Le Franco-Arabe-Maghrébin1, un sociolecte générationnel : étude

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Le Franco-Arabe-Maghrébin1, un sociolecte générationnel : étude
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Le Franco-Arabe-Maghrébin1,
un sociolecte générationnel : étude de
quelques particularités
Le franco-arabe maghrébin utilisé par les jeunes de la
troisième génération est le résultat à la fois d’une variation
linguistique des deux langues sources, ainsi que d’une
variation sociolinguistique et socioculturelle indéniables.
En outre, il convient d’expliquer les articulations entre les
attitudes des locuteurs et leurs représentations face aux
langues en présence ainsi que leurs pratiques langagières.
Ces pratiques se manifestent par la mise en place d’un
répertoire langagier complexe et varié construit comme le
reflet et le véhicule de valeurs identitaires. Ce parler est
défini de la manière suivante : il est composé
essentiellement de termes français (langue d’appui)
auxquels les jeunes intègrent des termes arabes. L’arabe
auquel nous faisons référence est un mélange des trois
dialectes nord-africains (tunisien, algérien et marocain);
on note toutefois une dominance du dialecte algérien. Par
ailleurs, ces dialectes qui ont subi une variation
linguistique sur le sol français, donne pour résultat, l’arabe
maghrébin.
Cet arabe maghrébin a subi à nouveau une évolution
linguistique chez les sujets arabophones de la troisième
génération (dérivation, affixation, troncation,…). Cette
évolution est liée en partie aux phénomènes d’urbanisation
qui ont conduit progressivement les locuteurs à se
construire un parler ancré sur un territoire géographique.
En d'autres termes, doit-on considérer que nous sommes
en présence d’un parler à dominante française ou d’un
français entièrement à part ? Tout comme leur parler, ces
jeunes sont-ils des Français à part entière ou des Français
entièrement à part ?
Nos sujets sont tous des adolescents âgés de 10 à 16 ans,
nés sur le sol français, de toutes origines confondues
(asiatique, portugaise, italienne, pied-noir, maghrébine,…)
et dont les grands-parents sont les premiers acteurs
migrants en France.
Nous avons choisi de travailler sur des extraits de notre
corpus enregistrés sur deux lieux différents : dans
l’enceinte d’un collège de Besançon (salle d’étude,
réfectoire, cour de récréation) et dans le quartier le plus
peuplé de Besançon : Planoise (environ 20 000 habitants).
De quoi est composé leur répertoire ? Il est composé d’un
métissage linguistique qui consiste en la combinaison de
divers phénomènes langagiers, tels que l’alternance
1
Kheira Sefiani, Université Marc Bloc (Strasbourg II)
2
codique qui donne naissance à un parler hybride, des
créations lexicales morpho-lexico-sémantiques et le
verlan.
Toutefois, le franco-maghrébin relève d’une triple
définition :
ò
une définition linguistique qui consiste à décrire ce parler
en tant que mélange de deux codes langagiers distincts qui
coexistent dans un même énoncé, voire une même phrase.
Cette alternance codique va jusqu’à bouleverser la syntaxe
(pourtant rigide) du français, langue d’appui.
ò
une définition communautaire (Melliani, 2000) qui lie le
parler de ces jeunes à leur territoire, la banlieue.
une définition fonctionnelle qui, considère la banlieue
comme le lieu par excellence des conflits de langues, et lie
étroitement l’émergence d’un parler à des formes
d’urbanisation et notamment de territorialisation au sein
des villes à forte concentration démographique.
ò
Nous partons de l’hypothèse suivante :
Jusqu’à présent, dans l’analyse de notre corpus, nous
considérions les mots arabes présents dans ce parler
comme des emprunts au dialecte maghrébin. Des
emprunts, dont certains ont subi des modifications. Or,
nous nous sommes aperçus que ce parler s’enrichissait
davantage lexicalement. L’alternance codique francomaghrébine fournit aux locuteurs la possibilité de
multiplier leurs productions langagières en accroissant
considérablement leur répertoire verbal. Par conséquent,
nous avons relevé de nombreuses créations lexicales dans
notre corpus. L’apparition de ces créations lexicales étant
due à trois facteurs :
ò
ò
ò
La position des locuteurs dans le discours conditionne la
création lexicale (qu’ils soient en position d’infériorité,
d’égalité ou de supériorité, certaines circonstances les
poussent à produire ce qui n’existait pas).
