L`Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et
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L`Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et
Université Lumière Lyon 2 Institut d’Études Politiques de Lyon L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Jeanne-Leïla Cousin Séminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel sous la direction de Max Sanier soutenu le 3 septembre 2009 Max Sanier et Isabelle Garcin-Marrou, membres du jury Table des matières 1.1. Les grandes lignes de la politique culturelle depuis Malraux . . 5 6 6 6 6 7 7 8 10 11 11 14 15 15 15 1.2. La prise en compte de la question du public : une voie ouverte par le théâtre .. 18 Remerciements . . Partie 1. Construction de l’objet de recherche . . Chapitre 1. Présentation du sujet . . 1.1. Le choix de l’action culturelle . . 1.2. L’Opéra National de Lyon . . Chapitre 2. Établissement de la problématique . . 2.1. Contexte . . 2.2. Quelques définitions . . Chapitre 3. Cadre d’analyse . . Chapitre 4. Hypothèses . . Chapitre 5. Méthodologie . . Chapitre 6. Annonce du plan . . Partie 2. Contexte . . Chapitre 1. Contexte historique . . 1.3. Quelques débats qui ont sous-tendu la réflexion autour des questions d’action culturelle et de médiation . . Chapitre 2. Contexte théorique . . 2.1. La sociologie de Bourdieu comme référence à un grand nombre de travaux sur la question des publics . . 2.2. La mise en évidence des limites de la démocratisation par les études statistiques . . 2.3. Sociologie des publics traditionnels de l’opéra . . Chapitre 3. L’Opéra national de Lyon et le projet Kaléidoscope . . 3.1. Un opéra inscrit dans son environnement urbain . . 3.2. Le projet Kaléidoscope, un projet ambitieux et novateur au service de l’ouverture . . Partie 3. Faire découvrir l’opéra autrement . . Chapitre 1. Le regard sur l’institution . . 1.1. Une institution engagée qui inspire la reconnaissance . . 1.2. La désacralisation d’un lieu réputé élitiste . . Chapitre 2. La découverte par la pratique comme moyen de diversification des pratiques culturelles . . 2.1. Un spectacle accessible que les participants apprennent à décoder par rapport à leur propre pratique . . 2.2. Un regard aiguisé sur les œuvres et un développement des préférences . . 2.2. Un profil qui gagne en dissonances grâce à l’action de l’institution culturelle . . Chapitre 3. Des freins matériels qui persistent . . Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs .. Chapitre 1. Des changements vis-à-vis des autres . . 20 23 23 24 25 27 27 29 34 34 34 36 38 38 39 40 41 43 44 1.1. Rencontre et convivialité . . 1.2. Reconnaissance et dignité . . Chapitre 2. Des changements vis-à-vis de soi . . 2.1. Confiance en soi . . 2.2. Sortir du quotidien . . 2.3. Responsabilisation . . 2.4. Expression de la créativité et acquisition de compétences . . Chapitre 3. Des changements vis-à-vis de l’environnement . . 3.1. Relation aux territoires . . 3.2. Perception des institutions culturelles par le public . . Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société . . Chapitre 1. Les artistes et les institutions investis de nouvelles missions à visée sociale . . 1.1. Constat dans les propos des interrogés . . 1.2. Conséquences de ces nouvelles missions sur les relations entre structures culturelles et structures sociales . . 1.3. Une communication interne au sein des institutions culturelles à développer . . Chapitre 2. La réapparition d’interrogations quant à l’autonomie des artistes et des institutions . . 2.1. La question de la motivation des artistes . . 2.2. Un nécessaire équilibre entre création et actions pédagogiques . . 2.3. Les questions soulevées par une éventuelle obligation d’action à teneur socioculturelle . . 44 46 49 49 50 51 52 53 53 55 57 57 57 58 60 61 62 63 ANNEXE 2 : Statistiques relatives aux pratiques culturelles des Français . . 65 68 70 70 70 71 71 72 73 73 73 ANNEXE 3 : Article « Twitter au secours du Royal Opéra House », Le Monde, 15 août 2009 . . 73 ANNEXE 4 : Extraits de l’entretien avec Hélène Sauvez et Stéphanie Petiteau, responsable et responsable adjointe du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon . . 73 ANNEXE 5 : Retranscription intégrale de l’entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante auprès de deux groupes . . 73 ANNEXE 6 : Retranscription intégrale de l’entretien avec Jean-Christophe, participant du groupe Factors . . 74 Conclusion . . Bibliographie . . Ouvrages de sociologie . . Ouvrages et articles consacrés aux questions culturelles . . Documents multimedia . . Sites internet . . Autres documents . . Annexes . . ANNEXE 1 : Provenance et description des groupes du projet Kaléidoscope . . Remerciements Remerciements Un grand merci à Max Sanier pour sa disponibilité et ses conseils avisés : son aide méthodologique m’a évité de trop m’égarer... Merci à Isabelle Garcin-Marrou d’avoir accepté de faire partie du jury d’évaluation de ce travail. Un immense merci à tous ceux qui ont accepté de prendre sur leur temps pour répondre à mes questions, et en particulier à Stéphanie et Hélène, qui m’ont embarquée avec elles dans un petit bout de l’aventure Kaléidoscope et m’ouvrent régulièrement la porte de leur bureau. Enfin, merci à Marianne pour sa feuille de style et ses conseils téléphoniques en pleines vacances ; merci à Hugues Cousin, mon père, pour ses relectures toujours précieuses ; merci à Mayeul de m’avoir encouragée tout au long de ce travail. Cousin Jeanne Leila 5 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Partie 1. Construction de l’objet de recherche Chapitre 1. Présentation du sujet 1.1. Le choix de l’action culturelle Le sujet choisi pour cette étude l’a été pour de nombreuses raisons que nous allons tenter d’expliquer brièvement ici. On peut y distinguer deux composantes : celle de l’action culturelle et celle de l’art lyrique. Le choix d’un sujet abordant la question des publics dits « empêchés » et des actions que les structures culturelles mettent en œuvre pour les sensibiliser est directement lié à notre projet professionnel. Cette problématique, nous le verrons plus tard, baptisée au gré des époques action culturelle, développement culturel ou médiation culturelle, a considérablement évolué depuis l’ère Malraux. Le décret de création du ministère de la Culture lui donnait en effet pour mission de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de 1 Français » . Cette formulation résume à elle seule la conception de l’action culturelle que va défendre le ministère de la Culture au cours de ses premières années d’existence : le postulat que l’augmentation de l’offre culturelle suffira, grâce à l’aura des œuvres, à intéresser les Français. Aujourd’hui, la démarche des professionnels de l’action culturelle a considérablement évolué et repose sur la conviction d’une nécessité à imaginer des outils permettant d’intéresser le public non captif dans une logique d’accompagnement de la découverte artistique. Souhaitant nous-même travailler dans le secteur de la médiation culturelle, nous étions, avant même l’écriture de ce travail, intimement convaincue de la justesse d’une telle démarche. À travers ce mémoire, dans lequel nous avons tenté d’adopter une position objective, nous souhaitons pouvoir rendre compte de l’efficacité des démarches d’accompagnement et de découverte en direction des publics qui ne sont pas habitués à fréquenter les équipements culturels. 1.2. L’Opéra National de Lyon L’exemple de l’opéra, et plus précisément de l’Opéra national de Lyon, s’est imposé à nous de manière naturelle. D’abord, l’opéra est probablement l’art dont la réputation élitiste dépasse toutes les autres : c’est celle d’un art qui, plus que tout autre, nécessite des connaissances pour le comprendre et l’apprécier, et surtout des moyens financiers importants pour y assister. De ce fait, et compte tenu de la hauteur des subventions reçues 1 Décret 59-889 du 24 juillet 1959 cité par WALLACH, Jean-Claude. La Culture pour qui ? Essai sur les limites de la démocratisation culturelle. Toulouse : Éd. de l’Attribut, 2006. p. 21 6 Cousin Jeanne Leila Partie 1. Construction de l’objet de recherche 2 par ce type d’institutions – elles constituent en moyenne 85% de leur budget –, la démarche d’ouverture y est à la fois plus difficile et plus indispensable encore que pour les autres structures culturelles. Dans ce cadre, l’Opéra de Lyon mène depuis 2003 une politique particulièrement ambitieuse et novatrice en matière d’ouverture aux publics. Cette politique consiste à mettre en œuvre à la fois des projets en direction du jeune public – champ d’action traditionnel des maisons d’opéra et des structures culturelles en général, dans une logique de renouvellement d’un public souvent vieillissant – et des actions en direction de tous les types de publics éloignés de la culture, habitants des quartiers réputés difficiles, personnes en situation de handicap, hospitalisées, incarcérées… Au sein de cette large palette d’actions, le projet Kaléidoscope, que nous présenterons en détail par la suite, nous a semblé particulièrement intéressant à étudier dans le cadre de notre travail. Il s’agit en effet d’un projet unique en son genre en France, aucun directeur d’opéra n’ayant jusqu’à présent mis à disposition de tels moyens, humains et financiers, pour un projet participatif n’ayant pas pour but direct de contribuer au renouvellement du public et au remplissage de salle. Il faut ajouter à cela une raison pratique, qui réside dans les six mois de stage que nous avons effectués au pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon entre janvier et juillet 2008 dans le cadre de notre année de mobilité. Cette période ayant coïncidé avec les six derniers mois du projet et son aboutissement, nous avons eu l’opportunité d’observer le travail des groupes et des artistes qui les avaient accompagnés et d’acquérir ainsi une bonne connaissance de cette action. Nous allons donc procéder à une étude approfondie du projet Kaléidoscope, afin de tenter de répondre à la question suivante : peut-on dire que les institutions culturelles – et en particulier les actions qu’elles mènent en dehors de leur mission de programmation de spectacles – ont un rôle à jouer dans la structuration des pratiques culturelles des individus et des rapports sociaux ? La structuration des pratiques culturelles des individus et des rapports sociaux constitue l’angle d’étude choisi pour mesurer ce que nous appelions plus haut l’ « efficacité ». Chapitre 2. Établissement de la problématique 2.1. Contexte Le contexte choisi pour notre étude est donc celui du projet Kaléidoscope, imaginé et coordonné par l’Opéra national de Lyon entre 2006 et 2008 avec des habitants du quartier er des Pentes de la Croix Rousse (1 arrondissement de Lyon) et de Vénissieux. Les individus que nous allons ici évoquer sont des personnes ayant participé, quel que soit leur statut, au projet : artistes, animateurs ou responsables de structures socioculturelles au sein desquelles des groupes se sont formés, coordinateurs, institutionnels ayant apporté leur soutien et, bien sûr, participants : adolescents, adultes et personnes âgées, habitant pour la grande majorité les quartiers cités. Certains avaient pour habitude de fréquenter les 2 Chiffres du ministère de la Culture et de la Communication pour 2006 Cousin Jeanne Leila 7 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales équipements sociaux (centres sociaux, maisons de quartier, associations…) avant le projet, d’autres les ont rejoints suite à la proposition de l’Opéra. 2.2. Quelques définitions La notion d’accès à la culture Le terme de culture a renvoyé, au fil des époques et des disciplines, à des réalités diverses. Cette multiplicité des approches nous contraint à donner ici une définition précise du mot lorsqu’il sera employé dans les pages qui vont suivre. Afin de nous orienter, nous avons cherché la définition donnée par le dictionnaire Petit Robert : « Culture : Développement de certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels appropriés. par ext. Ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le 3 jugement » . On trouve plus bas dans l’article les termes de maison de la culture et ministre de la Culture mais il est intéressant de noter qu’aucune des définitions proposées ne fait état du lien entre culture et art. Néanmoins, compte tenu du sujet de cette étude, nous considérerons la culture telle qu’on l’entend traditionnellement dans l’expression « pratiques culturelles », dont nous emprunterons la définition à Philippe Coulangeon : « Par pratiques culturelles, on entend généralement l’ensemble des activités de consommation ou de participation liées à la vie intellectuelle et artistique, qui engagent des dispositions esthétiques et participent à la définition des styles de vie : lecture, fréquentation des équipements culturels (théâtres, salles de cinéma, salles de concerts, etc.), usages des médias audiovisuels, mais aussi pratiques 4 culturelles amateurs. » La notion de culture ici définie renvoie donc à un sens plus large que la seule culture savante, tout en n’atteignant pas un sens anthropologique qui nous semblerait ici peu approprié. Cette définition est inspirée du domaine d’intervention du ministère de la Culture depuis sa création en 1959. Par extension, nous parlerons d’ « accès à la culture » pour évoquer l’accès aux équipements culturels tels que les théâtres, les salles de spectacles, les opéras ou encore les musées et les bibliothèques. Institution/Structure culturelle Cette étude concernera en premier lieu les structures dédiées au spectacle vivant – notion qui désigne à la fois le théâtre, la musique, la danse, le cirque, les arts de rue – et par extension celles consacrées aux arts visuels qui élaborent traditionnellement le même type d’actions en direction des publics. Terminologies propres à la politique culturelle L’emploi successif et parfois simultané des termes d’action culturelle, de médiation culturelle et de développement culturel s’explique au fil des époques à la fois par des effets de mode et 3 4 8 Article « Culture » du Nouveau Petit Robert 2007 p. 601 COULANGEON, Philippe. Sociologie des pratiques culturelles. Paris : La Découverte, 2005. p. 4 Cousin Jeanne Leila Partie 1. Construction de l’objet de recherche 5 des nuances théoriques . Pour tenter d’y voir un peu plus clair, nous avons choisi d’aller sur le site du ministère de la Culture et de la Communication afin de constater quelles définitions en étaient faites : Pour l’action culturelle « À partir des contraintes de contexte et d’environnement, l’action culturelle est l’ensemble des moyens mis en œuvre pour mettre en relation la création et l’ensemble des richesses patrimoniales avec l’ensemble des populations d’un territoire, afin de permettre à l’individu et à des groupes d’individus de maîtriser la réalité culturelle qui les environne. La volonté de réduire les inégalités d’accès 6 à la culture est au cœur de cette démarche. » Pour la médiation culturelle « Assurer une médiation, c’est jouer un rôle d’intermédiaire, celui d’un tiers #…# en vue de créer ou de maintenir entre des personnes, des groupes, des institutions… des liens, qu’ils soient insuffisants ou inexistants ou qu’ils soient rompus. #…# La médiation culturelle regroupe l’ensemble des actions qui visent à réduire l’écart entre l’œuvre, l’objet d’art ou de culture, les publics et les 7 populations. » Pour le développement culturel « Le concept de développement culturel contient l’idée d’une ouverture de l’offre culturelle vers les franges de la population qui en sont maintenues éloignées. Cet élargissement s’opère de deux façons, du centre vers la périphérie, ou de la périphérie vers le centre. Dans le premier cas, il s’agit de mieux faire connaître la culture existante, consacrée par l’histoire ou la renommée. #…# Dans le second cas, on fait remonter des #ténèbres extérieures# vers la lumière du centre les 8 ressources culturelles de la périphérie. » À travers ces trois définitions que le ministère de la Culture et de la Communication a choisi de citer – parmi d’autres – sur son site Internet, on distingue clairement des nuances théoriques rattachées à chacun de ces termes, dont l’idée principale réside dans l’instauration d’une relation entre les populations, que l’on souhaite les plus larges et 5 6 Cf. paragraphe sur les changements de terminologie successifs pp. 22-23 Définition de la DRAC Île de France citée par le ministère de la Culture et de la Communication �en ligne�. �page consultée le 10 janvier 2009�. <http://www.culture.gouv.fr/culture/politique-culturelle/ville/mediation-culturelle/index.html> 7 BEILLEROT, Jacques. Article « Médiation », Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation. Paris : Nathan, 2000, cité par le ministère de la Culture et de la Communication �en ligne�. �page consultée le 10 janvier 2009�. <http://www.culture.gouv.fr/culture/politique-culturelle/ville/mediation-culturelle/index.html> 8 MAYOL, Pierre. « La dynamique du développement culturel », Informations sociales, 1995, n°44, cité par le ministère de la Culture et de la Communication �en ligne�. �page consultée le 10 janvier 2009�. <http://www.culture.gouv.fr/culture/ politique-culturelle/ville/mediation-culturelle/index.html> Cousin Jeanne Leila 9 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales diversifiées possibles, et les œuvres. La notion de développement culturel semble être la plus riche puisqu’elle inclut, dans une définition aux accents quelque peu lyriques, la notion de démocratie culturelle, consistant à faire « remonter des �ténèbres extérieures� vers la lumière du centre les ressources culturelles de la périphérie », que nous définirons plus bas. Néanmoins, il semble que ces nuances soient globalement effacées dans le champ lexical des acteurs professionnels, qui utilisent tour à tour chacun de ces termes comme des 9 synonymes . En effet, même si la dimension sociale et sociétale était au départ davantage contenue dans la notion de développement culturel (par analogie au développement économique, durable…), elle a progressivement pris une place plus importante au sein des deux autres, au point qu’on peut désormais parler d’ « action culturelle dans les quartiers ». Dans cette logique, nous nous autoriserons à employer tour à tour dans cette étude les trois expressions, en nous focalisant sur leur objectif commun : la création d’un lien entre les œuvres et le public ; et cela tout en préservant l’appellation choisie par l’Opéra de Lyon pour le service auquel cette mission est confiée : le pôle de développement culturel. La notion d’objectif social Ayant abandonné la notion d’ « efficacité » de l’action culturelle faute d’instruments de mesure pertinents, nous allons chercher à montrer que le projet Kaléidoscope a contribué à la réalisation d’ « objectifs sociaux », argument de plus en plus souvent invoqué par les acteurs culturels et politiques pour justifier la mise en place de ce type de projets dans les quartiers difficiles. Par « objectifs sociaux », on entendra ici des fonctions qui sont habituellement attribuées à des structures dites « sociales », voire « socioculturelles » : centres sociaux, maisons de quartier, associations… Il s’agit donc d’objectifs à la fois en termes de socialisation – favoriser la rencontre et l’échange entre les individus – et parfois de retombées concrètes sur le comportement des individus ayant participé à ces projets. Chapitre 3. Cadre d’analyse Dans cette étude, nous nous plaçons dans la lignée de Bernard Lahire et de sa théorie des 10 dissonances culturelles , complémentaire de celles de Pierre Bourdieu sur la séparation entre culture légitime et illégitime et sur le conditionnement social des pratiques culturelles. En effet, tout en ayant pleinement conscience que le public visé par cette étude appartient à ce que Bourdieu appelle les classes populaires, socialement et culturellement dominées 11 , l’idée est de montrer en quoi le profil des individus ayant pris part au projet Kaléidoscope a, selon les termes de Lahire, « gagné en dissonances » grâce à l’appropriation d’un art particulièrement représentatif de la culture légitime : l’opéra. 9 10 11 Observation réalisée au cours des différents stages effectués au sein de structures culturelles LAHIRE, Bernard. La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : La Découverte, 2004. 778 p. BOURDIEU, Pierre. L’Amour de l’art. Paris : Éd. de Minuit, 1969. 256p. ; BOURDIEU, Pierre. La Distinction. Paris : Éd. de Minuit, 1979. 670 p. 10 Cousin Jeanne Leila Partie 1. Construction de l’objet de recherche Concernant la construction et la réalisation des entretiens, nous avons choisi comme 12 référence les méthodes de Jean-Claude Kaufmann , considérant que l’important pour notre étude résidait dans les propos des acteurs et le sens qu’ils donnent à leurs pratiques. Il nous semble en effet que la confirmation ou l’infirmation des hypothèses posées ne pourra s’effectuer qu’à partir de l’analyse du point de vue des différents protagonistes du projet et que la participation à la réalisation d’objectifs sociaux est intimement liée au sens que les participants donnent à leur implication dans le projet. Chapitre 4. Hypothèses Une fois cette problématique définie, nous nous sommes attachée à dégager trois hypothèses auxquelles cette étude va tenter de répondre. L’analyse des propos des différents protagonistes permettrait de mettre en évidence l’idée d’une prise en charge d’objectifs sociaux par ce type d’actions. La réflexion autour de cette hypothèse aura pour fondement principal les entretiens réalisés avec les différents acteurs du projet. Il s’agira de voir si ces derniers, en particulier les artistes et les responsables de structures socioculturelles, ont pu constater une évolution d’attitude chez les participants ; on prendra aussi en compte la question de la socialisation et des rencontres. La découverte de l’univers de l’opéra et son appropriation permettraient de modifier les représentations des participants sur un art et une structure réputés élitistes, tout en diversifiant leurs pratiques culturelles. L’idée serait ici de constater un changement de regard des participants sur l’institution opéra et l’art lyrique grâce à leur implication dans le projet Kaléidoscope. On pourra aussi tenir compte des propos relatifs à une modification des représentations du public du projet, confronté à une forme de spectacle à laquelle il n’est pas habitué. Le projet Kaléidoscope constituerait une action qui témoignerait d’une mutation du rôle des artistes et des structures culturelles dans l’espace social et ferait ainsi ressurgir des interrogations sur une éventuelle remise en cause de leur autonomie. Cette hypothèse est arrivée tardivement dans notre travail, consécutivement à la réalisation des entretiens avec les artistes notamment, pour qui la question de leur autonomie et du sens de leur engagement est extrêmement présente, dans un contexte où la politique de la ville fait de plus en plus appel à eux. Elle s’est révélée présente aussi dans les propos des participants, qui investissent désormais les artistes et les institutions culturelles d’une mission sociale. Chapitre 5. Méthodologie Nous avons travaillé avec un corpus d’une vingtaine d’ouvrages, rassemblant à la fois des « classiques » de la sociologie de la culture et des études statistiques, mais aussi des écrits 12 KAUFMANN, Jean-Claude. L’Entretien compréhensif. Paris : Armand Colin, 2005. 127 p. Cousin Jeanne Leila 11 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales de théoriciens de la médiation, tels que Jean Caune culturelle 14 13 , et des récits d’expérience d’action . Le matériau principal de notre étude réside toutefois dans les entretiens réalisés entre 15 les mois de mars et mai 2009 auprès d’une douzaine de protagonistes du projet . Nous avons imaginé différentes grilles d’entretien en fonction du statut des personnes interrogées : participants, artistes, responsables de structure socioculturelle, institutionnels et coordinateurs de projet. Ces grilles étaient souples, ce qui nous a parfois conduit à adapter l’ordre et la formulation des questions à la conversation mais tous les sujets prévus ont été abordés. Nous avons choisi de nommer explicitement les artistes, responsables de structures, institutionnels et coordinateurs du projet car leur participation au projet Kaléidoscope relevait du cadre professionnel ; en revanche, en ce qui concerne les participants, seul leur prénom sera cité. Nous avons en outre réalisé de petits entretiens informels auprès d’un nombre restreint de personnels de l’Opéra de Lyon. Ces entretiens sont anonymes car ils reflètent parfois le scepticisme des personnes interrogées quant à une action largement soutenue, voire portée, par la direction de l’institution. Les propos tenus ne sont en aucun cas généralisables, notamment du fait du petit nombre de personnes interrogées, mais nous souhaitions avoir des avis internes n’émanant pas des responsables du pôle de développement culturel que l’on peut imaginer, compte tenu de leur fonction, intimement convaincues de la justesse de la démarche. En outre, nous tiendrons compte dans l’étude de ces entretiens, qui n’ont pas été retranscrits de manière intégrale, du fait que les individus ne tiennent en général pas le même discours lors d’un entretien formalisé et enregistré, au cours duquel il leur est demandé de mettre en ordre leur pensée, et au cours d’une simple conversation d’échange d’opinion. Il est donc davantage question de recueillir des ressentis et des impressions. Enfin, nous avons choisi d’utiliser les documentaires – intitulés « Tous en scène » – tournés au cours des trois étapes de création par la C.L.C. (Compagnie lyonnaise de cinéma) et diffusés en fin d’année 2008 sur T.L.M. (Télé Lyon Métropole). Ils incluent en effet un certain nombre de témoignages d’artistes et de participants que nous n’avons pas forcément pu toucher dans nos entretiens du fait de leur nombre trop important. La revue de presse, réalisée par l’Opéra de Lyon à l’occasion de l’aboutissement du projet en juin 2008 a aussi été une source d’informations quant à la manière dont l’événement a été perçu. 13 14 CAUNE, Jean. La Culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu. Grenoble : PUG, 1992. 