ETUDE SUR LA TRADUCTION THEÂTRALE EUROPE/MONDE

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ETUDE SUR LA TRADUCTION THEÂTRALE EUROPE/MONDE
Traduire en Méditerranée
ETUDE SUR LA TRADUCTION THEÂTRALE
EUROPE/MONDE ARABE
Dans le cadre de l’état des lieux de la traduction en Méditerranée, coproduit par la Fondation Anna Lindh et Transeuropéennes en 2010
Analyse et rédaction
Jumana Al-Yasiri
© Transeuropéennes, Paris & Fondation Anna Lindh, Alexandrie - 2011
Préambule
La présente étude est réalisée par Transeuropéennes en partenariat avec la Fondation Anna Lindh
(Traduire en Méditerranée). Elle est une composante du premier état des lieux de la traduction en
Méditerranée que conduisent à partir de 2010 Transeuropéennes et la Fondation Anna Lindh
(programme euro-méditerranéen pour la traduction), en partenariat avec plus d’une quinzaine
d’organisations de toute l’Union pour la Méditerranée.
Partageant une même vision ample de la traduction, du rôle central qu’elle doit jouer dans les
relations euro-méditerranéennes, dans l’enrichissement des langues, dans le développement des
sociétés, dans la production et la circulation des savoirs et des imaginaires, les partenaires réunis
dans ce projet prendront appui sur cet état des lieux pour proposer et construire des actions de
long terme.
Introduction
L'étude suivante propose un aperçu général de la traduction au théâtre des langues de
l'Union Européenne vers l'arabe et vice versa, retraçant plus d'un siècle de traduction entre les deux
rives de la Méditerranée, avec un intérêt particulier pour les pratiques contemporaines de la dernière
décennie. Elle s'appuie sur les états des lieux conduits par Transeuropéennes et la Fondation Anna
Lindh sur la traduction de la littérature et de la pensée en Méditerranée, ainsi que sur des
bibliographies et des bases de données de maisons d'édition et de moteurs de recherche spécialisés,
des articles et des revues en ligne dédiés au théâtre et à la traduction, et sur des informations du
terrain. L'étude suivante reste toutefois inégale en termes d'information et de données sur la
traduction au théâtre entre l'Europe et les pays arabes.
Malgré l’existence de formes parathéâtrales telles que les "Gestes" ou les Maqamat des
poètes arabes du Xème siècle (Al Hamadhânî par exemple), nous tenons à signaler que le théâtre de
texte – comme l'entend la tradition occidentale – du monde arabe est né de la traduction du théâtre
européen dans la deuxième moitié du XIXème siècle. De là, le théâtre de l'Europe n'a cessé d'être
traduit, publié et joué en arabe classique et dans tous les dialectes de la région. Cependant, l'intérêt
que portent les éditeurs et les praticiens de théâtre européen pour l'écriture théâtrale arabe est
largement inférieur, et cela à cause de différents facteurs que nous tenterons d'analyser ci-dessous.
Aujourd'hui, il est nettement plus facile de parler de la traduction du théâtre français, anglais, italien
ou allemand en arabe, qu'il ne l'est pour ce qui concerne la traduction du théâtre syrien, libanais,
égyptien ou irakien dans les langues européennes. Dans un souci d'approche constructive, nous avons
donc choisi de présenter la traduction du théâtre arabe en Europe en général et de nous arrêter sur
des chapitres clé de l'histoire de ces flux de traduction à titre d'exemple, tout en éclaircissant les
nuances géographiques et linguistiques nécessaires pour les fins de cette synthèse.
© Transeuropéennes, Paris & Fondation Anna Lindh, Alexandrie - 2011
1. Eléments utiles pour un rapide historique de la traduction au théâtre, de la
publication des traductions ou de leur non publication.
Des langues européennes vers l'arabe
Même si les Arabes avaient traduit La Poétique d'Aristote, le monde arabe n'a connu l'écriture
théâtrale dans sa forme occidentale qu'à la deuxième moitié du XIXème siècle, et ceci à travers la
traduction et l'adaptation du répertoire théâtral de pays européens qui avaient une forte présence
dans la région (France, Italie, Angleterre…), et plus particulièrement au Liban, en Syrie et en Egypte.
Ces trois pays du Moyen-Orient ont été le berceau de la création théâtrale du monde arabe, et
restent jusqu'à ce jour le principal foyer de l'écriture, de la traduction et de la publication du théâtre
dans la région.
En 1847, le Libanais Maroun al-Naqach (1817-1855) monte une adaptation de L'Avare de Molière.
Cette libanisation d'une pièce du répertoire classique français, marque le début de trois courants
essentiels dans l'histoire du théâtre arabe: la traduction, l'adaptation ou iqtibas, et l'écriture.
Jusqu'à l'aube de la seconde Guerre mondiale, la majeure partie des traductions du théâtre européen
vers l'arabe œuvraient à donner une couleur locale aux textes traduits, que ce soit par l'utilisation
des dialectes au lieu de l'arabe classique, le changement des noms des personnages, ou même par une
réécriture de ces textes pour les rapprocher de la mentalité et des mœurs locales. Mohamed Osman
Jalal fut l'un des plus grands spécialistes en Egypte de la traduction-adaptation du théâtre français et
particulièrement du théâtre de Molière, alors que Najib al-Hadad transformait Hernani en Hamdan au
Liban.
La traduction théâtrale de qualité n'apparût réellement dans le monde arabe qu'à partir des années
1950-1960, au retour d'une nouvelle génération de praticiens diplômés d'Europe. Le théâtre écrit et
traduit dans la région commença alors à trouver sa véritable théâtralité qui le différenciait des autres
genres littéraires, ainsi que sa reconnaissance en temps qu'expression artistique locale suivie par un
public de plus en plus large et cultivé.
Cette reconnaissance de l'écriture théâtrale en tant que genre distinct de la poésie et de la littérature
prosaïque se concrétise en 1969 avec la création de la série Le Théâtre mondial (al-Masrah al-'alami)
par le Conseil National pour la Culture, les Arts et les Lettres du Koweït. Cette initiative est le fruit
du développement des Ministères de la Culture du monde arabe et de leur souci de transmission de
la littérature et de la pensée mondiale dans la région. Pour la traduction au théâtre, les programmes
nationaux restent les principaux éditeurs dans le monde arabe, où les maisons d'édition privées
publient rarement du théâtre à part quelques exceptions tels que les auteurs ″stars, de préférence
titulaires du Prix Nobel (Gerhart Hauptmann, Maurice Maeterlinck et Dario Fo chez Dar Al Mada),
et parfois dans les meilleurs des cas, les classiques figurant dans les programmes des Facultés de
Lettres (françaises et anglaises), tels que Jean Racine et William Shakespeare.