Les locuteurs ont différents degrés de maîtrise du dialecte
maghrébin. Même pour ceux qui sont en contact
permanent avec celui-ci, la compétence linguistique reste
limitée. Donc, il faut combler les lacunes lexicales.
D’autre part, l’un des aspects de la création lexicale est la
sensation d’écart par rapport à l’usage courant. Se
démarquer à la fois de l’arabe et du français courants
traduit pour nos locuteurs la volonté de fabriquer un parler
sur mesure, qui leur appartienne et qui leur ressemble.
Ces trois critères peuvent expliquer la variabilité du
franco-maghrébin et le maintien de son existence dans le
discours de nos locuteurs.
3
1. Les néologismes et les créations lexicales
Avant d’en arriver aux différentes définitions données, il
convient d’expliquer l’étymologie de néologisme.
Néologie et néologisme ont été fabriqués à partir de
l’adjectif « neos » et « logos », deux termes grecs qui
signifient « nouveau » et « mot ». C’est au XVIIIème
siècle qu’apparaissent ces deux substantifs : Le Trésor de
la Langue Française (TLF) fait état du néologisme en
1734, et de néologie en 1759.
Qu’est ce-que le néologisme ?
Dans l’article de L. Guilbert consacré à la néologie
figurant dans le Grand Larousse de la Langue Française
[GLLF, 1971-1978 : 3584], on trouve la définition
suivante :
« Dans la linguistique moderne, le mot néologie est utilisé
pour désigner l’ensemble des processus de formation des
mots nouveaux, et néologisme pour dénommer le mot
nouveau. » Puis plus loin, il continue : « c’est dans la
parole que se situe la création des mots avant qu’ils ne
prennent place dans le lexique de la langue » [GLLF :
3586].
Néanmoins, cette définition ne met pas suffisamment
l’accent sur l’acte créateur, son processus de formation et
sur les acteurs de cette création. C’est pourquoi la
définition de Rey nous parait plus abonder dans ce sens.
Pour A. Rey (1974), « la néologie est l’apparition de
quelque chose ‘d’inexistant’ dans un état ‘immédiatement’
antérieur de la langue ». C’est ce « quelque chose » qu’il
faut évidemment analyser : à quel niveau d’analyse doiton procéder : au niveau sémantique, syntaxique,
morphologique ou phonétique ? Le néologisme est-il
toujours un mot ? Quelle est la position du locuteurémetteur et celle du locuteur récepteur-interprétant ?
Enfin pour donner une définition plus exacte, J.F.
Sablayrolles (2000 : 56) explique que « néologisme » a
d’abord signifié « abus de mots nouveaux » et qu’avec cet
attribut, il était plutôt connoté péjorativement : il désigne
ainsi toutes les bizarreries lexicales employées dans la
langue normée. Puis, avec l’évolution du temps et des
modes de pensée (esthétique classique jusqu’au XVIIIème
siècle), il a perdu sa valeur péjorative pour signifier
« introduction d’un mot nouveau ou emploi d’un mot
ancien dans un sens nouveau ».
Par ailleurs, il a enrichi cette définition en introduisant la
métonymie ; ainsi pour Sablayrolles, « néologisme »
signifie « mot nouveau, tournure nouvelle ».
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Nous partageons cette définition et englobons dans
« tournure nouvelle » le « quelque chose » auquel A. Rey
fait référence à savoir mot, expression, syntagme,
onomatopée,…
Pour récapituler ces définitions, nous nous référerons à
quatre des principaux concepts liés au néologisme et
dégagés dans l’étude de Sablayrolles à savoir :
• « abus de l’emploi de mots nouveaux »
• « emploi de mots nouveaux »
• « mot nouveau »
•
« processus d’enrichissement du lexique, créativité
lexicale ».
Nous retrouvons bien évidemment ces quatre dimensions
dans notre corpus.
Par ailleurs, nous abordons la question des néologismes,
en partant de la langue française, que les locuteurs
enrichissent par des mots et expressions arabes et français.
Toutefois, plus nous avançons dans l'étude de ces
néologismes, plus la question de la transmission de ces
mots et expressions est importante.