368 p. COLIN, Bruno. L’Action culturelle dans les quartiers. Enjeux, méthodes. Culture et proximité, Hors série, octobre 1998. 219 p. 15 12 Cf. Tableau récapitulatif des entretiens pp. 16-17 Cousin Jeanne Leila Partie 1. Construction de l’objet de recherche (NOM) Prénom Fonction ou nom du groupe Hélène Responsable SAUVEZ et et responsable Stéphanie adjointe du pôle PETITEAU de développement culturel de l’Opéra de Lyon Marie-Hélène Responsable du MATHURIN secteur activités périscolaires Danielle Retraitée des Télécoms, participante du groupe Mélissa (Vénissieux) Date et lieu de l’entretien 16 mars 2009 au pôle de développement culturel 16 mars 2009 au centre social Eugénie Cotton 2 avril 2009, chez elle, une toute petite maison dans le quartier de la gare de Vénissieux Metteur en scène 7 avril 2009, dans un intervenant auprès de er salon de thé du 1 deux groupes arrondissement Remarque Parcours d’animatrice ; elle parle de la culture comme étant son « dada » Loisirs modestes : tricot, crochet, broderie mais fait de la chorale et de la clarinette, bénévole pour le défilé de la Biennale de la danse Pierre HEITZ Comédien de formation, metteur en scène depuis deux ans, le projet Kaléidoscope est sa première expérience d’action culturelle Éric JAYAT Président et fondateur 11 avril 2009, Lui-même ancien détenu, de l’association Axès dans les locaux de a une conscience viscérale libre l’association dans le de l’importance de la culture er dans les démarches de 1 arrondissement réinsertion Chérif Travaille au service 15 avril 2009, dans Très impliqué dans le milieu propreté de la er associatif ; apprécie le fait de un café du 1 communauté urbaine, parler de lui et de ce qu’il fait arrondissement participant du groupe er Macadam (Lyon 1 ) Roucailla Ancienne mère 15 avril 2009, chez Fait de la couture, du tricot, au foyer retraitée, elle, un appartement très impliquée dans le réseau participante des aux Minguettes associatif, bénévole pour groupes Baryton le défilé de la Biennale de Cie (Vénissieux) et la danse, a toujours habité er les Minguettes mais veut Tsunami (Lyon 1 ) déménager car elle ne s’y sent plus chez elle Carole Musicienne 17 avril 2009, dans Se définit comme une JACQUES intervenante auprès un salon de thé du touche-à-tout dans le de deux groupes er domaine de la création et de 1 arrondissement l’action culturelle Abel Collégien, participant 17 avril 2009, chez Difficile à faire parler mais du groupe Dark Party ses parents dans le impression que le projet lui (Vénissieux) e a beaucoup plu ; poussé par 8 arrondissement ses parents à participer au premier volet, il a choisi seul de s’investir sur le deuxième Cousin Jeanne Leila Francine KAHN Écrivaine intervenante 23 avril 2009, dans Se définit avant tout comme 13 auprès de trois e formatrice et animatrice un café du 3 groupes d’atelier d’écriture plutôt que arrondissement comme écrivain, a travaillé avec Armand Gatti JeanResponsable au 24 avril 2009, au Se dit « multi-passionnel », Christophe centre de tri de centre de tri aime la musique (le L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales À noter : compte tenu de la durée de notre stage au pôle de développement culturel de l’Opéra et de notre présence au cours des six derniers mois du projet, le tutoiement était employé avec la plupart de nos interlocuteurs. Chapitre 6. Annonce du plan La première partie de notre travail sera dédiée à l’étude du contexte historique et théorique dans lequel s’inscrit le projet Kaléidoscope : contexte historique d’évolution des conceptions de l’action culturelle en France depuis l’époque Malraux ; contexte théorique porté par les études statistiques d’Olivier Donnat qui met en lumière les limites de la démocratisation culturelle 16 17 , corroborant ainsi les thèses émises par Pierre Bourdieu dans les années soixante . Contexte enfin lié aux spécificités de l’Opéra national de Lyon dont le directeur a choisi de mettre en œuvre une politique d’ouverture ambitieuse grâce à un outil créé en 2003 : le pôle de développement culturel. Nous terminerons cet exposé par une présentation détaillée du projet Kaléidoscope, indispensable à l’exploitation des entretiens. Nous nous consacrerons par la suite à ce qui peut sembler être l’objectif principal de ces actions du point de vue des institutions culturelles : l’étude des retombées du projet Kaléidoscope concernant l’image de l’opéra et la diversification des pratiques culturelles des participants, confirmant ou infirmant ainsi les idées de la deuxième hypothèse. Il s’agira notamment de confronter le contenu des entretiens réalisés avec la thèse de Bernard Lahire 18 sur les dissonances culturelles intra-individuelles , tout en élaborant un rapprochement avec l’idée, développée par Laurent Fleury, d’une capacité des institutions culturelles à infléchir l’habitus des personnes 19 . Notre troisième partie sera consacrée à la vaste question de l’impact social de l’action culturelle, constatant dans les propos des acteurs un certain nombre de retombées à visée « sociale » du projet. Il s’agira donc de voir en quoi la participation à un projet tel que celui mené par l’Opéra de Lyon peut permettre la réalisation de certains objectifs liés par exemple à l’amélioration des relations entre les individus ou la prise de confiance. Enfin, nous verrons que les propos des acteurs traduisent l’apparition de nouvelles attentes vis-à-vis des artistes et des institutions culturelles, concernant leur engagement social ou sociétal. Nous nous interrogerons sur les conséquences d’un tel changement sur les relations entre les structures culturelles et sociales et sur la communication interne au sein même des institutions, le paroxysme des interrogations résidant dans la crainte d’une remise en cause de l’autonomie des artistes. Cette dernière réflexion, largement abordée au cours des entretiens alors qu’il ne s’agissait pas au départ du cœur de notre étude, nous étant finalement apparue comme incontournable. 16 DONNAT, Olivier (dir.). Les Pratiques culturelles des Français : enquête 1997. Paris : ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, La Documentation française, 1998. 393 p. 17 BOURDIEU, Pierre. Idem 18 19 14 LAHIRE, Bernard. Idem FLEURY, Laurent. Sociologie de la culture et des pratiques culturelles. Paris : Armand Colin, 2005. 127 p. Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte Partie 2. Contexte Chapitre 1. Contexte historique 1.1. Les grandes lignes de la politique culturelle depuis Malraux Historique Nous n’avons pas l’ambition ici de brosser un historique précis des politiques culturelles depuis 1959 – de nombreux ouvrages sont disponibles sur ce sujet qui pourrait constituer à lui seul le sujet d’une étude – mais d’évoquer les grandes lignes de son évolution notamment en matière de démocratisation et d’action culturelle. La création du ministère des Affaires culturelles en 1959 ne s’effectue pas autour d’un projet mais autour d’un homme : le général De Gaulle souhaite que Malraux soit à ses côtés 20 et il lui créé donc un poste à sa mesure . Pour surmonter cette ambiguïté et légitimer l’existence d’un ministère en lieu et place du secrétariat aux Beaux-Arts de la Troisième République et de la direction générale des Arts et des Lettres de la Quatrième, le décret de création du ministère met en avant l’objectif de démocratisation culturelle : il s’agit de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de Français ; assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent » 21 . Et puisque pour Malraux la démocratisation – la lutte contre les inégalités sociales d’accès à la culture – va de pair avec la décentralisation – la lutte contre les inégalités géographiques –, le projet de construction d’une maison de la culture par département, mis en œuvre à partir de 1961 sous la houlette d’Émile Biasini alors à la tête de la direction du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle, devient rapidement le symbole de la politique culturelle de démocratisation. Sur la centaine prévue, 16 verront finalement le jour entre 1962 et 1981, suivies dans les années soixante et soixante-dix par quelques centres d’action culturelle et établissements culturels 22 . Nous ne pouvons nous attarder ici sur l’action des différents successeurs de Malraux qui serait bien trop longue à décrire et qui s’est principalement inscrite dans la continuité. Néanmoins, il est important de prendre en considération que la politique liée aux maisons de la culture a été remise en cause dès la fin des années soixante : la parution des premières études statistiques laissant paraître l’idée d’un échec de la démocratisation, celle 20 Culture, une affaire d’État. La Ve République des affaires culturelles. �Dvd�. Paris : C.N.C., ministère de la Culture et de la Communication, 2002. 86 mn. 21 22 Décret 59-889 du 24 juillet 1959 cité par WALLACH, Jean-Claude. Idem URFALINO, Philippe. L’Invention de la politique culturelle. Paris : Hachette Littératures, 2004 p. 362 Cousin Jeanne Leila 15 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales des ouvrages de Pierre Bourdieu 23 , ou encore l’invention de la notion de « non-public » par une quarantaine de metteurs en scène signataires de la Déclaration de Villeurbanne ont largement contribué à ce mouvement. 24 En revanche, on ne peut avoir l’ambition de réaliser un historique de l’action culturelle sans évoquer la politique menée par Jack Lang à partir de 1981. Les grandes lignes de son action résident principalement dans la course au 1% culturel, qui revendique une part de 1% réservée à la culture dans le budget de l’État, et l’élargissement de la notion de culture, qui a été tantôt loué, tantôt dénoncé sous le terme de « tout culturel » et qui englobe désormais des disciplines qui n’étaient auparavant pas reconnues : le rock, le cirque, les graffitis… En outre, cette période coïncide aussi avec la prise de conscience de l’importance du rôle de la culture dans l’économie : Jack Lang est animé par l’idée que les arts et la culture peuvent être mis à contribution pour lutter contre le chômage. Effectivement plusieurs milliers d’emplois sont créés dans ce secteur au cours des années 25 quatre-vingt . Enfin, on peut citer en 1982 la création au sein du ministère d’une direction du Développement culturel, sans spécialisation artistique, dont la mission est de coordonner l’action des directions sectorielles en la matière, d’ « insuffler à ces dernières l’esprit et les méthodes de l’action culturelle » 26 . En 1995, le nouveau ministre de la Culture Philippe Douste-Blazy se positionne en faveur d’un élargissement de l’accès à la culture et définit la culture comme un des derniers 27 liens sociaux . Dans cette logique, 20 sites de banlieues difficiles sont choisis pour être le lieu d’intervention d’artistes professionnels en direction des habitants. Ce sont les Projets culturels de quartier qui constitueront des expériences plus ou moins réussies dans le domaine 28 . Depuis, l’action du ministère n’a cessé de chercher un équilibre entre accès à la culture légitime et expression des cultures de chacun, tout en poursuivant les transferts de compétences aux DRAC et aux collectivités territoriales. Ces dernières, et en particulier les municipalités, ont en effet pris depuis une trentaine d’années une place de plus en plus importante au niveau culturel et cela s’est traduit notamment par l’accroissement des financements – la majeure partie du budget des établissements culturels locaux est assurée par les municipalités – et par un phénomène d’institutionnalisation avec la création de 29 services culturels au sein des mairies et des collectivités territoriales . Les municipalités sont donc elles aussi confrontées à la nécessité d’un équilibre entre les logiques de financement de la culture légitime et des projets d’action culturelle : « Plus précisément, deux logiques politiques convergent avec les intérêts des promoteurs de projets culturels et confortent l’opportunité d’un soutien à la 23 24 25 26 27 28 29 16 Cf. paragraphe consacré à la sociologie de Bourdieu p. 31 Cf. paragraphe Public/Non-public p. 27 Culture, une affaire d’État. Idem URFALINO, Philippe. Idem. p. 367 Culture, une affaire d’État. Ibid voir à ce sujet l’ouvrage de Bruno COLIN, cité p. 14 URFALINO, Philippe. Ibid. pp. 311-314 Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte culture : d’une part, la recherche d’une visibilité nationale qui s’appuie sur les manifestations de l’excellence culturelle (musées, orchestres, théâtre, danse) et, d’autre part, la prestation de services aux habitants correspondant au secteur 30 socioculturel et à l’éducation musicale. » Différentes manières de concevoir la médiation culturelle : changements de terminologie successifs Depuis la création en 1959 du ministère des Affaires culturelles, la terminologie associée aux actions de démocratisation n’a cessé d’évoluer. Ces changements marquent le passage entre différentes conceptions de la médiation culturelle que nous allons tenter ici de distinguer. Malraux étant ministre, on confère à l’œuvre d’art une dimension universelle, presque magique, qui suffit à créer un choc esthétique pour celui qui la contemple. Dans cette logique, la mission de l’action culturelle se résume à faciliter la rencontre entre les œuvres de la haute culture et les Français, le choc de la mise en présence avec l’art contribuant 31 à l’apparition d’un sentiment d’appartenance à une humanité universelle . Les maisons de la culture sont le symbole de cette conception qui écarte toute idée de médiation ou de pédagogie : elles existent uniquement pour accueillir les œuvres dans un lieu unique destiné à la confrontation avec le public. Selon les termes de Malraux : « Démocratie, ici veut dire : permettre au plus grand nombre d’hommes de voir le plus large éventail de grandes œuvres 32 .» Dans le sillage de mai 1968, l’idée d’une remise en cause de cette conception liée 33 au constat d’échec de la démocratisation se fait de plus en plus présente. L’apparition de l’expression « développement culturel » correspond à une rupture avec l’idéologie du choc esthétique au début des années soixante-dix. On peut ainsi souligner le paradoxe qui réside dans l’association de cette conception à l’action de Jack Lang alors que c’est Jacques Duhamel, ministre entre 1970 et 1973, qui l’a le premier mis en œuvre : « Il ne suffit donc pas à une œuvre d’être exposée pour qu’un contact vrai s’établisse. (…) La nécessité 34 d’une médiation s’impose et c’est ce que l’on appelle l’animation » . Outre la prise en compte de l’importance de la médiation, la conception du développement culturel repose aussi sur le constat d’une coupure entre créateurs et population qui conduit à considérer 35 l’expression culturelle des groupes sociaux et locaux . Il s’opère ainsi un basculement entre démocratisation et démocratie culturelle, qui prendra sous l’action de Jack Lang une ampleur inédite dans l’avènement du « tout culturel » et la création en 1982 d’une direction du Développement culturel au sein du ministère. 