Bien que les politiques culturelles nationales de certains pays arabes (Egypte, Syrie, Liban, Irak,
Koweït…) aient encouragé la traduction du théâtre européen et mondial, et sa diffusion dans
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l'ensemble de la région, elles ne furent pas sans poser le problème du choix des textes à traduire et
des méthodes appliquées à la traduction, ainsi qu'une véritable distinction au niveau de la
reconnaissance officielle du théâtre traduit publié ou non-publié, et cela particulièrement depuis les
années 1990.
Cette époque voit la chute des moyens des principaux éditeurs du théâtre dans la région, leur
éloignement de cette écriture qui a de moins en moins de lecteurs et de moyens de production, et
l'apparition d'une nouvelle génération de metteurs en scène qui prennent l'initiative de traduireadapter eux-mêmes des pièces de théâtre du répertoire européen contemporain, ou leurs propres
textes. C'est aussi le début de l'émergence d'opérateurs culturels indépendants (associations,
espaces, festivals…) de plus en plus présents dans les réseaux régionaux et internationaux, et dont
plusieurs se sont donné comme mission de soutenir cette nouvelle écriture, sa traduction et la
production théâtrale contemporaine en général. Malheureusement, leurs moyens restent limités, et
ils ne sont pas encore en mesure de répondre à l'intégralité de la demande des professionnels de
l'ensemble de la région, surtout pas sans le soutien des services culturels diplomatiques, qui ont eux
de leur part toujours joué un rôle primordial dans la diffusion de l'écriture théâtrale européenne dans
le monde arabe.
Dans ce sens, nous pouvons qualifier la dernière décennie, constituant l'axe principal de cette étude,
d'″âge d'or″ du manuscrit théâtral: ce qui est écrit et traduit pour la scène reste souvent pour la
scène, et dans une situation idéale pourrait peut-être bénéficier d'une traduction dans le but d'un
surtitrage dans le cadre d'une diffusion à l'international, comme nous le verrons ci-dessous.
De l'arabe vers les langues européennes
Les Arabes ayant importé le théâtre d'Europe, à travers la traduction dans un premier temps, ont
encore du mal à trouver leur place auprès des traducteurs et des éditeurs européens; et les metteurs
en scène du Nord de la Méditerranée ont tendance à adapter des textes non-dramatiques arabes
(Les Mille et Une Nuits, contes, poèmes…), plutôt que de se pencher sur l'écriture théâtrale du Sud
proprement dite. Cette écriture fait surtout l'objet d'études littéraires, linguistiques et orientalistes,
dans des cadres universitaires et des revues spécialisées. Ce qui explique par exemple la profusion
des traductions du théâtre de l'auteur égyptien Tawfiq al-Hakim (1898-1987), figure emblématique de
l'écriture théâtrale arabe de la première moitié du XXème siècle et dont la première traduction en
français remonte à 1936 (Schérezade), qui bat jusqu'à ce jour les records en terme de traduction en
langues européennes, alors que son écriture est considérée comme inadaptable à la scène par la
majorité des praticiens arabes, malgré (à cause de) ses qualités poétiques.
Si le théâtre européen bénéficie des programmes nationaux dédiés au soutien à la diffusion
internationale, il n'existe malheureusement pas ou très peu de programmes arabes qui ont pour
mission de diffuser le théâtre écrit dans la région sur le continent européen, et de là au reste du
monde. Paradoxalement, nous verrons que lorsque ces initiatives existent, elles émanent d'entités
étrangères (missions culturelles, universités, centres de traductions et de recherche…).
Les traductions du théâtre arabe sont soumises dans la plupart des cas à l'intérêt personnel d'un
traducteur d'origine arabe pour une pièce provenant dans la plupart des cas de son pays d'origine, ou
aux événements nationaux célébrant la culture d'un autre pays (Année de l'Algérie, Le Printemps
palestinien en France…). Jusqu'à nos jours, il n'y a pas vraiment eu de stratégie globale de traduction
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et de publication du théâtre écrit en arabe vers les langues européennes, et il est bien évident que le
nombre de traducteurs depuis l'arabe est largement inférieur à celui des traducteurs de toutes ou de
la majorité des langues de l'Europe vers cette langue.
Nous notons tout de même l'intérêt croissant que portent certains opérateurs culturels européens
pour la traduction de l'écriture théâtrale contemporaine du monde arabe, est notamment depuis
l'émergence d'une génération de metteurs en scène qui écrivent leurs pièces en arabe (souvent
dialectal), et puis qui les traduisent directement, et parfois même les mettent en scène, dans une
autre langue (majoritairement l'anglais ou le français).
Nous remarquons donc que le théâtre contemporain arabe traduit récemment vers les langues
européennes sans être nécessairement publié, passe directement par la scène et par le surtitrage, et
donc dispose des mêmes conditions de diffusion et de mise à disposition que de celui de son voisin
européen, et cela après près d'un siècle d'inégalité en faveur de ce dernier. Nous citons ici à titre
d'exemple, le travail de l'Egyptien Ahmed El Attar, du Tunisien Fadhel Jaibi et du Libanais Rabieh
Mroué.
2. Eléments utiles de différenciation géographique.
Afin de comprendre les courants de la traduction du théâtre du et dans le monde arabe, il est
essentiel de distinguer la création du Moyen-Orient de celle des pays d'Afrique du Nord, que ce soit
d'un point de vue historique, linguistique ou même esthétique.
L'histoire du théâtre arabe commence au Liban au XIXème siècle avec Maroun al-Naqach, se
poursuit en Syrie avec Abou Khalil al-Qabani (1835-1902), et trouve son apogée en Egypte où
s'exilent des hommes de théâtre libanais et syriens. Cette époque voit l'émergence d'une scène locale
fortement soutenue par la Royauté dans un souci de rayonnement intellectuel et culturel, dont l'une
des figues emblématiques est inconditionnellement l'auteur, metteur en scène et comédien Yacoub
Sanou' (1839-1912). Ce parcours assure une continuité dans un espace géographique qui s'étend de
l'Egypte à la Syrie, en passant par le Liban et la Palestine, ainsi que leur voisin l'Irak. Cette zone
géographique partage une histoire commune (et notamment de part l'héritage de la présence
ottomane), un patrimoine culturel et des dialectes assez similaires. C'est dans cette région que se
concentre jusqu'à nos jours la majorité des traducteurs et des éditeurs du théâtre, institutionnels et
privés.
Les pays d'Afrique du Nord suivirent le mouvement des autres pays arabes mais sous des conditions
assez particulières qui sont celles de la présence française en Tunisie, Algérie et au Maroc, et qui les
isolèrent pendant plusieurs décennies de la création du Moyen-Orient. Le Maghreb qui a sa propre
histoire partagée et ses dialectes, où l'arabe se mêle fortement au français et au berbère, reste assez
éloigné culturellement de la création et des flux de traductions du théâtre du Machreq, berceau des
pionniers de la scène arabe.
