D`ici 5 à 10 ans, les Chinois ser
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D`ici 5 à 10 ans, les Chinois ser
ANALYSEINSEAD INNOVATOR PRIZE CHRISTOPH LOCH, PROFESSEUR DE «CORPORATE INNOVATION» À L’INSEAD «D’ici 5 à 10 ans, les Chinois ser Le secteur financier devrait professionnaliser l’innovation. Et les Chinois finiront par devenir une locomotive en R&D, après avoir misé sur la copie. Comme l’ont fait naguère les Américains et les Allemands... T ous les ans, les anciens de l’Insead fêtent l’innovation. L’association des alumni belges de cette business school décerne un Innovator Prize. Cette année, l’honneur appartient à Robert Cailliau (lire en page 63), codéveloppeur du World Wide Web. Trends-Tendances s’associe à ce prix et à son principe. A cette occasion, nous avons rencontré Christoph Loch, professeur en corporate innovation, qui nous a détaillé les subtilités culturelles de l’innovation. Et les raisons pour lesquelles une entreprise peut donner l’impression qu’elle a perdu la main. TRENDS-TENDANCES. Robert Cailliau, lauréat du prix de l’Innovator Prize, travaillait pour le CERN. C’est donc une institution publique, scientifique, qui a développé le Web, l’une des plus grandes innovations de ces 20 dernières années. Une entreprise privée aurait-elle pu l’inventer? CHRISTOPH LOCH. Oui, mais d’une manière très restrictive. Le World Wide Web est un bien public, utilisable par tout le monde, dont il est impossible de restreindre l’usage. Et si vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez pas en tirer de revenus et de profit. C’est comme la défense: tout le monde en profite, et je ne peux pas exclure mon voisin de cette protection. C’est un bien public. Il y a donc une catégorie d’innovations qui relèvent exclusivement du secteur public? Toute une catégorie de biens échappe aux entreprises. Car pour les rentabiliser, il faut pouvoir en restreindre et en facturer l’usage. Le public doit alors intervenir. Cette idéologie émanant des Etats-Unis, selon laquelle tout doit être fait par le libre marché, est donc tout simplement erronée. Si je purifie l’air, je ne peux facturer ce travail à qui que ce soit; cet air est respiré par tout le monde. Le gouvernement doit intervenir, d’une manière ou d’une autre, pour arriver à ce résultat. C’est la même chose pour le Web, c’est un excellent exemple de bien qui ne pouvait être fourni que par des services publics. Ou alors par d’autres voies, sous la forme de subsides, d’aides. Pourtant les entreprises mettent en avant l’importance de la recherche. Ce sont juste des mots? Pour le savoir, il faut examiner la structure des entreprises. Dans l’automobile ou la pharmacie, le processus d’innova- 60 2 DÉCEMBRE 2010 | WWW.TRENDS.BE PHOTOS : VINCENT LOISON PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT VAN APELDOORN CHRISTOPH LOCH, PROFESSEUR À L’INSEAD «Le succès d’Apple est actuellement lié à la vision d’une personne, mais c’est une exception. Et c’est risqué.» tion est bien organisé, il y a un département chargé de cela, un responsable. Mais dans la finance, c’est moins le cas. Dans l’assurance, par exemple, nous avons eu la visite du patron d’AXA, Henri de Castries. Il a dit que son groupe misait sur l’innovation pour son futur. D’accord, mais dans le secteur de l’assurance, vous ne trouvez jamais de vice president of innovation! On y suit plutôt le principe de développer des choses un peu partout. Ce n’est pas suf- ont champions de l’innovation» fisamment efficace. Quand il y a un responsable, une structure, vous avez plus de chance d’avoir des résultats. Certaines entreprises, réputées pour leur R&D, semblent parfois perdre pied, comme Nokia, qui a du mal à affronter Apple dans les smartphones. Selon un ancien cadre du groupe finnois, l’entreprise avait pourtant développé — et abandonné — un téléphone ressemblant à l’iPhone. Un innovateur est-il condamné à l’essoufflement et à l’erreur? On peut avoir cette impression. Il se peut que les processus chez Nokia soient détériorés. Des entreprises, même aussi organisées que Nokia, peuvent traverser des périodes où elles donnent le sentiment d’avoir perdu leur chemin. Nokia avait la meilleure interface, la plus intuitive et à un moment, il a fallu la faire évoluer. Il y avait 10.000 possibilités. On peut dire quelques années plus tard : on avait l’iPhone (un téléphone à écran tactile) dans nos tiroirs, comment peut-on avoir été aussi stupide de ne pas l’avoir sorti ? Apple l’a fait et a réussi. Certes, parce qu’il a un génie à sa tête, Steve Jobs. Mais Apple a traversé aussi des moments difficiles, lancé des