30 URFALINO, Philippe. Ibid. p. 328 31 32 33 URFALINO, Philippe. Ibid. p. 362 MALRAUX, entretien dans Carrefour, 26 mars 1952, n°393 cité par CAUNE, Jean. Ibid. p. 147 Constat, nous le verrons par la suite, auquel les ouvrages de Pierre Bourdieu avaient ou allaient contribué et qui serait bientôt confirmé par les études statistiques menées par Olivier Donnat. 34 35 DUHAMEL, Jacques. L’Ère de la culture, cité par CAUNE, Jean. Ibid. p. 175 URFALINO, Philippe. Ibid. p. 365 Cousin Jeanne Leila 17 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales On peut donc distinguer deux grandes périodes : la première, correspondant à l’ère Malraux, est celle qui a vu consacrer l’action culturelle comme simple mise en présence des œuvres et du public ; la seconde, à laquelle est associé le développement culturel, renvoie à la fois à la consécration de la médiation et de l’animation culturelle afin de faciliter la découverte des œuvres et à l’avènement de la démocratie culturelle. Aujourd’hui, la frontière entre ces conceptions est de plus en plus floue ; on distingue simplement les démarches de médiation et d’action culturelle, reposant sur des outils qui facilitent l’accès aux œuvres, et celles visant à favoriser l’expression culturelle et artistique des populations. 1.2. La prise en compte de la question du public : une voie ouverte par le théâtre Dans La Culture en action, Jean Caune met en évidence l’objectif d’éducation morale qui a été reconnu au théâtre dès la Révolution française : « La possibilité offerte par le théâtre de réunir des groupes, de les unifier, de les dynamiser, de les enthousiasmer lui confère un rôle éminent. La scène n’est plus seulement une tribune où s’expriment les idées des philosophes, elle ambitionne 36 de devenir un instrument d’éducation civique. » Cette vocation, reconnue à l’heure où l’émancipation du peuple par l’instruction était au cœur des préoccupations, constitue probablement une explication au fait que c’est dans le domaine du théâtre que s’est ouverte la voie de la démocratisation et de la prise en compte du public. Jeanne Laurent et la décentralisation théâtrale Sous le Front populaire déjà, des propositions avaient été émises quant à la nécessité de permettre l’accès de tous aux théâtres par une implantation en région, mais il faut attendre la Quatrième République, et l’action de Jeanne Laurent pour voir se concrétiser l’idée d’une décentralisation théâtrale. En 1946, Jeanne Laurent, alors sous-directrice des spectacles et de la musique au sein de la direction générale des Arts et des Lettres du ministère de l’Éducation Nationale, s’appuie sur les réseaux d’éducation populaire et sur quelques metteurs en scène militants – Vilar, Dullin, Jouvet – pour mettre en place un réseau de Centres dramatiques nationaux (les C.D.N.). L’idée est d’implanter dans les villes qui le souhaitent des compagnies de théâtre, subventionnées par l’État, afin d’assurer une création de qualité en province ; il s’agit des premières mesures d’aménagement du territoire en matière culturelle. Le dispositif est enrichi par la mise en place d’un concours des jeunes compagnies, visant à confronter les expériences théâtrales et à repérer les plus prometteuses d’entre elles afin de leur proposer un C.D.N., et d’une subvention à la première pièce, afin de faciliter le travail des jeunes créateurs 36 37 . CAUNE, Jean. Ibid. p. 51 37 ORY, Pascal. « L’État et la culture de la Révolution à 1959 » in SAEZ, Guy. Institutions et vie culturelle. Paris : La Documentation française, 2005. p. 13 18 Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte Cinq premiers C.D.N. voient ainsi le jour à partir de 1946 à Colmar, Saint-Étienne, Toulouse, Rennes et Aix-en-Provence. Il en existe aujourd’hui une trentaine, à laquelle s’ajoute une dizaine de Centres dramatiques régionaux. Mais la démarche de décentralisation ne pouvait, dans l’esprit de Jeanne Laurent, que s’accompagner d’une politique de démocratisation, dont le symbole sera le T.N.P. réouvert sous la houlette de Jean Vilar. Le Théâtre National Populaire : la qualité au sein d’une institution désacralisée Lorsque Jean Vilar prend les rênes du Théâtre National Populaire en 1951, il met en œuvre un triple processus : « l’affirmation d’un théâtre service public, l’invention du �public� comme catégorie d’action et l’élaboration d’une série de dispositifs de mise en relation des spectateurs avec le théâtre » 38 . Par l’affirmation d’un théâtre service public, Jean Vilar entend rendre l’accès du théâtre au peuple en tant qu’ensemble des citoyens « comme l’eau, le gaz et l’électricité » 40 39 . Pour lui, le théâtre est un service public . En outre, Vilar est le premier à s’interroger sur la nature du public du théâtre : quelles sont ses origines sociales et géographiques, quels sont les freins qui empêchent certaines catégories de population de venir assister à des spectacles et comment peut-on contourner ces freins ? C’est à partir de cette interrogation que le metteur en scène crée la notion de public comme catégorie d’action : il s’agit de prendre des mesures pour contourner ces freins et amener le peuple au théâtre. Pour cela, le directeur du T.N.P., qui est aussi créateur et directeur du festival d’Avignon depuis 1947, va mettre en œuvre des mesures concrètes visant à désacraliser l’institution Théâtre – la majuscule étant ici employée pour souligner le caractère sacré et donc impressionnant du lieu – pour le rapprocher des spectateurs. Parmi ces mesures, on peut citer l’avance de la représentation à 20h15, qui permet au public de banlieue de rentrer à des horaires convenables, la gratuité des vestiaires ou encore la suppression du pourboire aux ouvreuses – qui est désormais intégrée dans tous les établissements culturels subventionnés. On peut ajouter à cela la réservation de la première représentation pour le public, avant la présentation à la presse qui s’effectue dans un second temps, et la mise en place d’abonnements populaires 41 . Par ces mesures concrètes, mais possédant une large portée symbolique, le T.N.P. a donc largement participé à la démarche de démocratisation, constituant une sorte de pendant parisien de la décentralisation dramatique. Le jeune public comme fer de lance de l’action culturelle 38 FLEURY, Laurent. « Retour sur les origines : le modèle du T.N.P. de Jean Vilar » in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Le(s) Public(s) de la culture. Vol. 1. Paris : Presses de Sciences Po, 2003. p. 124 39 40 41 Cf. paragraphe Public/Non-public p. 27 Jean VILAR cité par FLEURY, Laurent in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Idem. p. 124 FLEURY, Laurent in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Ibid. p. 126 Cousin Jeanne Leila 19 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Dans les années quatre-vingt-dix, à l’heure où les théâtres lyriques commencent à prendre conscience de la nécessité de renouvellement d’un public âgé, les musées et les théâtres ont déjà commencé à imaginer des actions en direction d’autres publics éloignés de la culture, incités par les nouveaux dispositifs législatifs des ministères de la Culture et de l’Éducation Nationale. Néanmoins, les opéras vont peu à peu rattraper leur retard en se dotant d’outils propres à sensibiliser la jeunesse à l’art lyrique : à la fin des années 1990, quatre années suffisent à l’ensemble des maisons d’opéra françaises pour se 42 doter de départements pédagogiques ou autres services jeune public . Cette révolution s’accompagne d’une professionnalisation du secteur de la médiation culturelle et d’un accroissement des budgets de ces départements. Il faut ajouter à cela la multiplication des réductions tarifaires en direction des jeunes – les étudiants en particulier, qui constituent aujourd’hui une part non négligeable du public des opéras – et le développement d’une offre de spectacles adaptés aux plus petits. On peut par exemple citer la mission d’Hélène Sauvez à l’Opéra de Lyon qui, en tant que responsable du service des relations avec le jeune public, participait aussi au choix des spectacles qui seraient donnés pour les familles et dans le cadre de la programmation scolaire. La prise en compte des questions de démocratisation s’est donc effectuée, dans le champ des théâtres lyriques, par le biais du jeune public, dans une logique de renouvellement. À l’heure actuelle, la prise en compte des publics adultes plus éloignés constitue un processus encore en cours. 1.3. Quelques débats qui ont sous-tendu la réflexion autour des questions d’action culturelle et de médiation Public/Non-public La notion de public est porteuse d’ambiguïté dans sa signification au point qu’on peut légitimement se demander ce qu’on entend par « le public ». Jean Vilar pensait cette entité au sens de populus, qui en latin désigne le peuple des citoyens, et non au sens de plebs (la plèbe en français) qui renvoie au bas peuple et à sa place inférieure dans la hiérarchie 43 sociale . C’est la définition qui correspond à l’idéal d’un Théâtre National Populaire qui se doit de rassembler tout le peuple des citoyens autour de l’œuvre. Aujourd’hui, le terme de « public » renvoie à la fois au public d’un soir – la masse de spectateurs qui s’engouffre dans la salle pour regarder le spectacle – et à ce qu’on appelle le public d’une structure culturelle, qui correspond à ses « clients » plus ou moins réguliers, bien que ce terme ne soit que très peu utilisé dans la profession. Ainsi, quand on parle du public, on imagine un ensemble d’individus fréquentant une structure culturelle sans prendre en compte les situations et les motivations qui ont conduit chaque spectateur à prendre son billet. Cette notion englobe et efface les différences entre le public d’habitués – petit nombre d’abonnés qui vient plusieurs fois par an et parfois depuis plusieurs années, les étudiants qui se risquent pour la première fois à l’intérieur d’un théâtre à la faveur d’une carte de réduction, ou encore les collégiens accompagnés par un professeur passionné qui les a d’ores et déjà sensibilisés. On crée ainsi une entité unique considérablement réductrice 42 SAINT CYR, Sylvie. « Les jeunes publics à l’opéra. L’influence des actions menées en direction des jeunes sur l’institution lyrique et ses publics » in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Ibid. Vol. 2. p. 242 43 20 FLEURY, Laurent. Idem. p. 32 Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte au regard de la multiplicité des profils des individus et c’est probablement ce qui a conduit les professionnels et les spécialistes à abandonner progressivement le terme au singulier au profit de son utilisation au pluriel, ce qui rend mieux compte de sa diversité. Laurent Fleury, quant à lui, met en avant le caractère imaginé de la notion de public au singulier : « Cette catégorie véhicule un imaginaire qui se réfère au politique de même qu’elle trahit une volonté politique de conquérir et de fidéliser le public, sur le mode bien connu de la mission civilisatrice. » 44 Outre cette distinction relativement récente entre le public et les publics, il nous semble intéressant d’évoquer ici un débat plus ancien qui a vu naître la notion de « non-public », introduite pour la première fois au sein de la Déclaration de Villeurbanne. Ce texte a été signé par quarante metteurs en scène réunis pendant les événements de mai 1968 autour de Roger Planchon, alors