L'autre zone importante dans l'évolution de la traduction et de la publication du théâtre dans la
région est sans doute le Golfe, qui a joué un rôle prépondérant dans l'histoire de l'édition théâtrale
du monde arabe, et particulièrement grâce à la série Le Théâtre mondial, publiée au Koweït et citée cidessus.
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Pour ce qui concerne la diffusion du théâtre arabe dans les langues européennes, l'essentiel des flux
s'est longtemps concentré vers les pays les plus proches de la rive sud de la Méditerranée, tels que la
France et l'Italie, qui jusqu'à ce jour entretiennent des relations culturelles particulières avec une
grande partie du monde arabe, et cela depuis les mouvements colonialistes du XIXème et début du
XXème siècle.
Pour une période plus récente, nous notons que les pays marqués par une forte diaspora arabe (et
notamment irakienne et palestinienne), tels que l'Angleterre, l'Allemagne et les pays d'Europe du
Nord, commencent à montrer un intérêt croissant pour la traduction du théâtre contemporain du
monde arabe, et cela grâce au développement des programmes de soutien à la traduction et à la
diffusion de la littérature et du théâtre arabe, de plus en plus importants, et qui semblent plus
ouverts à l'éclectisme des esthétiques d'ailleurs, que ceux proposés par des pays qui ont des attaches
plus anciennes avec le monde arabe.
3. Eléments de contextualisation linguistiques
La naissance du théâtre dans le monde arabe est passée par une langue qui mélange le classique au
dialectal (dans toutes ses nuances régionales) dans un souci de rapprochement d'un public encore
non initié. Avec le développement de l'écriture et de la traduction, puis la montée des mouvements
nationalistes et des tentatives d'enracinement d'un art longtemps qualifié d'″importé″, l'arabe
classique a longtemps été la langue de la production théâtrale qualifiée de ″sérieuse″. Le théâtre
traduit publié dans la région est donc exclusivement en arabe classique, même si certains traducteurs
utilisent parfois les dialectes locaux afin de mettre l'accent sur des nuances linguistiques présentes
dans les textes originaux. Cependant, lorsque l'arabe dialectal est utilisé dans une traduction publiée,
il est pour la plupart des cas employé pour des catégories sociales populaires ou même pour refléter
une certaine vulgarité (les traducteurs égyptiens par exemple, ont souvent utilisé le dialectal pour le
personnage du Bouffon shakespearien, ainsi que pour les obscénités en général). Pourtant, le rapport
à la scène est différent, car même si les traductions publiées continuent à être en arabe classique,
leurs réadaptations par des metteurs en scène de plus en plus ″décomplexés″, se feront
principalement dans les dialectes locaux (comme Richard III: An Arab Tragedy1 mis en scène par le
Koweitien Sulaiman al-Bassam en 2007).
D'autre part, le théâtre traduit et publié au Moyen-Orient reste largement plus diffusé en Afrique du
Nord qu'il ne l'est dans l'autre sens. Malgré la monté du nationalisme arabe et le souci
d'enracinement des intellectuels de toute la région pendant les années 1960-1970, qui développa la
pratique de l'arabe classique au Maghreb, les rapports linguistiques de ces deux régions restent
inégaux à cause de la prédominance de vocabulaire non-arabe dans les dialectes nord-africains.
Jusqu'à ce jour, il est extrêmement rare qu'un éditeur libanais par exemple, fasse appel à un
traducteur marocain, et vice versa. En dépit de cela, les années 1990 voient émerger une nouvelle
scène d'auteurs et de metteurs en scène plus ouverts à l'écriture de l'autre, souvent rencontré dans
le cadre de festivals ou de programmes de résidences européens, pour que la langue ne soit plus une
véritable barrière d'échange entre les praticiens du théâtre du Machreq et du Maghreb2.
1
Richard III: Une tragédie arabe, adaptation pour la scène non publiée
e.g. New Writing for Theatre: projet lancé en 2007 par le British Council en Syrie en partenariat avec le Royal
Court à Londres. Après une première résidence d'écriture à Damas, des jeunes auteurs et metteurs en scène
du Maghreb et du Machreq furent invités à travailler ensemble sur des mises en espace des textes des uns et
2
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Ce qui est aussi intéressant à noter d'un point de vue linguistique, c'est que le fait qu'un auteur
originaire d'un pays arabe mais qui n'écrit pas dans sa langue maternelle, mais plutôt en français ou en
anglais, n'est pas automatiquement traduit et publié par les éditeurs locaux, qu'ils soient privés ou
institutionnels. Cette attitude paradoxale vient du fait que cet auteur non-étranger qui a choisi
d'écrire dans une langue étrangère, n'est pas considéré comme faisant véritablement partie du
patrimoine mondial à transmettre au public local. L'Algérien Kateb Yacine (1929-1989) et le Libanais
Wajdi Mouawad, sont des auteurs arabes francophones quasi absents de la bibliothèque théâtrale
arabe malgré leur reconnaissance à l'international.3
Cela dit, la diffusion de l'écriture théâtrale de et vers les langues européennes est bien évidemment
inégale. L’anglais, le français, l'allemand, l'italien et l'espagnol sont, à titre indicatif, les langues de
prédilection des mouvements de traduction entre les deux rives de la Méditerranée.
Devant la diversité linguistique de l'espace européen, nous pouvons considérer que la traduction
d'une pièce de théâtre arabe au moins en anglais, français ou allemand, pourrait contribuer à susciter
l'intérêt des professionnels européens pour une éventuelle mise en scène, et de là peut-être un
éditeur (si le texte n'a pas déjà fait l'objet d'une publication), des universitaires et des lecteurs nonprofessionnels intéressés par le théâtre et les littératures d'ailleurs avant, peut-être, sa diffusion vers
des langues considérées plus « marginales ».
Effectivement, le français a longtemps été l'une des premières langues dans lesquelles a été traduit le
théâtre arabe, surtout le théâtre marocain, tunisien, algérien, libanais, égyptien et syrien. Cependant,
ces traductions se sont surtout intéressées aux auteurs les plus classiques et les plus connus (voir
partie « Grandes tendances sur la période étudiée »). Aujourd'hui l'Angleterre ou le Suède font
preuve d'efforts plus conséquents pour traduire l'écriture théâtrale émergente de la région. Il faudrait
par conséquent souligner, même si cela ne fait pas directement l'objet de cette évaluation, qu'une
traduction vers l'anglais ou le français, c'est aussi une possibilité de diffusion sur le continent
américain, en Afrique subsaharienne, et dans le reste du monde, comme une traduction en espagnol
pourrait faciliter la transmission d'une écriture en Amérique du Sud.
