Yves CARLET - E-rea

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Yves CARLET - E-rea
Bernd HERZOGENRATH (ed.)
From Virgin Land to Disney World : Nature and Its Discontents in the
USA of Yesterday and Today, , (Critical Studies, vol. 15)
Amsterdam: Rodopi, 2001
432 pages. ISBN: 9042014067. $78.20
Yves CARLET (Université de Montpellier)
Selon le responsable, cet ouvrage collectif de 432 pages prolonge un séminaire du Congrès de l’EAAS
à Graz, Autriche, intitulé “Reinterpretations of Freud’s Civilization Thesis”. Il a voulu étendre la
problématique de ce séminaire à la “théorie post-moderne”, et chercher les sources historiques de ce
qui est devenu le projet écologique de “restauration de la nature”.
L’introduction de Bernd Herzogenrath (“Nature’s Nation/Nation’s Nature”) rappelle combien le
débat provoqué en 1930 par la publication de Malaise dans la civilisation reste d’actualité en ce début
de troisième millénaire, au moment où l’opposition entre nature et culture est exaspérée par les
risques technologiques, mais où les perspectives “post-modernes” tendent également à la remettre en
cause. Les vingt essais contenus dans ce volume veulent cerner les avatars successifs du débat, tel
qu’il est apparu bien avant Freud, et tel qu’il a évolué au fil du temps. La nature est un concept qui a
toujours été modelé par l’histoire et le mythe, mais qui occupe une place particulière dans l’imaginaire
américain puisque, “au commencement, le monde entier était l’Amérique”. Herzogenrath présente
alors les multiples perspectives selon lesquelles le sujet est abordé : philosophique, littéraire,
artistique, cinématographique, religieuse, écologique, écoféministe, technologique, politique, iconique.
Cette multiplicité a été assumée d’emblée, ainsi que l’ordre approximativement chronologique retenu
pour présenter les essais.
Cette introduction résume assez fidèlement ce que ce volume a de stimulant et, parfois,
d’irritant. Herzogenrath rappelle opportunément que la notion de nature est de nature — si l’on peut
dire — essentiellement culturelle, puisqu’elle permet à une collectivité de se construire un mythe
d’origine ; mais il hésite entre deux démarches concurrentes : celle qui s’attache à présenter les
représentations successives de la nature en Amérique, et celle qui part de notre monde “postmoderne” (qui n’est pas spécifiquement américain) pour remonter le fil d’Ariane conduisant à cette
post-modernité. Quant au chiasme du titre, il serait utile s’il débouchait sur l’analyse d’une stratégie
politique. Ici, il sert surtout à masquer les hésitations d’une stratégie éditoriale.
Les quatre premiers essais sont, comme nous le rappelle Herzogenrath, philosophiques. Ils
correspondent donc à la seconde des deux démarches résumées ci-dessus, puisqu’ils nous éclairent
beaucoup plus sur le post-modernisme que sur l’image de la nature aux Etats-Unis.
Dans une synthèse d’une grande densité, “Re-animations : Instinct and Civility after the Ends of
‘Man’ and ‘Nature’”, Adrian Ivakhiv commence par noter que l’ouvrage de Freud postule l’existence
d’une humanité qui veut s’arracher à la Mère-Nature, mais reste enchaînée à elle par ses craintes et
ses désirs. Freud s’inscrit ainsi au cœur du courant moderniste qui, de Malthus à Darwin et
Schopenhauer, Kierkegaard, Nietzsche et Dostoïevski, a refusé l’optimisme des Lumières quant à la
possibilité d’une conquête de la nature par l’homme, tout autant que la position des anti-modernistes
qui, de Rousseau aux écologistes, a opposé la bonté naturelle à la corruption de la société. Ivakhiv
propose ensuite dans une première partie (“Segregating humans and animals”) de définir le processus
par lequel l’opposition entre l’humain et l’animal s’est construite, tout d’abord “dans le discours”, de la
doctrine chrétienne de l’âme à la distinction cartésienne entre l’esprit humain et la matière animale —
distinction qui, selon lui, reste présente, paradoxalement, dans le darwinisme comme dans le néodarwinisme de notre temps, et qui s’épanouit dans le déterminisme biologique d’une certaine