directeur du Théâtre de la Cité à Villeurbanne, à une époque où tous commençaient à prendre conscience du piétinement de l’action culturelle. En inventant de toutes pièces cette notion, ces hommes de théâtre effectuent une sorte de constat résigné d’un échec de la démocratisation, perçue comme un idéal inaccessible puisque malgré tous les efforts effectués, la culture semble toujours être réservée à un petit nombre de privilégiés. Francis Jeanson utilise ainsi des termes particulièrement exclusifs pour définir cette notion : « Il y a d’un côté le public, notre public, et peu importe qu’il soit selon les cas, actuel ou potentiel ; et il y a de l’autre, un #non-public# : une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à 45 revêtir dans la presque totalité des cas. » Francis Jeanson fait ici le postulat d’une inégalité irréductible des capacités des individus à se confronter à la culture : certains sont aptes à apprécier le théâtre, d’autres non. À l’image de Laurent Fleury, qui y voit l’imposition d’un ethnocentrisme de classe, on ne peut que constater le processus d’exclusion engendré par cette notion qui nie de fait toute possibilité de formation ou de sensibilisation : « Lorsqu’on passe de la notion de public potentiel à celle de #non-public#, on passe imperceptiblement d’un univers probabiliste à un univers certain. (…) la rigidité de la notion de #non-public# ouvre à un ethnocentrisme de classe : 46 imposition d’une violence symbolique qui fait peser un sentiment d’indignité. » On comprend donc pourquoi cette notion n’a pas perduré dans le milieu professionnel à l’heure où tous les moyens sont mis en œuvre pour sensibiliser de nouveaux publics. On lui préfère celle de « publics empêchés » ou de « publics éloignés », qui renvoie davantage aux freins qui conduisent certains individus à ne pas fréquenter les structures culturelles et qu’il va falloir supprimer par le biais de la médiation ou l’action culturelle. Enfin, il nous semble important d’effectuer une dernière nuance entre ces notions et celle de public potentiel qui n’est pas la plus utilisée par les professionnels : dans le cas du projet Kaléidoscope par exemple, comme pour de plus en plus de projets culturels, le but premier n’est pas de former des spectateurs assidus voire occasionnels. En effet, les 44 FLEURY, Laurent. Idem. pp. 32-33 45 Cité par FLEURY, Laurent. Idem. p. 34 46 FLEURY, Laurent. Idem. p. 35 Cousin Jeanne Leila 21 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales responsables de structure sont conscients que la participation à un atelier de pratique ne supprime pas tous les freins à la venue au spectacle ; le but affiché est donc de montrer à ces publics qu’ils ont la possibilité, s’ils le souhaitent, de venir assister à un spectacle, que ce n’est pas un luxe intellectuel et matériel réservé à une frange restreinte de la population. L’impossible accord entre démocratisation culturelle et démocratie culturelle Le second débat qui a sous-tendu une grande partie des politiques culturelles réside dans l’articulation entre idéal de démocratisation culturelle et expression de la démocratie culturelle. Sous Malraux, le projet est simple : « rendre accessibles les œuvres capitales 47 de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de Français » . Il s’agit donc bien de réduire les inégalités d’accès à la culture, un idéal de démocratisation qui n’a jamais quitté les successeurs de Malraux. Mais cet idéal concerne d’abord les œuvres de culture dite légitime : littérature, musique classique, arts plastiques, œuvres théâtrales etc. et correspond donc à une certaine logique d’action publique dans le domaine culturel, dont les maisons de la culture et la décentralisation théâtrale ont été l’amorce. Dans le sillage de mai 1968 et plus particulièrement à partir des années quatre-vingt, on a vu apparaître l’idée de démocratie culturelle que Philippe Coulangeon a défini par les termes d’un décret de 1982 : « Permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers 48 groupes sociaux pour le bénéfice de la collectivité toute entière. » Cette approche est imaginée en partie en réaction à la parution d’un certain nombre d’études statistiques – il s’agit entre autres des enquêtes sur les Pratiques culturelles des Français menées par le Service d’études et de recherche, devenu le Département des études, de la prospective et des statistiques, en 1973, 1981, 1989 et 1997 – qui mettent en évidence un échec relatif de la démocratisation culturelle. Dans sa contribution à l’ouvrage Le(s) Public(s) de la culture, Loïc Lafargue de Grangeneuve met en avant ce lien de cause à effet entre les deux logiques d’action publique : « L’apparition de la question des publics fait suite à la mise en évidence des limites d’une politique de l’offre, selon laquelle la culture – et, en l’occurrence, la culture #légitime# – est, en quelque sorte, un #produit# à diffuser de façon uniforme dans le corps social ; puisque la #grande# culture, globalement, reste réservée de fait à certains publics malgré les efforts déployés, il s’agit de procéder à la légitimation artistique progressive de formes d’expression jusque-là considérées comme mineures ou particulières (au sens de : réservées à 49 certains groupes sociaux). » Cette conception est symbolisée par l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture qui ouvre l’ère du « tout culturel » dans une logique de démocratie. 47 Décret 59-889 du 24 juillet 1959 cité par WALLACH, Jean-Claude. Ibid 48 Décret 82-394 du 10 mai 1982 cité par COULANGEON, Philippe. Idem. pp. 10-11 49 LAFARGUE DE GRANGENEUVE, Loïc. « L’opéra de Bordeaux, la danse hip-hop et ses publics» in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Ibid. p. 343 22 Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte Au sein de ce débat, on peut donc se demander quelle cohabitation est possible entre ces deux logiques d’action publique – démocratisation et démocratie culturelles – dans la mesure où la première suppose implicitement l’idée d’une culture légitime qu’on veut rendre accessible, idée qui est précisément remise en cause par la seconde. Nous le verrons, les projets d’action culturelle sont en permanence à la recherche d’un équilibre entre ces deux logiques. Chapitre 2. Contexte théorique 2.1. La sociologie de Bourdieu comme référence à un grand nombre de travaux sur la question des publics La sociologie de Bourdieu a largement contribué à la mise en évidence des limites de l’idéal de démocratisation culturelle prôné par le ministère de la Culture, limites qui seront confirmées quelques années plus tard par les premières enquêtes sur les pratiques culturelles des Français. Deux ouvrages en particulier émettent des constats très forts quant aux inégalités d’accès à la culture légitime : L’Amour de l’art – étude sur le public des musées européens, parue en 1966 soit cinq années seulement après le début du programme de construction des maisons de la culture – et La Distinction, qui date de 1979. On ne peut résumer en quelques lignes la pensée développée par le sociologue dans ces deux ouvrages. Néanmoins, nous allons tenter ici de mettre en évidence quelques points importants qui donnent une idée de l’ampleur de la tâche à accomplir pour ébranler ne seraitce que de manière infime les inégalités d’accès à l’art dans un objectif de démocratisation. Dans L’Amour de l’art, Bourdieu analyse les relations entre la fréquentation des musées d’art et les caractéristiques sociales, scolaires et économiques des visiteurs. Partant du constat que les musées sont fréquentés essentiellement par les classes cultivées, il en dégage l’idée que les pratiques culturelles sont déterminées par la classe sociale et l’éducation. Au sein des classes populaires, le sentiment d’incompétence qui apparaît face aux objets de culture légitime est dû à un manque d’instruction, tout en étant accentué par l’idéologie du don – l’idée que la capacité à apprécier l’art relève d’un don naturel – véhiculée notamment par les classes cultivées, elles-mêmes soucieuses de limiter l’accès à la culture légitime, de manière consciente ou non. La Distinction peut être considérée comme la suite du raisonnement du sociologue ; celui-ci y revient sur les effets structurants de l’habitus, qui conduisent l’individu à adapter inconsciemment ses goûts à sa position sociale. Les goûts – le « goût de luxe » ou de liberté est l’apanage des classes supérieures, par opposition au « goût de nécessité » – et les jugements, selon qu’ils s’effectuent sur des critères esthétiques (classes supérieures) ou éthiques (classes populaires) deviennent donc un instrument de classement entre les catégories sociales. L’école, quant à elle, ne fait qu’accentuer les inégalités. On comprend donc que ces théories aient servi de fondement à tous ceux dont les voix se sont élevées pour dénoncer la persistance des inégalités d’accès à la culture en fonction de critères liés à la catégorie socioprofessionnelle ou au niveau de diplôme. Cousin Jeanne Leila 23 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Le jugement sans appel porté par Bourdieu sur l’action culturelle dans L’Amour de l’art est propre à résumer les critiques de tous ceux qui prendront appui sur sa sociologie pour dénoncer un échec de la démocratisation. « On ne peut que douter de l’efficacité de toutes les techniques d’action culturelle directe, depuis les maisons de la culture jusqu’aux entreprises d’Éducation populaire, qui, tant que se perpétuent les inégalités devant l’École, seule capable de créer l’attitude cultivée, ne font que pallier (au sens précis de dissimuler) les inégalités culturelles qu’elles ne peuvent réduire réellement et surtout durablement. (…) Mais elles ont en tout cas pour effet de convaincre ceux qui les 50 entreprennent de la légitimité de leur entreprise. » Quelques années après ce constat, le ministère de la Culture lui-même publiera des chiffres formels qui confirmeront les limites de la politique culturelle en vigueur. 2.2. La mise en évidence des limites de la démocratisation par les études statistiques Depuis 1973, le ministère de la Culture a régulièrement été à l’origine d’enquêtes sur les pratiques culturelles des Français menées par le Service d’études et de recherches, devenu par la suite le Département des études, de la prospective et des statistiques. Le constat d’une inégalité de fréquentation des structures culturelles selon les catégories de population y a été flagrant dès l’origine. Dans ce paragraphe, nous nous appuierons sur les chiffres cités par Olivier Donnat dans l’enquête de 1997, qui permettent de constater, s’il y a lieu, les évolutions des dernières décennies. Il ne s’agit pas néanmoins de présenter ici un résumé des résultats de l’enquête mais de revenir sur quelques grandes tendances qui nous permettent de mieux appréhender le contexte dans lequel le projet Kaléidoscope s’est élaboré. Olivier Donnat constate tout d’abord que, si quatre Français sur dix sortent au moins une fois par semaine – chiffre en augmentation par rapport à 1973 et 1989 – le spectacle est toutefois la moins fréquente des sorties : 19% des personnes interrogées déclarent être allées au spectacle au cours des douze derniers mois, contre 33% au cinéma et 42% au restaurant 51 . En outre, si la fréquentation des équipements culturels a légèrement augmenté depuis 1973, cette hausse ne correspond absolument pas à un élargissement des publics qui serait synonyme de démocratisation 52 . Ainsi, l’étude révèle que 10% seulement des Français 53 représentent 60% des entrées des théâtres et concerts classiques et que moins de la moitié des Français (47%) sont allés assister à une représentation de spectacle vivant au cours des douze derniers mois 50 . BOURDIEU, Pierre. L’Amour de l’art. Ibid. p. 262 51 52 53 54 24 54 DONNAT, Olivier. Idem. p. 46 DONNAT, Olivier. Ibid. pp. 217-218 DONNAT, Olivier. Ibid. pp. 221-222 DONNAT, Olivier. Ibid. p. 223 Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte En ce qui concerne l’art lyrique, cette pratique est tout simplement celle qui concerne la plus petite proportion de la population puisque 81% des personnes interrogées déclarent n’avoir jamais vu d’opéra, contre 72% pour un concert de musique classique et 43% pour une représentation de théâtre professionnel. En outre, il est intéressant de noter que la proportion d’individus n’étant jamais allés à l’opéra varie considérablement en fonction de la catégorie socioprofessionnelle et du niveau de diplôme : cette déclaration concerne 56% des catégories socioprofessionnelles supérieures contre 80 à 96% des autres catégories et seulement 54% des personnes ayant fait des études supérieures contre 84 à 90% des individus ayant au maximum un CAP ou un BEP 55 . Ces tendances sont confirmées par Jean Coulangeon dans son ouvrage Sociologie des pratiques culturelles au sein d’un tableau qui met en évidence les disparités de fréquentation de l’opéra en fonction des catégories socioprofessionnelles et du diplôme, plus encore que dans les autres formes de spectacle vivant : Caractéristiques sociodémographiques du public du spectacle vivant : théâtre, concert, opéra Catégorie socioprofessionnelle Cadres et professions intellectuelles supérieures Employés Ouvriers Agriculteurs Artisans, commerçants Niveau de diplôme Bac + 2 56 Théâtre Concert Concert dont classique Opéra 25 20 39 40 19 8 2 6 23 11 2 4 12 7 2 4 17 6 1 4 28 23 37 42 2.3. Sociologie des publics traditionnels de l’opéra L’établissement du profil du public d’un opéra constituerait à lui seul un sujet d’étude à part entière et c’est pourquoi nous ne pouvons ici que mentionner quelques constats réalisés au cours des récentes études sur la fréquentation des théâtres lyriques. Mais on ne peut parler du public de l’opéra sans évoquer au préalable les représentations que ce genre véhicule au travers de la littérature, la télévision ou le cinéma : il y est en général représenté comme un art mondain et un lieu où se retrouvent au fil des époques l’aristocratie et la bourgeoisie 57 . Et si, à l’image de Pierre Sorlin, on soupçonne que « la réputation dont sont entourés un divertissement ou un spectacle exerce une influence souvent décisive dans la constitution 58 d’une audience » , on ne peut que craindre que la réputation mondaine et bourgeoise de l’opéra ne contribue à accentuer l’effet de rejet en direction des classes les plus modestes. 