Parmi les langues de l'Europe de l'Est, le russe et le polonais restent depuis un demi-siècle les langues
de traduction principales de et vers l'arabe, sachant que des années 1960 jusqu'aux années 1980,
beaucoup de passionnés du théâtre suivirent leurs études en ex-URSS de part les affinités politiques
des régimes arabes à tendance soviétique, ce qui explique notamment la profusion de la traduction
des écrits sur le théâtre traduits de ces langues vers l'arabe (Stanislavski, Grotowski…).
Une vision globale de l'espace méditerranéen nous amène forcément à des zones linguistiques
géographiquement plus proches du monde arabe: le turc et l'hébreu. Il va sans dire que le transfert
des savoirs et des lettres entre le monde arabe et leurs voisins turcs et israéliens sont extrêmement
délicats à cause de plusieurs siècles d'occupation ottomane d'une part, et du conflit arabo-israélien
d'autre part. Cela dit, si les Turcs ne montrent pas de véritable intérêt pour le théâtre arabe, et que
la traduction arabe du théâtre turc se limite aux plus grands noms de la création turque (Nazim
des autres à Tunis, Beyrouth et à Londres. Un recueil de textes fut publié chez Nick Hern Books à l'issu du
projet.
3
Comme le souligne également l’étude d’Emmanuel Varlet sur la traduction du français vers l’arabe, p. 27 :
http://www.transeuropeennes.eu/fr/articles/275/Etude_d_Emmanuel_VARLET_sur_la_traduction_du_francais_
vers_l_arabe_en_Egypte_et_au_Machreq
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Hikmet, Aziz Nesin…), les praticiens du théâtre israéliens – qu'ils parlent arabe ou hébreu –
montrent plus d'intérêt pour le théâtre contemporain arabe, particulièrement pour celui du MoyenOrient, probablement pour des raisons politico-culturelles4 liées aux problématiques de la
normalisation des relations culturelles arabo-israéliennes et notamment grâce à la communauté arabe
d'Israël.5
4. Grandes tendances sur la période étudiée
Comme nous l'avons mentionné précédemment, les pionniers du théâtre arabe embarquèrent dans
cette aventure à travers la traduction et l'adaptation du théâtre de Molière, des comédies de mœurs
françaises et italiennes en particulier, avant de se tourner notamment vers le théâtre de Shakespeare
ou de Schiller.
Même si encore sous l'influence des formes parathéâtrales et populaires répandues dans la région
jusqu'au tournant du siècle dernier (conteur, théâtre d'ombre, etc.), le théâtre de la renaissance
arabe (al-Nahda), est un théâtre qui souhaite contribuer à l'éveil intellectuel de la nation arabe à
travers la dimension sociale et morale des œuvres traduites, adaptées et écrites.
Lorsque l'essentiel de la production théâtrale se déplaça du Liban et de la Syrie vers l'Egypte, où elle
bénéficia du soutien d'une Royauté éprise de culture européenne, c'est au tour de l'Italie d'influencer
la création locale. Les figures de proue de cette affinité égyptienne pour le théâtre italien sont
Yacoub Sanou', Youssef Wahbi (1898-1982) et Saad Ardache (1924-2008). Tous les trois étudièrent
le théâtre en Italie à des périodes différentes, et contribuèrent à la diffusion des comédies italiennes,
en particulier celles de Carlo Gozzi et de Carlo Goldoni.
Par la suite, le théâtre écrit et traduit des années 1960 jusqu'à la fin des années 1980, exprimait
l'apogée de l'engagement et du militantisme des contemporains du conflit arabo-israélien, ainsi que
leur souci d'enracinement dans la culture et le patrimoine arabe (ta'sil) après la décolonisation de
l'ensemble de la région et face à l'installation en Palestine d l'Etat d'Israël. Cette période voit par
exemple la profusion des traductions du théâtre et des écrits théoriques à connotations sociopolitiques de Bertolt Brecht, du théâtre allemand en général, et du théâtre des pays de l'Europe de
l'Est...
Même si l'histoire de la naissance de la série koweitienne Le Théâtre mondial débute en 1969 avec la
traduction d'un texte non-européen (Poissons indigestes, Manuel Galich, Guatemala) écrit dans une
langue européenne (l'espagnol), elle confirme cette affinité prédominante de cet âge d'or de la
traduction au théâtre pour l'écriture engagée de son époque. Le traducteur Mahmoud Ali Maki,
explique dans une introduction de 60 pages pour quelles raisons a été fait le choix de lancer la série
avec ce texte-là en particulier. Les fondateurs de la série, des intellectuels koweitiens et arabes, Zaki
Toulemat, Mohamed Ismail al-Muwafi et Ahmad al-Oudwani ont fait ce choix à cause de la dimension
sociopolitique du texte, des similarités de l'époque entre la situation dans le monde arabe (encore
meurtri de la défaite de 1967) et celle des mouvements révolutionnaires des pays d'Amérique du
4
e.g. Le Masque du Syrien Mamdouh Adwan et Il n'est pas mort de Hussein Barghuti traduits en hébreu
respectivement par Varda Firsh et Doron Tavori à l'occasion du Festival du Théâtre Arabe Contemporain
organisé à Jaffa en 2006
5
Nous nous devons de signaler ici le travail entre les communautés palestinienne et juive israélienne,
notamment dans le cadre du
célèbre théâtre arabe-hébreu de Jaffa (http://www.arab-hebrewtheatre.org.il/eng/about/about.htm).
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Sud, et du fait que l'auteur soit non seulement un artiste, mais aussi un homme politique engagé dans
la construction de son pays6.
Nous remarquons donc pour cette période où la traduction était considérée comme un projet
national, que ce soit au Koweït, en Egypte ou en Syrie, une forte prédominance des auteurs
classiques, du théâtre engagé, et des courants qui ont marqué le théâtre moderne du XXème siècle
(théâtre de l'absurde, théâtre de l'après-guerre…) et qui questionnaient notamment l'écriture
théâtrale en tant que genre (écriture éclatée, effets de distanciation, le discours théâtral, la notion de
personnage…).