produits qui n’ont pas marché, comme le Newton dans les années 1990. Le lancement d’un nouveau produit, d’une nouvelle technologie, ce n’est tout de même pas une loterie... Un petit peu. Quand vous lancez quelque chose de totalement neuf, il reste une part de hasard, de chance. Pour revenir à Nokia, il n’est pas certain que s’il avait sorti un téléphone de type iPhone, cela aurait infailliblement marché. Pour élargir le sujet, je dirais que lorsqu’une entreprise a du succès, année après année, qu’elle sort de nouveaux produits qui se vendent bien et que des signes de craquements apparaissent, il faut du temps avant que l’organisation intègre que quelque chose ne marche plus. Il y a une période de flottement où il faut chercher quelque chose de neuf et cela peut donner le sentiment poste ou disparaîtra, Apple pourrait affronter des difficultés. Le groupe pourra tenir quelques années encore avec les produits en préparation, mais ensuite il y a un risque de crise. C’est un profil et une situation que l’on retrouve plutôt dans les start up. Y a-t-il des cultures plus ouvertes, plus propices pour les entreprises innovantes? Je dois me montrer prudent pour ne pas paraître raciste, mais c’est vrai, certains cultures «Dans le secteur de l’assurance, vous ne trouvez jamais de vice president of innovation!» 5 ANS C’est la période de grâce que connaît une entreprise innovante dotée d’une nouvelle famille de produits. Ensuite il lui faut passer à autre chose, au risque parfois de donner une impression de flottement. d’une crise. Vous avez un cycle de, disons, cinq ans, où vous tirez parti de ce que vous faites. Ce cycle peut s’étendre à six ou sept ans, puis il faut passer à autre chose. Et là vous risquez de donner le sentiment d’avoir perdu votre chemin, si vous ne parvenez pas à vous relancer. Il y a des tas d’exemples, à commencer par Apple. Ou 3M: à la fin des années 1990, cette entreprise était le héros de l’innovation. Ces dernières années, c’est autre chose. Je pense que Nokia reviendra. Vous parliez de Steve Jobs. Il est à la tête d’un «one man show» qui marche fort bien. Est-ce plutôt une règle ou une exception dans les entreprises les plus innovantes? Une exception. Ce n’est pas sans risque. L’entreprise est bâtie sur la vision d’un seul homme. Lorsque Steve Jobs quittera son sont plus propices à l’innovation. Dans les cultures très hiérarchiques, où il y a une grande distance due à l’exercice du pouvoir, où le boss est le boss et où vous ne posez pas de question, le contexte est moins propice. Sans tomber dans les stéréotypes, alors les Allemands, que l’on dit très hiérarchiques, devraient ne pas être favorisés? Eh bien non, ce n’est pas aussi simple que cela! Les Allemands, c’est vrai, attachent de l’importance à la manière dont on les considère, à leurs titres: Herr, Doktor, Professor... Mais dans les entreprises technologiques, si vous regardez bien, vous constaterez qu’il y a des ouvriers qui n’ont pas peur de donner leur avis au Doktor Professor lorsqu’ils voient leur patron faire fausse route sur tel produit et lui disent qu’il faudrait faire ceci ou cela. Ce type de relation est ≤ WWW.TRENDS.BE | 2 DÉCEMBRE 2010 61 ANALYSEINSEAD INNOVATOR PRIZE ≤ moins hiérarchique et fait par- tie de la culture des entreprises du pays. Vous ne verrez jamais ce type de rapport aux EtatsUnis, par exemple. La hiérarchie doit donc être analysée finement. En Allemagne, cela crée une dynamique d’amélioration continue. Et les Chinois? Ils fabriquent beaucoup mais innovent peu ou ont la réputation de préférer la copie. Deviendrontils des machines à innover? Certainement ! Les Indiens aussi, à leur manière. Pour le moment en Chine, le contexte n’est pas encore totalement en place pour l’innovation. Tout le monde vole des idées à tout le monde. Les Chinois n’ont pas de scrupules pour violer les droits intellectuels. Lorsque vous parlez à des venture capitalists, la première chose qu’ils vous disent est qu’il faut, pour investir dans une petite société chinoise, trouver sur place des gens qui ne vont pas vous prendre votre argent. C’est le critère numéro un là-bas, un critère qui est moins préoccupant chez nous car il y a des habitudes de comportement établies. Cela tient au stade de développement économique. C’est en train de changer. Pour prendre une comparaison: avant 1900 aux EtatsUnis, une loi annulait la portée des brevets étrangers. Elle autorisait les entreprises américaines à violer les droits intellectuels des entreprises étrangères basées sur le sol américain ! C’était une manière de rattraper le développement d’autres pays et, là aussi, il n’y avait pas de scrupules. Quand les Américains ont développé leur propre propriété intellectuelle, Profil » Originaire de Trèves (en Allemagne), Christoph Loch a décroché un diplôme d’ingénieur en économie au Darmstadt Institute of Technology. Il a poursuivi sa formation à Stanford (doctorat en business) et à l’University of Tennessee (MBA). Avant de venir enseigner à l’Insead, il était consultant chez McKinsey, à San Francisco et à Munich. Il s’est spécialisé dans la recherche sur la gestion de l’innovation dans toutes ses dimensions (marketing, ressources humaines, ingénierie, etc.). 