Pour qu’il y ait néologisme, il ne suffit pas uniquement de
créer un mot ou un sens nouveau, il faut, et c’est le
processus le plus délicat dans ce phénomène linguistique,
que la création lexicale en question soit reprise dans les
échanges conversationnels assez souvent et régulièrement
par différents locuteurs. Les nouvelles expressions doivent
faire le tour du groupe de pairs ou de la communauté.
Elles doivent être partagées et transmises à tous sans quoi
elles n’auraient pas de valeurs linguistique et symbolique.
Il faut par ailleurs rappeler sur quelle base ont été repérés
les néologismes.
Nous avons observé et compté ces créations dans tout le
corpus, nous avons regardé si ces créations étaient
utilisées par un seul et unique locuteur ou si elles étaient
reprises par de nombreux locuteurs. Par ailleurs, nous
avons enregistré des locuteurs planoisiens, mais pour la
pertinence de l’étude, nous avons comparé ces
enregistrements avec d’autres effectués dans d’autres
quartiers de Besançon (Les Clairs-Soleils)
Nous avons bien évidemment vérifié dans des
dictionnaires français (pour les mots français) et arabes
pour certifier l’existence des mots en présence, dans le cas
échéant, nous les avons classés dans les créations lexicosémantiques.
Quant à certaines expressions arabes tirées directement
des dialectes maghrébins, nous nous sommes référés à nos
connaissances dans ces dialectes.
2. Les néologismes à fond français
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Par néologisme à fond français, nous entendons tout mot,
expression ou tournure nouvelle se pliant aux règles
morpho-phonétiques, lexico-sémantiques et morphosyntaxiques de la langue française.
2.1 La création lexicale absolue
2.1.1 La création ex nihilo
La définition d’une création ex nihilo donnée par
Sablayrolles est « une lexie créée par la combinaison
arbitraire de sons, pourvu que cette séquence ne soit pas
attestée dans un état antérieur de la langue, et qu’elle soit
conforme aux contraintes morpho-phonologiques de la
langue » (en présence).
Ainsi dans notre corpus, nous avons trouvé :
Exemple 1 :
J : t’as chaud…t’as chaud
B : ah y est t’es /knekt/2
/knekt/ n’est attesté dans aucun ouvrage ou dictionnaire et
il répond parfaitement à la définition de Sablayrolles.
Quant à sa signification, pour le locuteur (B), le mot
/knekt/ possède le même sens que foutu, crevé.
Dans ce sens, nous le mettrions dans le même champ
lexical que être K.O., en anglais.
Et dans ce cas-là, si nous analysons les sons dans knock
out et /knekt/, on peut prédire que la présence de sons
aussi proches des deux mots a engendré le sens proche de
ceux-ci.
Sablayrolles (2000 : 212) nomme ce phénomène
idéophone ou phonesthème.
2.2 La dérivation par analogie
Exemple 2 :
P : t’écouteras bien dans ta K7…ch’tai fait un truc de
/devinaje/…sur la vie de moi c’est bien !
Dans cet exemple, le locuteur est parti du verbe deviner
pour construire devinage. Le substantif attendu dans ce cas
est devinette.
Le sens qu’il lui donne est identique à devinette, cela dit,
devinette et devinage sont analogues, donc nous pouvons
dire qu’il y a bien construction de devinage par dérivation
analogique.
Comme le souligne Sablayrolles, ces constructions par
analogie, ne sont pas toujours acceptées par tous les
membres de la communauté linguistique, c’est pourquoi
elles sont rares et peu employées.
2
Les mots à consonance française sont notés entre / /.
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Dans notre corpus, c’est l’unique dérivation par analogie
que nous ayons trouvée.
2.3 Syntagme en voie de figement
Sablayrolles explique que « la fréquence d’emploi de
plusieurs lexies associées conduit progressivement à en
faire une unité, objet d’un seul choix de la part du
locuteur » (2000 :225).
Exemple 3 :
K : au lieu de dire sur la Bible elle disait sur / Le Coran et
la Mecque/…c’est une [gaūrya]3
M : eh ouais c’est ça qui m’énerve ils [ləf(…)] tu les
entends dans la rue oh sur /Le Coran et la Mecque/
Traduction : K : au lieu de dire sur la Bible elle disait sur
/Le Coran et La Mecque/…c’est une /française (au sens de
chrétienne)/
M : eh ouais c’est ça qui m’énerve ils /jurent/ tu les
entends dans la rue oh sur /Le Coran et La Mecque/.