En réalité, les éditeurs du théâtre dans le monde arabe font toujours face à un véritable défi:
transmettre la production théâtrale mondiale, donc rattraper des siècles d'écriture, tout en restant à
jour des nouveautés de la création contemporaine. Cela dit, il semble que les tâches se sont
distribuées d'elles-mêmes: les organismes nationaux soutiennent la traduction de la Littérature du
monde y compris le théâtre, les éditeurs privés publient les auteurs à succès et les Prix Nobel (Dario
Fo chez Dar al-Mada…), et les services diplomatiques européens ainsi que les opérateurs
indépendants, soutiennent la traduction d'une écriture plus jeune et largement plus éclectique dans
laquelle figurent des auteurs tels que Bernard-Marie Koltès, Louis Calaferte, Alain Knapp, Michel
Vinaver…
En ce qui concerne les autres langues européennes, nous remarquons dans un registre plus varié des
tendances générales, tels que les classiques grecs (souvent traduits d'une langue tierce) et les auteurs
les plus connus des XIXème et XXème siècles, tels que le Norvégien Henrik Ibsen, le Suédois August
Strindberg, le Belge Maurice Maeterlinck, l'Espagnol Federico Garcia Lorca, et beaucoup d'écrivains
du Royaume-Uni (la majorité des publications du Koweït). Certains auteurs allemands trouvent
notamment une place magistrale dans la traduction au théâtre tels que Schiller, Goethe, Büchner et
Brecht qui ont une grande influence sur l'écriture et la mise en scène arabes depuis les années 1960,
et même si cette influence n'est plus aussi marquée, elle reste quand même très présente sur les
jeunes auteurs et diplômés des écoles et des instituts de théâtre partout dans la région.
Pour la traduction du théâtre arabe vers les langues européennes, et comme nous l'avons mentionné
ci-dessus, la prédominance est encore pour les auteurs ″classiques″. L'Egyptien Tawfik al-Hakim et le
Syrien Saadallah Wannous (1941-1997), sont jusqu'à ce jour les écrivains de théâtre les plus traduits
dans la totalité des langues européennes.
Cela dit, depuis quelques années, les traducteurs et les éditeurs européens commencent à
s'intéresser à un théâtre arabe plus ″jeune″, écrit par des auteurs moins ″connus″. Nous citerons à
titre d'exemple, la collaboration entre les Editions Lansman et l'Association Ecritures Vagabondes7
qui a permis de traduire en français le premier texte du jeune auteur syrien Amre Sawah (Secret de
Famille, 2006), ainsi qu'une pièce de l'auteur tunisien résident en Syrie Hakim Marzoughi (Ismael
6
http://www.annaharkw.com/annahar/Article.aspx?id=85767&date=31072008
Textes issus ou découverts à la suite de la résidence organisée par l'Association Ecritures Vagabondes et le
Centre Culturel Français de Damas à Alep en 2004 avec des auteurs syriens et francophones, qui a notamment
été l'occasion de traduire et de mettre en espace en arabe des textes d'Olivier Py, Christian Siméon et
Mohamed
Kacimi,
entre
autres (http://www.lansman.org/editions/collection.php?table=collection&rec_collection=EV&session)
7
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Hamlet, 20068). Les auteurs contemporains d'Afrique du Nord sont généralement plus facilement
traduits que leurs condisciples du Machreq. Nous trouvons donc plus fréquemment des traductions
françaises d'auteurs tels qu'Ezzedine Madani (Tunisie), Rachid Boudjedra et Abdelkader Alloula
(Algérie). Certains auteurs libanais et palestiniens trouvent notamment leur place dans la bibliothèque
française, il s'agit d'auteurs contemporains qui produisent une écriture fortement politisée qui plaît
facilement à un public européen curieux et intellectuel (Rabieh Mroué, Liban; Riad Masarwi, Palestine;
Taher Najib, Arabe d'Israël…).
La bibliothèque anglophone semble ouverte à plus de curiosité e matière de théâtre venant du
monde arabe, bénéficiant notamment de ce qui se traduit de cette langue aux Etats-Unis (hors-espace
européen, et dont nous allons tenir compte dans cette synthèse à titre exceptionnel à cause de sa
capacité de diffusion à l'international et de la prédominance de l'anglais comme la langue étrangère la
mieux maitrisée de l'ensemble de la planète, et notamment dans le circuit des professionnels9), et
récemment du programme du British Council pour le soutien à la création théâtrale au MoyenOrient et en Afrique du Nord10 (voir ci-dessous). Grâce à des programmes similaires, nous trouvons
en anglais des traductions d'auteurs arabes modernes tels que Mamdouh Oudwan (Syrie), Ezzedine
Madani (Tunisie) ou la Compagnie Balalin à Jérusalem.
Aujourd'hui, suite à l'intérêt planétaire pour le Printemps arabe et ses répercussions artistiques, nous
assistons à un renouveau des tendances de la traduction du théâtre arabe en lien avec les
contestations régionales et les processus de démocratisation. Nous pouvons citer à titre d'exemple,
le projet du Royal Court à Londres qui a pris l'initiative de présenter cette nouvelle écriture dans le
feu de l'actualité dans le cadre du projet: After the Spring: New short plays from the Arab World11. De
jeunes auteurs de la région furent sollicités pour écrire des pièces sur la révolution dans leurs pays,
ces pièces furent directement l'objet de traduction et de mise en espace en anglais. Figurent parmi
eux: Mohammad al-Attar (Syrie), Kamal Khalladi (Maroc), Arzé Khodr (Liban), Laila Solliman (Egypte)
et Elyes Labidi (Tunisie).
5. Principaux acteurs de la traduction du théâtre
Les institutions officielles ont longtemps été les principaux acteurs de la traduction du théâtre dans le
monde arabe. En Egypte par exemple, plusieurs entités furent créées dans le but de soutenir la
traduction littéraire et théâtrale vers l'arabe: le Projet national pour la Traduction, le Centre national
pour la Traduction, et l'Organisation égyptienne générale pour le Livre du Caire. En Syrie
notamment, le Ministère de la Culture joua un rôle similaire à travers la revue La Vie théâtrale (alHayat al-masrahia) et le Programme d'aide à la Publication portant le nom de l'auteur Saadallah
Wannous.
8
La traduction de ce texte en français est le fruit de la collaboration entre son auteur, francophone, et
Christian Siméon, qui se sont rencontrés dans le cadre de la résidence susmentionnée
9
Il s'agit de PROTA ou Project for the Translation of Arabic9, dirigé par Salma Khadra al-Jayyusi, dans le la cadre
d'un partenariat entre Columbia University Press et le Ministère de la Culture et de l'Information irakien, et qui
fut très actif dans les années 1980-1990 dans le domaine de la diffusion de la culture et de la littérature arabe,
dont le théâtre.
10
New Writing for Theatre: http://www.britishcouncil.org/arts-drama.htm
11
Après le Printemps: nouvelles courtes pièces du monde arabe, deux journées dédiées au Printemps arabe au Royal
Court à Londres au mois d'août 2011, donc quelques moins seulement après le début des insurrections dans la
région.
