit 63 ¤ C’était un dimanche comme les autres : paresseux et immobile. Une de ces journées pendant laquelle le monde se demande s’il aura la force de se lever le lendemain matin. Une de ces journées qu’on attend toute la semaine et qu’on trouve toujours, en fin de compte, interminables. Il faisait bleu et frais — un temps à se balader. Les mémés promenaient leur chien, les arbres dormaient nus et les oiseaux faisaient des petites boules sur les fils électriques. Tout était calme, en somme. Enfin, tant que la camionnette du père de Marc ne roulait pas. Jipé, électricien de son état, nous avait prêté son Traffic blanc pour le déménagement de son caméléon de fils. Avec comme consignes : faire gaffe à la troisième qui coinçait un peu, prévoir de la marge pour freiner, comprendre que les amortisseurs n’amortissaient plus, ne pas toucher à la radio — ce que nous avons tout de même fait — et ne pas se garer n’importe où : — Sinon la prune, elle est pour vous. Trois fois rien. J’aime bien Jipé. Derrière sa grande moustache jaunie par les gitanes et ses allures de charretier on trouve, en grattant un peu, un type d’une intelligence rare. Pas une intelligence scientifique, ni même artistique, mais plutôt sociale. Celle des gens qu’on respecte simplement pour ce qu’ils sont. Intègre, curieux, humble et bourré d’humour (fin, gras, décalé, post-contemporain : il maîtrise toutes les gammes), voilà un bonhomme qu’on gagnerait à imiter. Et pourtant, un mec qui a trimé toute sa vie durant, poliment méprisé par ceux qui l’ont employé, un type qui s’est flingué la santé à faire vivoter sa petite entreprise dont les seuls locaux officiels se résument à une camionnette presque trentenaire. Un soir où j’avais été invité chez lui en ramenant Marc (qui habitait encore chez ses parents), au détour d’un apéro un peu trop concentré et malgré les protestations du fiston (« On l’a déjà entendue mille fois, cette histoire, papa ! »), Jipé m’a raconté que sa femme et lui avaient eu un premier enfant avant celui qui me servait de collègue : — Mort à trois jours. Le cœur. Il a baissé les yeux vers son Pastis, l’a agité pour le rendre moins morne et, avant de le siffler, a dit : — On lui avait pas trouvé de prénom, de toute façon. Le camion faisait un boucan du diable. Dans les étagères vissées aux parois du coffre, les outils de l’électricien riaient à gorge déployée. À chaque coup de frein, à chaque virage, à chaque dos d’âne, ils se joignaient aux amortisseurs dans un concert étourdissant. Quand ça grinçait de trop, Marc et moi ne parvenions même pas à nous parler. Alors, derrière le volant — puisque j’avais insisté pour conduire — pour couvrir le métal guilleret et affirmer mon autorité de chauffeur émérite, j’ai chanté bien fort : — Dans mon camtaaaaard j’suis l’roi d’la rooooute, et j’ai oublié la suite, ne m’en demandez pas plus. Y avait des bibelots partout dans l’habitacle. Des trucs pendus au rétroviseur, des trucs sur le tableau de bord, des trucs dans les portières, des trucs dans le vide-poches, des trucs, des trucs, des trucs. La brosse à dents qui rit 64 La radio, qu’on avait allumée comme des gosses désobéissants, crachotait une soupe avec de vrais morceaux d’Hélène Ségara, de Patrick Fiori ou de Lara Fabian — dix des plus longues minutes de ma vie. Et Marc qui saupoudrait le tout de sa voix bizarre, à un ou deux tons près. Heureusement que le trajet n’a pas duré des heures. Avant de décharger les trois pulls et quatre pantalons du grand, nous sommes montés dans son nouvel appartement. Un vieil ascenseur du siècle dernier, tout en grilles et en moquette qui pue, nous a hissés au sixième étage d’un immeuble pas très accueillant. Je n’y ai encore jamais croisé de gardienne et j’en suis heureux : vu l’endroit, le monstre doit être cent fois plus dangereux que chez Lola. Pas pour les fillettes. Sur le ting ! qui annonce l’arrivée, Marc m’a ouvert la porte avec l’air solennel d’un groom zélé : — Monsieur, s’il vous plaît… Sur notre droite un couloir sombre, des paillassons tout crades, le silence. En face, encore un escalier pour grimper sous les toits. Un escalier étroit comme l’esprit de Girot (mon boss, merci de suivre), tout entortillé et, pour corser l’affaire, trop ciré. Avec le canapé sur le dos, même si ledit canapé n’était pas bien gros, l’ascension de L’Escalier Infernal restera dans les mémoires comme un moment épique avec tout un tas de noms d’oiseaux gratuits pour s’écraser sur les murs. Mais soyons chronologiques. Le canapé vient plus tard. D’abord, premier contact avec les marches (trop cirées, donc) puis un nouveau couloir encombré de toutes les choses que le voisin avait déposées sur son palier pour les oublier : vieille télé, poussette tordue, commode éventrée, ficus lyophilisé, cassettes vidéo trop regardées, morceaux de bois, chaussures délacées. — Il vit dans le couloir ? j’ai demandé. — Faut croire. Il avait la répartie raccourcie, le grand, parce qu’il se débattait avec son trousseau tout neuf. Plié en deux, le nez collé à la serrure pour y voir un peu plus clair — il n’a jamais vraiment eu le sens de la clef dans le trou. Porte ouverte j’ai cru que nous nous étions plantés. Il m’avait parlé d’un « bel appart’ » dans lequel on pourrait faire « des bonnes grosses soirées », je n’ai trouvé là qu’une boîte carrée avec deux fenêtres, un évier, une douche, des chiottes et de la poussière ; y avait à peine la place de faire demi-tour, là-dedans. J’ai poussé un : — Yeah. Mais c’était un « Ah. » déguisé. Le vieux studio portait les cicatrices de ses vies antérieures mais, je dois le concéder, ça lui donnait un certain charme — pour qui aime l’usé. Une ampoule pendait au bout de son fil tordu, brillante gardienne d’un fort abandonné. À notre vue, son visage s’est éclairé d’une joie communicative, d’une joie blanche et crue qui s’est amusée à faire passer nos teints de pâles à blafards. Voire translucides. — Faut que je te montre un truc, il a dit. Il a fait six pas et a ouvert les volets. D’un coup, tout m’a paru plus grand : le studio, le soleil, les pigeons, Marc et Sophie — l’ampoule. Je dominais le quartier et ça me coupait le souffle : j’étais pas habitué à autant de vide en pleine ville. De là-haut tout paraissait calme comme une mer de tuiles. — Alors ? La brosse à dents qui rit 65 Alors j’ai attendu encore quelques secondes, les yeux bercés. Puis j’ai pris mon pote par les épaules et lui ai répondu en souriant : — Alors on va chercher tes affaires. Un canapé, une commode, une télé, une maquette d’avion, deux bols et un micro-ondes. Voilà en gros le capital emménagement de Marc Vincenau, vingt-cinq ans, célibataire, passionné de modélisme et incapable de se faire cuire des pâtes sans les transformer en petites crottes gluantes. J’ai posé une des deux valises sur le parquet et me suis allongé à même le sol. Ça fait du bien de s’éloigner un peu du ciel — ou du plafond : on met un peu plus de distance avec l’intolérablement beau. Marc m’a rejoint, a attrapé un drap dans son sac de linge et l’a posé sur nos jambes. — Ça y est, Seb, j’ai enfin coupé le cordon. — Ouais. T’auras mis le temps. — J’étais bien, au chaud. Y faisait bon. — Hein ? — Dans le ventre de ma mère ! — Pfft. Le plus dur c’est pas la naissance, va. — Ah bon et c’est quoi, alors ? — Les premières dents. Interlude rigolade. Puis question « œil qui brille » à ma gauche : — Ça attire les gonzesses ? — De quoi ? Les dents de lait ? — Nan, les appart’. — Ça dépend lesquels. — Et celui-là ? — Ça dépend des filles. Sûr que ma Lola n’aurait pas mordu. Il a continué : — Ouais enfin bon, ça dépend surtout du mec, mec. Je savais ce qu’il allait ajouter, et il l’a ajouté : — Donc j’ai pas de souci à me faire. Séance crampe aux joues. Quand les derniers gloussements se sont évaporés, ils ont laissé leur place à la voix de Marc : — Et toi, t’en es où avec ta pépette ? — Bah… ça va. — Ça va, « ça va ! » ou ça va, « ça va… » ? — Ça va moyen. — Pourquoi ? — Un peu distante en ce moment. Y avait pas à s’en faire plus que ça : malgré un (très) joli début, ma relation avec Lola s’essoufflait. Je m’étais presque fait à l’idée ; erreur de parcours, lassitude et incompréhension, passade, circulez y a plus rien à voir. J’avais l’impression de ne pas avancer, de ne plus rien construire, de m’enliser — et j’avais déjà les hanches prises. Elle avait des soucis avec son ex, un camé qui, sur la fin, avait eu quelques propensions à la violence conjugale, et c’était pas facile tous les jours : même après des mois de séparation, il lui téléphonait chaque semaine pour pleurnicher ou la menacer de se flinguer. Quand il était net. La brosse à dents qui rit 66 Elle s’énervait à chaque fois, criait qu’elle ne voulait plus l’entendre, ni le voir ou penser à lui, qu’elle ne voulait plus se souvenir de son visage, de son odeur, de sa voix, qu’elle voulait être tranquille et passer à autre chose. Elle disait « tu fais chier, Paul ! » et tranchait l’air de ses petites mains. Mais elle décrochait toujours. Ça la contrariait pendant des heures : câlin annulé, garanti. Et moi, dans les premiers temps, quand j’assistais à ça, j’avais envie de balancer le téléphone, d’embarquer ma petite brune à dos de métro et partir loin. Très loin. Peindre des tableaux, sculpter des statues, écrire des chansons, bâtir des palais, lui rendre au millième ce que ce bouffon lui prenait à petit feu. Et puis je me suis fatigué parce qu’elle-même n’avait pas la volonté de descendre de ce manège écoeurant. Elle avait envie de vomir mais reprenait un ticket à chaque tour. À force, j’en ai eu marre d’attendre. Plus l’envie, plus la force. — Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ? — Trois mois le douze juin. — Ben ça c’est précis ! — Mais je sais pas si on va y arriver. — Ça va super, alors ! Il s’est tourné, coude au sol et joue dans la main, puis m’a regardé avec la douceur d’un mari attendri : — De quoi t’as envie ? — En vrai ? (Il a fait « évidemment ! » avec ses sourcils.) Que ça s’arrange. — Eh bah dis-lui ! En moins de temps qu’il ne faut pour le faire, il a reposé le dos bien à plat et s’est endormi. Je lui aurais bien rétorqué un truc dans le genre « Facile à dire, Bobby » mais je n’en ai pas eu le temps. Ni la conviction : il avait raison. J’ai tiré mes yeux vers la fenêtre ouverte. Les nuages avaient repris leur route. La brosse à dents qui rit 67 ¤ — J’ai pas envie de vieillir. Le soleil baillait sur le fleuve et la lumière avait un goût de caramel ; elle détourait nos visages avec douceur, embrasait les cils de Lola et lui couvrait les cheveux de miel. C’était la fin de l’été, à l’heure incertaine où la nuit hésite, à l’heure où le jour devient silencieux et les yeux, béats. Nos pieds nus pendaient au bout du ponton. Lola faisait avec les siens de grands cercles au-dessus de l’eau, comme pour l’hypnotiser. Elle avait mis sa grande jupe blanche, celle que j’aimais tant, celle qui lui dansait dans les jambes et lui faisait un cul à croquer. Parce que c’était vrai, j’ai répondu : — Moi non plus j’ai pas envie que tu vieillisses. Les femmes ridées c’est pas mon truc. Elle a souri. A repoussé, encore une fois, cette fichue mèche qui lui chatouillait le nez. D’un revers de la main, comme ça. A plissé les yeux. Puis a soupiré, à peine. J’avais envie de l’enlacer mais je n’ai rien fait ; je l’ai juste regardée, et c’était vraiment bien. Elle a dit : — J’ai pas envie de mourir. J’ai encore trop de choses à faire. Elle a lancé un petit caillou qui a froissé le fleuve et effrayé les canards. Quelques mouettes se sont précipitées dans les derniers remous pour vérifier qu’il n’y avait rien à manger — qui ne tente rien, n’est-ce pas. Elles m’ont fait de la peine alors je leur ai balancé la fin du pique-nique — deux morceaux de pain et un bout de pomme. Eh bien une chose est sûre : une mouette se contente d’un rien. Elles se prenaient le bec en gueulant des insultes que la décence m’empêche de retranscrire — et je jure que c’était moche — et Lola riait. Quand il ne leur est plus rien resté à se chamailler, elles ont repris le ciel qui leur appartenait. — Ça a l’air sympa d’être une mouette. On dirait que ça rend heureux. J’ai dit ça sans réfléchir, simplement parce qu’à cet instant précis j’y croyais vraiment. Elle m’a demandé si je les enviais. — Un peu, j’ai répondu, elles sont si loin de tout. — Ouais, elle a admis. — Bon d’accord, elles ont les yeux un peu morts. Mais si c’est le prix du bonheur, c’est pas cher payé. — Bah quand même. Elle a attendu quelques secondes par effet de style, pour bien préparer la suite : — Tu sais quoi ? elle a demandé en éclaboussant mon pied. J’ai dit non. — Je crois que t’as été mouette dans une vie antérieure. J’ai demandé pourquoi. — Rapport aux yeux morts. Je suis resté immobile quelques secondes, mes trucs morts dans les siens si vivants, avant de répondre : — Nyâââââââârrrk !, avec ma plus belle voix — celle qui vient de derrière, là. Elle a ri comme si rien n’existait plus ; rien. — Bah quoi ? C’est la classe de parler le mouette ! Je me suis levé, battant des bras pour m’envoler et rejoindre mes congénères qui avaient repris leur ronde blanche et noire et stupide, couverte par le rire de ma brune. La brosse à dents qui rit 68 Je m’essoufflais : — Je comprends pas ! Pourquoi je décolle pas ? Je me prenais au jeu, faisais de petits bonds qui cognaient contre le bois, moulinais des épaules, menton tendu et goutte au front : — Fff-ff ! Et ma petite brune à deux doigts de… — Je vais me pisser dessus ! — Fff-ff – Aaah ! – fff-ff – t’es – fff-ff – dégueu ! – fff-ff. — Arrête, j’te dis, les bras enroulés autour de son ventre. Elle s’est levée, laborieusement, et m’a sauté dessus : — Reste avec moi ! T’en vas pas ! — C’est – fff-ff - mon destin – fff-ff – ma belle ! – fff-ff – Mouette un jour – fff-ff – mouette toujours ! — Mais comment je vais rentrer, sans toi ? J’ai pas mon permis ! — Fff-ff – t’auras qu’à – fff-ff – faire du stop ! – fff. — Nan ! — Tu m’étrrrrrraaaaôôôgleuh ! Pour décrocher cet immonde parasite, ce truc délicieusement parfumé et intolérablement doux, j’ai tourné, tourné, tourné. — Seb ! On va tomber ! Forcément, j’ai titubé, le