55 56 57 58 DONNAT, Olivier. Ibid. p. 251 COULANGEON, Philippe. Ibid. p. 104 PEDLER, Emmanuel. Entendre l’opéra. Une sociologie du théâtre lyrique. Paris : L’Harmattan, 2003. pp. 87-88 Cité par ESQUENAZI, Jean-Pierre. Sociologie des pratiques culturelles. Paris : La Découverte, 2005. p. 5 Cousin Jeanne Leila 25 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Ainsi, il semble que l’opéra soit le siège d’un paradoxe dont la mise en évidence est un des principaux enjeux de l’ouvrage d’Emmanuel Pedler : alors que le genre opéra a la capacité de séduire toutes les couches de population, son public est quasi exclusivement constitué d’individus issus des catégories supérieures. En effet, l’auteur insiste sur le fait que, grâce à la présence des voix, la narration – qui permet de retenir l’attention du public pendant deux ou trois heures sans trop de difficulté, la magnificence des décors et des costumes et parfois même la place des ballets, situés en intermède, l’opéra a la capacité de susciter l’intérêt de publics très divers. Il est ainsi beaucoup plus accessible que la musique symphonique, sans parler de la musique de chambre ou de la musique religieuse. « En définitive, et on l’a souvent remarqué, l’opéra souffre d’une contradiction radicale : comme spectacle vivant, il constitue un espace rare et favorise de ce fait des appropriations matérielles aussi inégalitaires que celles qu’autorisent les objets visuels – qui s’achètent et se privatisent –, alors que la matière musicale dont il se constitue est de nature à diversifier, plus qu’aucune autre forme, les fractions sociales susceptibles d’y investir leurs intérêts culturels et 59 esthétiques. » Nous le verrons par la suite, les propos des participants du projet Kaléidoscope ayant été invités à des représentations d’opéra ne peuvent que corroborer cette idée : tous mettent en avant le plaisir qu’ils ont eu à assister au spectacle, seuls les freins matériels, comme le prix des places ou l’éloignement, entraînent une appropriation inégalitaire. Dans la recherche d’explications à ce phénomène, Emmanuel Pedler émet une critique significative contre le manque de réalisme des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français et ce qu’il appelle l’ « explication omnibus » des effets de la formation scolaire 60 sur les pratiques culturelles . Pour lui, le revenu est plus discriminant en ce qui concerne l’accès aux théâtres lyriques, phénomène dont on peut chercher l’explication à la fois dans l’histoire – dès la fin du XIXe siècle, 90% des abonnés du palais Garnier étaient issus des fractions les plus riches de la haute et moyenne bourgeoisie (financiers, gros 61 commerçants, industriels) , et dans les tarifs actuels des maisons d’opéra qui sont, en dépit de l’importance des subventions reçues, parmi les plus élevés dans le domaine du spectacle vivant, compte tenu du prix de revient d’une représentation lyrique – à l’Opéra de Lyon, un lever de rideau coûte en moyenne 100 000 euros 62 . Ces constats viennent donc confirmer ce qu’une observation régulière du public présent 63 les soirs de représentation à l’Opéra de Lyon laissait supposer : les spectateurs de plus de 35 ans sont majoritairement issus des catégories supérieures de la population. La seule exception réside dans la tranche la plus jeune du public – qui, phénomène relativement récent, tend à augmenter – dont la composition est relativement mitigée grâce aux dispositifs tarifaires mis en place non seulement par la structure mais aussi par les services universitaires, tels que le « Pass culture ». 59 PEDLER, Emmanuel. Idem. p. 106 60 61 62 63 26 PEDLER, Emmanuel. Ibid. p. 94 PEDLER, Emmanuel. Ibid. p. 49 Données recueillies au cours du stage effectué au pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon Observation réalisée tout au long de la saison à la faveur d’un emploi au sein de l’équipe d’accueil de l’Opéra de Lyon Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte Chapitre 3. L’Opéra national de Lyon et le projet Kaléidoscope 3.1. Un opéra inscrit dans son environnement urbain Historique rapide de l’opéra à Lyon 64 Le genre opéra est arrivé à Lyon relativement tôt après sa naissance en Italie sous la plume de Monteverdi au début du XVIIe siècle. C’est en effet dès 1688 que la toute première représentation de théâtre lyrique est donnée, dans une salle du jeu de paume du quartier des Terreaux. Il s’agit d’une pièce du compositeur français Jean-Baptiste Lully : Phaëton. Tout au long du XVIIIe siècle, différentes représentations continuent d’être données à Lyon sur les places publiques et dans des salles de sport, jusqu’à la construction en 1756 d’un premier opéra, sur l’emplacement même de celui qui existe aujourd’hui, place de la Comédie. Dès lors se constitue un public de fidèles qui va progressivement se développer dans une tranche relativement restreinte de la population : celle des bourgeois aisés. C’est au milieu du XXe siècle, dans le sillage de mai 1968, que la direction de l’Opéra de Lyon commence à prendre conscience de la nécessité d’une certaine ouverture, indispensable à l’élargissement et au renouvellement du public. Il ne s’agit évidemment pas encore d’aller toucher les ouvriers des banlieues lyonnaises mais au moins de chercher à amorcer une démarche de démocratisation déjà prônée par le théâtre. Dès les années soixante-dix, Louis Erlo, alors directeur, fait appel à des metteurs en scène de théâtre pour renouveler le genre et attirer ainsi de nouveaux publics. Mais c’est dans l’architecture du bâtiment tel qu’il a été refait par Jean Nouvel entre 1989 et 1993 que se manifeste le plus la volonté de démocratisation prônée sous le mandat de Erlo, rejoint en 1981 par JeanPierre Brossman. En effet, les baies vitrées qui entourent le bâtiment et offrent ainsi un contraste saisissant avec la couleur noir, largement prédominante à l’intérieur de l’édifice, ont été pensées par l’architecte français comme une ouverture sur l’extérieur, un ancrage de l’opéra dans son environnement urbain direct. Il s’agit de permettre à chacun passant aux alentours de s’identifier aux spectateurs se dirigeant vers la grande salle et d’imaginer pouvoir le faire un jour. Ce ne sont évidemment là que des intentions d’architectes et on a souvent prêté à l’Opéra de Lyon une réputation élitiste, due notamment à sa programmation, qui laisse une belle place à la musique contemporaine, ainsi qu’au caractère intimidant, voire repoussant, de son entrée peu accueillante, dont la caractéristique retenue n’est pas tant la transparence que la couleur noire. Néanmoins, depuis quelques années, un vent de démocratisation semble souffler sur l’institution, dont l’investissement du péristyle – l’espace situé entre les arcades et l’entrée – par les danseurs hip-hop est devenu, sous la direction de l’actuel directeur Serge Dorny, un symbole. Monsieur Dorny a en effet choisi d’exploiter la situation géographique particulière du bâtiment, situé en plein cœur de la presqu’île, au carrefour de quartiers extrêmement différents. Une situation géographique à exploiter 64 Les informations développées dans ce paragraphe ont pour source les commentaires délivrés par les guides au cours de la visite du bâtiment de l’Opéra. Cousin Jeanne Leila 27 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales La situation dans l’espace urbain de l’Opéra national de Lyon lui confère aujourd’hui des atouts que son directeur a choisi d’exploiter. Son bâtiment principal, place de la Comédie, est non seulement situé en plein cœur de la presqu’île et donc du centre ville, mais aussi er à l’intersection de deux quartiers très différents qui se complètent. Le bas du 1 et le e 2 arrondissement sont des quartiers commerçants qui drainent un très grand nombre d’individus, qu’ils soient lyonnais ou étrangers. En ce qui concerne l’habitat, on y trouve surtout des classes moyennes voire aisées, la proportion de ces dernières augmentant à 65 mesure que l’on descend vers le sud de la presqu’île jusqu’au quartier de Perrache . De l’autre côté de la place la Comédie à l’inverse, les Pentes de la Croix Rousse constituent un quartier traditionnellement populaire – la zone est classée Zone urbaine sensible par 66 le ministère de la Ville – qui voit pourtant depuis peu arriver ceux que l’on appelle les « bobos » ; ces derniers conduisent à une transformation progressive du quartier où l’on voit désormais fleurir ateliers d’artiste et boutiques de créateurs, petits théâtres, boutiques et cafés à tendance bio/équitable. En outre, on peut mentionner le fait que l’Opéra de Lyon est situé sur l’axe du métro A, qui dessert l’Est de l’agglomération et constitue ainsi un moyen de transport idéal pour e e les spectateurs du 6e arrondissement, de Villeurbanne et par extension du 3 et du 7 arrondissement. Cette position particulière donne à l’Opéra de Lyon une image dynamique accentuée par l’ouverture qui est réalisée en direction des publics des Pentes de la Croix Rousse qui, en ce qui concerne l’habitat populaire, ne fait pas partie de son public traditionnel. En outre, compte tenu du peu d’espace disponible dans les locaux de la place de la Comédie, l’institution possède différentes annexes qui lui permettent d’être présente en différents points de l’agglomération. On peut ainsi évoquer la salle de répétition de l’orchestre, e située dans le 7 arrondissement, la maîtrise – école dépendant de l’Opéra et accueillant e des enfants pour les former au chant et à la scène – dans le 5 arrondissement, les ateliers de costumes sur les Pentes de la Croix Rousse et les ateliers de décors à Vénissieux, territoire où l’opéra a choisi de s’investir de manière particulièrement forte depuis quelques années. En effet, l’engagement de l’institution dans une des communes les plus populaires de l’agglomération est probablement un exemple majeur de la mise à profit de la situation géographique de l’Opéra dans un soucis de démocratisation et d’ouverture. L’actuel directeur est en effet à l’origine d’un partenariat fort avec la mairie qui se traduit par un véritable traitement privilégié des populations habitant ce territoire, le pôle de développement culturel constituant l’outil principal de ce partenariat. Le pôle de développement culturel comme outil d’investissement sur le territoire urbain 67 Lorsque l’actuel directeur est arrivé à la tête de l’Opéra national de Lyon en 2003 , les relations avec les publics se résumaient à l’action d’un service aux relations avec le jeune 65 66 67 Informations issues de l’observation de l’habitat et de notre propre connaissance de ces quartiers Comité interministériel des villes �en ligne�. �page consultée le 3 juillet 2009�. <http://i.ville.gouv.fr/divbib/doc/chercherZUS.htm> Entretien avec Hélène Sauvez et Stéphanie Petiteau, responsable et responsable adjointe du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) 28 Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte public, qui avait pour but principal de gérer la venue d’un public d’enfants et d’adolescents sur le temps scolaire, tout en participant à la programmation des spectacles qui leur étaient spécifiquement destinés. Serge Dorny a impulsé la transformation de ce service en un « pôle de développement culturel » dont il a lui-même choisi l’appellation, comme nous l’a confié Hélène Sauvez, ancienne responsable du service des relations avec le jeune public et actuelle responsable du pôle de développement culturel, que nous avons interrogée dans le cadre de notre étude. En effet, si le terme est en France extrêmement associé aux années quatre-vingt et à l’action de Jack Lang, la tradition anglo-saxone à laquelle appartient l’actuel directeur lui a inspiré cette expression qui est désormais pleinement intégrée par le personnel et les partenaires de l’Opéra : « C’est lui #Serge Dorny# qui m’a proposé développement culturel. Moi, je trouvais que ça faisait trop années quatre-vingt en France et j’en avais discuté avec certaines personnes à l’Opéra mais lui il n’avait pas toute cette connotation parce qu’il est anglo-saxon et il a insisté pour développement culturel. Il a dit que c’était l’idée qu’on était sans cesse en train de se développer, de se poser des questions sur pourquoi on faisait ça, comment on pouvait mieux faire, faire différemment. C’était l’idée d’un développement interne. (…) Et c’est ce qui fait que l’action culturelle, on la développe continuellement. C’est un travail qui n’est 68 jamais fini. » Le pôle de développement culturel est désormais l’outil principal d’investissement de l’Opéra de Lyon dans son environnement urbain et social. Il imagine et coordonne des propositions très diverses à destination de publics qui le sont tout autant. Afin de donner une idée de l’étendue de ces actions, on peut ici en citer quelques unes, dans une liste qui ne peut être considérée comme exhaustive : organisation de visites des ateliers techniques ou du bâtiment, d’ateliers hip-hop avec la compagnie dans les murs, projet d’année rassemblant des classes du Réseau réussite scolaire des Pentes de la Croix Rousse et des classes d’enfants porteurs de handicap, élaboration de projets de pratique et de découverte du chant auprès de personnes incarcérées ou hospitalisées… Il est en outre nécessaire de noter que er toutes les actions menées le sont en priorité pour les habitants du 1 arrondissement et de Vénissieux, donnant ainsi une dimension concrète à l’engagement de l’Opéra sur les deux territoires où il est principalement implanté. Au sein de cette palette d’actions, le projet Kaléidoscope fait figure d’exception par sa durée – deux ans –, par le nombre de personnes touchées – 300 habitants des Pentes et de Vénissieux –, et par l’ampleur des moyens humains et financiers mis en œuvre pour sa réalisation. 