recherche génétique, ou, tout récemment dans l’approche mécaniste d’une science cognitive fondée
sur des modèles informatiques. A l’inverse, il a toujours existé, selon lui, une tradition, certes
minoritaire, mais ininterrompue, qui reconnaît à l’animal une subjectivité, une volonté, et parfois une
pensée consciente, débouchant sur un langage constitué de signes non verbaux. Ivakhiv analyse alors
la manière dont la même opposition s’est cristallisée “dans la pratique”, en s’appuyant sur l’analyse de
l’épistémè classique par Foucault, qui met en lumière un processus de dépossession comparable à
celui des non-occidentaux par Edward Said. Il s’agit dans les deux cas d’évacuer en nommant. Les
pratiques de l’économie capitaliste de marché se fondent elles aussi sur une dépersonnalisation et une
mécanisation de l’animal — même si la recherche scientifique (médicale, militaire, ou “esthétique”) ne
cesse d’exploiter une consanguinité entre l’animal et l’homme. Il n’est pas jusqu’aux défenseurs de la
nature qui, en créant des “réserves” naturelles, ne contribuent à éloigner le monde sauvage du monde
civilisé. Dans la seconde partie de l’essai (“Nature-Culture as relational animacy : toward a
reconstruction”), Ivakhiv commence par noter que la distinction entre nature et culture est souvent
oubliée par les stratégies déconstructionnistes qui prétendent attaquer nombre de dichotomies
aliénantes ; puis il résume les travaux d’écologistes (Actor-Network Theory) qui cherchent à proposer
une vision globale du vivant, en réévaluant les “roles actantiels” attribués aux humains et aux nonhumains. Cette approche “post-humaniste” est également celle de biologistes “autopoiétiques” ou
“enactivistes”, ou celle de “psychologues écologiques” qui affirment l’existence d’une cognition et
d’une subjectivité animales fondées, comme celles de l’homme, sur l’interaction entre l’organisme et
l’environnement. Ce nouvel organicisme combat la vision mécaniste qui domine au sein de la
communauté scientifique, en lui substituant celle d’une humanité prise dans des réseaux écologiques
et culturels — des “natures-cultures” —, et donc réinsérée dans le monde.
L’essai de James Kirwan est plus polémique, et semble beaucoup plus “pointu”, puisqu’il
concerne les derniers ouvrages de Lyotard ; mais son titre (“The Postmodernist’s Journey Into
Nature : From Philo of Alexandria to Pocahontas and Back Again, By Way of Jean-François Lyotard”)
indique clairement qu’il s’agit en fait d’une critique — souvent percutante — du post-modernisme.
Kirwan note d’emblée que pour les hommes de notre temps, la nature est conçue moins comme la
source d’une révélation que comme le lieu d’une projection permettant pour le sujet le passage du
contingent au transcendantal ; mais cette révolution copernicienne — déjà annoncée par les zélateurs
du sublime romantique — n’empêche pas la Nature de demeurer la source d’une “grâce séculière” qui
nous propulse hors de nous-même et au-delà de nous-mêmes. Pour Kirwan, Jean-François Lyotard
n’échappe pas à cette contradiction. Lyotard invoque, pour combattre “l’inhumanité” de notre
civilisation technologique, une nouvelle forme de sublime qui permet à l’avant-garde de refuser
l’esthétique “thérapeutique” et “nostalgique” du modernisme, incarnée par Proust, et de retrouver
l’intensité créatrice qui conteste tout héritage. Le post-modernisme fait de l’œuvre une épiphanie,
comme le faisait déjà Joyce, et comme le fait le peintre Barnett Newman : un pur événement, dont
l’immédiateté interdit l’interprétation ou le décryptage. Selon Kirwan, cette esthétique de la pure
présence postule un ensauvagement que la Nature, et non l’art, peut accomplir. Le dernier Lyotard
exalte “la Chose”, prétend arracher la pure matière aux rets de l’esprit où elle est incarcérée. Il
retrouve ainsi, paradoxalement, la démarche de Philon d’Alexandrie et du néo-platonisme — ce qui
montre que l’on ne peut impunément proposer une version séculière de l’épiphanie.