tournis au bord des lèvres. Le monde n’a pas compris tout de suite que j’avais arrêté de tournoyer : il a continué tout seul, pété de rire. Lola a glissé, hilare, et s’est allongée. Belle comme pas possible. J’aurais bien touché deux mots à Dieu — où à n’importe quel responsable digne de ce nom — pour qu’il me prête sa télécommande à Temps parce que, des moments comme ça, faudrait qu’ils ne meurent jamais. Au lieu de ça Dieu — ou tout autre responsable responsable — a pris un malin plaisir à enlever une à une les gouttes de lumière des yeux de ma brune. Hop, hop, hop, et encore une, hop ! Résultat : retour à la case « Idées noires ». Elle n’avait pas envie de vieillir parce qu’elle n’a pas eu de modèle à copier. Ne l’a pas dit comme ça mais c’est ce qu’il fallait comprendre. Sa mère s’est barrée très tôt, avant même l’heure où un gamin décide de se souvenir de ses parents. Quelques minutes tout au plus mais des minutes lourdes comme des années d’amnésie, des minutes assassines qu’elle a prises en pleine tronche au détour d’une vieille photo revenue à la vie des tréfonds d’un tiroir. — J’aimerais que non, elle a continué, mais je lui ressemble. Beaucoup. Trop. Ses yeux étaient tellement doux, tellement… normaux ! J’étais dans ses bras. J’avais pas plus de quelques jours et elle, la vie devant. Son père s’est réveillé en pleine nuit sous les pleurs d’un bébé affamé. A d’abord cherché sa femme, le sein tant réclamé, avant de ne trouver qu’une feuille sur la table de la salle à manger. — Elle n’avait rien préparé. Elle n’a rien emporté. Pas une culotte, pas un t-shirt, rien. Même pas un de mes jouets, ou un biberon, même pas une tétine. Il a d’abord tout assumé tout seul, s’infligeant une sorte de punition pour avoir laissé sa femme chercher du bonheur un peu plus loin. Il a tenu quelques années. — Jusqu’à la fin de la primaire. Et puis, dès qu’elle a été capable de prendre le bus pour aller à l’école et de se faire cuire des croque-monsieur, il a décidé qu’elle était « une grande fille ». Triste et banale histoire de gamine délaissée : le boulot, les réunions, les week-end matrimoniaux, les matchs de foot, les nouveaux films, la bar-mitsva du petit voisin, tout était prétexte à ne pas rentrer à la maison, à La brosse à dents qui rit 69 téléphoner à « ma Loli » pour lui dire qu’il y avait un billet sur le frigo, « pour une pizza », des cassettes vidéo dans la maie et le numéro de Mamie dans le calepin — à la lettre M — au cas où. — Mais ça a eu du bon, elle a essayé de me rassurer. On découvre les choses un peu plus vite quand on n’est pas sous surveillance parentale. Les films d’horreur. De cul. Les mauvaises habitudes, les garçons, les chichons, les soirées. Elle avait croisé les bras sous la tête et parlait en fixant le ciel, le fixant comme pour raconter ce qu’elle y voyait, comme s’il n’était qu’une toile de cinéma infinie et qu’il suffisait d’y jeter un œil pour retrouver ses souvenirs. — J’ai fait des conneries, tu sais. Des trucs pas jojo. C’était avant. C’était une autre Lola. Je ne t’en veux pas. Je t’aime comme tu es. J’ai écouté tout ce qu’elle avait à me dire. Me suis fait petit, tout petit, microscopique, pour laisser un peu de place à ses confessions. Et ça ne m’a rien fait. Elle m’a attiré davantage. Je l’ai trouvée doublement courageuse : d’une part, de s’être arrachée à cette vie de facilités et de fuites et, de l’autre, de me l’avoir raconté. C’était risqué : j’aurais pu être scout. Ou séminariste. Ou scout séminariste. — Un jour j’ai tout compris. J’ai fait mes valises, je suis partie vivre chez ma cousine. À seize ans et plus aucun rêve dans les yeux. J’ai eu mon bac et puis, comme rien ne m’intéressait vraiment à part les nocturnes au Louvre, je me suis embarquée dans les arts appliqués. Tu es apparu au générique un peu après. Elle m’a souri et j’ai eu l’impression que cette dernière phrase était le meilleur passage du film, celui qui justifiait tout le reste, celui qui faisait oublier le pire du pire — du pire. Il y avait eu un « avant moi », il y aurait un « depuis » dont j’étais certain qu’il changerait la vie de ma brune adorée. Oui mais, depuis, il y a un « après moi ». Qu’on m’amène les scénaristes. Deux trois petites choses à leur expliquer. La brosse à dents qui rit 70 ¤ Tout ce que je retiendrai de ce week-end, contrairement à mes poches, ce sont cinquante euros. Envolés. En deux temps trois mouvements, hop je t’enrhume, hop t’as rien vu. J’étais sûr de mes forces. Le poker, c’est moi qui l’ai inventé alors, quand Marc nous a défiés au retour de notre régate, j’ai fanfaronné. Après une bonne douche, avec quelques bières et un paquet de cacahuètes comme toute source d’énergie, j’étais chaud comme la braise. Même Christelle y a cru. — Ça tombe bien j’ai quelques trucs à acheter ces temps-ci, j’ai dit en approchant ma chaise de la table. Nous avions les joues rouges de vent, l’estomac qui attendait le service d’étage et les cheveux senteur vanille pas encore secs. Surtout la blonde. — On met combien ? elle a demandé. Première proposition à vingt billets ; ridicule pour un pro de mon envergure : — Mais vous rigolez ou quoi ? Vous pensez sincèrement que je joue pour vingt pauvres euros ? — Tu proposes combien, champion ? Je serais toi je verrais pas trop grand quand même. La dernière fois je t’ai délesté de trente, t’en as pas dormi pendant trois jours ! C’est vrai, Marco. Mais la dernière fois, comme tu dis, c’était une contre-performance. Même les plus grands perdent de temps en temps — sinon c’est pas marrant pour les autres. Il triait les jetons à grands gestes, la provocation satisfaite et épinglée sur sa face dans un de ces sourires idiots bien de chez lui. Il m’a énervé. J’ai dit : — Cinquante. — Hein ? Mais ça va pas ? T’es barge ! — T’occupe, Cricri, l’a rassurée le grand. Je vais le plumer. Et promis, je partage tout avec toi. — Ça me va, elle s’est détendue. Bande de fourbes, vilains sans foi ni loi. Jouer sur les sentiments, c’est vraiment une technique de lâche. Vous seriez prêts à vendre votre mère pour une poignée de jetons. Je ne pouvais plus faire marche arrière. Fallait assumer, faire semblant de n’avoir peur de rien — et surtout pas de cette doublette de traîtres. J’ai bu une grande gorgée de seize parce que j’avais le gosier un peu sec, d’un coup. Et j’ignore ce qui s’est passé mais je me suis fait rouleau-compresser. En moins de dix mènes j’étais rincé. Pendant qu’ils se foutaient de moi avec leur fric étalé devant eux, j’ai invoqué toutes les excuses possibles et imaginables, en commençant par la malchance — et leur cul bordé de nouilles bien chaudes. M’ont répondu que mon jeu ne cassait pas trois pattes à un canard. J’ai continué en rabaissant leur gloire à coup de « tactique de pédé » et d’ « audace de peureuse ». De « petits gains de puceau mesquin ». C’est dans cette chicane que la course a basculé. Tout est allé assez vite, et assez bruyamment. C’est elle qui a commencé. L’index pointé sous mon nez, elle m’a intimé l’ordre de baisser d’un ton. D’être plus agréable, ou moins agressif, ou un truc dans le style. — Sinon quoi, Wonderwoman ? — Mais qu’est-ce qui te prend ? s’en est mêlé le caméléon. — Oh toi ça va, hein. Arrête un peu de jouer au gentil de service. La brosse à dents qui rit 71 La table s’est envolée. Les pièces ont tinté. Les bières ont fait glou-glou et les cacahuètes ont nourri le plancher. Marc était furax. Et debout : — Ouais je suis le gentil, et j’en ai marre de l’être avec toi ! Tu te prends pour qui ? Le centre de la Terre ? Tu crois que t’as le droit de nous traiter comme ça simplement parce que t’es malheureux ? Je vais te dire un truc, « mon pote », t’es une victime ! Tu peux te moquer de moi autant que tu veux, tu peux me traiter de puceau, de grand machin, de caméléon truc, tout ce que tu veux mais moi, mec, je m’accepte comme je suis ! Moi, je sais dire aux gens que j’aime que je les aime. Je sais être en colère sans faire payer les autres ! Je sais dire merci à Christelle d’être aussi gentille ! Je sais rattraper ma « bombasse de comptable » par la main pour l’empêcher de traverser la rue quand on s’engueule ! Je sais m’excuser, avancer, JE SAIS VIVRE ! On ne l’avait jamais vu comme ça. Je crois que personne ne l’avait jamais vu comme ça, même pas lui. Il n’y avait plus un bruit hormis sa respiration tuyauteuse et les nôtres, à Chris et à moi, qu’on retenait. — ET JE T’EMMERDE ! il a conclu. J’avais déconné, je payais les pots cassés. J’aurais aimé être capable de déboucher mes poumons et m’excuser, leur demander d’effacer le passé, leur dire que j’ignorais ce qui m’avait pris, leur avouer combien je les aimais ces cons, mais rien. Me suis juste rendu compte que j’étais un passif masochiste. — Tu me sonneras quand t’auras décidé de changer. Et il a pris Christelle par la manche, lui a dit qu’ils s’en allaient, m’a laissé seul dans la chambre. J’ai pleuré : j’étais un peu sensible du canal lacrymal. J’ai ramassé les cartes, l’argent, les jetons, tout le reste, j’ai donné à la fenêtre ouverte une nouvelle fonction de vide-ordures et je me suis couché. Deux minutes plus tard, la voiture de Marc pétaradait dans la rue. J’allais devoir rentrer en train. Ou pas du tout, tiens : Trouville est un coin assez calme pour que la vie décide de s’y arrêter. La brosse à dents qui rit 72 ¤ Je marche sur la plage. J’ai un peu mal aux oreilles à cause du vent — il fait froid aujourd’hui. Je cherche quelque chose mais je ne sais pas trop quoi. Quand je croise un coquillage, je me dis que c’est ça. C’est beau, un coquillage. C’est blanc, c’est rond, tout vide, le sel y dessine de jolis cristaux, c’est léger, ça tourbillonne quand le large souffle un peu, un coquillage. Et puis non. Ce n’est pas ça. Alors je continue, j’attrape des galets, soulève des algues, ramasse des sacs plastique, jette le regard dans la mer, une fois, deux fois, trois fois, plus fort, plus loin. Je me dis que je cherche des astuces pour ne pas trouver ce que je cherche vraiment et ça m’angoisse. Ça me contrarie. Je peste. Je tape du pied. — QUE QUELQU’UN M’APPORTE CE QUE JE VEUX, ET VITE ! — Mais Monsieur, qu’est-ce ? Il faut nous aider ! — J’EN SAIS RIEN, CHERCHEZ POUR MOI ! — Bien Monsieur. Vous avez entendu, vous autres ? Cherchez pour lui ! CHERCHEZ ! Alors les mouettes cherchent. Mais elles ont du mal à avancer : les bourrasques les punaisent dans le ciel. Je continue. Papa est là, à quelques pas. Assis dans le sable, son écharpe bleue enroulée autour du cou. — Papa ? Qu’est-ce que tu fais là ? Il me regarde mais ne me voit pas. Il lance un galet sur sa droite. Il y a des gens, là-bas. Il y a des gens, deux pour être exact, il y a des gens que je connais et que je reconnais. Je pleure. En courant. La plage se transforme en une piscine à boules et je n’arrive pas à rattraper ceux que je poursuis. Je jure, je dis merde, je dis fait chier en bleu, en jaune, en rouge, en rose, en plastique, je crie mais attendez-moi et je les entends rire. La fille est brune, le garçon est grand, très grand, il a une houpette qui danse, il touche presque les nuages, ondule comme un filet de fumée. Je n’arrive pas à les rattraper. La distance ne réduit pas. Soudain, la fille laisse tomber quelque chose. Ça brille, ça frémit, ça danse avec l’air. C’est un ruban. Un ruban de cadeau. Alors elle se retourne, me montre le paquet qu’elle tient délicatement, hausse les épaules pour dire « dommage » et pose la tête sur son partenaire. Lui se plie, descend des nuages, mou comme un élastique, l’embrasse. Prend le cadeau. Non ! NON, C’EST MON CADEAU ! — Non, ce n’est plus ton cadeau, Sébastien. Je le ramène au magasin, elle dit. — Elle le ramène au magasin, délinquant, elle le ramène au magasin pour mettre de l’HUILE dans les gonds, elle le ramène pour retenir la PORTE, mon vieux, POUR LA RETENIR ! La concierge m’a croqué le pied et mis un terme à ma course. Elle continue ; elle avale ma jambe. Je n’ai pas mal. Je tombe à la renverse et vois le couple dans le ciel. Le monstre mange mon ventre ; et ça fait des bruits dégoûtants. La brosse à dents qui rit 73 Elle mange mon menton. Ma mâchoire. Mes dents craquent. Il me reste encore un œil. Ah non. La brosse à dents qui rit 74 ¤ — — — — J’ai encore fait un rêve bizarre, puce. Mmmmh… Bizarre comment ? elle a bougonné. J’en sais rien. Je sais plus. C’était bizarre. Arrête la drogue, junkie. Elle était tournée vers la fenêtre, l’épaule nue comme son dos, lisse comme le creux de ses reins et ronde comme le sein que je devinais — en tendant bien les yeux. Ses cheveux mouraient sur l’oreiller après avoir coulé dans sa nuque et le drap, qu’on aurait dit jeté là par un peintre amoureux, faisait des plis d’une douceur toute matinale. — T’étais malheureuse. Enfin, je crois. — À cause de toi ? — Je crois bien. — Viens là, gros méchant. Sa peau… Rien n’est aussi bon. — Pas tes pieds ! elle a couiné quand j’ai tenté de réchauffer mes palmes sur ses petits mollets. Nan, arrête ! Seb ! J’aimais bien l’enquiquiner. Juste ce qu’il fallait pour ne pas la fâcher — un savant dosage acquis au fil des nuits —, juste assez pour la faire passer de la molle résistance à la bagarre rieuse. — Je déteste tes gros pieds, elle rigolait, beurk ! je les déteste, je les déteste-je-les-déteste ! On s’est chamaillés, on s’est mordillés, j’ai collé ma joue contre son ventre et on a attendu. Je l’entendais respirer comme les vagues : ma tête en haut, son nombril en bas, ma tête en haut, en bas. À chaque fois qu’elle se dégonflait, j’avais peur qu’elle s’arrête en chemin, qu’elle reste vide et immobile, qu’elle s’endorme pour toujours, me laissant là à me demander comment je pourrais la regonfler. Alors son cœur me rassurait — boum-boum je suis là, boum-boum ne t’inquiète pas — et je serrais le corps tout mou, encore et encore. Une main dans mes cheveux. Envie de me replier jusqu’à pouvoir tenir dans son ventre. Me replier pour retourner là où tout est plus calme, où tout est assourdi par une bulle increvable, là où tout ce que j’aurais eu à faire, c’est sucer mon pouce et attendre le jour où voir le jour. — Dis ? — Quoi ? j’ai répondu dans son mou. — Tu m’épouseras