Dans cet exemple, nous nous intéresserons uniquement au
syntagme / Le Coran et La Mecque/.
Nous avons deux noms utilisés dans la langue française.
Nous considérons ces deux mots en tant que noms propres
puisque Le Coran est le livre saint des musulmans et La
Mecque, la ville où les musulmans effectuent leur
pèlerinage.
Dans le discours des adolescents, ces deux mots
hautement qualifiés possèdent un sens particulièrement
bien défini et une place importante dans leurs énoncés,
puisque la religion (l’Islam) est introduite dans leurs
conversations.
De toutes les valeurs que ces jeunes respectent et
défendent, la valeur de la religion est en tête de
classement. Elle a une importance telle qu’ils se
l’approprient entièrement, il s’agit de leur religion, de leur
juron, de leur parler.
Ici ce syntagme composé donc de deux noms propres
reliés par une conjonction de coordination est un juron.
Ces deux noms propres sont en effet des antonomases.
L’antonomase consiste en l’utilisation d’un nom propre au
lieu d’un nom commun, ou inversement, pour les qualités
qu’il possède à un haut degré.
Sémantiquement, ce syntagme antonomastique est plus
fort que « je te jure, je le jure ».
La création de ce syntagme provient sans aucun doute du
calque sémantique sur des expressions typiquement
religieuses employées en arabe dialectal pour assurer de sa
bonne foi. Souvent, dans le discours des maghrébins (les
3
Les mots arabes ou à consonance arabe sont notés entre [
].
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aînés), nous remarquons qu’ils jurent en arabe sur Le
Coran, sur Allah, sur un lieu saint,…
Exemple : [āq Lāh] (littéralement « sur l’accord
d’Allah », qui signifie au nom d’Allah)
[āq Meka] (au nom de la Mecque)
[āq el qor’an] (au nom du Coran, sur le Coran).
Les adolescents se sont contentés de calquer le procédé
mais avec les mots français.
En outre, ce syntagme revient très souvent chez les
adolescents, et si nous nous référons à la définition de
Sablayrolles, le figement est dû à la fréquence d’emploi de
plusieurs
lexies
jusqu’à
ce
qu’elles
forment
progressivement une seule unité. C’est pourquoi nous
classons ce syntagme dans les syntagmes en voie de
figement. Il est utilisé même par des adolescents non
musulmans. D’ailleurs, dans l’exemple ci-dessus, le
locuteur s’emporte car le syntagme /sur Le Coran et La
Mecque/ a été utilisé par une adolescente FrancoFrançaise, ce qui pour lui, représente une sorte de
sacrilège, car comme pour leur parler, leur religion ne peut
être utilisée par n’importe qui, et surtout pas par une
personne étrangère au groupe.
2.4 Les altérations
Dans les altérations, Sablayrolles catégorise toutes les
expressions puisées dans l’argot, les mauvaises
articulations, le verlan, le javanais,…
2.4.1 Le verlan ou le veul
Le verlan est un procédé de déformation assez
systématique du français par inversion . Le verlan qui
signifie « à l’envers » est l’inversion de phonèmes
consonantiques selon certaines règles, et parfois altération
du timbre de certaines voyelles (meuf : femme)
Dans notre corpus, nous avons remarqué que le verlan est
peu utilisé par nos locuteurs :
Exemple 4 :
Y : c’est à nous c’est tout (le parler)
Approbation générale
E : ouais justement s’ils vous imitent c’est pour faire partie
de votre groupe
M____________________ouais mais nous on les /tej/ on
leur dit faut pas parler no’te langue !
Jeter a subi une inversion et donne donc /tej/
Exemple 5 :
8
B : t’es barré ? t’es un [xāmej] (traduction : un pourri)?
D : hein ?…j’étais chez /oim/ tout…j’ai oublié la chaleur
qu’il faisait à cause de toi !
B : non t’as oublié ?
Moi est devenu /oim/.