Dans un essai remarquable, Marco Diani propose de relire un autre gourou du postmodernisme, non à la lumière de Philon d’Alexandrie, mais plus modestement, et sans doute de
manière plus opératoire, à la lumière de Tocqueville. Son titre, “Democracy and Its Discontent :
Tocqueville and Baudrillard on the Nature of ‘America’”, fait également écho au fil rouge (freudien) de
ce recueil. Diani constate que si Baudrillard rejoint Tocqueville dans la conviction — inquiétante —
que l’Amérique est la première société moderne, il se sépare de son devancier dans sa démarche, qui
est non de décrire “l’expérience pratique” des Américains, mais de faire apparaître la nudité, la vacuité
d’un espace minéral – un désert. Il pense cependant que Tocqueville est la clé qui permet de lire
L’Amérique, et que faute d’avoir utilisé cette clé, Richard Poirier a manqué sa cible. Pour Diani, un
réseau de métaphores inquiétantes court sous la surface du texte tocquevillien : images de guerre, de
violence, de mort qui sont souvent associées au désert ou à l’océan. Au lieu de présenter, comme
Frederick Jackson Turner, la marche de la civilisation comme une conquête de la nature, Tocqueville
décrit une société qui reproduit mimétiquement la violence naturelle dans sa quête d’une utopie
matérielle. Baudrillard pousse ce paradoxe à ses ultimes conclusions, en affirmant que cette
simulation débouche sur l’irréalité d’une reproduction sans fin. Ce qui était chez Tocqueville un simple
avertissement devient chez Baudrillard un modèle qui s’impose au reste du monde – le modèle stérile
d’une démocratie mortifère.
Si Marco Diani parvenait à réunir dans un seul essai les deux dimensions de ce recueil, Ursula
Göricke, dans “Custom Is Our Nature : Cavell and Wittgenstein versus Freud”, se situe clairement sur
un plan étroitement théorique. Cette démarche serait légitime, si elle permettait d’éclairer l’un des
axes retenus : le malaise dans la civilisation. En fait, cette étude en miroir (Cavell lisant Wittgenstein
lisant Freud) porte moins sur cette question que sur la conception qu’ont Freud et Wittgenstein de
l’homme comme être social, et de la société comme ordre imposé à l’anarchie naturelle. Pour Göricke,
Wittgenstein développe les théories freudiennes pour déboucher sur l’idée d’un culture si ancrée dans
la psyché humaine qu’elle devient une seconde nature. Quant à Cavell, il reprend les conclusions de
Wittgenstein pour combattre la tyrannie de la convention, au nom de cette quasi-nature. Le lecteur
n’est, chemin faisant, éclairé ni sur la cohérence de ces deux lectures, ni sur leur pertinence pour
notre sujet.
Nous abordons maintenant quatre essais consacrés à l’art et à la la littérature. L’auteur du
premier essai (“Looking Foprward/Looking Back : Thomas Cole and the Belated Construction of
Nature”) n’est autre que Bernd Herzogenrath, qui parvient à associer, au prix de quelques acrobaties,
la Hudson school of painting, la théorie freudienne, The Machine in the Garden de Leo Marx, et le
post-structuralisme, de Lacan à Derrida, autour de la notion de rétrovision. Herzogenrath semble
aggraver son cas, lorsqu’il part d’un tableau de Hopper, Jo in Wyoming, qui illustre la mise en abyme,
mais nullement le retour vers le passé (Jo a dessiné ce qu’elle voit devant elle, et non pas dans le
rétroviseur !). Cet essai est néanmoins très stimulant, par la manière dont il donne, en quelque sorte,
une assise psychanalytique à l’analyse du pastoralisme selon Leo Marx, à partir de la notion
freudienne d’objet perdu. Marx a montré comment le traumatisme infligé à une culture rurale par
l’irruption de la technologie débouche sur la création d’un “paysage moyen”, à mi-chemin entre la
violence primitive et la violence industrielle. Hergogenrath analyse trois tableaux de Thomas Cole, qui
illustrent la manière dont “’le jardin’ est un produit rétroactif de la ‘machine’”, et conclut logiquement
que la nature elle-même est “un produit historique rétroactif”. En revanche, on peut s’étonner qu’il
s’appuie pour donner un fondement théorique à ses conclusions sur Totem et tabou qui, loin d’éclairer
la problématique de ce volume, soulève une multitude de questions non pertinentes, comme celles de
l’exogamie, du meurtre du père ou de la survie de la Loi paternelle. On retrouve ici le problème posé
par la référence à Hopper : la compulsion référentielle introduit dans une démonstration brillante des
interférences inutiles.