un jour ? J’ai vérifié mais elle ne rigolait pas. Elle me demandait d’être un homme, de faire front, de dire oui ou non ou merde, me demandait de savoir ce que je voulais et de le dire haut et fort. J’ai mis quelques secondes à réaliser que, en faisant la synthèse de ce que j’en avais vu ailleurs, je n’avais aucune idée de ce qu’était le mariage — de ce que c’était vraiment. Ça ne lui a pas plu. — Nan, c’était débile. Oublie, elle s’est refermée. Elle est allée se doucher en silence et la seule chose qui m’est venue à l’esprit quand elle s’est levée, nue, sublime mais — je ne l’ai compris que bien plus tard — déjà perdue, c’est : « Dieu que t’es belle ». Et puis : La brosse à dents qui rit 75 Le mariage… Merde, pourquoi ça semble tellement important à ses yeux ? Elle qui, des conventions, se fait des manteaux… Se marier, Lola ? Pourquoi ? Pour afficher son bonheur, le porter haut et fier comme l’étendard de l’armée de Cul-Cul Les P’tits Oiseaux ? Pour la bague ? La salle des fêtes ringarde et la machine à fumée de « Didjé Gégé » ? Pour la Macarena ? Pour faire comme tous les autres alors que nous sommes si différents ? Pour les gosses ? — Lola ? La douche pleurait, muette. Je me suis levé, ai toqué à la porte de la salle de bains. Ça sonnait creux comme de l’air. Elle m’a répondu : — Quoi ? — Allez, fais pas l’enfant… Viens faire un câlin. — Non. Le reste du dialogue avec les gouttes n’a pas été d’un intérêt majeur. J’ai attendu, attendu — zaï zaï zaï zaï —, attendu encore, mais elle avait décidé d’épuiser les nappes phréatiques pour tarir sa déception. Ça m’a agacé — je peux être très con quand je l’ai décidé. Je me suis recouché en grommelant, profitant du calme dominical pour pioncer encore un peu. Je l’ai vaguement entendue sortir de sa cachette, vaguement sentie tout en savon ultra doux et en en après-shampoing au beurre de karité. Puis elle a tinté dans la cuisine, jouant la Sonate de la jeune fille attristée pour vaisselle et placards. Ça ma agacé. Re. Elle ne m’avait même pas laissé répondre ! C’est pas du jeu. Qu’elle fasse la tronche quand je dis des conneries, à la rigueur. C’est fair-play. Mais là ? Merde, on a le temps pour le mariage ! Je suis trop jeune pour tout ça ! Trois mois avant, elle m’avait bien dit les trouver pressés, Adi et l’autre, là (mon ancien coloc’ et sa nana, merci de suivre), à se prendre pour des grands, à jouer à donne-moi ta main et prends la mienne, mets-y un anneau et lançons du riz. J’y comprenais rien. J’ai pensé qu’il me faudrait obtenir un diplôme de gonzessologie appliquée — une science en constant développement offrant quantité de perspectives d’évolution. On a passé la journée un peu dans le brouillard, complètement dans le reviens-d’accordnon attends-quoi-je sais pas,c’est trop facile-pardon-d’accord, avec l’amère sensation de dilapider le temps et nos vies. Le lendemain matin nous avons repris le chemin de l’existence conditionnée, du réveil à six heures quarante, des infos radio-télé-journalisées, de la cafetière qui se gargarise, de la douche refroidie par les voisins, des transports fétides, des SMS — pense à toi-moi aussi —, du menu à quatre soixante-quinze, des connasses de conseillères, du roquet hiérarchique, des cases à remplir, des formulaires à remplir, des conditions à remplir, des comptes à vider. Elle ne m’a jamais reparlé de cet épisode. J’ai cru qu’elle avait oublié : elle avait dégoté un mécène qui l’arrosait — sans arrièrepensée, elle insistait — et qui lui permettait de se « consacrer entièrement à ce qu’[elle] savait faire de mieux, sans avoir à gagner [sa] croûte derrière un comptoir » ; entre ses expos et ses journées de boulot — si tant est que le fait de balancer trois éclaboussures sur un morceau de tissu puisse être considéré comme un boulot —, elle n’avait a priori pas le temps de ressasser mon absence de réponse. Que tu crois, mon con ! Faisait que ça, la donzelle ! La brosse à dents qui rit 76 Une seconde, j’ai pensé qu’elle avait mis les voiles pour ça. Mais pas plus. Lola, en vrai, c’est pas le genre à être rancunière. Je sais que ça lui a fait de la peine (et encore, j’ai pas répondu !) mais elle a une grande qualité : celle d’oublier. Marc a dit quelque chose de très juste ce week-end : il faut dire aux autres qu’on les aime. Leur dire comme ils ont envie de l’entendre ; dire je t’aime, c’est pas s’écouter le dire. C’est le voir entendu dans les yeux auxquels on s’adresse. C’est répondre à Lola que oui, j’aimerais bien l’épouser en fait, sur un chameau, en parachute, à cinquante mètres sous la flotte, l’épouser elle et pas des traditions à la con, l’épouser là où elle le voudrait pour simplement la rendre heureuse — j’aurais juste émis quelques objections au sujet du rassemblement de nos deux familles d’idiots ; chez elle c’est Dallas, chez moi, les Feux de l’amour : t’imagines le résultat dans cent mètres carrés où le champagne est toujours à portée de gosier ? Moi pas. J’aurais dû lui dire tout ça. La brosse à dents qui rit 77 ¤ Ils sont vraiment rentrés sans moi. C’était peut-être là l’occasion de disparaître pour toujours. Partir loin, au chaud, à l’étranger… Espagne, Afrique du Sud, Guatemala, Patagonie ? Ç’aurait été facile — et radical — mais sacrément égoïste. Une solution de trouillard. De taffiotte, comme dirait Thibaud (mon frère, merci de suivre). Je devais revenir. Régler cette histoire avec Lola, filer ma démission à l’autre furoncle, parler avec Marc, avec Noura, aller voir ma mère, rappeler mon frangin, aller manger chez Mamie. Sacré programme. Quand on passe son temps à fuir, mieux vaut ne jamais se retourner. Parce qu’on se rend compte que rien ne suit plus — et depuis longtemps. Je me suis envolé comme je suis arrivé : avec le même calbute, le même t-shirt, le même sourire balancé à Cécile Tarin : — Bonjour Monsieur. Ils vous ont oublié en route ? — Non, Boudin. Devaient rentrer hier soir. La Mafia est exigeante, tu sais. — Oui, je m’en doute. Bon train à vous alors ! — Merci poulette. Mais je pense que je vais faire le trajet à pied. — Jusqu’à Paris ? — Ouais. Ce sera mon Saint-Jacques de Compostelle à moi. — Saint qui ? — Personne. Hasta luego, mi corazon. Mais j’avais pas de clope au bec ni de Ray Ban sur le nez alors, en vrai : — Bonjour Monsieur. Votre séjour vous a plu ? — Oui. Très reposant, merci. — Merci à vous ! Et bon retour ! Dans la rue la vie avait complètement disparu. Un dimanche à Trouville, c’est lugubre. Une maquette géante. Un décor de cinéma en carton-pâte derrière lequel s’affairent des techniciens tout en gants et en casques-micros. Prochaine scène lundi sept heures, les gars ! Que tout le monde se tienne prêt ! Il y en avait un, de technicien, qui roulait là où je marchais depuis une bonne heure. Comme ça faisait long, que j’avais plus une thune pour un tacos et qu’une ampoule me grignotait l’orteil, j’ai fait de mon pouce un outil de communication pour que la gentille Golf grise s’arrête un peu plus loin. Ses feux stop m’ont regardé avec la promesse du Salut. Voilà le navire qui me ramènerait à la vie. Ma dernière chance. J’ai couru pour y embarquer avant qu’il ne soit trop tard. La vitre s’est abaissée. Derrière, au volant, un moustachu aux paluches disproportionnées. Fanion du S.M.CÆN au bout du rétroviseur. Clébard sur la banquette arrière — un truc plein de bave poilue — et Jean-Jacques dans les enceintes. Damned. — Tu vas où, grand ? il m’a lancé. La brosse à dents qui rit 78 Nulle part, merci. Je me baladais. Quelle belle nationale, n’est-ce pas ? C’est ce que je voulais dire, avec mon pouce : z’avez une fichue route ici ! Merci, vraiment. Merci Monsieur. Oui c’est ça, bonjour chez vous ! — À Paris. — Un Parigot ! (Il s’est marré en regardant sa bestiole) Ça alors, Mimi, t’entends ça ? Un Parigot ! Brusquement, ses rires ont disparu. Il m’a fait des yeux qui piquent — le genre de ceux qui vont bien dans un film de méchants. Le fanion dans les doigts, la moustache me tenant en joue, le molosse de cinq kilos à l’arrière prêt à m’arracher la jugulaire, il m’a dit : — Ici c’est pas Paris. Oui c’est vrai, pardon Monsieur. Laissez-moi tranquille maintenant, s’il vous plaît. Je ne vous ennuierai plus. Promis. Allez, promis, quoi ! Faut redémarrer, là ! Gros rire. — Ah le con ! Il m’a cru ! T’entends ça Mimi ? Il m’a cru, ce con ! Il s’est penché pour ouvrir la portière et me faire signe : — Allez, monte ! J’y vais aussi, à la Capitale ! Pour sûr, j’ai hésité. Mais comme je suis incapable de prendre une décision, j’ai bouclé ma ceinture en remerciant « Stéphane, et toi ? ». — Sébastien. — Ça te va bien. — Ah bon ? Pourquoi ? — Parce que j’vais dire, j’en ai connu un autre, de Sébastien, quoi, et il avait le même air que toi. — J’ai un air particulier ? — L’air un peu paumé, quoi. J’veux dire, t’as des cheveux bizarres aussi. Nom de Zeus. C’est une caméra cachée. Laissez-moi descendre. — Je me suis pas coiffé ce matin. — Encore heureux ! Et le voilà reparti à pouffer avec sa grande bouche ouverte et sa moustache qui vibre. Il a enchaîné : — D’où est-ce que tu viens comme ça ? — De Trouville. — Première fois ? — Ouais. — Et alors, t’en penses quoi ? Te plante pas, te plante pas. On sait jamais ce qu’il a dans sa portière. — C’est sympa. — Sans plus, quoi. — C’est pas ça, je suis pas vraiment dans les bonnes conditions en ce moment. — Ça c’est sûr, hein ! J’veux dire, faut se préparer psychologiquement pour aimer le patelin, quoi ! — Vous habitez là-bas ? — Dis-moi « tu » ou descends au prochain carrefour, l’étranger. J’ai souri sans être certain que ça sonne juste : — Ok captain. T’habites là-bas ? — Nan, je suis de Villers, quoi. Je vais voir ma sœur — la pauvre, elle est invalide — parce que, j’vais dire, c’est un peu difficile pour elle, quoi. Un accident de la route. J’vais dire, les gens ici, ils roulent vite, quoi. Et pas toujours à droite, quoi ! La brosse à dents qui rit 79 — — — — — — Je suis désolé. Allez déconne pas, c’est la vie, quoi. … J’veux dire c’est pas pire qu’une leucémie, hein ! Euh… non, c’est vrai. Bah tu vois ! Hein Mimi, c’est pas pire qu’une leucémie ? Tiens Seb, regarde dans la boîte à gants, doit y avoir un petit truc à manger. Il n’y avait que des croquettes pour chien et des cassettes audio. — Nan, y a que des croquettes pour chien. — C’est bien ce que je dis ! — …? — Pas pour toi, pour Mimi ! — Ah ! — Donne-lui z’en deux. Une pour faire connaissance, l’autre pour ce que tu veux. La paix dans le monde, ça te va ? — Euh… ouais, pourquoi pas. Je me suis retourné vers la bête qui s’est mise à faire du bruit et à dégager une odeur désagréable à la vue du festin ; moi je dis, la gueule d’un clebs devrait rester scellée à vie. Question de santé publique. La langue violette m’a englué la main à deux reprises, m’amenant l’estomac au bord des lèvres puis, une fois son boulot terminé, s’est mise à pendre au goutteà-goutte. Dégueu. — Tu vois, elle t’aime déjà ! T’es une bonne fifille, Mimi. Dis merci à Sébastien ! Le machin fétide a penché la tête. — Dis merci ! Puis a aboyé. — Gentille fifille ! C’est une gentille fifille, hein ? — Oui. — Ça me fait plaisir que vous vous entendiez bien. Moi aussi. Je suis ravi ! — Tu sais elle a pas un caractère facile, quoi. Même ma femme hein, j’vais dire, des fois, c’est pas facile, quoi. C’est les grognements hein, pis des fois les morsures, quoi. Pas méchantes hein, juste pour lui rappeler qu’elle sait ce qu’elle veut, quoi. C’est petit mais intelligent ces chiens, quoi. T’as déjà eu des chiens ? — Nan ! Un frère, des amis, une copine, ça suffit amplement question source d’emmerdes ! — Ah oui c’est vrai, t’es pas dans les bonnes conditions en ce moment. Je sais pas pourquoi hein mais, j’vais dire, ça m’étonne pas. — Pourquoi ? — Parce que t’as le sourire terne, quoi. Ce mec me tuait. Me donnait un bon exemple de la relativité temporelle : dix minutes de trajet avec lui prenaient autant de place en ennui que deux jours de formation sur les plans financiers de ma banque. Et vu que pendant ces réunions-là je jouais systématiquement au morpion avec le grand pour oublier un peu, ça donne une bonne idée du calvaire qui s’annonçait — deux heures de route, quand même ! — Je suis fatigué. — T’as fait la bringue ? — On peut dire ça comme ça. — Bah raconte, quoi ! Y avait des filles ? — Non. Enfin une, mais elle compte pas. La brosse à dents qui rit 80 — Pourquoi ? — Parce qu’elle est pas allée à l’école. Je crois que seul le moteur a compris ma blague parce que, le moustachu, avec sa tête écarquillée, a fait plusieurs allers-retours entre la route et mon sourire niaiseux pour essayer de rattraper le retard. — Elle compte pas, parce qu’elle est jamais allée à l’école, j’ai répété. Pas de réaction. — Laisse tomber. On a tous le droit à une blague foireuse de temps en temps, nan ? — Aaaaaaaaaah ! Elle sait pas compter parce qu’elle a jamais appris ! — Voilà. — T’as raison, c’était nul. T’as entendu ça, Mimi ? L’était vraiment pérave sa blague, hein ? Ah le con ! Hé grand, laisse l’humour aux pros, tu veux ? Oh oui apprends-moi, Magnum ! Apprends-moi ! — Bon tu la racontes ton histoire de mauvaises conditions ou je monte la musique ? À choisir, pour débiter ce gros trajet, je préférais encore raconter ma vie à un psy en TDI plutôt que de m’infliger « Quand la musique est bonne » ou « Encore un matin » : — C’est un peu compliqué. — On a le temps, hein. Pis j’adore les histoires à rallonge, quoi. Comme celle de mon beaufrère. Faudrait que je t’en parle, après. Tu m’y feras penser. Remettre les choses dans l’ordre. Commencer par le début, continuer par le milieu, trouver une fin. Lui, impatient : — Alors tu le ponds, ton œuf ? Moi, réfléchissant : ( Réflexion ) Lui, plissé : — C’est une histoire de nana, hein ? — Comme toujours. — Je le savais ! T’entends ça Mimi ? Ces yeux de chien battu pour une simple paire de tétons ! Le monde changera jamais ! Hein Mimi ? — La nana en question m’a quitté. — C’est que tu l’as mérité. Stéphane appartient à la caste des autosuffisants, ces gens qui se font la conversation tout seuls et qui se marrent à leurs propres blagues ; je crois même qu’il en est l’empereur autoproclamé. — Allez