3.2. Le projet Kaléidoscope, un projet ambitieux et novateur au service de l’ouverture Présentation du projet La démarche Le projet Kaléidoscope est un projet de soutien à la pratique amateur qui a été coordonné et animé par le pôle de développement culturel de l’Opéra national de Lyon entre octobre 68 Entretien avec Hélène SAUVEZ, responsable du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) Cousin Jeanne Leila 29 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales 2006 et juin 2008. Ambitieux, il consistait à accompagner 300 amateurs dans un travail de création de petites formes de théâtre musical, de l’écriture du texte à la présentation au public, en passant par la création musicale et la mise en scène. L’objectif affiché était de construire une relation à long terme entre les quartiers et l’Opéra, de « sensibiliser les populations au monde artistique et professionnel de l’Opéra de Lyon » 69 . Tout au long de ces deux années, des ateliers ont été organisés auprès des groupes de participants qui s’étaient formés, animés par 45 artistes professionnels, écrivains, musiciens, et « metteurs en espace » – les coordinateurs ayant jugé que ce terme ouvrait davantage de possibilités de création que celui de mise en scène ; la coordination était assurée par une équipe de directeurs artistiques en lien permanent avec le pôle de développement culturel. Le projet était conçu selon une double démarche : le soutien à la pratique amateur par la création de spectacles par petits groupes, mais aussi la découverte de l’univers de l’opéra grâce à la venue des participants pour des visites du bâtiment et des ateliers techniques, des ateliers de découverte animés par le personnel permanent de l’institution ou encore la venue à des générales de spectacle afin de prendre la mesure du « produit fini ». Il s’agit donc bien d’un projet alliant volonté de démocratisation et d’ouverture de l’art lyrique à des publics qui n’y sont pas habitués et mise en œuvre d’une forme de démocratie culturelle, les intervenants « respectant et reflétant la diversité des esthétiques et des cultures, mais aussi l’histoire des groupes » 70 . Ces deux années de travail ont abouti les 7 et 8 juin 2008 à la représentation dans des conditions professionnelles de 21 mini-spectacles créés sur des scènes installées au détour des rues de Vénissieux et des Pentes de la Croix Rousse. On peut se risquer à affirmer que les spectacles présentés laissaient relativement bien transparaître la diversité des groupes, puisque on y a vu à la fois des spectacles se rapprochant plus du théâtre, d’autres de la comédie musicale, des chants du Maghreb, du hip-hop, du slam, de la variété, du jazz et bien d’autres formes musicales. Au soir du 8 juin, le directeur de l’Opéra de Lyon a annoncé la tenue d’un deuxième puis d’un troisième volet du projet Kaléidoscope pour les années à venir. Le deuxième volet a débuté en mars 2009 pour s’achever en juin 2010 et son principe est différent : tous les participants seront acteurs d’un spectacle donné sur la scène de la grande salle de l’Opéra, écrit et mis en scène pour eux par Jean Lacornerie – par ailleurs metteur en scène et directeur du théâtre d’Oullins – et Richard Dubelski – compositeur, qui étaient tous deux coordinateurs artistiques du premier volet. Les participants pourront s’investir en tant que chanteurs, musiciens, comédiens mais aussi dans la réalisation des costumes, des décors… La date et les modalités du dernier volet n’ont pas encore été déterminées. Il nous semble important pour la suite de notre étude de souligner le succès de ce deuxième volet puisque le nombre de participants inscrits pour les ateliers qui ont eu lieu entre les mois de mars et juillet de cette année a atteint en quelques semaines celui du 71 premier volet . Cela nous a en effet permis d’éclairer de manière concrète les réactions extrêmement enthousiastes recueillies au cours des entretiens avec les participants de la première partie du projet. 69 Dossier de presse établi à l’occasion des journées de représentations du projet Kaléidoscope les 7 et 8 juin. p. 3 70 71 30 Dossier de presse établi à l’occasion des journées de représentations du projet Kaléidoscope les 7 et 8 juin. p. 3 Source : pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte Une inspiration anglo-saxonne pour un projet unique en France En France, la première expérience du type du projet Kaléidoscope a été menée dans en 72 1973 par Armand Gatti : dans le cadre de l’expérience dite « de l’Arche d’Adelin », 3000 personnes issues des milieux ruraux de la région du Brabant-Wallon ont été placées, 73 selon l’expression de Jean Caune, en « état de créativité » . Il s’agissait de proposer des ateliers qui ont abouti à la création de vingt heures de spectacle jouées simultanément. L’important pour Armand Gatti était que les participants se soient « aventurés dans des territoires différents de celui dans lequel leur quotidien les enfermait ; qu’elles aient constaté que ce territoire différent, c’était elles-mêmes qui pouvaient le créer ; qu’elles aient entrevu la possibilité (acceptée ou pas) de changer le monde et non plus de le subir ; qu’à un moment, elles se soient senties capables de « voir » les hommes d’une autre façon » 74 . Néanmoins, et sans pour autant minimiser l’importance de cette expérience fondatrice, c’est plutôt du côté de la tradition anglo-saxonne qu’il faut chercher les origines du projet mené par l’Opéra de Lyon. Cette piste nous a été donnée par Hélène Sauvez, qui a longuement évoqué au cours de notre entretien la « culture anglo-saxonne » du directeur de l’Opéra, qui a lui-même imaginé le projet. « C’est Serge Dorny qui est arrivé en 2003 avec cette idée. Il m’en a parlé dès juillet 2003 : il voulait faire un spectacle avec des amateurs qui ne soient ni des jeunes scolarisés, ni un spectacle fait par les professionnels pour des amateurs qui seraient les spectateurs. Il voulait vraiment que les amateurs soient des adultes impliqués dans le projet de création. » Au Royaume Uni notamment, la tradition de ce qui est appelé les « workshop », ou encore « community opera » est bien plus répandue qu’en France. Ainsi, le Royal Opera House à Londres propose un large éventail d’actions, dont les objectifs ne sont pas sans rappeler ceux du projet Kaléidoscope. Citons en exemple – dans une traduction établie par nos soins – l’un des buts désignés pour le projet Street Stories Header, qui implique des adolescents dans un projet de création qui mêle danse, théâtre, chant… « Donner aux adolescents l’opportunité de comprendre tous les stades de la création et de la réalisation d’un spectacle et d’y prendre part, explorant et 75 expérimentant leurs propres idées et émotions. » L’institution londonienne propose en outre depuis 1988 des ateliers hebdomadaires avec les danseurs du ballet à destination des personnes malvoyantes – rappelons que les premiers services d’action culturelle dans les opéras datent en France de la fin des années quatrevingt-dix –, un programme d’accompagnement autour des spectacles (rencontre avec les artistes, événements), et des ateliers de création et de pratiques dans la banlieue qui accueillera prochainement les ateliers de décors. Enfin, on peut mentionner une récente initiative de l’institution londonienne qui, depuis le 3 août dernier, invite tous ceux qui le 72 73 74 Armand Gatti �en ligne�. �page consultée le 28 juillet 2009�. <http://www.armand-gatti.org/index.php?cat=biographie> CAUNE, Jean. Ibid. p. 235 « Gatti : de la Wallonie à Montbéliard, ou du théâtre au cinéma… ». ATAC Information, mai 1975, n°68, p. 24 cité par CAUNE, Jean. Ibid. p. 247 75 Royal Opera House �en ligne�. �page consultée le 28 juillet 2009�. <http://www.roh.org.uk/communities/ streetstories.aspx> Cousin Jeanne Leila 31 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales souhaitent à participer à l’écriture d’un livret d’opéra par le biais du réseau social Twitter. Les internautes peuvent y déposer des contributions, limitées à 140 caractères, qui sont retravaillées par des professionnels en vue de la représentation de l’opéra ainsi écrit, en ouverture de la saison de Covent Garden du 4 au 6 septembre 76 . Mais le projet Kaléidoscope a ceci d’original qu’il propose à la fois une découverte par la création au sein d’un projet participatif – il s’agit là du modèle anglo-saxon – et par la venue au spectacle pour découvrir une œuvre patrimoniale – qui se pratique plutôt dans les pays latins. « La démarche se faisait toujours dans un aller-retour entre le faire et le voir faire par des professionnels. C’était important et c’était une demande d’ailleurs qu’on avait au moment du montage : c’était que comme les gens ne savaient pas ce que c’était que l’opéra, ils étaient en demande que pendant le projet, il y ait ces allersretours vers la pratique professionnelle. Et j’ai bien insisté pour qu’il y ait cette ouverture inclue au spectacle parce que justement dans certains modèles anglo77 saxons, il n’y a pas forcément les deux. » Territoires et populations concernés Les populations concernées par le projet Kaléidoscope ont été dès le départ relativement ciblées par le pôle de développement culturel, ce dernier ayant fait le choix de proposer la démarche aux habitants des deux territoires prioritaires de son action. Il s’agit de quartiers rassemblant des populations d’origine plutôt modeste, avec une forte proportion de familles issues de l’immigration. Les relais choisis étaient les structures socioculturelles présentes dans les quartiers et c’est donc au sein des centres sociaux, maisons de quartier, parfois bibliothèques et associations que des groupes se sont formés ou que des personnes se retrouvant déjà régulièrement ont choisi d’intégrer le projet. Quelques exceptions ont toutefois été faites e à la règle avec des groupes rassemblés à la bibliothèque du 4 ou à Villeurbanne et quelques habitants d’Oullins qui ont rejoint l’action au cours de l’étape de mise en scène – le coordinateur artistique de cette étape étant par ailleurs de directeur du théâtre de la ville. Les groupes n’avaient au départ aucune obligation d’aller au bout du projet qui leur avait été présenté en trois étapes : écriture, mise en musique et mise en scène, leur engagement à participer pouvant se renouveler en chaque. Ainsi, quelques groupes se sont retirés faute de participants ou de motivation quand d’autres ont rejoint l’aventure principalement avant l’étape de mise en musique, utilisant des textes écrits par d’autres ou rattrapant leur retard. Au total, environ 300 personnes ont participé au projet ; les plus jeunes étaient des er adolescents se retrouvant au centre social Quartier vitalité dans le 1 arrondissement et la doyenne était âgée d’environ 80 ans. La proportion d’hommes et de femmes était à peu près équivalente et seuls quelques participants avaient déjà pratiqué la musique ou le théâtre en amateur 76 77 . ROCHE, Marc. Twitter au secours du Royal Opera House. Le Monde, 15 août 2009, n° 20079, p. 16 Entretien avec Hélène Sauvez, responsable du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) 78 32 78 Informations recueillies au cours du stage effectué au pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon Cousin Jeanne Leila Partie 2. Contexte On peut enfin noter que le rythme des ateliers et répétitions était fixé par chaque intervenant avec son groupe, afin de s’adapter au mieux aux dispositions et aux contraintes des participants. Le projet Kaléidoscope s’est donc construit dans un contexte plutôt défavorable qui a vu mettre en avant depuis les années soixante les limites des outils imaginés par l’action culturelle pour favoriser la démocratisation. Il est principalement le résultat d’une dynamique interne due à la personnalité du directeur de l’institution et à l’équipe du pôle de développement culturel. Ce projet a été largement salué par la DRAC et les collectivités territoriales ; à Lyon, il entre dans le cadre de la Charte de coopération culturelle de la ville et du Contrat urbain de cohésion sociale. Il a en outre reçu le soutien de la Fondation d’entreprise la Poste, mécène principal du projet, qui a choisi d’apporter des financements au titre de son engagement en faveur des actions rendant accessible au plus grand nombre l’écriture dans toute ses formes. Il a enfin bénéficié de financements émanant de l’État, de l’Europe et de la ville de Vénissieux. Le budget total de l’action a atteint 600 000 euros 79 . Ayant pris la mesure de ce contexte, nous pouvons dès lors nous attacher à étudier les différentes hypothèses que nous avons soulevées afin de vérifier si le projet Kaléidoscope a, ou non, réussi son pari d’ouverture et de démocratisation. 