62 2 DÉCEMBRE 2010 | WWW.TRENDS.BE CHRISTOPH LOCH, PROFESSEUR À L’INSEAD «Quand vous lancez quelque chose de totalement neuf, il reste une part de hasard, de chance.» pffuit! La législation a changé. Les Chinois feront exactement la même chose.... Dans quel délai serons-nous rejoints? J’ai lu dans un journal la proposition d’un commissaire européen, qui préconisait la signature d’un accord UE-Chine sur l’innovation. Il estimait que nous avons encore une fenêtre de cinq ans pour négocier quelque chose en position de force. Après ce sera trop tard. D’ici cinq à 10 ans, les Chinois seront champions de l’innovation. Notamment grâce aux trains à grande vitesse... Oui, ils ont acheté des TGV à Alstom, l’ICE à Siemens, le Shinkansen japonais, construit 1.000km de voie pour chacun. Les fournisseurs ont envoyé des ingénieurs et les Chinois ont forcé les fournisseurs à des transferts de technologie. Et après qu’ils auront construit ces infrastructures, ils fusionneront les savoirs, prendront le meilleur de chacun, et construiront un train 100% chinois dans les 10 ans. Tout le monde commence comme ça... L’Allemagne a volé des idées à la GrandeBretagne au 19e siècle. Et les Américains ont fait la même chose avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne. z INSEAD INNOVATOR PRIZEANALYSE ROBERT CAILLIAU, LAURÉAT 2010 Les doutes d’un innovateur Les anciens de l’INSEAD couronnent un Belge, Robert Cailliau, qui avait co-développé le World Wide Web lorsqu’il était actif au CERN, à Genève. Plus de 20 ans plus tard, son travail continue à avoir des effets considérables. Mais l’homme se montre très critique envers certains développements comme Gmail ou Facebook. PG ROBERT VAN APELDOORN ET BENNY DEBRUYNE ROBERT CAILLIAU, LAURÉAT 2010 DE L’INNOVATOR PRIZE DÉCERNÉ PAR LES ANCIENS DE L’INSEAD Le cofondateur du Web ne mettra jamais son profil sur Facebook. e Le 25 Innovator Prize Robert Cailliau succède à une longue série d’innovateurs, couronnés par l’Innovator Prize. Cette récompense, qui fête son 25e anniversaire, a été lancée en 1986 par l’INSEAD Alumni Association de Belgique. Le premier lauréat était Roger van Overstraeten, président de l’IMEC (un centre de recherche en micro-électronique basé à Louvain qui a donné naissance à de nombreuses start-up). Le jury s’est montré parfois éclectique: il a couronné Gérard Mortier, alors patron de l’Opéra de Paris en 2007 et aussi Albert Bert, patron du Kinepolis Group, 10 ans plus tôt. Cette année, l’Innovator Prize récompense aussi deux «bébés innovateurs», des Innogators, qui appliquent les principes de systèmes ouverts chers à Robert Cailliau: Fabien Pinckaers et Simon Dewulf, respectivement fondateurs d’Open ERP et de Creax. L orsqu’on parle de l’Internet, du World Wide Web, c’est surtout le nom de Tim Berners-Lee qui est cité et fêté. Ce Britannique est réputé avoir inventé ces normes, ce mécanisme qui permet de diffuser des informations en liens hypertexte lorsqu’il travaillait au CERN, l’organisation européenne pour la recherche nucléaire) basée à Genève. Mais il n’était pas seul à lancer le Web: un ingénieur belge, natif de Tongres, Robert Cailliau, a participé au projet. Si Tim Berner Lee a bien rédigé le projet en 1989, Robert Cailliau a notamment codéveloppé le premier logiciel de consultation (browser). D’où l’attribution de l’Innovator Prize par les anciens de l’INSEAD. «Vague, but exciting» Ce n’est pas le premier prix que reçoit Robert Cailliau, lequel a quitté le CERN en 2007. Le Belge a été fait docteur honoris causa de plusieurs universités, dont celle de Liège l’an dernier (avec Tim Berners-Lee), et est aussi commandeur de l’Ordre de Léopold. «Oh, bien sûr, je suis content, déclare-t-il. Tim et moi avons l’habitude de dire dans ces circonstances que beaucoup de gens ont travaillé sur le Web, des dizaines, des centaines de gens. Nous avons fait un proof of concept. Mais on cherche toujours le profil de l’inventeur unique. Ce serait bien si l’on pou- ≤ WWW.TRENDS.BE | 2 DÉCEMBRE 2010 63