j’déconne. Continue. — Elle a trouvé quelqu’un d’autre. — Tu le connais ? — Non. Enfin, je sais qu’il est épileptique. — Elle t’a quitté pour un fou ? (Euh…) Mais qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’elle se venge comme ça ? — Je sais pas vraiment. Aquafresh a hurlé c’est faux ! c’est faux ! il ment ! mais, par chance, le moustachu était en bout de rires. J’ai mis la main sur la bouche de la brosse, non pas pour la faire taire mais bel et bien pour l’étouffer. Crève, charogne ! — Vous étiez ensemble depuis combien de temps ? — Trois ans. — T’entends ça Mimi ? Trois ans et je parie qu’ils étaient même pas mariés ! Vous étiez pas mariés, hein ? La brosse à dents qui rit 81 — Nan. — Dans le mille Émile. J’vais dire, ma femme, je l’ai épousée au bout de six mois, quoi. Pis à votre âge, hein, on n’était pas des pleurnichards comme vous, quoi. C’était pas bien vu de traîner sans s’engager, par ici, hein. (Il a agité sa main comme une folle à plumes). Ça fait douteux quoi. T’es pas une tante ? — Non. — Alors pourquoi ? — Pourquoi quoi ? — T’as attendu, bordel ! — Je sais pas. Mempfeur ! Mempfeur ! — Et sinon, y a des choses que tu sais ? Que je suis perdu. — Que je regrette. — Les regrets ! C’est chiant, hein ? — Ouais. — Les regrets, j’vais dire, c’est un truc de peureux. C’est… Bla, bla, bla. Il a parlé de profil et je me suis regardé en face dans le rétroviseur. Peureux. Un truc de peureux. POULE MOUILLÉE ! Tu n’es qu’une poule mouillée, passager ! Et moi j’adore les poules ! Je les mets en pot ! Ça fume, ça bout, je ne laisse que le bec, QUE LE BEC, T’ENTENDS ? Les poules, ça me donne bonne haleine ! Ça rend ma langue bleue et chaude ! T’as un goût de poulet, passager... Garde un œil sur moi, de la banquette à ta carotide il n’y QU’UN BOND ! — T’es triste ? Si la question était de savoir si, depuis elle, je me lève le matin sans trop comprendre pourquoi, si j’ai les yeux au bord des cils, si mon ventre résonne de vide, si mon corps est coupé en deux, cherchant le bout qui manque, si j’ai l’amère impression que la lumière du jour n’est plus tout à fait la même, que le monde est recouvert d’une couche de gris et que rien ne m’y retient plus, alors la réponse était : — Oui. — Alors pourquoi tu l’as laissée partir ? Attends, laisse-moi deviner : tu ne sais pas. — Non. Et puis j’ai rien fait pour la récupérer. Ça fait trois mois que je chiale sans bouger le petit doigt. — C’est fou ce que t’aimes t’écouter ! Quand est-ce que tu réagis ? — Ce soir. — Tu vas lui demander de rentrer à la maison ? — Non, je vais lui rendre sa brosse à dents et sortir de sa vie. — T’y crois pas une seule seconde. T’es transi, ça se voit à dix mille kilomètres ! Mais bon, je sais même pas si elle se souvient encore de ton prénom, hein. J’vais dire ma fille, si elle s’entichait d’un mollasson comme toi, hein, je l’attraperais par la peau du cul, quoi, je lui ferais vider ses tiroirs et aller acheter un gentil ailleurs, quoi. Pas une nouille comme toi, hein, ça je peux te l’assurer ! M’en veux pas hein, mais ma fille je l’aime vraiment trop, quoi. Vider ses tiroirs. Vider ses tiroirs… Ses tiroirs… La brosse à dents qui rit 82 — — — — LE TIROIR ! Qu’est-ce qui te prend ? C’EST DANS LE TIROIR ! T’as fumé avant de monter dans ma bagnole ou quoi ? Nan parce que fais gaffe, hein, j’aime pas les drogués, quoi ! — Accélère ! Accélère ! Faut que j’en sois sûr ! Merde ! Il m’a regardé en coin, pensant peut-être que je m’essayais à l’humour à nouveau. Et lorsqu’il a compris que je ne rigolais pas, son visage s’est éclairé : — Bon sang, l’huître se réveille ! Il l’aime ! Il veut la récupérer ! Barrez-vous les couillons, convoi exceptionnel : IL VA LA CHERCHER ! WOUHOUUU ! — LOLA, ATTENDS ! Allez Steph’ mais ROULE, QUOI ! — Lola ? Ça te va bien, ça : Lola. Ça me va bien. Ouais, rien d’autre ne me va. Il a roulé comme un malade ; j’ai cru qu’on allait finir carbonisés dans le fossé un demimillier de fois. Les lignes blanches, les stops, les limitations de vitesse, la gauche, la droite, la bande d’arrêt d’urgence, les distances de sécurité, mes nausées : il ne respectait rien. Même pas son truc à poils qui, à chaque coup de freins, faisait boum ! dans notre dos. Increvable, le bestiau. J’étais sur les nerfs. Il fallait arriver, plus vite que ça. J’avais eu un flash en forme de meuble me disant que depuis tout ce temps j’avais la réponse à portée de main. Et plus précisément dans le deuxième tiroir de la commode de mon appartement, dans l’album photos. J’ai essayé de l’expliquer au moustachu, « quoi », mais impossible de construire une seule phrase compréhensible à cause du cœur qui battait dans ma langue. Stéphane m’a posé plein de questions, voulait comprendre un peu plus, excité comme un spectateur qui assiste à la scène finale — la scène du secret divulgué. Pas pu l’aider. C’était le début de la fin. La brosse à dents qui rit 83 ¤ Je suis monté chez moi beaucoup trop vite pour être essoufflé. Les clés. La porte. Le salon, la commode. Le classeur, qui craque de n’avoir plus été ouvert depuis le Jurassique. Des photos. Elle, moi, nous, eux, sous des rabats en plastique qui nous coupent de la réalité. Figé sur papier brillant, le monde paraît si faux. Si éternel. Tourner la dernière page. Avoir le vertige. La tête pleine de sang, les yeux flous, salive et dégoût. Trouver une feuille, la feuille, celle qu’on a déjà lue il y a bien longtemps au cours d’une de ces nuits discutées, murmurées, somnolées, emmêlées. Ce petit morceau de cœur tout plié, tout froissé. Ce flocon d’âme. Le ruban de mon cadeau. La brosse à dents qui rit 84 ¤ Christophe, Excuse-moi. Tu n’es pas le seul responsable dans cette histoire. Je ne te demande rien, surtout pas de me pardonner ou de me regretter. Je ne le mérite pas. Laisse faire le temps, je ne deviendrai bientôt plus qu’un vilain souvenir. Sache que je ne t’ai jamais menti : je t’ai vraiment aimé. J’ai vraiment cru, pendant ces quelques années, que ma vie ne serait possible que dans tes bras. Lola, Je ne sais pas quel âge tu as maintenant. Tu dois certainement être une belle et grande jeune fille aux cheveux noirs comme de la suie (on s’y fait). Tu dois déjà te maquiller. Et toujours me détester. C’est bien normal. Il est des choses qu’on ne pardonne jamais et je sais en faire partie. Nous t’avons désirée plus que tout au monde. Il me semble important de te le préciser parce que je sais ce qu’on ressent lorsqu’on a été trouvée dans une poubelle. Peut-être comprendras-tu un jour pourquoi je suis partie. Peut-être. La brosse à dents qui rit 85 Sois juste plus forte que moi. S’il est encore temps, entends ces mots : ne gâche pas ta vie. Fais des études et des enfants, deviens quelqu’un de bien, profite de chaque jour comme s’il n’existait rien de plus précieux que le temps qu’on gaspille et qu’on regrette toujours. Sois une femme heureuse. J’ai peur de soulever mon stylo. Il me retient ici encore un peu, tout près de toi qui dors sans te douter de rien, les petites mains repliées et la langue qui dépasse, avec ce bonnet qui te protège comme je ne le ferai jamais plus. Tout est silencieux. Et ma trahison ne fera pas plus de bruit qu’un tour de clés dans cette serrure stupide. Sois sûre d’une chose : Je suis vide comme une coquille Claire. La brosse à dents qui rit 86 ¤ Putain, la lettre. Qu’est-ce que je suis con. MAIS C’EST PAS POSSIBLE D’ÊTRE AUSSI CON ! Calme-toi. Il n’est peut-être pas trop tard. La brosse à dents qui rit 87 ¤ C’est une manie chez moi. Je cours dans les escaliers, à deux doigts de me faire une cheville. Stéphane — qui m’attend jusqu’à nouvel ordre — n’a même pas coupé son moteur, prêt à se prendre pour Fangio à mon signal. Par-dessus « La vie par procuration » (le double CD a tenu tout le trajet), il m’interroge comme le point : — Alors, Sherlock ? — J’avais raison, c’était dans le tiroir. — On dirait un épisode de Derrick, il s’est éclairé. Inspecteur, il a continué, nous avons trouvé une arme dans le tiroir ! Hmmm… Une arme, dites-vous ? Oui ! Celle du crime ! Hans est coupable ! Il… — Allez, je l’ai ramené dans le monde contemporain, faut se bouger ! Tu veux bien m’emmener ? — À vos ordres chef ! Les pneus crissent et le temps manque. Je prie (tiens, je prie) pour qu’elle n’ait pas fait de conneries. Un truc comme ça, je ne me le pardonnerais jamais. Et pendant que j’indique au moustachu comment aller chez Lola, je comprends que je savais. — Depuis le début, stupido ! mousse la brosse. — Ouais. Tout était là, sous mes yeux. Ça fait mal de se l’avouer. Ça fait mal de se regarder, mal de rester dans son corps qui répugne. Mes yeux brûlent de colère et de déception. Je savais et j’ai voulu oublier. Me protéger. M’interdire le bonheur, m’interdire le cadeau qu’elle a voulu me faire, prétendre que je n’avais pas le droit d’être aimé à ce point et surtout, me persuader que j’étais incapable de tout assumer. Tout ce que j’ai fait, c’est nous rendre malheureux. Je la connais : elle a attendu que je me batte pour elle, que je comprenne, que je la rassure ; elle a espéré et je l’ai abandonnée. J’ai fait la même chose que sa mère : je me suis défilé. Pensé qu’à ma gueule. — T’as un portable, Steph ? Me suis fait tirer le mien jeudi. — Poche intérieure de mon manteau. Au cinquième appel, elle décroche. Mon : — Allô ? préféré. Celui avec un peu de gloss autour. Un : — Allô ? répété, comme dernier avertissement avant clic. Je prends un coup de coude à me transpercer le thorax et Steph’ me fait « Mais vas-y ! ». Alors : — Lola ? Silence. Je ne l’entends même pas respirer. — Lola ? Mais merde, dis quelque chose ! — Bonjour, elle répond. La brosse à dents qui rit 88 Le vide est fait. Je flotte quelque part entre ici et ailleurs. Quelque part entre le réveil et les volets, dans les odeurs de la nuit, là où une partie de moi est restée endormie. Elle a du mal à soulever les paupières. Tend une main pour amener la mienne à ses lèvres. Je tremble un : — Ça va ? Qu’elle balaye avec douceur : — Qu’est-ce que tu veux ? Toi. — Savoir où tu es. — Chez moi. (Je fais signe à Stéphane de tourner à droite pour éviter le feu). Avec Pascal. (J’ai envie de dire au moustachu de se garer, que c’est foutu). Pourquoi ? — Il faut qu’on parle. — Au bout de trois mois c’est un peu tard, tu crois pas ? — J’espère que non. — Écoute Seb, on part quelques jours. On va être en retard. Rappelle-moi plus tard, d’accord ? — Tu vas où ? — Quelle importance ? — Pars pas, puce, faut que je te voie… — … — … — Bon, je te laisse, elle dit enfin. C’est ton nouveau numéro ? — Nan, celui d’un pote. J’essaye de la retenir mais elle me file entre les oreilles. Je demande aux moustaches de passer la troisième, putain mais roule, et j’appelle Noura. Elle va tout confirmer. — — — — — — — — — — — — — — — — — — — Noura ? Monsieur le banquier ? Tiens alors, que me vaut ton appel ? Je crois que j’ai compris. Compris quoi ? Ça va pas ? T’as l’air bizarre… J’ai compris, Noura, tu le savais, dis-moi que tu le savais, que vous avez passé un pacte, que t’as promis de rien dire bordel, dis-le-moi ! Mais te dire quoi ? Attends, là, tu vas trop vite pour moi. Pourquoi elle est partie ! Lola ? Nan, ma sœur ! T’as pas de s… Ça va, accouche ! Hé du calme j’y suis pour rien, respire un coup ! Dis-le moi, Noura. Si t’as tout compris Einstein, t’as pas besoin d’un dessin. Mais putain, pourquoi vous êtes aussi compliquées, les gonzesses ? Parce que vous êtes vraiment trop débiles, « les mêêcs » ! Parce que vous êtes des handicapés du bonheur, des gamins barbus qui pensent que tout ce qui leur arrive est vraiment trop injuste ! Parce que vous ne savez pas ouvrir les yeux pour autre chose que pour vous regarder le nombril et ce qu’il y a juste en dessous ! Hein ? Alors t’as mis tout ce temps à comprendre ? … La brosse à dents qui rit 89 — T’as gagné, j’ai plus faim. Tu sais quoi ? — Non ? — T’es qu’un abruti. Mais qu’est-ce qu’elles ont, toutes ? Faut croire qu’avoir des nichons, ça rend nerveux. Allez. Magne-toi. La brosse à dents qui rit 90 ¤ — C’était il y a déjà bien longtemps. Tu te souviens ? — Oui. La brosse à dents qui rit 91 ¤ On a failli passer à côté de tant de vie. Si je ne l’avais pas rattrapée ce jour-là j’aurais commis la pire erreur de mon existence ; il y a des choses dont on est certain, je vous rappelle (merci de suivre), et celle-ci en fait partie. J’ai bien fait de fouiller mes tiroirs. Bien fait d’être retourné chez elle. On était à deux doigts de la cata. Mon chiot, infatigable, me regarde avec des petits bonds impatients : il veut que je lui lance son morceau de bois encore une fois. Mais je suis un peu ralenti parce que, en ramassant ce vieux bout de branche tout mâchouillé, j’ai croisé deux noisettes attendries au pied d’un grand chêne. Celles de ma belle. Les seules qui vaillent d’être admirées, les seules qui méritent d’exister, celles par qui tout est arrivé — et arrivera jamais. Elle est assise sur un banc en pierre et le gris du ciel d’octobre fait éclater sa chevelure de charbon. Ses mains, protégées par les gants qu’elle a tricotés la semaine dernière — les petites chaussettes ont laissé un bon bout de pelote —, sont posées sur son ventre. Au bout de ses jambes croisées, son pied bat avec la nonchalance de celui qui est heureux. Elle m’envoie un baiser, emballé avec soin dans un petit sourire. Le vent a beau souffler, le cadeau traverse les airs sans dévier et me caresse en pleine joue. C’est bientôt l’heure ma puce. C’est bientôt l’heure, je murmure en direction de son nombril. La brosse à dents qui rit 92 ¤ Mais je veux bien que tu me le racontes encore une fois. La brosse à dents qui rit 93 ¤ Nous sommes arrivés au cinq ter quelques minutes plus tard. La rue était calme, avec ses colliers de bagnoles tout du long, et semblait couvrir la fuite de ma petite brune. — Joue-la fine, hein, sois pas trop insistant, m’a conseillé le Goldmanophile. — On va essayer. Je suis sorti de la voiture. L’interphone m’a répondu : — Oui ? Elle est encore là. Merci, merci, merci. — C’est moi, Lola. — Seb ? Mais… — Ouvre-moi s’il te plaît. — On est sur le point de partir, là… — OUVRE ! Elle a soupiré, friture et, sans un