Dans un essai présenté dans l’introduction comme complémentaire de celui de Herzogenrath,
mais curieusement placé en milieu de volume, “The Pomo Tingle : From Mundanity to Sublimity and
Back Again”, Michelangelo Tata aborde un sublime plus improbable : celui qui, selon lui, prend pour
objet, chez Andy Warhol, le kitsch. Pour Tata, Warhol se livre dans The Philosophy of Andy Warhol à
un incessant va-et-vient (A/B) entre le mondain et le sublime, ou entre le sublime et le mondain,
l’ironie servant de vecteur à cette navette. Il se distingue des dadaïstes, grands amateurs de kitsch,
par sa connaissance de la culture de masse qui lui permet de “réinventer l’art comme culture
populaire”, et de créer ainsi un “sublime post-moderne” fondé sur la parodie ou la dérision. Cette
définition de la démarche de Warhol est à la fois éclairante et décevante : si l’aspect “mondain” de
son œuvre apparaît nettement, celle de sublime est postulée plutôt que définie, si bien que le
paradoxe central de l’essai n’est jamais examiné dans toutes ses ramifications.
Lee Rozelle nous permet de passer de l’art à la littérature, dans une étude intitulée “Oceanic
Terrain : Peristaltic and Ecological Sublimity in Poe’s The Journal of Julius Rodman and Isabella Bird’s
A Lady’s Life in the Rocky Mountains”. Les travers soulignés ici à propos de plusieurs essais — excès
de renvois théoriques qui menacent d’écraser l’objet d’étude, recours à des outils méthodologiques
disparates artificiellement associés pour les besoins de la cause — sont encore plus visibles dans cette
cavalcade, qui part des aventures de Rodman dans l’Ouest américain, visiblement inspirées par le
voyage de Lewis et de Clark, pour bifurquer vers l’image de la femme et de l’Africain-Américain chez
Poe, puis tente de justifier cette embardée en citant Lyotard sur le statut de la victime. L’objet de
l’écocritique, selon Rozelle, est le “vide” qui porte “la voix de la femme absente, de l’esclave avili, et
de la forêt”. Nous passons alors à la dimension corporelle de la “péristalsis”, terme qui décrit les
contractions permettant au tube digestif de digérer et d’expulser, et qui est appliqué sans nuances à
la Frontière, soumise selon l’auteur à “un processus de contractions rythmiques allant de l’Est à
l’Ouest”. La déconstruction, l’écocritique, la linguistique sont successivement invoquées pour justifier
la notion de “sublime péristaltique”, dont le contenu n’est jamais précisé. Rozelle note en passant que
Rodman “perpétue les clichés sentimentaux et sensationnels” sur l’Ouest américain, remarque qui
aurait sans doute mérité d’être développée. Les six dernières pages de l’essai portent sur “le sublime
écologique” d’Isabella Bird qui est apparemment une forme de démystification : En attaquant
pionniers et chercheurs d’or, Ms Bird renverse (dans une somptueuse prolepse !) la description que
propose Henry Nash Smith du “Montagnard comme héros de l’Ouest”. Elle s’oppose également non —
comme on pourrait s’y attendre — à Poe, mais à son narrateur Rodman, qualifié de
“phallogocentrique”. La conclusion de l’essai introduit, avec une cohérence égale à tout ce qui
précède, le sentiment océanique selon Freud. En bref, nous sommes ici en présence du degré zéro de
la pensée post-moderne, et on peut s’étonner que Hezogenrath ait jugé utile de l’inclure dans son
recueil — sans doute pour faire sa place à la littérature du 19e siècle.
L’essai suivant, de Bill Freind, “Postmodern Eden : Nature and the City on a Hill in Charles
Olson’s The Maximus Poems”, est beaucoup moins effervescent : il s’attache de manière fort classique
à montrer qu’Olson, dans son œuvre maîtresse, cherche à retrouver le paradis perdu de la NouvelleAngleterre puritaine, et que chemin faisant, il s’enferme par un phénomène mimétique dans les
mêmes apories que Winthrop ou Mather. La cause est entendue, mais l’argumentation de l’essai est
souvent redondante, parfois paraphrastique, et la Nature est présente dans le titre, mais non dans
l’essai, dont la problématique ne rejoint que partiellement celle de ce recueil : il s’agit d’analyser
l’évolution de la notion de polis dans ce qui est présenté comme une jérémiade moderne, non
d’interroger les tensions entre polis et physis.