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D'autre part et comme nous l'avons précédemment mentionné, les pays les plus riches du monde
arabe, et les moins développés en matière de création théâtrale, ont investi depuis la fin des années
1960 dans une opération colossale de traduction et de publication des savoirs et des lettres, dont le
théâtre. Même si la série Le Théâtre mondial a été interrompue à la fin des années 1990 et remplacée
par Créations mondiales (Ibda'at alamieh), une publication multi-genres et non plus exclusivement
dédiée au théâtre, les quelques centaines de pièces de théâtre qu'elle a publiées constituent jusqu'à
ce jour l'essentiel de la bibliothèque arabe en terme de théâtre traduit des langues européennes et
d'ailleurs, à côté de ce qui se publie en Egypte, en Syrie, en Irak et au Liban.
Cela dit, et malgré l'ouverture à un nouveau théâtre d'ailleurs et à une production plus éclectique,
nous notons une chute actuelle de la publication arabe du théâtre traduit, et du théâtre en général.
Les programmes nationaux s'éloignent du théâtre sous forme de publication ou de production,
laissant un véritable vide que les efforts des CCF, Goethe Institut, British Council, etc. ne peuvent
combler, et qui de toute manière se limitent pour la plupart des cas à la diffusion de la création et de
la langue des pays qu'ils représentent.
Le Centre culturel italien du Caire mène depuis plusieurs années un projet de traduction des œuvres
italiennes vers l'arabe, ce qui n'est pas sans rappeler les attaches culturelles entre ces deux pays,
autant que celles qui lient la France à la Syrie et au Liban où elle mène des projets similaires soutenus
par des organismes de diffusion de la culture française à l'étranger, tels que l'Institut Français,
anciennement Agence Française d'Action Artistique puis CulturesFrance. L'Institut Français poursuit
jusqu'à ce jour son programme de soutien à la traduction de la production théâtrale française à
travers le Fonds d'Aide au Surtitrage qui œuvre à favoriser la circulation des œuvres théâtrales de
l'hexagone et génère des lectures, traductions et éditions de pièces françaises, ainsi que le
programme Un Auteur, Un Acteur qui permet de découvrir l'écriture théâtrale française
contemporaine à l'étranger12. Il existe notamment un programme de soutien à la traduction et à la
publication du théâtre allemand qui porte un intérêt particulier pour les auteurs germanophones
contemporains, les plaçant à la tête des priorités « à traduire ».
Quant aux éditeurs arabes privés, ils considèrent la publication du théâtre comme une affaire
perdante, et il est rare qu'une maison d'édition se lance d'elle-même dans la publication du théâtre
qu'il soit traduit ou en langue originale, à moins qu’il s’agisse d’un auteur à succès garanti. L'anthologie
du théâtre français publiée chez Dar Al-Mada est un parfait exemple de cette situation. Ces deux
volumes n'auraient jamais vu le jour sans le soutien du Centre culturel français de Damas et de
l'implication de la traductrice Marie Elias, professeure de théâtre, en termes de coordination et de
choix dramaturgique des textes du recueil. Dans un entretien avec le directeur de la publication de la
maison d'édition en question, qui est considérée comme l'une des plus importantes de la région,
Bandar Abdel Hamid dit: « Nous n'avons pas de stratégie pour la publication du théâtre. Les choix sont
souvent aléatoires, nous optons pour les auteurs les plus connus et parfois il nous arrive de passer des
commandes auprès de traducteurs en fonction des plus grandes tendances du marché du livre »13.
L'expérience de Dar al-Mada n'est pas sans rappeler celle d'Actes Sud en France, en tant que maison
d'édition privée qui publie modestement du théâtre d'ailleurs. Un regard rapide sur le catalogue
théâtral (restreint) de cet éditeur, nous amène à des conclusions similaires à celles qui concernent les
12
http://www.institutfrancais.com/
Article
d'Amina
Abbas
sur
la
traduction
au
théâtre
dans
le
monde
arabe:
http://www.masraheon.com/old/phpBB2/viewtopic.php?p=2170&sid=530b15611f0ff6963ef61138e4075aa1
13
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éditeurs privés arabes. Nous trouvons par exemple Miniatures et Rituels pour une métamorphose de
Saadallah Wannous, tous les deux sortis en 1996 dans le même recueil et traduits par trois
traductrices syriennes proches de l'auteur: Rania Samara, Marie Elias et Hanan Kassab-Hassan; ainsi
que certains textes d'Abdelkader Alloula, tous traduits par Messaoud Ben Youcef.
Pour la France, un organisme tel que La Maison Antoine Vitez, reste plus ouvert à des traductions
diversifiées du théâtre arabe, où figurent dans son catalogue des auteurs moins emblématiques que
Wannous et Alloula, mais tout aussi intéressants (e.g. Kamal Hangira, Irak-Kurdistan).
D'autre part, en Italie par exemple, les revues académiques dédiées au monde arabe et musulman
restent les principaux éditeurs du théâtre traduit: Oriente Moderno et Officino di Studi Medievali.
Cela dit, actuellement les organisations internationales et les réseaux professionnels européens
jouent le rôle le plus important dans la préconisation des traductions du théâtre arabe, même s'il
s'agit principalement de surtitrage et rarement de publications sous forme de livres. Nous citons cidessous quelques exemples emblématiques de l'importance de telles initiatives:
14
-
Meeting Points, biennale pluridisciplinaire itinérante dans le monde arabe et en Europe,
organisée par le Young Arab Theatre Fund (Bruxelles) et qui arrive aujourd'hui à sa sixième
édition. Le programme est composé de créations contemporaines dans le domaine du
théâtre, de la dance, des arts visuels, du cinéma, des débats… du monde arabe et d'ailleurs.
Toutes les performances théâtrales sont traduites dans les langues des pays d'accueil pour
mettre à disposition un surtitrage qui assure la compréhension du public local. Le YATF fait
appel à des traducteurs de qualité, que ce soit en arabe pour les œuvres européennes, ou en
anglais pour les spectacles arabes, et assurent ainsi la traduction d'une partie du répertoire
contemporain le plus intéressant. Grâce à cette initiative, il existe des manuscrits en arabe de
certaines pièces de la compagnie TG Stan réalisés par un auteur de théâtre syrien,
Mohammad al-Attar, ou de l'auteur britannique David Hare, adapté en arabe par par le
metteur en scène égyptien Ahmed al-Attar. Dans l'autre sens, cette biennale a facilité la
traduction en anglais pour un public de plusieurs nationalités européennes, de pièces de
jeunes auteurs et metteurs en scène tels qu'Omar Abu Saada, Oussama Ghanam et
Mohammad al-Attar.