mot, a appuyé sur le bon bouton. Je suis monté. Plus vite. Mes pas résonnaient dans la cage, voulant me raconter ce qu’il faudrait dire et ne pas faire. Sois gentil, disaient les uns. Sois ferme, leur répondaient les autres. Elle t’a TRAHI, elle n’a RIEN fait pour arranger les choses ! Non c’est TOI qui as tort ! Tu dois t’excuser, être honnête ! MAIS VOS GUEULES ! Je ne savais plus qui j’étais ni où j’allais, véritable sac d’angoisse sur pattes qui parlait à des bruits d’escalier. À ma décharge, j’étais sur le point d’atteindre celui de non-retour. Le résultat de la discussion à venir allait conditionner ma vie future. Ni plus ni moins. Deux Sébastien bien différents attendaient le verdict : le bienheureux, celui qui croyait le moins à la victoire, et le dépressif qui, dans sa loge, épinglait déjà sa plus belle boutonnière en récitant quelques remerciements bien sentis. La scène : le palier. Les personnages : à cet instant, moi. La durée : impossible à dire. Dix secondes, dix minutes, dix jours ? Non, dix jours, ça fait un peu long — je le concède volontiers. La porte m’avait déjà oublié. Ne m’a pas reconnu. Pas un bonjour, pas un sourire, même pas un clin d’œillet. Froide comme en taule. Je l’ai cognée. Y ai même pris un certain plaisir — ou un plaisir certain — : ça lui a rappelé qui était le patron. Elle a toussé de la serrure avant de s’ouvrir avec l’air suspect du coup fourré. Et dans la lumière, ma brune. Cheveux coupés, pointes refaites. Créoles aux oreilles. Tête bien droite mais regard un peu fébrile. À peu de choses près — des détails — c’était la même fille que celle qui m’avait invité un soir sur son canapé pour regarder, sous une couverture, les pieds à l’air et croisés sur la table, pizza dans le ventre et glace par-dessus, ce navet de Shining — une excuse à peine camouflée pour jouer à touche-moi-là. À peu de choses, donc, très peu de choses près comme, pour commencer, le sourire qu’elle ne portait plus à présent, ses joues qui n’étaient plus rouges du tout, ses mains loin des miennes et, pour continuer, insignifiant, presque anecdotique, l’épileptique en arrière-plan, allant, venant, les bras chargés, l’air occupé, comme s’il était chez lui et qu’il s’affairait avant de partir en week-end. Comme si. La brosse à dents qui rit 94 Sale épileptique. Épileptique tique-tique qui te pique pique-pique ta copine pine-pine tête de pine pinePINE ! Reconcentré sur Lola, parce qu’elle était l’unique raison de ma visite, j’ai cherché un indice, quelque chose de changé, quelque chose qui aurait conforté mon hypothèse mais son manteau (un nouveau, blanc, avec de jolis boutons comme des cookies) lui tombait jusqu’aux genoux et cachait tout. Un manteau boutonné. Prêt pour le départ. Prêt pour une longue balade. Une balade en amoureux. Une balade main dans la main, rires dans les rires. Une balade avec cette raclure de voleur de gonzesse. Je vais te passer l’envie de rigoler, moi, mon bonhomme. Pis tu vas rentrer chez ta mère vite fait, hein. Histoire de limiter les dégâts. — Je peux entrer ou il a déjà pissé partout pour marquer les lieux, le baveux ? Il est réapparu, pas aussi froid que la porte mais quand même : — J’ai pissé nulle part, va. Il a enfilé sa veste, est sorti sur le palier en disant à ma (sa ?) petite brune qu’il l’attendrait en bas puis, avant de grimper dans l’ascenseur, de lui à moi : — J’ai rarement vu un mec aussi con que toi. Je peux dire, valait mieux que la porte se ferme rapidos parce que, ma connerie, je lui aurais bien tatouée sur les gencives en lettres bâtons. Mais j’avais autre chose à faire : Lola n’était plus dans la lumière. Je suis entré. L’appartement était presque comme avant, mise à part cette petite odeur de fleurs qu’on retrouve souvent chez les femmes heureuses. Une odeur de remplacement. De renouveau. Il y avait, posé à côté de l’ordinateur, un cadre qui résistait de toute sa photo à l’évaporation de nos souvenirs. Il était perdu, esseulé, peut-être même effrayé, dernier soldat épargné par l’ennemi. Mais tout le reste ici réclamait ma destitution, de la télé qui me regardait de son œil rouge et agressif aux plantes vertes qui bruissaient à mon passage, persifleuses couleur menthe : Pauvre type ! Tu ne la mérites pas ! L’autre au moins, c’est un homme ! Guignol ! Je les ai laissées gaspiller leur sève. Et sur le balcon, appuyée à la rambarde, découpée dans le ciel et regardant Dieu sait quoi, la femme parfaite. Je me suis approché en faisant un peu de bruit pour ne pas l’effrayer et me suis posé sur le métal rouillé. — Tu me manques, Lola. Au loin, les oiseaux piaillaient et les voitures passaient. — Tu me manques vraiment. Elle s’est tournée vers moi pour bluffer un bon coup : — Toi, pas. Plus. — Je sais que c’est faux. Impossible. Elle a souri : — T’es bien sûr de toi. Beaucoup de choses ont changé, tu sais. — C’est qui ce mec ? — Mon nouveau toi. J’ai su qu’elle mentait parce que son nez a fait ce petit truc invisible, ce petit rien qui crie Mensonge ! à chaque fois qu’elle dit n’avoir mangé qu’un seul carré de chocolat. C’était complètement à l’ouest dans une situation comme ça mais, le cœur ayant ses raisons et patati et patata, mon ventre s’est empli de joie. Il y avait encore de l’espoir ; et l’espoir nous emmène dans son doux pays rempli de rêves, de désirs enfantins, d’oiseaux qui chantent et de La brosse à dents qui rit 95 gâteaux gros comme ça, au plus près de ce qu’on est vraiment, à savoir : des insatisfaits ; il y avait encore de l’espoir et il m’a fait faire ce qu’il aurait fallu depuis le début de cette histoire de capricieux : prendre la main de ma douce. Droite, solide, elle m’a dit : — C’est pas aussi facile que ça, Seb. — Je sais. Réponse ratée. Faut être bon joueur et reconnaître ses erreurs ; ces deux mots en étaient une belle. Deux pas en arrière, sourcils froncés, mains écartées : — Non, tu ne sais rien du tout ! T’as même pas essayé de savoir ! Silence radio ! Tu veux vraiment « savoir » des choses, Seb ? Ça fait trois mois que je ne dors plus parce que j’essaye de me convaincre que j’ai fait le bon choix ! Trois mois que tout ce qui sort de mes tubes de peinture, c’est des taches sur ma palette ! Trois mois que je m’en veux, que je me dis « mais appelle-le, fais quelque chose, fais-toi mal, il faut que tu lui avoues, qu’il sache la vérité » et que je fume en regardant mon téléphone parce que, bête comme je suis, je me réponds « s’il t’aime vraiment, c’est à lui de t’appeler. S’il t’aime vraiment, il aura tout compris » ! Tu savais tout ça ? Hein ? Espèce d’imbécile ! Tu croyais que Pascal t’avait remplacé ? Mais tu me prends pour qui ? Que de temps perdu… — Non, tu ne savais pas tout ça, elle a balayé. Je lui ai laissé quelques secondes d’avance puis l’ai rejointe sur le canapé où elle avait migré pour allumer une clope. Elle soufflait fort, comme pour se débarrasser de la colère qui lui assombrissait le visage. Ou bien peut-être juste de l’amertume accumulée. Ou bien peutêtre que j’étais à côté de la plaque, qu’elle grognait parce qu’elle allait être en retard pour son voyage avec l’autre idiot ou qu’elle avait fait rétrécir son petit haut préféré dans la dernière machine. Elle m’a demandé, obscure, pourquoi j’étais revenu. J’ai voulu m’approcher d’elle pour le lui expliquer mais elle se frottait l’oreille de sa main libre, en un signe annonciateur de ciel couvert — d’un ciel overcast comme le dit mon oncle Jérémy, sergent météorologiste dans l’armée de l’air. J’ai donc répondu de loin : — Parce que je voulais tout recommencer. — Louis le Quatorzième veut tout recommencer ! elle m’a singé. — Je crois savoir pourquoi tu es partie. — Ah oui ? Son défi iridien n’était pas assez appuyé. — Oui, j’ai dit. Je viens de le comprendre : j’ai retrouvé la lettre de ta mère. Elle a fait semblant de n’avoir rien entendu, absolument désintéressée, parfaitement désabusée. Et puis : — Eh bien dis-moi. — Tu es enceinte. — Intéressant, continue. — Et tu ne vas pas en voyage. — Ça chauffe. — Tu vas avorter. — … — C’est une belle connerie. Elle a rigolé : — C’est vrai que t’en connais un rayon, sur les conneries. — Je peux m’asseoir sans craindre pour mon intégrité dentaire ? — Arrête de faire le con tout le temps. On parle de quoi, là ? D’une séance de ciné ? La brosse à dents qui rit 96 J’ai posé une fesse en m’excusant. Il y avait une question que je mourais d’envie de lui poser depuis ce foutu SMS qui avait tout déclenché : — Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Elle a repoussé une mèche, toujours la même, pour se donner le temps de réfléchir un peu. — Je ne sais pas, elle a fini par dire. C’était mince comme raison mais ça lui ressemblait. — T’es enceinte ou pas ? Écraser sa clope lui a fait secouer la tête : — Affirmatif. — Et tu vas avorter ? — Two points. — T’allais m’en parler un jour ? — Peut-être. — Comment ça, « peut-être » ? — Pourquoi je t’en aurais parlé ? Ça fait trois mois qu’on ne s’est pas dit un mot ! — C’était une bonne occasion pourtant. Elle m’a dit, un peu plus tard, pourquoi elle était partie. J’ai trouvé ça très bête parce que ça a failli nous coûter cher. La peur de ne pas réussir à faire mieux que sa propre mère, la peur de ne plus m’aimer autant qu’avant, la peur de changer de corps, la peur la peur la peur, et la vie qui passe devant des yeux pleins de larmes. Elle voulait « gérer cette merde toute seule ». Être une fille sans mère l’avait rendue peu confiante dans sa capacité à assumer ce rôle qu’elle maudissait depuis des années. La tâche lui paraissait insurmontable. Elle avait eu du mal à se faire une place dans ce monde, « un mal de chien », et elle craignait qu’un enfant ne la lui reprenne. — Et puis j’ai pas le droit de t’imposer ça. Tu l’as répété assez souvent, tu ne veux pas de bébé. J’ai soupiré. Lui ai rétorqué qu’elle était tordue, qu’elle transformait le facile en impossible, qu’elle avait mal écrasé sa clope qui brûlait encore, qu’elle n’avait pas à décider toute seule. — C’est mon bide, j’en fais ce que je veux. — Tu ne changeras pas d’avis ? — Non. Et ne me fais pas ces yeux-là. Ce n’est pas contre toi que je fais ça, mais pour moi. Je ne suis pas prête et c’est tout. J’ai posé une main sur son ventre, intrigué, persuadé de pouvoir y sentir quelque chose. Elle s’est levée, ébouillantée. M’a dit qu’elle était en retard à la clinique et que le temps pressait — « aucune envie de devoir filer en Hollande à cause d’une loi à la con ». — Garde-le, Lola. Son « non » m’a paru fissuré. J’ai continué à le travailler : — J’ai cru que t’étais partie à cause de moi, c’est tout ! Pas pensé une seule seconde que ça pouvait avoir rapport avec toi. Je suis un crétin, d’accord, mais j’ai envie de nous donner une deuxième chance. Excuse-moi. — Oui oui, je t’excuse, elle m’a dit en coin, faussement insensible. Maintenant je dois partir. — Et nous ? — Une seule chose à la fois, Seb. J’ai un vampire dans le ventre qui me vide la tête. Je réfléchirai beaucoup mieux quand on me l’aura décroché. — Je ne peux pas te laisser y aller. Elle a fait « pardon ? » avec ses yeux. — C’est maintenant ou jamais, Roméo, m’a averti Aquafresh du fin fond de ma poche. Si tout ceci n’avait été qu’une fiction, une mauvaise comédie romantique américanisée, éclairée, maquillée, répétée, élaborée par une tripotée de dialoguistes en tout genre, je me La brosse à dents qui rit 97 serais approché d’elle en gros plan, profondeur de champ minimaliste (anatomique ?) et violons en Dolby, ténèbres dans le regard, coiffure impeccable, dents éblouissantes, et je l’aurais embrassée en bavant une des ces conneries auxquelles un public bien préparé croit toujours, de celles qui marquent les esprits et l’histoire du cinéma : « Épouse-moi, bébé » ou « Tu es ma raison d’être, oublions tout ». Ce genre de débilités. Mais la vie, la vraie, c’est ça : mes bras qui se sont refermés sur elle, ma tête posée dans son cou, nos respirations qui ont discuté toutes seules. Les corps en disent souvent plus que des mots maladroits et ils le disent vraiment bien lorsqu’ils sont faits l’un pour l’autre. Et la caméra a tourné autour de nous, tourné encore, tourné toujours, et nos ventres ont grouillé de papillons, et le vertige a balancé nos âmes au vent. Quand nos yeux se sont enfin croisés, nous avions compris. Nous étions accordés. Elle a dit : — J’ai peur. Et son sourire a brillé. — Moi aussi, j’ai rigolé. De Pascal. Elle a pouffé. M’a raconté la version originale : — C’est juste un bon copain. Et puis il est gay ! Vraiment gay, tu vois ! (Un poids qui s’envole). C’est le directeur de la galerie où j’expose en ce moment. Jeudi, quand tu l’as rencontré, on avait rendez-vous pour discuter boulot : il voulait m’annoncer qu’un Russe aimerait m’acheter la collection entière. J’ai dit oui. On s’en fout, non ? Ça me fait du bien de peindre, pas de me contempler. J’en ferai d’autres. C’était si simple. Je suis si compliqué. Quand j’y repense, si elle était allée à cette maudite clinique, je l’aurais perdue avec le reste — quel vilain mot pour un si beau cadeau. C’eût été ballot. Donc n’y pensons plus. Nous sommes descendus, entortillés de bras et de mains, et avons trouvé Pascal qui n’a pas compris tout de suite. Il était assis sur le porche avec la même attitude que lorsque je l’avais rencontré quelques jours auparavant — léger ; l’air de ne se soucier de rien avec ses cheveux blonds qui n’en faisaient qu’à sa tête, ronde et bien portée. Auto-persuadé qu’il n’était qu’un profiteur de femmes perdues, je n’avais pas remarqué la douceur qu’il dégageait. C’était le genre de mec qu’on aurait aimé avoir comme maman — je sais, c’est bizarre, mais c’est exactement ce que je me suis dit en le voyant à ce moment-là. Il s’est levé, empêtré de choses à dire et de gêne soulagée. Pas de doute, c’était bien un homo. J’ai presque eu envie de lui faire un câlin et de lui demander d’être ma copine. — Je suis désolé, mec, je lui ai tendu la main. Elle m’a tout raconté. T’as raison, je suis pas futé. — Bah, l’amour rend débile, c’est bien connu. Il a essayé de se retenir mais, en sautillant : — Je suis vraiment trop content pour vous ! T’y vas plus hein, Lala ? Lala. C’était