Exemple 6 :
K : ______dans no’te langue s’la frimer dans no’te langue
on dit arrête de
[tā l] arrête de t’la /ouej/
P :_______de t’la /ouej/ c’est démodé !
Jouer a donné /ouej/.
[tā l] a ici le sens de frimer. Ce mot est attesté en arabe
dans les dialectes d’Afrique du Nord pour signifier « il
s'est ouvert, il n'a plus de limites, il frime »
Dans les exemples 4, 5 et 6, le verlan présent dans leurs
productions est classique. Ils inversent les syllabes,
néanmoins, nous avons remarqué qu’il n’est plus aussi
présent que dans le parler de leurs aînés (2ème
génération). De temps en temps un mot est inversé sans
plus. D’ailleurs comme le précise l’un des locuteurs dans
le corpus, « le verlan c’est démodé ».
2.4.2 Un exemple de veul
Le procédé de formation du veul (Melliani, 2000) se fait à
partir du verlan. Il y a une première inversion de
phonèmes consonantiques qui forme le verlan, puis le
même mot verlanisé subit à nouveau une deuxième
inversion au niveau consonantique. On obtient ainsi le
veul. Un seul exemple de veul a été répertorié dans notre
corpus.
Exemple 7 :
M : oh vas-y oh écoute…le [gāuri] lui c’est oh mon chéri
qu’est-ce qui se passe ? Le /rebeu/ lui c’est ah [wəld lə
ram] il s’est fait défoncer (rire).
Traduction : M : oh vas-y oh écoute…le /français
(chrétien) / lui c’est oh mon chéri qu’est-ce qui se passe ?
Le /rebeu/ lui c’est ah /traduction littérale : fils du pêché /
il s’est fait défoncé (rire).
Le mot /rebeu/ est un cas de veul de /beur/, qui est lui
même un terme en verlan de arabe. D’après l’évolution de
ce terme dans les productions de jeunes, arabe désignait
surtout les premiers migrants, beur leurs enfants ceux de la
deuxième génération et rebeu c’est la génération qui arrive
et qui se cherche, la troisième.
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Le sens donné à ce terme par les jeunes, c’est « nous ne
sommes ni des arabes, ni des beurs mais des rebeus ».
3. Les néologismes arabo-maghrébins
Ce type de néologisme est de loin le plus nombreux
numériquement parlant.
3.1. L’ idéophone ou phonesthème arabe
Comme pour le français, les locuteurs ont associé un
signifié à un son du fait de la présence de ces sons dans
des mots proches de sens.
Exemple 8 :
K : tu sais Mme A., elle voulait pas faire la grève pis nous
Sofiane et moi on faisait [el ās] tu sais [el ās] c’est le
bordel pis [el gāuri] il a parlé [trāš] elle a fait Romain
viens ici !
Dans cet exemple, nous n’analyserons que [trāš] . Ce
phonesthème n’existe pas tel quel dans la langue arabe,
mais nous pensons que sa création provient de la
dérivation du mot arabe [tārša] qui signifie en algérien et
marocain, une claque (dans le sens « de prendre une
claque »).
Le son qui accompagne le geste est très proche du
substantif arabe : [trāš] et [tārša].
D’ailleurs, le locuteur dit implicitement que la femme a
donné une claque à Romain
3.2 Les xénismes à configuration morphophonologique
Selon Sablayrolles (2000 : 234), un xénisme est une lexie
sentie comme étrangère. Par ailleurs, il explique que
certains emprunts à une langue étrangère peuvent se
présenter comme de vrais emprunts du fait de leur
configuration morphophonologique, mais ne sont pas de
véritables emprunts dans la mesure où ces mots n’existent
pas dans la langue où on est censé les puiser ( exemple :
tennisman, camping car).
Pour le cas de nos locuteurs, nous nous sommes aperçus
qu’ils considéraient un nombre croissant de lexies comme
étrangères (car ils les prononcent en utilisant les sons
arabes), mais ces lexies n’existent pas dans les dialectes
arabes, donc il s’agit bien de création de lexies
phonétiquement arabes
avec une configuration
morphophonologique également arabe.
Exemple 9 :
10
K : sinon on dit allez viens on va voir les [āmtūt] ça veut
dire on va voir les filles.
Dans cet exemple, la lexies [āmtūt] (traduction : les
filles) est bien un xénisme du point de vue de nos
locuteurs, mais elle n'est attestée dans aucun dialecte
arabe.