Trois essais portent sur la culture des années 60 et 70. David R. Williams (qui rejoint ainsi Bill
Freind), propose de lire le vingtième siècle à travers le prisme du dix-septième : c’est bien le sens de
son titre, “’Back to the Garden’ : The Liberation of the Id in the Antinomian 60s”. Williams s’inscrit
également dans la problématique du recueil, en partant de la lecture hérétique faite de Freud, et des
“néo-orthodoxes” (Karl Barth, Reinhold Niebuhr) par Norman O. Brown : refus du principe de réalité,
visant à protéger le moi des débordements du ça ; refus d’une vision sociale encourageant la
rationalité et le conformisme. Dans son roman de 1962, One Flew Over the Cuckoo’s Nest, Ken Kesey
trouve un objectif corrélatif à ce rejet de la répression/refoulement : l’hôpital psychiatrique. Pour
David Williams, l’autre face de ce mouvement est un retour à l’exaltation romantique de la nature,
dénoncée à la fois par Freud et Niebuhr — plus particulièrement la version emersonienne ou
thoreauvienne du romantisme : celle d’une mystique de la nature qui soit aussi une libération du “moi
aboriginel”. Dans le cas de Charles Alpert et Timothy Leary, cette mystique conduit au LSD ; dans
celui de Jerry Rubin, elle conduit au rejet des traditions familiales. David Williams suit la cristallisation,
puis l’implosion du mouvement, en comparant le festival de Woodstock, qui est son épiphanie, à celui
d’Altamont, qui marque le retour du ça. Ce retour est incarné par Charles Manson, dont le crime est le
point d’aboutissement de cette course à l’abîme. Cet essai a le mérite de proposer une lecture
psychanalytique cohérente d’un phénomène culturel trop souvent réduit à ses aspects les plus
folkloriques. En revanche, il s’appuie sur des axiomes contestables, comme le caractère “superficiel”
des luttes politiques des années 60, ou plus fondamentalement l’identité profonde de la révolte
paysanne de Muenster, de l’Exode puritain, de la rébellion transcendantaliste, et de la contre-culture,
le tout subsumé sous le terme inclusif — et non défini — d’antinomisme. Si cet essai est émersonien,
c’est sans doute surtout dans son refus obstiné du fait historique, dans sa conviction que de Luther à
Martin Luther King (Emerson remontait aux Gnostiques et aux Esséniens), le même processus
(Emerson l’appelait “idéalisme”) est à l’œuvre. Inversement (et tout aussi fondamentalement),
Emerson aurait-il accepté de se voir présenté comme l’apôtre du ça ?
Asbjorn Gronstad se penche sur un phénomène d’écho plus limité. Son essai s’intitule :
Peckinpah’s Walden : The Violent Indictment of ‘Civilisation’ in The Wild Bunch”. Evacuons d’emblée
ce que Gronstad emprunte à la volumineuse bibliographie citée en note : l’idée, très largement
partagée, selon laquelle Peckinpah oppose une image magnifiée de l’Ouest, c’est à dire du passé, à
une modernité qu’il rejette comme destructrice de la liberté individuelle. La thèse de l’essai est que
cette révolte est proche des proclamations anti-conformistes du transcendantalisme. Cette thèse serait
plus convaincante si les références à Emerson et Thoreau n’étaient aussi limitées, aussi convenues, et
si Gronstad ne commençait par avouer que Peckinpah ignorait peut-être les textes cités — ajoutant de
manière assez stupéfiante qu’en revanche, il connaissait parfaitement Sartre et Camus, dont la pensée
“s’accorde aux spéculations philosophiques des transcendantalistes”. Il aggrave d’ailleurs son cas
lorsqu’en conclusion de son essai, il ajoute à cette généalogie, en amont, 1984 d’Orwell, et en aval
Fight Club de David Fincher (1999), ajoutant pour faire bonne mesure le futurisme italien. La vraie
conclusion de l’essai semble être que tout est dans tout , et réciproquement. Ces critiques ne visent
pas à suggérer que la thèse était indéfendable : on trouve chez le jeune Emerson une insolence
parfois très agressive. Quant à Thoreau, c’est dans ses derniers écrits (par exemple “The Last Days of
John Brown”) que la dénonciation débouche sur de véritables appels à la violence ; mais Gronstad ne
cite pas ces textes. D’autre part, le véritable point de contact entre le transcendantalisme et
Peckinpah réside dans l’opposition entre l’organique et le mécanique ; Gronstad aurait pu — aurait dû
— citer ici un passage comme l’évocation sulfureuse de “Flint’s pond”, dans le chapitre de Walden
intitulé “The Ponds”, où l’on trouve la même impuissance rageuse, voire suicidaire, que dans The Wild
Bunch, ou la description de l’Ouest (précisément !) comme lotterie dans “Life against Principle”.