-
La plateforme SIWA (France) propose elle un autre type de contribution au domaine de la
traduction au théâtre entre l'arabe, des langues européennes et une langue minoritaire de la
région. Récemment, SIWA a passé une commande à l'auteur irakien résident en Hollande,
Khazal el-Majidi, pour écrire une pièce de théâtre dans sa langue maternelle, Le train de la
25ème heure, en vue de la traduire en français, allemand et kurde, et de la produire entre 2011
et 2012 à Paris, Berlin, Bagdad et Erbil dans la langue originelle des pays et des équipes
d'accueil.
-
Un troisième projet, tout aussi novateur dans son approche de la traduction et de la diffusion
du théâtre arabe en Europe, est Gulf Stage14, fruit d'un partenariat pionnier entre le British
Council du Qatar et Digital Theatre, avec le soutien du Ministère de la Culture du Qatar et
la Qatar Foundation. Ce projet propose des captations en ligne, téléchargeables gratuitement
la première année, de spectacles de jeunes compagnies du Bahreïn, Koweït, Oman, Qatar, de
Scène du Golfe
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l'Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis, avec des sous-titres en anglais. Le but de ce
projet est de familiariser le public anglophone avec la création théâtrale de cette région, et
d'inciter les programmateurs britanniques, en premier ordre, à inviter des performances des
pays du Golfe à venir jouer sur les scènes locales15.
Ce dernier projet, qui à priori n'exige pas de moyens financiers considérables, souligne la
reconnaissance des professionnels d'Angleterre de la nécessité de s'exposer à la création d'ailleurs,
afin d'enrichir et de développer sa propre création. Une attitude qui se reflète dans les différents
projets que mène le British Council partout dans la région, et qui pourrait être considérée comme
exemple à suivre sur les deux rives de la Méditerranée.
Finalement, nous devons notamment mentionner les programmes radiophoniques et télévisés qui ont
joué un rôle considérable dans la diffusion du théâtre européen dans le monde arabe,
particulièrement dans les années 1960-1970, et dont le dernier méritant d'être mentionné est celui
qui a été produit à la fin des années 1990 par la chaîne panarabe ART. Même si ces initiatives restent
limitées en termes de moyens financiers et créatifs, elles sont des outils à ne pas sous-estimer pour
une large diffusion de l'écriture théâtrale locale et surtout internationale auprès des masses.
Aujourd'hui, soutenue par Internet, une reprise de telles initiatives pourraient élargir le cercle des
‘’consommateurs’’ du théâtre, et donc raviver l'intérêt des traducteurs et des éditeurs.
6. Questions de méthode
Comme nous l'avons souligné à maintes reprises tout au long de cette étude, la question du genre
théâtral a longtemps été au centre des préoccupations des praticiens et des théoriciens du théâtre
arabe. Dans une région marquée par la poésie et le récit, il a fallu près d'un siècle de pratique avant
que le théâtre puisse s'émanciper de l'emprise de la littérature. Les instituts et les écoles du théâtre
arabes enseignent la « littérature théâtrale », ce qui d'emblée place l'écriture théâtrale, et donc sa
traduction, hors de son rapport à la scène.
La question du genre est directement liée à celle du problème de la pertinence de la traduction
théâtrale pour toutes les époques, ce qui a été traduit pour être joué en 1950, n'est probablement
plus adaptable à la scène contemporaine actuelle, que ce soit d'un point de vue linguistique, ou même
au niveau des modifications qu'opéraient les traducteurs dans un souci de bienveillance sociale et/ou
morale.
Après près d'un siècle de traduction-adaptation, les traducteurs arabes se sont longtemps appliqués à
rendre des traductions ‘’propres’’, dans un langage difficilement adaptable à la scène, malgré ses
qualités poétiques. Il ne faut pas oublier que les comédiens ne parlent pas l'arabe classique dans leur
quotidien, et que quand ils jouent un texte en arabe littéraire, c'est comme s'ils jouaient dans une
langue étrangère, toute proportion gardée.
Cette tendance explique le choix de nombreux metteurs en scène de réadapter une traduction
littéraire en dialecte local, ou de retraduire certaines pièces dans un arabe classique mieux adapté à
la scène, même si elles ont déjà fait l'objet d'une et parfois même de plusieurs traductions et
publications. Par contre, ces traductions scéniques font très rarement l'objet de publications. Nous
citons à titre d'exemple, la re-traduction de la pièce Les Immigrés du Polonais Slawomir Mrozek par le
15
http://www.digitaltheatre.com/gulfstage
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metteur en scène syrien Samer Omran (qui a fait ses études en Pologne) en collaboration avec le
dramaturge Oussama Ghanam, produite dans le cadre de Damas Capitale arabe de la Culture en
2008. Cette adaptation en dialecte syrien est le plus grand succès théâtral auprès du public local de la
dernière décennie (près de 100 représentations). Cela dit, si la mise en scène de Samer Omran avait
opté pour le dialecte local, elle reste très fidèle à la dramaturgie d'origine, alors que La cantatrice
chauve de Ionesco, mise en scène par Roger Assaf en 1995, était non seulement en dialecte libanais,
mais était notamment passée par une véritable libanisation (utilisation de références culturelles
locales au niveau des dialogues, de la musique et des visuels projetés pendant le spectacle), qui n'est
pas sans rappeler le début de la traduction au théâtre dans le monde arabe, et les efforts de
rapprochement du public local.
Cela nous ramène inévitablement à la question de la censure et de l'autocensure. Si Samer Omran
pouvait ouvertement critiquer le système en place grâce à une histoire non-syrienne, et cela même si
les personnages parlent en arabe syrien, ses prédécesseurs eux avaient tendance à modifier des
éléments des pièces qu'ils traduisaient dans un souci moral en premier ordre, comme par exemple la
traduction de l'Egyptien Mohamed Moustafa Badaoui du Roi Lear en 1979, qui mutile le texte en lui
ôtant toute connotation sexuelle ou registre de langue obscène, et qui est considérée comme l'une
des plus mauvaises traductions du répertoire shakespearien en arabe jusqu'à nos jours. Il va sans dire
que la censure/autocensure se ressent notamment jusqu'à nos jours dans le choix des pièces
traduites en arabe. Les pièces d'auteurs contemporains traitant de sujets tabous (sexualité, drogue,
religion…) dans une écriture considérée comme inaccessible par le public local, n'ont toujours pas
trouvé leur reconnaissance auprès des traducteurs et des éditeurs arabes, même s'ils circulent
informellement dans le circuit des jeunes professionnels qui y trouvent une véritable source
d'inspiration. L'absence de traduction officielle du théâtre de l'Anglaise Sarah Kane est un exemple
emblématique de cette tendance.