mignon comme tout, ça, Lala. Elle a dit non. Nous avons ri. Comme des niais. Et je me suis aperçu que j’avais oublié Stéphane. Tout ce qu’il restait de lui était une bonne idée de papier, glissée sous la porte d’entrée : Sois heureux, grand. Mimi t’aime bien, tu dois être un bon p’tit gars. La brosse à dents qui rit 98 Merci, quoi. Me suis promis de le rappeler pour lui annoncer la nouvelle mais… Bon, demain. Juré. La brosse à dents qui rit 99 ¤ Le temps s’est éclairci. Le vent qui traîne ne sert qu’à rendre le décor vivant, faisant frémir l’ombre des feuilles, berçant mes cheveux un peu trop longs — penser à aller chez le coupe-tifs. Je n’ai plus ce goût d’urgence dans la bouche, ce cœur fuyant qui voulait, il fut un temps, me faire courir sans réfléchir. J’attends Lola sous l’arbre, notre arbre, certain qu’elle sera là d’ici peu. Tout, autour de moi, s’est préparé à sa venue : les fleurs sont ouvertes et parfumées, les nuages parsèment le bleu d’un blanc de neige, les fourmis chantent en file indienne et les oiseaux font des bruits de plumes. Et soudain, elle est assise à côté de moi. Je ne suis ni surpris ni étonné : elle a toujours été là. Il suffisait juste de tourner la tête au bon endroit. — Tiens, elle me dit. Le cadeau est magnifique. Le papier est parfait ; plié avec précision, lisse et brillant, et doux et séduisant, il est couvert de motifs qui tourbillonnent, explosent, coulent, caressent. Le ruban, lui, est le plus extraordinaire de tous les rubans. Bien droit, sans pli, il tient le couvercle avec douceur, crépite dans la lumière. Et si d’aventure on le goûtait, nul doute que le joli nœud serait sucré comme une fleur de vanille. — Je peux l’ouvrir ? Elle pose la tête sur mon épaule et me répond oui. Alors, avec la plus grande précaution, je dénoue, décolle, déplie, soulève et ouvre. À l’intérieur il fait tout noir. Je n’y vois rien. C’est une boîte sans fond, vide comme le néant. — Approche-toi, m’encourage une main dans ma nuque. Je m’approche ; encore ; encore un peu. Et comme je ne distingue rien d’autre que rien du tout, je plonge le visage dans l’obscurité. Il y a quelque chose en bas. Très loin, très petit, entouré de nuit, étoile isolée qui voudrait être galaxie. J’ai beau forcer, plisser les yeux, concentré sur ce point brillant, je n’arrive pas à savoir ce que c’est. Et je suis curieux bon sang, curieux comme un gosse qui a découvert un trésor. Je voudrais poser une question à Lola mais ma tête est bloquée dans la boîte. Je dis mmpff ! et aargll ! et je m’énerve parce que je ne vois rien à part ce truc immobile et que l’air commence à manquer, là-dedans. On me pousse dans le dos. Je tombe. Ma chute dure une éternité ; j’ai le temps de me demander ce que je fais là. Quand même, une étoile dans une boîte, ça n’a aucun sens. Et j’ai beau tomber, j’ai beau sentir la gravité dans mon ventre, sur ma peau, dans mes fringues, rien ne bouge en bas. Doit être sacrément loin. Derrière moi, des yeux noirs rapetissent au bord du cadeau, dans le jour qui se dégonfle en se faisant avaler par la nuit. Je tombe. — Tu es revenu, elle me dit. Je me retourne vers la voix, sursauté. Lola est assise sous un arbre, le même que celui de là-haut, celui d’où je suis parti, un grand arbre planté dans une grosse motte de terre qui flotte. Je m’approche, ralentis, doux comme un oiseau ; quand je suis aussi léger qu’un flocon, je me pose à deux pas de là. Elle tient un oreiller dans ses bras, le serre contre sa poitrine parfaite. Je la contourne et regarde. La brosse à dents qui rit 100 L’oreiller n’en est pas un — partant du principe qu’un oreiller n’a ni bras ni jambes et qu’il ne gazouille pas — mais il est très beau. — Très beau, elle dit. C’est vrai. Il a mes yeux. — Et ton petit nez, je réponds. La brosse à dents qui rit 101 ¤ — Bah dis donc on l’entend plus, lui ! Normal beauté : je l’ai épuisé, le Rantanplan. Elle déteste quand j’appelle son chiot Rantanplan (le chiot que je lui ai offert pour son anniversaire… Oui, je suis trop gentil) mais moi, quand je vois son air d’huître, au canidé, je ne peux pas m’en empêcher. Il est tellement con, aussi. Ah ça pour être mignon, il est mignon : deux grands yeux amusés à la moindre occasion, un sourire étiré de béatitude, la langue trop longue oubliée sur le côté, de grosses pattes maladroites — dont une blanche — qui glissent sur le parquet en cliquetant, des oreilles un peu molles qui font fla-fla lorsqu’il tourne la tête trop vite pour se bouffer la queue et, pour correspondre avec exactitude au cahier des charges du PPB (le Parfait Petit Boxer), une demande incessante de gratouilles, de papouilles, de shkroukrougnouilles, de Oh-le-beau-chienchien et autres C’est-pour-qui-lebon-manger ? On finit toujours par craquer. Impossible autrement. Mais Dieu qu’il est bête ! Enfin. Je ne désespère pas lui faire comprendre, un jour, qu’un rouleau de Sopalin — émietté — ne constitue pas le cadeau idéal pour un être humain. Non, je ne désespère pas. Le dressage est une course de fond. Je réponds : — Il a bien couru cet après-midi, hein Planplan ? Au loin, dans son panier en oseille déjà tout bouffé aux coins, une oreille se dresse paresseusement. Puis retombe. — L’appelle pas comme ça, elle rigole, comment veux-tu qu’il reconnaisse son nom si tu lui en donnes quinze différents ? On va pas réussir à l’élever correctement ! — Je propose qu’on fasse une synthèse. Un résumé de tous ses surnoms. Je pouffe avant de terminer ma phrase : — Hein Ducon ? Elle me met un petit coup de coude ; je finis ma bouchée, pose mes couverts, l’enlace — la force à peine — en la faisant tomber sur mon côté de canapé, et lui pose un gros bisou sur l’œil. On rigole. Elle se redresse en disant qu’elle va s’étouffer, qu’elle n’arrive plus à respirer, que son gros ventre prend trop de place et que ses chevilles ont encore gonflé depuis la veille. Il est vingt et une heures et des bananes, nous n’avons pas fini de dîner, quelques bougies sont allumées, le film est regardé de travers par-dessus le bonheur et un morceau de saumon, et ma petit brune n’a jamais été aussi belle. Le grand air lui a collé le rose aux joues, la douche lui a gonflé les cheveux, la fatigue la ramollit. Et le petit gigote dans son ventre. Elle me le prouve en y posant ma main. Boum-Boum. Boum. Boum. Boum-Boum. Je discute en morse avec mon fils à travers la peau de ma future femme — que je demanderai officiellement en mariage à la naissance du monstre ; d’ici là, pas de bourde — et ça me rend tout chose. La brosse à dents qui rit 102 Passent quelques minutes pendant lesquelles nous toquons rugby, politique, femmes et littérature ; le fiston a de la répartie et le même humour que sa mère. Qu’il se dépêche de sortir de là, qu’on rigole un peu. Et puis, impatient peut-être, il se décide sur un coup de tête : — Aïe ! elle se fige, aïe ! elle se congèle. Statufiée, la main crispée sur son excroissance, Lola me traduit qu’elle contracte (et ça a l’air de faire mal, vache !). J’essaye de composer le numéro de la maternité comme elle me le demande mais je suis emporté par l’urgence, par l’intérêt national, par la réalité d’un machin de trois kilos qui aura bientôt un autre visage que celui de l’échographie — un gribouillis gesticulant. — Dépêche ! — Je fais ce que je peux mais les touches glissent, mes doigts sont moites, ma vue se trouble. Je me sens partir pour ailleurs, un champ de coton infini ; je m’allonge. Et prends une gifle qui me ramène ici-bas. Qui me décroche la mâchoire. Qui fait sonner mon oreille — biiiiiiiiiiiip. — Hé ! je m’insurge contre Lola en reprenant mes esprits. — Maternité Trucmuche ? demande enfin la dame du téléphone. — Bonsoir, je suis le mari (et merde) de Madame *censuré* et euh… je crois qu’elle est en train d’accoucher sur le canapé ! — Elle a des contractions depuis combien de temps ? (deux minutes à peine) Quelle est leur durée ? (longues) Et entre chaque contraction ? (J’AI PAS COMPTÉ !) Est-ce qu’elle a perdu les eaux ? (elle fait « Non ! pffft-fff ! ») Est-ce que vous voyez la tête ? (J’AI PAS REGARDÉ !) Est-ce que votre femme sent la tête ? (négatif) Alors vous avez le temps, dites-lui de faire les exercices qu’on lui a appris. On vous attend, Monsieur *censuré*. La blague. Le monde ne s’arrête donc pas quand ma petite brune est sur le point d’accoucher ? Mais on se moque de qui, là ? Aquafresh serait là, elle me dirait quelque chose comme : Hé neuneu, tu te décides ? Ou : Tu vas quand même pas rester là sans rien faire, si ? Mais elle est dans la vieille boîte à secrets, bien au fond de l’armoire de la chambre. Donc j’entends rien. C’est bien mieux ainsi. Allez, soyons un homme, un vrai ; en deux temps trois mouvements, je vais chercher le manteau de ma brune, le lui mets sur le dos, bourre une petite valise de fringues (les siennes plus celles du petit), de produits de toilette et, sur ses conseils que je soupçonne fort d’être des ordres maquillés, de deux bouquins dont les titres seront tus (on a tous des secrets inavouables). Rantanplan sent qu’il y a du mouvement. Il s’agite, aboie, dérape, apporte une chaussette et nous demande de la lui jeter. Ce que je fais, histoire de me laisser un peu de temps afin de trouver les clés de la voiture — notre nouvelle voiture ; depuis que nous vivons ensemble dans ce nouvel appartement, certaines choses ont changé. Et me voilà décollé, gonzesse sous le bras et valise à l’autre, luttant contre les murs, les portes, les boutons d’ascenseur, le temps, mon manque de condition physique — j’ai toujours pas étoffé mes épaules —, les sièges de la 207, l’envie de foutre le camp d’ici et celle d’aller me coucher, et contre les handicapés du volant qui ont organisé un critérium inter-régional. — Avance, connard ! (L’Histoire pardonnera mes excès et je l’en remercie d’avance.) Entre deux grimaces de douleur, Lola croit que je me suis mis au défi d’épuiser le klaxon jusqu’à la moelle. Le problème avec les bagnoles modernes, c’est que c’est tout électronique. La brosse à dents qui rit 103 Avant, « à l’ancienne », si t’étais susceptible de l’avertisseur, arrivait un moment où le bouzin fatiguait. Aujourd’hui il répond à l’infini. Pratique quand t’es pressé — et agacé — mais manquant totalement de charme. Plus le temps passe et moins j’entends ma douce. Elle est concentrée sur sa respiration, les yeux fermés, la bouche pincée, les joues pleines d’air. J’aimerais pas être une fille ; chez elles, y a que la théorie de sympa — le pouvoir, les cheveux longs, les belles chaussures, la grâce. Dès qu’on passe à la pratique, les vingt-huit jours, les précoces et les incapables, l’accouchement, les mains au cul dans le métro, franchement, ça devient moins intéressant. Pas mécontent de mon costume trois pièces, en gros. La maternité n’est pas vraiment loin mais le chemin est semé d’embûches, de feux, de piétons et de bus nonchalants ; idéal pour se faire un ulcère. Surtout que je ne suis pas très sécurit’ quand je conduis (merci de suivre). Surtout que j’ai l’esprit ailleurs, demain, dans un, deux, dix, vingt ans, dans les rêves d’une famille heureuse, entre ma petite brune qui aura un peu vieilli, le chien qui se sera musclé et notre garçon potelé, assis sur une couche pleine, rires au vent, main dans la bouche pour soulager ses premières dents et bretelle de salopette défaite. Ou Lola encore plus vieille, genre la cinquantaine à pattes d’oie, le chien dans le jardin — sous les hortensias — et le gamin au bout du fil, nous annonçant qu’il va épouser Marie, la voisine d’en face, celle qui a une fleur dans les cheveux le week-end, « c’est pour dans un an, Papa ! ». Papa. Je vais être papa. Qui l’eût cru ? — Moi, me dit mon père dans le rétroviseur, assis sur la banquette arrière, serein, sans ceinture de sécurité (mais il doit se douter qu’il n’en a plus besoin). Je résiste à l’envie de me retourner en hurlant, d’une part pour ne pas stresser Lola plus qu’elle ne l’est déjà, d’autre part pour ne pas nous planter dans un lampadaire ou une petite mémé — ça ferait désordre. Et puis parce que je sais bien — si, je le sais, si, je le sais, si… — que le vieux n’est pas vraiment là. — Tu sais ce qu’il te dit, le vieux ? Il est flou, comme s’il était fait de deux images mal superposées. Il y a ces interférences dans son épaule gauche qui disent combien il est éphémère. Je me tais. De toute façon il entend ce que je pense. — Un peu que j’entends ! Pas besoin d’être mort pour ça. Alors fais vite. Tu me manques. — Je ne suis pas venu pour parler de moi. Ni de toi, au fond. T’as toujours été soupe au lait. C’est pas croyable. Combien de fois j’ai dit à ta mère de ne pas te couver comme ça ? Mais non, Madame n’en a fait qu’à sa tête ! Résultat : (il fait paf ! avec ses mains). Bref. Je suis là pour parler du gosse. J’ai peur. — Je sais. D’être un mauvais père, de ne pas aimer ce truc qui fait des bulles, de perdre Lola à nouveau, peur de ne pas réussir à l’élever correctement, peur qu’il devienne un camé, un violeur, un assassin — comment savoir ? — Comment savoir ? il me singe. J’ai une recette pour toi, mon grand. « Mon grand » était sa formule pour me dire « petit con » sans se faire engueuler par ma mère ; il l’utilisait surtout quand je faisais preuve de carence neuronale. Spectre ou pas, il n’a rien perdu en chemin. — À part mon aspect solide. (Il rigole. Puis, s’appuyant au siège de Lola). C’est un joli brin de fille que t’as là ! T’es gentil avec elle ? Le oui est dans ma gorge quand il ajoute : La brosse à dents qui rit 104 — Et me mens pas, je vois tout. Je déglutis pour ne pas le contrarier — il voit tout. — Ha ! Je t’ai eu ! Y a bien que les vivants pour croire que les morts sont au courant de tout, qu’ils connaissent l’avenir et les résultats du Quinté ! T’inquiète pas, on est dans un endroit loin de tout et ça fait un bien fou. (Il inspire) BON ! Ma recette ! Très simple : vis au jour le jour. Pas de plan, pas de prise de tête inutile, pas de geignements, pas de « gna gna gna je suis pas capable gna gna gna » (hé, je fais pas toutes ces grimaces !). Tu vas vivre un truc énorme. Un truc qui va changer ta vie. Mais on en reparlera plus tard, quand tu me rejoindras. Tu