Donc, la création de cette
lexie s’est faite par
configuration morphophonologique, c’est à dire, qu’ils ont
sélectionné des phonèmes arabes qu’ils ont juxtaposés
pour former la lexie actuelle.
3.3. Les xénismes par reconversion sémantique
Exemple 11 :
M : eh ch’ui un [dziεān] fais voir ? (il regarde le
dictaphone)
E : t’es quoi ?
M : un [dziεān], un diable quoi !
E : il s’arrête et reprend tout seul l’enregistrement
M : ah ouais oh il est [dziεān] c’ui-là !
L’exemple 11 est très intéressant. Le mot [dziεān] vient
du mot [jiεān] qui est attesté en arabe et qui signifie
« affamé ». En arabe [jiεān] possède également un sens
péjoratif, le sens de va-nus-pieds, sans parole. Et dans
certains contextes au Maroc, ce terme a même le sens de
personne malhonnête.
Mais comme les jeunes l’associent au mot « diable », il y
aurait une autre explication.
Le mot « diable » en arabe maghrébin se dit [jen], qui est
à l’origine du mot français génie. Au Maroc, par exemple,
les mères qualifient certains enfants turbulents de [jnūn],
pour dire qu’ils font des choses difficiles, des choses
dangereuses mais lorsqu’ils réussissent, les mères font
également allusion à leur intelligence.
Donc [jen] est à prendre au sens amélioratif. Dans le cas
de nos locuteurs, ils ont bien gardé ce sens d’enfants doués
mais lui ont attribué le synonyme de « diable ». C’est ce
que Melliani (2000) appelle une néologie à reconversion.
Nous sommes bien en présence d'une reconversion
sémantique mais dans le sens inverse, c’est pourquoi nous
avons appelé ce procédé un xénisme par reconversion
sémantique.
3.4 L’apocope syntagmatique
L’apocope est un procédé pour réduire le signifiant par
suppression de la fin de la lexie ou du syntagme sans
changement de signifié et où la valeur est parfois à peine
modifiée.
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Exemple 12 :
K : attends Yohan dit [weš] à sa mère [weš la rəm] ça va ?
Y : ouais j’lui parle comme dehors j’lui dis tu vas bien
tout !
Dans cet exemple, Yohan utilise le terme pour dire « ça
va ?/
Dans tout notre corpus, ce terme est toujours présent dans
les formules de salutation des jeunes et est suivi de « ça
va ».
Le terme [weš] vient de l’expression typiquement
algérienne [wāš rak] ? Et qui signifie « comment ça va » ?
Au Maroc [wāš ] est un mot interrogatif qui signifie « estce que » ou alors il est utilisé comme élément de
comparaison « soit….soit ». Il est évident que le sens
donné à ce terme par les jeunes locuteurs est plus proche
de l’expression algérienne mais avec une différence, ils
ont tronqué le reste de l’expression et l’ont légèrement
modifiée phonétiquement : le [wāš rak] est devenu [weš].
De plus, ce terme est accompagné par un geste : les jeunes
se tapent dans la main droite, puis les points fermés droits
et ramènent enfin toujours la main droite au cœur.
D’ailleurs, ce geste de salutation accompagné de
l’expression a fait le succès d'une publicité télévisuelle du
yaourt à boire « yop ».
Donc, nous avons là un exemple parlant de l’apocope
syntagmatique : [wāš rak] est devenu [weš].
3.5. La composition syntagmatique
Les phénomènes d’hybridation et du coup de néologisme
se retrouvent également dans la verbalisation
syntagmatique, qui se caractérise « par la dissociation du
nom base et de l’élément verbal » (Guilbert L.,1975 :
235).
Le nom base est accompagné du verbe faire ou de
l’auxiliaire avoir.
Exemple 13 :
A : comme tu m’as fait [xūf]
Traduction : comme tu m’as fait peur
Exemple 14 :
M : ils ont [lef] sur Le Coran et la Mecque dans la rue.