D'autre part, il existe tout de même d'excellentes traductions en arabe littéraire de différents auteurs
européens. Elles sont souvent l'œuvre de traducteurs venant du théâtre (les traductions de Marie
Elias des pièces de Dario Fo - via le français - publiées chez Dar Al Mada, ou de Hanan KassabHassan spécialiste du théâtre de Jean Genêt…), ou dédiées à un auteur en particulier (Jabra Ibrahim
Jabra qui a mis à disposition des traductions presque parfaites du théâtre de Shakespeare, les
traductions de Mohamed Ismaël Mohamed des pièces de Pirandello…).
Pour les traductions vers les langues européennes, les questions de méthode ne sont pas aussi
compliquées, du moins d'un point de vue linguistique où le langage parlé et le langage écrit sont quasi
identiques. Ces traductions sont souvent l'œuvre de traducteurs originaires du monde arabe ou
d'arabisants intellectuels. Le problème se pose par contre au niveau de la mise en scène de textes
arabes par des metteurs en scène européens. Nous ne connaissons pas jusqu'à ce jour de grandes
mises en scène européennes de pièces de théâtre du patrimoine arabe. Il s'agit en fait de la difficulté
de transmission scénique des codes des textes arabes traduits d'un point de vue socioculturel, audelà de la barrière linguistique; mais peut-être que les événements historiques actuels, du Printemps
arabe aux mouvements d'indignation internationale, pourraient contribuer à renverser la donne grâce
à une cause sociopolitique qui semble être planétaire et qui proclame ouvertement trouver son
inspiration dans les revendications qui ont éclaté dans les pays arabes depuis le début de l'année
2011, et donc soulignent un rapprochement de l'imaginaire universel dont profitera l'échange dans le
domaine création artistique en général.
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7. Conditions de diffusion et conditions de mise à disposition
Les étudiants et les écoles de théâtre, les professionnels, les facultés de littératures étrangères…
sont les principaux consommateurs du théâtre publié dans le monde arabe. Il n'existe quasiment pas
de lecteurs hors du cercle des professionnels. Cela dit, les instituts de théâtre ne sont plus une
exclusivité de l'Etat. Avec la montée de la production télévisée, et donc celle du nombre de jeunes
souhaitant devenir acteurs, nous assistons à une profusion d'instituts privés qui proposent des
formations d'acteur à ceux qui n'ont pas été admis dans les programmes officiels, ou qui ne
souhaitent pas faire de longues formations académiques. Ces instituts s'appuient bien évidemment sur
une formation théâtrale, élargissant de cette manière le nombre de lecteurs du théâtre (le plus
souvent traduit).
Malheureusement, il n'existe pas d'indications précises sur les chiffres de tirages, rééditions, et de
vente des traductions théâtrales entre le monde arabe et l'espace européen. Cependant, nous
constatons que les éditions du théâtre, que ça soit dans un sens ou dans un autre, restent limitées, et
rares sont les œuvres qui bénéficient de rééditions, à part celles qui figurent dans les programmes
des facultés de littératures françaises et anglaises du monde arabe, et qui peuvent notamment exister
dans des versions bilingues, souvent dans des éditions ‘’bon marché’’ ou même des photocopies
illégales en vente dans les librairies du périmètre universitaire.
Pour ce qui est de l'intérêt médiatique, une traduction ne fait plus l'objet d'un événement à moins
qu'elle ne soit portée à la scène par un metteur en scène ou par une compagnie médiatisés. La
couverture d'une nouvelle production théâtrale dans la région, qu'elle soit issue d'un texte traduit,
adapté ou original, est plus ou moins importante en fonction des personnes impliquées dans la
production en question, mais pas vraiment à cause de sa propre valeur ou de la réputation de son
auteur. A titre d'exemple, le succès phénoménal de la pièce Les Immigrés mise en scène par Samer
Omran, n'a pas suscité un intérêt pour l'écriture de Mrozek. Par contre, elle a créé des ‘’fans’’ qui
vont suivre le travail de l'équipe qui a été impliquée dans sa création, donc qui vont avoir l'occasion
de découvrir d'autres œuvres traduites et adaptées du répertoire contemporain européen et
mondial.
En ce qui concerne l'intérêt porté par les médias européens pour la production ou l'écriture
théâtrale arabe, nous constatons que certains auteurs/metteurs en scène arabes les mieux connus en
Europe ont réussi à fidéliser des journalistes et des critiques dans les médias les plus pointus (e.g.
Fadhel al-Jaibi et Jalila Baccar, Tunisie; Rabieh Mroué, Liban; Ahmed al-Attar et Hassan el-Geretly,
Egypte…).
Aujourd'hui, la médiatisation des révolutions arabes ne sera pas sans renouveler la création artistique
de la région, y compris du théâtre, et nous remarquons déjà la prolifération des événements
organisés à travers l'Europe pour célébrer les fruits artistiques du Printemps arabe. Même s'il est
encore tôt de juger de la qualité de cette production et de sa pertinence artistique et historique, il va
sans dire que les répercussions ne peuvent qu'être positives au niveau de la traduction et de la
diffusion (à travers le livre et les différents supports disponibles) de l'écriture arabe théâtrale et
littéraire en général en Europe et ailleurs, en espérant qu'elle ne soit plus limitée à l'unique cercle des
universitaires, des arabisants et des professionnels, et qu’elle puisse atteindre un lectorat diversifié
tout aussi intéressé par cette nouvelle écriture en création.
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Finalement, ce qui est aussi extrêmement révélateur du rapport du monde arabe avec ses auteurs et
créateurs, c'est que leur reconnaissance à l'international leur garantit une meilleure diffusion à
l'échelle locale. De ce fait, les efforts pour diffuser cette écriture à l'étranger sont aussi un moyen de
la retransmettre au public original auquel elle s'adressait. Il ne serait donc pas totalement erroné de
considérer que le monde arabe continue jusqu'à nos jours d''importer'' son théâtre d'Europe.
8. Eléments de recommandation (proposés suite aux résultats de la recherche cidessus)
Afin de conclure cette étude, nous proposons les éléments de recommandation suivants pour
encourager la traduction au théâtre entre les deux rives de la Méditerranée:
-
-
Développement de programmes d'échange et de sensibilisation à l'écriture théâtrale
contemporaine d'ailleurs auprès des professionnels européens et arabes;
Mise en place de formations en traduction théâtrale dans les universités et les instituts de
théâtre du monde arabe;
Encouragement de la traduction interrégionale Maghreb-Machrek, des langues minoritaires de
la région faisant partie intégrale de la production théâtrale du monde arabe, et des auteurs
d'origine arabe écrivant dans une langue européenne;
Archivage des pièces traduites pour des surtitrages mais n'ayant pas fait l’objet de publication;
Création d'un fonds dédié à la publication de ces manuscrits dans la langue de traduction ou
dans des ouvrages bilingues.
Dernière consultation des sites Internet cités : août 2011.
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