me donneras ton avis après tout ça. En attendant, accepte d’être un homme. La belle affaire ! Accepter d’être un homme, mon pote, c’est renoncer à la perfection, à l’immuabilité (six syllabes, pan !), à l’innocence, à la légèreté, c’est prendre la vie comme elle vient en acceptant ce qu’elle nous donne, cette raclure, c’est être conscient de mes forces, de mes faiblesses, de mon impuissance. — En gros, il conclut. Je regarde ma congestionnée ; elle endure, les joues pétard, et je comprends pourquoi les femmes sont si différentes de nous — en mieux. Elles ont tellement de choses à assumer, de costumes à endosser, de luttes à mener, de victoires à arracher. Elle affronte, ma belle, et je me sens stupide d’être aussi puéril. Je ne dois pas flancher. Je dois l’aider. La soutenir. — Bon courage, rigole le paternel. Et passe le bonjour à ton frère et à ta mère. Dis-leur que je les aime, toutes ces conneries de cinéma (ses yeux tressautent quand il fait semblant de prendre tout cela à la légère). Avant de s’évanouir, sa main chauffe ma nuque. Et dans le rétroviseur s’éloigne la route. La brosse à dents qui rit 105 ¤ Et je t’ai retrouvée, là-bas au-dessus de l’eau. La brosse à dents qui rit 106 ¤ — C’est un peu grâce à elle, je lui ai dit en désignant Aquafresh. Au bout du ponton, nos pieds chaussés parce que l’air encore trop frais, nous scellions nos retrouvailles. « Comme avant », elle avait dit. Cœurs mis à plat, sacs vidés, larmes jetées dans la Marne, renvoyées à la mer pour faire des perles sur les plumes des mouettes. J’avais emmené la brosse à dents, sèche comme un coup de trique, pour enfin la rendre à sa propriétaire et boucler la boucle. Une sorte de conjuration du sort. — Elle m’a aidé à revenir, tu sais, j’ai continué. Lola a longuement examiné Aquafresh en la faisant tourner dans ses doigts. Elle a murmuré : — J’arrive pas à croire que t’aies gardé ce truc qui pue. T’es limite fétichiste en fait ! — Et je te dis pas ce que j’ai fait de tes culottes. — Gros craspougne ! elle a grimacé. J’avais plein de choses à lui dire mais la vie entière nous suffirait amplement. Nous sommes rentrés chez moi après que le Soleil a été faire un tour de l’autre côté de la Terre. Lola a extirpé de la commode une petite boîte en bois que les anciens locataires avaient laissée là — poussière et vieilleries incluses. J’en avais fait ma boîte à « trucs importants », y fourrant babioles et papiers « à ne pas perdre » : un porte-clés Buzz l’Éclair revenu du Japon où j’ai vécu quelques mois, les clés qui vont avec, des photos diverses et variées dont mon premier chien, bouffeur de chaussures devant l’Éternel, mon premier match de rugby, mon premier photomaton avec Lola, le frérot à mes côtés dans la piscine gonflable du jardin de mamie, cinq ou six années au compteur (grand maximum), des francs, des yen, des dollars canadiens, des adresses sans visages, une montre qui ne donne l’heure exacte que deux fois par jour et une médaille de grand champion. Le genre de trucs qui n’existent que lorsqu’on tombe dessus, le plus souvent par hasard, et qui nous filent un bourdon à refermer le couvercle et à tout pousser dans un recoin inaccessible. Lola avait gardé la brosse avec elle. L’a déposée au milieu des autres souvenirs ; et la poilue, sur le dos, ressemblait à une Belle au bois dormant au rabais. Pas sûr qu’un type se serait risqué à y déposer un bécot. Avant que la boîte ne soit fermée pour toujours, Aquafresh m’a fait un clin d’œil. J’ai su qu’elle allait mourir doucement, à l’ombre, un peu abandonnée, et je lui ai fait une promesse : — Tu resteras toujours avec nous. Je lui devais bien ça. La brosse à dents qui rit 107 ¤ Et le plus fou, c’est qu’un cauchemar reste un rêve. La brosse à dents qui rit 108 ¤ Ça avait bien commencé. Les sages-femmes nous ont accueillis dans le calme du début de nuit, sabots aux pieds, lèvres aux sourires. Sur les murs du couloir, accrochés comme preuves du bonheur dont on accouchait ici, serpentaient des dessins, des photos, des Mickey, des Donald, de la peinture, des crottes de pâte à modeler, des lettres de mamans reconnaissantes, des cartes postales, des faire-part, toute une armée de souvenirs et de moments heureux qui sonnaient un peu forcé mais qui jouaient parfaitement leur rôle d’occulteurs de drames — on en aurait presque oublié que les larmes ici ne sont pas forcément de joie. Après le premier examen, le verdict est tombé comme ça : — Vous êtes en travail. La procédure a été simple : déshabillage, enfilage de robe de chambre en papier bleu, allongeage sur la table écarteleuse, pieds dans les étriers et Vénus à l’air, appareillage, tripotage toutes les demi-heures et attendage. Attendage beaucoup, même. Attendage un max. J’étais assis sur la chaise qu’on m’avait tendue : — Ça risque d’être long, Monsieur. Et je papotais avec ma brune qui restait étonnamment calme, qui me parlait de son dernier tableau, du film qu’elle voulait voir — encore un truc d’intello —, qui se trouvait ridicule comme ça, jambes ouvertes aux allées et venues des femmes en blouse, qui rigolait comme si je lui en avais raconté une bonne, qui avait de plus en plus mal, qui me disait vouloir rentrer « se taper un bon kawa ». Je lui ai rappelé qu’elle n’en buvait jamais ; ce à quoi elle a répondu, l’air de rien, qu’elle avait envie d’essayer. Histoire de ne pas mourir idiote. Comme si un café, c’était la mer à boire. Le fiston avait choisi le camp des noctambules ; il n’a pointé le bout de son nez que vers deux heures du matin. Je ne tenais éveillé que grâce à 1) ma main broyée dans celle de Lola et 2) le bip-bip incessant des machines. On aurait dit ces jeux vidéo ancestraux où le nombre d’actions possibles tenait en quatre lettres : d-e-u-x. À gauche à droite, en haut en bas. Avec toujours le même son insupportable de monotonie. Blip ! blip ! blip-blip ! C’était nul mais c’était marrant. On avait de l’imagination à l’époque ! Trois pixels tout dégueu et on voyait là des vaisseaux interstellaires, des voitures de course, des buggys, des tables de ping-pong, des planètes roses et vertes, des loups, des karatékas, des sorciers, des karts, des zombies. Aujourd’hui tout est servi 3D, morphing et réalité virtuelle. Réalité virtuelle. Quelle belle connerie ! Et dire que mon gamin allait s’amuser avec toute cette violence haute définition. J’ai failli décréter qu’il n’y aurait jamais de console de jeux à la maison quand ma brunette a pâli. — Ça va pas, elle a dit. — Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? j’ai demandé, inquiet. — J’ai la tête qui tourne. Et mal au ventre. — C’est normal, ma puce. Et rideau. Elle a perdu connaissance. J’ai appelé la sage-femme qui a essayé de la réveiller, lui a pris la tension, m’a demandé de sortir de la pièce et a bipé l’interne : — Viens en salle deux, Madame *censuré* va pas top. Sept quatre. Ok. J’étais paniqué derrière la porte et j’écoutais l’agitation de ladite salle numéro deux. Le bruit des chariots, les directives du médecin, le plastique des poches à perfusion, ma Lola qui ne répondait toujours pas. Y avait un truc avec le placenta, je crois. Étouffé au loin : — On la descend. La brosse à dents qui rit 109 Les portes se sont ouvertes, le lit est passé, entouré d’un nuage de soignants agités. Le médecin s’est adressé à moi avec la légendaire attitude de sa confrérie blasée : — Il faut qu’on pratique une césarienne en urgence. Il y a un hématome derrière le placenta. On vous tient informé. Bah, une heure après, j’attends toujours. La brosse à dents qui rit 110 ¤ Je t’ai appelé, tu sais. La brosse à dents qui rit 111 ¤ Je me suis endormi. Bordel, je me suis endormi ! Ma femme et mon fils sont au bloc en train de se battre avec un foutu placenta et moi je roupille ! L’angoisse. Si je ne croyais pas dur comme fer que les légendes au sujet des âmes connectées sont effectivement des légendes, je me ferais du mouron. Mais il y a quelque chose qui cloche, là. Je l’ai bien senti. L’heure. Quelle heure ? Cinq heures sept du matin, dit l’horloge murale. Pourquoi je n’ai pas de nouvelles plus de trois heures plus tard ? Quelque chose qui cloche, ouais. — Excusez-moi madame, vous savez ce qu’il se passe pour ma femme ? — Non monsieur. Attendez encore un peu, elle ne devrait pas tarder à remonter. Elle ment. Elle ment sans savoir comment faire et je le sens. — C’est pas normal, je dis. Je n’écoute même pas sa réponse : mes jambes bougent toutes seules ; m’emmènent vers le bout du couloir. Vers les escaliers. Maintenant je cours. Plus vite. Les panneaux indiquent les étages et les organes qu’on y traite, parfois avec des noms dégueulasses. Dermatovénérologie. Gastro-entérologie. Trouduculologie. Premier sous-sol. Bloc opératoire : entrée interdite. PERSONNE NE M’INTERDIT RIEN ! Je toque, je tambourine, je m’acharne. Quelqu’un finira bien par passer par là. Alors je hurle, vite, parce que mon ventre s’effondre sur lui-même et que ses réserves s’amenuisent. Il s’autodétruit : il a compris un truc que je me refuse d’entendre. ET COMMENT JE POURRAIS ENTENDRE QUOI QUE CE SOIT AVEC TOUT CE BORDEL DANS MA TÊTE ? Trop tard, c’est trop tard, c’est… — OUVREZ-MOI ! OUVREZ ! OUVREZ-MOI ! — Calmez-vous Monsieur ! — OÙ EST-ELLE ? — Monsieur ? Monsieur ! Ils peuvent toujours s’y mettre à trois… à quatre, je trouverai Lola. Je la trouverai et nous nous tirerons d’ici nous taper un bon kawa. — LOLA ! Mon cri fait trembler mes yeux en se dissolvant dans l’air aseptisé des couloirs du bloc. Si seulement je savais où elle est… Je l’arracherais à ses perfusions, à ces bourreaux masqués, à cette nuit maudite qui déborde de cauchemars. Si seulement j’étais plus fort, si seulement j’avais les épaules étoffées, je les assommerais tous ; je leur broierais la gueule à coups de talons pour qu’ils me livrent, gargouillants, suppliants pour leur vie, ma princesse adorée. Mais mon ventre est mort depuis longtemps maintenant, traînant derrière lui une belle carcasse d’espoir toute pourrie. Mon cri s’est transformé en pleurs à gros débit. Le carrelage est froid et mes joues, bouillantes. Ma peau fait floc-floc sur la céramique à cause de toutes les larmes que je sème. Tant pis. Je suis dépassé ; ils sont trop lourds. Je vois leurs sabots, parfois une main, je vois des brancards vides longeant l’allée des dépeceurs, je vois des loupiotes crachoter tamisé et, surtout, je vois quelque chose d’étrange. C’est vrai que tout est flou dans l’eau, même en clignant dix, vingt fois, et on pourra toujours me dire fou, mais Lola apparaît au bout du couloir. La farceuse. La brosse à dents qui rit 112 T’aurais pu me répondre, puce. Elle est si belle ta jupe, quand tu fais de la balançoire. Oui, va plus haut encore. Et tes petits pieds… Oui, attends-moi. Je m’occupe d’eux et je suis à toi dans deux minutes. Hé, vous voyez comme elle est belle ? HÉ, VOUS AVEZ VU ? Le sol a un goût bizarre mais je m’en fous, je pleure. J’arrive, ma puce. J’arrive. La brosse à dents qui rit 113 ¤ Et maintenant, il me reste quoi ? La brosse à dents qui rit 114 ¤ Nous avons déménagé. Fallait bien une chambre pour Théo, non ? Après l’accouchement j’ai cherché un petit nid moins petit que celui d’avant. Tout ça avait été bigrement éprouvant ; j’ai donc rapidement écarté toute emmerde supplémentaire, comme des peintures à refaire, des joints de salle de bains à reposer, des placards à refixer, des nuits à regretter. Nous fallait du prêt-à-habiter et, dans la mesure du possible, du neuf. Comme un nouveau départ. Fêter l’avenir dans un chez nous flétri de passé me paraissait légèrement contradictoire — et déprimant. On avait de quoi payer, merde ! Peu importait la localisation puisque j’avais démissionné quelques semaines auparavant — j’aurais dû prendre Girot en photo au moment où je le lui ai annoncé. Après quelques visites stériles nous avons trouvé ce trois pièces flambant retapé, dans un immeuble bruyant et peu écolo niveau isolement. Mais au septième étage côté jardin, le regard était caressé par les arbres et le soleil rassurait les frileux. Théo l’a tout de suite adoré, cet appartement. Je sais bien qu’à un mois, un bébé n’est qu’une machine à digérer qui se moque bien de savoir si sa piaule est orientée nord-ouest ou sud-sud, mais je suis persuadé que le mien a gazouillé différemment lorsqu’il est entré ici. J’en ai touché deux mots à Lola le soir même : elle était d’accord avec moi, le petit était heureux ici. Alors j’ai signé la paperasse et, une fois les histoires d’agence réglées, nous nous sommes installés à coup de gros cartons et de papier bulles. Marc nous a aidés ; il avait accepté mes excuses après l’épisode poker et engueulade comme si de rien n’était. L’est pas rancunier celui-là. On avait fêté nos réconciliations autour d’une pizza extra-size qu’on ne peut trouver, je le garantis, que chez Paulo, le gros patron rital dont l’accent nécessite quelques heures d’entraînement avant d’être assimilé. Depuis et malgré tout, la vie a repris son cours ; et avec elle, les hauts, les bas, le nouveau boulot, les biberons et les nuits trop courtes. C’est pas facile mais c’est comme ça. Y a pas à réfléchir des siècles, j’aurais aimé que tout ça se goupille autrement. Mais le pater l’a très justement dit — un jour je le ressortirai au petit — : il faut accepter d’être un homme ; il faut accepter de la vie qu’elle nous trompe aussi de temps en temps, histoire de ne pas la cogner trop fort quand elle rentre en retard à la maison. — Exact, dit le vieux à ma gauche. Depuis la première fois, dans la voiture, il apparaît de plus en plus souvent. Comme ça, sans prévenir. Au début j’étais content ; on papotait comme des gonzesses et ça me rendait le sourire. On a tout évoqué, tout débattu, on a fait les blagues les plus crades et les phrases les plus inutiles. Mais maintenant, il est là en permanence ou presque ; assis sur la table, debout sur le balcon, enfermé dans l’ascenseur ou, comme ce soir, avachi dans le canapé. J’ai essayé de lui faire comprendre qu’il serait de bon ton de nous laisser tranquilles mais c’est comme s’il n’entendait à rien à ce sujet ; n’en fait qu’à sa tête, le géniteur. Il me sourit sans rien ajouter