Traduction : ils ont juré sur le Coran et La Mecque
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Dans ces deux exemples, ce qui est nouveau ce n’est pas le
sens attribué à ces termes mais leur fonction dans la
syntaxe française. Cela dit, nous sommes toujours dans
l’alternance codique. Pour le premier exemple, [xūf] a subi
des modifications. En arabe dialectal marocain, la forme
correcte est [xāwəftini] : nous retrouvons [xūf] dans
[xāwəftini] et [tini] ; [ti] c’est l’équivalent de toi et [ni] est
l’équivalent du complément d’objet (moi au féminin),
puisque il s’agit en l’occurrence d’une locutrice.
Pour le deuxième exemple, nous analysons [lef]. Il s’agit
plus précisément d’une composition par juxtaposition pour
créer ainsi un syntagme verbal : les locuteurs ont
juxtaposé l’auxiliaire AVOIR conjugué au présent de
l’indicatif à la troisième personne du pluriel au verbe [
lef] pris alors comme participe passé. Ainsi nous
obtenons la composition syntagmatique suivante : ils ont
[lef]. Il est à préciser que [lef] existe bien sous cette
forme en arabe dialectal et signifie tel quel « jure » à
l’impératif ou alors « il a juré ».
Conclusion :
Nous avons fourni dans cette analyse un échantillon des
néologismes dans notre corpus et quelques résultats de
procédés néologiques rencontrés. Une étude de plus
longue haleine sera indispensable pour répertorier tous les
cas présents et les analyser plus amplement.
Par ailleurs, nos locuteurs (la majorité qui possède une
compétence linguistique satisfaisante en arabe dialectal)
font preuve d’une clairvoyance sociolangagière
remarquable, car ils arrivent à jongler avec les mots
véritablement arabes, donc les emprunts attestés, les
néologismes morphologiques, sémantiques et tous les
xénismes simples, composés et syntagmatiques.
Cette gymnastique langagière va au delà du but
uniquement ludique et conversationnel.
Nous
sommes réellement en présence d’un parler qui se
construit lexicalement et grammaticalement puisque, nous
l’avons vu dans cette analyse, nous assistons également à
des transformations des syntagmes grammaticaux (par
composition, par dérivation,…).
Quoiqu’il en soit, nous sommes bien en présence de
néologie de forme et de néologie de sens, utilisées par
l’ensemble de nos locuteurs. Ils recherchent leur stabilité
identitaire à travers la construction d’un parler qui leur est
propre, un parler démarqué à la fois du français (de façon
volontaire) et du maghrébin utilisé par les aînés. La raison
pour laquelle nous trouvons le plus grand nombre de
xénismes et faux emprunts en arabe maghrébin dans
notre corpus est sans doute liée au fait que tous les
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locuteurs ne maîtrisent pas celle-ci, donc les néologismes
pallient les lacunes lexicales.
Bibliographique
Livres
GUILBERT L., 1975, La créativité lexicale, Paris, Larousse.
MELLIANI F., 2000, La langue du quartier, L’Harmattan.
SABLAYROLLES J.F., 2000, La néologie en français
contemporain, Paris.
Articles
REY A. , 1974, « Essai de définition du concept de néologisme »,
Actes du colloque international de terminologie, O.L.F.,
Québec.
SABLAYROLLES J.F., 1993 « Fonctions des néologismes »,
Cahiers du C.I.E.L., 1993, Lexique et construction du
discours, UFR E.I.L.A., Paris 7, pp . 53-94, Paris.
SABLAYROLLES J.F., 1996 « Néologisme et nouveauté(s) »,
Cahiers de Lexicologie n° 69, pp. 5-42.
SABLAYROLLES J.F., 1998, « Néologismes : une typologie des
typologies », Cahiers du C.I.E.L., UFR. E.I.L.A., Paris 7.
Thèses, Mémoires
SABLAYROLLES J.F., 1996, Les néologismes du français
contemporains. Traitement théorique et analyses de
données, thèse soutenue à Paris VIII. (consultable sur
microfiche).
SEFIANI K., 2000, Approche sociolinguistique des parlers
urbains des enfants maghrébins à travers les interférences
français/arabe, Mémoire de D.E.A soutenu à l’Université
de Besançon.
Dictionnaires
Grand Larousse de la Langue Française, 1971-1978
TRESOR DE LA LANGUE FRANCAISE, sous la direction de
P. Imbs, de B. Quemada, CNRS édition, 1971-1994, 16
volumes.
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