à cela. On dirait qu’il se moque bien de ce que je peux penser. Autour, tout est calme. Même la nuit dort. Le café refroidit à côté de mon somnifère ; j’aime pas vraiment le whisky mais c’est ce qui me fait roupiller le mieux ces derniers temps — ou le moins mal. Dans un filet d’air froid venu du balcon, Lola me dit que je devrais arrêter. Contrairement à ma tasse, elle, elle fume encore. C’est mauvais pour sa santé mais comme j’adore la regarder faire grésiller sa light, je me tais. Il y a des femmes que la cigarette rend La brosse à dents qui rit 115 laides ; Lola, elle, tire toujours dessus avec une sensualité à tomber raide. Elle dessine dans le noir des traînées rougeoyantes dans lesquelles se cachent tous les mystères de l’univers. Je le sais, elle me l’a dit. — Quand j’en aurai plus besoin, je grommelle. — Le plus tôt sera le mieux, elle souffle avant d’aller vagabonder ailleurs. — Et puis j’ai soif, je dis au vide. Seule la télé, muette, reste. C’est une belle ivrogne elle aussi : elle dégueule vingt-cinq grumeaux par seconde tout en se gavant d’horreur pure. D’abord elle me fait pitié ; se mettre dans un état pareil, franchement, c’est pas humain. Et puis, assez vite il faut dire, j’ai honte de l’être — humain. Société de connards. Heureux les simples d’esprit qu’il disait, non ? L’avait bien raison le gars. On nage dans notre propre merde et on boit la tasse à chaque brasse. Vas-y crétin, appuie sur ton buzzer et bats-toi pour du blé ! Vends ta fierté pour trois francs six sous et cinq minutes de gloire ! Vas-y ! Voilà ! VOILÀ ! T’ES UN HOMME ! Et toi pétasse, remonte un peu ta jupe, allez ! Remonte-la, montre-nous ton gros cul et tes faux nichons pour nous faire oublier que, sous ton peroxyde, tes points de QI se battent en duel et qu’il ne doit en rester qu’un ! Raconte-moi ta vie, ton enfance, raconte-moi tes frottis chez le gynéco, raconte-nous n’importe quoi pour t’offrir un bel éclairage et un public légumineux qui bave en rêvant d’être à ta place ! Vendez vos âmes, elles vous encombrent ! On est tellement mieux sans, faites-moi confiance ! ELLES NE VALENT RIEN, ALLEZ ! VENDEZ-LES ! Je les emmerde tous autant qu’ils sont. La preuve : j’éteins tout. LA PREUVE : JE DÉBRANCHE TOUT. La preuve je dis, la preuve : la télé finit sur le balcon. Je suis à ça de la balancer dans le vide mais je me retiens au dernier moment — j’ai déjà les bras de l’autre côté de la rambarde — : elle vaut bien quelques euros qui se transformeront en fringues pour bébé. Parlons-en, tiens. Le bé-bé. Monsieur J’arrive-la-gueule-enfarinée-et-je-retourne-tout. C’est étonnant, il dort depuis plus d’une heure. Je pousse la porte entrouverte de son dortoir et me fais agresser par des étoiles tournoyantes, jetées sur les murs par un jouet débile — une boîte à rêves, qu’ils appellent ça. Le petit monstre dort paisiblement sur le dos, béat. On dirait qu’il médite. Précoce le môme, il est déjà maître zen ! Ses mains sont posées de chaque côté de sa tête minuscule et ses jambes sont repliées comme celles d’une grosse grenouille toute rose. Une grenouille qui nous a coûté bien cher. « Ni reprise ni échangée » m’a-t-on précisé au magasin quand j’ai voulu la leur retourner. Ça, on ne nous le dit pas assez souvent. J’aimerais toucher sa peau, plus douce et plus fine que le plus délicat de tous les fruits, mais je sais pertinemment ce qui se passera si je succombe : trois heures d’insomnie lactée avec, en guise de remerciement, un joli cadeau tout chaud. Non merci l’ami. S’en occuper quand je n’ai pas le choix, à la rigueur. Mais précipiter les choses est une belle ânerie que je ne reproduirai pas. Je déteste les odeurs qui s’échappent de lui, surtout qu’elles sont systématiquement en colorama haute fidélité. Je déteste le changer parce que j’ai l’amère impression que ça ne sert à rien de le nourrir — j’ai dit que je détestais le nourrir ? — et parce que j’ai horreur du parfum « Crème sur Fesses ». En plus le talc me fait éternuer. J’ai déjà bien assez de trois ravitaillements par jour ne pas m’en coltiner un de plus cette nuit. La nuit justement, entre deux alertes gavages, c’est rechargement des accus. Le petit appareil nauséabond est en veille et la meilleure chose à faire est de le laisser là où il est. La brosse à dents qui rit 116 — Ne parle pas comme ça de mon bébé, murmure Lola, quelque part dans mon dos. Excuse-moi puce mais ça ne marche pas. C’est encore un peu trop tôt. — Je sais. Mais je te le demande comme une faveur. Fais un effort. Elle m’embrasse dans le cou pour m’encourager. Je lui dis : — Tu ne veux pas revenir, maintenant ? Elle est un peu longue ta blague. Tu me manques. Comme toujours depuis quoi, un mois ? elle me laisse dans la pénombre. Comme toujours dans ces cas-là j’ai envie de tout laisser tomber. Envie de rien à part de m’endormir et de me réveiller loin d’ici — dans une autre galaxie. Je lutte contre des idées bizarres qui m’assaillent, contre des désirs d’abandon et des pulsions infanticides. Les possibilités de manquent pas — je pourrais même économiser deux semaines de croquettes pour Rantanplan. Le petit tas de chair est si vulnérable. Et mon oreiller si épais. Ce serait rapide… Tout le monde y croirait. — Moi, je saurais, revient ma brune. — Et à qui tu le dirais, hein ? — À toi, tous les jours que Dieu fera. Je ne te lâcherai pas. Tu ne dormiras plus. Calme-toi, Seb. Ce n’est pas de sa faute. — Ça t’es gentille, tu me laisseras en juger. Elle se plante devant moi, armée d’yeux que je ne lui ai jamais vus — des yeux d’outretombe. Me parle lentement sans bouger la bouche, plante dans mon crâne une voix plus glaciale qu’une lame : — Ce n’est pas de sa faute. Peut-être mais le résultat est le même. Je suis là, bourré, agressif, discutant avec des putains de fantômes, ruminant ma rage, essayant malgré moi d’aimer mon propre gosse qui, pour être franc, me répugne. S’il pouvait oublier de respirer, ça m’arrangerait. — Je te l’ai offert, souviens-toi. Tu dois en prendre soin, elle insiste. — J’aurais préféré que tu ne me files rien du tout et que tu restes avec moi ! — On ne choisit pas toujours dans la vie. Je suis dans le pâté, exaspéré par toutes ces conneries de don de soi et de vie qui continue. C’en est trop. Je retourne dans le salon et m’assomme à quarante-cinq degrés : c’est à peu près la seule solution pour qu’ils me laissent en paix. Je veux oublier. Tout. La brosse à dents qui rit 117 ¤ — Tu sais ce que c’est, toi, le temps ? — Je l’ai su un jour… Mais j’ai oublié. La brosse à dents qui rit 118 ¤ — Et sois sage, hein ! Il acquiesce, les yeux pleins d’angoisse impatiente, en s’accrochant aux bretelles de son énorme cartable. — Je viendrai te chercher ce soir, je le rassure. Je m’accroupis pour me mettre à sa hauteur. Les mains sur ses épaules, je lui dis que tout va bien se passer — mais il n’est pas dupe, il sait que c’est à moi-même que je m’adresse à voix haute. Il sourit, beau comme un gosse qui meurt d’envie de passer les grandes portes pour rejoindre la marmaille bruyante. Je lui insuffle la pointe de courage qui lui manque pour escalader la première marche. Ça y est, il grimpe, pataud — on n’a pas idée de construire des escaliers si hauts pour des jambes si petites. Arrivé au sommet il se retourne et me fait un coucou désarticulé, un coucou mal coordonné sorti d’un corps vieux d’à peine sept ans. J’ai peur de ne jamais le revoir. Je sais, c’est bête, mais c’est un grand jour ; une grande émotion que, en bon papa ébahi, je place au-delà de tout ce qui m’a été donné de vivre. — Tu ne te souviens même pas de ton premier jour d’école, minimise Aquafresh depuis la poche intérieure de ma veste. Il aura oublié le sien dans trois ans, va. Depuis le premier anniversaire de la mort de Lola, ce fameux soir où j’ai bien cru en finir pour de bon, la brosse à dents est ressortie de sa boîte. Pas toute seule évidemment (nan je précise, hein, on sait jamais) mais aidée d’un soûlard suicidaire qui s’était débarrassé de son fils chez la grand-mère. Les souvenirs sont un peu flous parce que vaporeux d’alcool, et parce qu’il y a des choses qu’on doit laisser recouvertes de passé ; j’occulte donc ce qui est arrivé cette nuit-là, les bagarres homme-ustensile, les câlins, les — j’ai dit « j’occulte ». Le fait est qu’elle m’a sauvé la vie une deuxième fois et que, depuis, elle ne m’a jamais quitté. Personne ne le sait, c’est mon petit secret — notre petit secret à la poilue et à moi. Lola aussi est au courant, tout comme mon père, mais je n’inclus pas ces deux-là au reste du monde. Question de principe et de nomenclature ; si je veux rester mentalement stable, il faut que je trie la vie dans une immense armoire à tiroirs : le bien, le mal, le sucré, le salé, le bleu, le rouge, les vivants, les morts, la science, le reste. Eux, ils sont dans le reste. Aquafresh aussi, tiens. Une brosse à dents qui parle… Non, je ne suis pas fou. Mes tiroirs sont bien rangés. — T’as raison la vieille. Mais laisse-moi dramatiser tranquille, d’accord ? je lui réponds. — Comme tu voudras. Je rabats discrètement ma veste pour que la voix qui s’échappe de la poche intérieure ne porte plus à mes oreilles. La poilue a pris de mauvaises habitudes, dont celle de se mêler de tout. Mais bon, elle a vécu, ses rides lui ont fripé jusqu’aux neurones, plus séchés que jamais ; c’est une petite grand-mère qui grince de la cafetière, terriblement chiante mais bien intentionnée. En plus, je suis sûr qu’elle a des problèmes de varices et de descente d’organes. Enfin. C’est la vie, elle n’y est pour rien. Théo me fait un clin d’œil. Le même, en un peu moins léger, que celui que j’ai toujours fait, celui que je lançais à sa mère à la moindre occasion — t’es belle, c’est un secret, je t’ai bien eue, j’ai l’œil qui me gratte —, celui qui me noue la gorge tant il est beau sur le visage du petit. Je le lui retourne. La brosse à dents qui rit 119 Quand il disparaît dans la masse agitée je suis à bout de forces. Mes yeux ne résistent plus. Ils sont comme percés. Je ne me cache pas : les parents humides des joues sont légion ce matin. Arrivé dans la voiture, je commence à faire du bruit. À sangloter en pestant. Ça faisait longtemps. Je suis con de me laisser aller. Il faut que je sois plus fort que ça : le fiston a besoin d’un papa solide. Si je craque à chaque fois qu’il me fait penser à Lola, que n’importe quoi me fait penser à Lola, je ne m’en sortirai jamais et lui n’aura pas l’enfance légère. Je dois me méfier. Il m’a déjà demandé il y a quelques jours : — Pourquoi maman elle est au ciel ? Question à laquelle, pour des raisons évidentes d’ignorance profonde, j’ai eu du mal à répondre : — Pour toujours te protéger. — Elle redescendra jamais ? — Non, sauf quand tu dormiras. — Pourquoi ? — Pour que tu fasses de jolis rêves. — Elle est gentille maman ? Respire. Cligne. Garde ta voix. — C’est la plus gentille de toutes les mamans du monde. Crois-moi. Même mamie n’est pas aussi gentille. Il a regardé ses petites mains puis : — C’est de ma faute si elle est partie ? Il m’a fait tellement mal — merde, à son âge il devrait se demander quel goût ont les sucettes bleues, pas s’il est responsable de la mort de sa mère ! — que je l’ai enlacé et lui ai dit, perdu dans ses cheveux presque aussi noirs que ceux de ma brune, que ce n’était la faute de personne. Surtout pas de la sienne. Je ne sais pas s’il m’a cru. Et si je veux lui ôter cet affreux doute, je dois faire attention à l’avenir. Ne pas lui rappeler comme elle me manque. Comme elle nous manque. Je n’avais pas la force d’aller bosser. Carl allait me trouver un remplaçant dare-dare car « il ne faut jamais laisser une caisse vacante, ça ralentit le magasin ». Ça use surtout un peu plus les collègues qui sont déjà bien sur les rotules avec ce boulot à la con. Je dis boulot à la con mais il me fait voir du monde et ne me laisse pas le temps de réfléchir à quoi que ce soit. Me fait du bien. On devrait tous être ingénieur en codes barres une fois dans sa vie histoire d’apprendre l’humilité. Se faire engueuler pour trois paquets de sucre ou un bon de réduction, sérieux, ça vous soigne n’importe quelle turgescence d’estime. Je suis rentré chez moi. Ma tête tournait et mon cœur battait dans le vide. J’ai combattu l’idée d’un oubli liquide, honteux d’être une nouvelle fois tenté après toutes ces années aqueuses. Tout bien considéré, même si j’avais le droit à un bon coup de Trafalgar, mieux valait rester sobre. Me suis donc couché ; et de mon désespoir, m’en suis fait une couverture. La brosse à dents qui rit 120 ¤ Tu vas être en retard. Dépêche-toi. La brosse à dents qui rit 121 ¤ Elle m’a dit : — Tu vas être en retard, dépêche-toi. J’y ai cru à peine quelques secondes mais j’y ai cru quand même. Et c’était sacrément bon. Une main, douce comme le jour, est passée dans mon cou. J’ai senti la bague, celle que je lui avais offerte sans raison, j’ai senti les ongles mi-longs dont elle prenait grand soin, j’ai senti la crème peaux sensibles, j’ai senti tout ça avant de me réveiller pour de bon, écoeuré par l’arrière-goût que le monde réel me tartinait dans la bouche. C’était vrai, j’allais être en retard. Ça l’est toujours d’ailleurs : j’ai eu quelques difficultés à émerger. Il est quatre heures et le petit sera bientôt libéré. Il va avoir des cahiers gribouillés à me raconter. Des prénoms à citer, une maîtresse à décrire, des vêtements tout salis. La vie continue, comme on dit. Et elle ne m’attendra pas. Il est quatre heures. Et la cuisine patiente, propre et rangée. Elle me laisse le choix : vivre, faire des gâteaux d’anniversaire et des pâtes avant les matchs de foot, préparer les petits déjeuners, nettoyer le bol du gamin, dessiner des bonshommes de ketchup sur ses omelettes ou, plus simple, me glisser la tête dans le four. Comme je suis curieux et que je me demande si Théo fera un bon avant-centre (il ne se débrouille pas trop mal), je m’active. Je me sers un jus d’orange en vérifiant que la brosse à dents est toujours dans ma veste — c’est un vieux tic qui ne me lâche plus. Je crois bien qu’elle a fondu un plomb, la plastifiée : elle se marre, complètement sénile. La brosse à dents qui rit 122