79 Source : pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon Cousin Jeanne Leila 33 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Partie 3. Faire découvrir l’opéra autrement La particularité du projet Kaléidoscope résidait dans sa double proposition à la fois d’une pratique amateur de création et d’une découverte du fonctionnement de l’opéra à travers des visites et des invitations aux générales de spectacles par exemple. Sur ces questions, les propos de personnes ayant été impliquées – participants, intervenants artistiques, responsables de structure relais dans les quartiers et coordinateurs – sont en mesure de nous éclairer sur la perception du projet et sur la manière dont il a influé ou non sur les représentations des participants qui, nous allons le voir, correspondaient pour la plupart à celles d’une institution élitiste consacrée à un art qui ne les concernait pas. Chapitre 1. Le regard sur l’institution 1.1. Une institution engagée qui inspire la reconnaissance Un outil pour découvrir l’art lyrique et vaincre ses craintes La question du regard porté sur l’institution est difficile à appréhender par le biais d’un entretien : comment mesurer et constater si le regard des participants sur l’opéra a changé après le projet Kaléidoscope ? Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, il nous semble important de commencer par souligner le fait qu’aucun des participants interrogés n’avaient franchi les portes de l’Opéra de Lyon avant le projet Kaléidoscope, et cela même pour les habitants des Pentes de la Croix Rousse, dont la proximité géographique est pourtant indéniable. Ainsi, sur sept participants interrogés, quatre déclarent explicitement qu’ils considéraient jusqu’à présent l’opéra comme ne leur étant pas destiné. Les propos er de Chérif, habitant du 1 arrondissement appartenant à un groupe du projet Kaléidoscope, sont révélateurs d’une prise de conscience consécutive au projet : « Moi-même, j’ai remercié l’opéra parce qu’au départ, j’avais une certaine image de l’opéra : au départ, on se dit dans la tête qu’il n’y a qu’une seule catégorie de personnes qui peut accéder à l’opéra alors que c’est totalement faux. En fait, l’opéra est accessible à tout le monde, mais faut-il bien évidemment venir y 80 assister. » De la même manière, Danielle, retraitée des Télécoms habitant Vénissieux et participant au projet, a fait le rapprochement entre sa participation au projet Kaléidoscope et la découverte de l’univers de l’opéra par sa mère, détentrice du Certificat d’études, emmenée à l’opéra par son mari qui possédait un niveau baccalauréat : 80 34 Entretien avec Chérif, participant du groupe Macadam (15/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 3. Faire découvrir l’opéra autrement « Un jour, il a voulu emmener sa femme mais elle ne voulait pas car elle pensait ne rien comprendre. Il a insisté pour qu’elle vienne voir et finalement elle a adoré. Ils n’ont pas arrêté d’y retourner. C’est pareil pour nous : on a peur de ne pas comprendre, on se dit #c’est pas pour nous#, surtout ici à Vénissieux où les gens n’ont pas le niveau scolaire et où beaucoup ont des origines étrangères car il y a le problème de la langue. Ils se disent que ce n’est pas pour eux car ils ont peur. Mais c’est faux : quand on y va, ce n’est pas une question de compréhension. C’est bien que l’opéra vienne à eux car du coup, les gens osent y aller : ils se 81 familiarisent avec l’opéra par le biais du projet Kaléidoscope. » Même si les propos de notre interlocutrice trahissent déjà, par l’emploi de la troisième personne du pluriel notamment, un certain recul par rapport aux autres participants, ils sont néanmoins significatifs quant au sentiment général d’un engagement fort de la part de l’Opéra de Lyon pour aller chercher ces publics là où ils se trouvent. Reconnaissance des participants, surprise des partenaires L’opéra se voit ainsi affublé d’une étiquette d’institution engagée, au point qu’on est en mesure de relever dans les propos des participants une forme de reconnaissance à l’égard de l’institution 82 , qui a aussi été ressentie par les artistes intervenants. « De la reconnaissance, comme si on leur faisait un cadeau énorme et que # on remercie les institutions de penser à nous, qui nous permettent de rentrer dans cette antre ultra-impressionnante#. Oui, il y a un petit côté comme ça 83 d’admiration, de reconnaissance. C’est un peu gênant… » Cela montre bien que la démarche de l’Opéra de Lyon n’était pas perçue comme tout à fait conforme aux propositions traditionnelles des structures culturelles. Même Éric Jayat, pourtant relativement au fait de ces propositions en tant que président de l’association Axès libre 84 , nous a confié qu’il avait été surpris par la sincérité de la démarche : « Ça m’a semblé être un projet intéressant parce que l’opéra est un lieu emblématique et qu’il se donnait la volonté, et ça, ça a été très compliqué, d’aller directement en direction de ces publics-là #éloignés de la culture#, en passant par des relais mais ils faisaient cet effort-là. Et cet effort-là, moi j’ai senti dès le départ dans les discours d’Hélène #Sauvez# quand elle présentait le projet, que c’était quelque chose qui était non pas la résultante : on a signé une charte culturelle, on respecte, mais c’était vraiment de l’implication réelle, et on sentait vraiment ça. Moi, ça m’a un peu étonné au départ parce que j’avais l’habitude, j’étais passé par le MAC #Musée d’art contemporain#, les Célestins – je n’avais pas encore développé avec les Célestins – mais c’était vraiment la première fois que j’ai senti #oui, on fait attention à vous, venez avec nous. Vous êtes dans une 81 82 83 84 Entretien avec Danielle, participante du groupe Mélissa (02/04/09) Cf : Entretien avec Chérif cité page précédente Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) L’association Axès libre a pour but de favoriser la réinsertion de personnes sortant de prison ou confrontées à des difficultés sociales par le biais de la sensibilisation à l’art par la découverte des œuvres et la pratique. Cousin Jeanne Leila 35 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales catégorie, on vient vers vous et on se donne les moyens de le faire, à la fois en temps, en argent, mais aussi en envie#. Il y avait vraiment l’envie d’aller vers ces 85 publics-là et à l’époque, c’est ce qui m’a touché. » L’accueil reçu particulièrement salué De la même manière, trois participants se sont montrés étonnés de la chaleur de l’accueil reçu et du fait qu’on les prenait au sérieux en tant qu’amateurs : Danielle s’est dite fascinée par cet accueil, elle qui pensait que les techniciens « prendraient le truc à la rigolade » parce qu’ils étaient des « amateurs au ras des pâquerettes ». Au lieu de ça, ils ont été traités 86 « comme des rois » . Laïdia, une femme fréquentant les cours de français du centre Eugénie Cotton et ayant choisi d’intégrer le projet a quant à elle apprécié qu’on l’accueille en dépit de ses difficultés à s’exprimer : « Moi, j’aime bien les gens de l’opéra : ils sont très gentils. Chaque fois que je passais là-bas, il y avait beaucoup de respect. Je parle pas bien le français parce que je n’ai pas été à l’école et j’ai présenté comme je suis. » 87 Quant à Jean-Christophe, c’est en tant que manager qu’il a salué les efforts du pôle de développement culturel et des artistes pour mener à bien le projet : « J’ai trouvé une écoute chez Juliette #musicienne intervenante#, chez Vanessa, chez Stéphanie comme chez Hélène #coordinatrices du projet# qui était très intéressante. Parce que c’est vrai qu’ils auraient pu très bien, surtout les artistes, ils auraient pu nous prendre de haut, ils auraient eu de quoi #rires#, au contraire, ils ont toujours été à notre écoute et toujours à essayer d’arranger les choses, de trouver des solutions. (…) Je le vois de l’extérieur en tant que responsable, quand il faut mener des affaires comme ça, il y a du boulot et je les félicite ! Et puis en plus, elles restent accessibles, elles sont là, on essaye de communiquer 88 et je pense que ça se passe bien. » À travers ces propos, on est donc en mesure de constater une remise en cause par le projet Kaléidoscope des représentations des participants sur l’opéra en tant qu’institution dépositaire d’un art réservé à une élite, un changement d’image qui s’est accompagné d’une désacralisation de l’institution par la venue au spectacle. 1.2. La désacralisation d’un lieu réputé élitiste Jean Vilar l’avait bien compris pour le T.N.P. : la démocratisation d’une institution passe par sa désacralisation aux yeux du public populaire. Cela est d’autant plus vrai pour l’opéra qui véhicule encore beaucoup de phantasmes autour de la manière dont il faut s’y comporter, les vêtements que l’on doit porter… Ce n’est pas un hasard si la plaquette de la saison 2009-2010 comporte au sein de sa rubrique Informations pratiques une page intitulée « C’est ma première fois à l’Opéra de Lyon » et dans laquelle on peut lire deux paragraphes particulièrement significatifs : 85 86 87 88 36 Entretien avec Éric Jayat, président de l’association Axès libre (10/04/09) Entretien avec Danielle, participante du groupe Mélissa (02/04/09) Entretien avec Laïdia, participante du groupe Les étoiles du soleil (07/05/09) Entretien avec Jean-Christophe, participant du groupe Factors (24/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 3. Faire découvrir l’opéra autrement « Ce n’est pas pour moi : je serai mal à l’aise. Une seule visite à l’Opéra de Lyon vous convaincra du contraire. Ici, tous les publics sont au rendez-vous : étudiants, artisans, sportifs, secrétaires, enseignants, jeunes retraités… des quatre coins de la région ! Chic ou décontracté ? Je ne sais pas quoi me mettre ! Jeans ou robe longue, veste ou T-shirt, baskets ou escarpins… Il n’y a pas de règle, ce qui compte c’est d’être à l’aise et de se faire plaisir. C’est votre soirée 89 après tout ! » Aujourd’hui encore, bon nombre de personnes imaginent que pour venir à l’opéra, robes du soir et costumes chics sont de rigueur. En invitant les participants à venir assister à des spectacles et donc à se confronter au public et aux personnels de l’institution, le projet Kaléidoscope a permis de faire tomber un certain nombre de barrières et de donner une certaine aisance à des individus qui n’avaient pour la plupart jamais franchi les portes du bâtiment. Nous avons pu constater, lors de l’observation effectuée auprès de ces publics lorsqu’ils étaient invités, que tous semblent désormais être à l’aise – voire plus à l’aise qu’une partie 90 du public traditionnel – dans l’édifice pourtant impressionnant . Mais ce sont les propos des accompagnateurs – permanents au sein des structures locales – qui révèlent le mieux cette prise de confiance due aux venues successives. « Les premières sorties, ça a été : comment on s’habille ? Comment on s’habille pour aller à l’opéra ? Du coup, la première sortie que j’ai faite avec eux (…) j’y suis allé avec un jean à trous et un vieux sweet-shirt tout pourri et je suis rentré comme ça. Et on a fait le spectacle comme ça avec eux, et personne ne m’a regardé particulièrement. La fois d’après, c’était terminé. La première frayeur d’aller dans un lieu institutionnel aussi prestigieux avait été complètement brisée. Les fois d’après, j’ai fait attention à m’habiller plutôt pas mal… pas normal, plutôt un peu mieux… Et ils ont fait pareil parce que c’est aussi sympa : il y a une sortie, c’est le soir… Je leur ai dit que la dernière fois, c’était pour leur montrer que l’opéra c’est pour tout le monde, même si ce n’est pas forcément évident d’y accéder. Les gens peuvent même ne pas savoir comment y entrer au départ, avec ces trois portes #les portes-tambours qui donnent accès au bâtiment#. Ils y ont accédé maintenant par l’entrée, par l’entrée des artistes, ils connaissent le lieu beaucoup mieux que moi. Maintenant, je leur dit : #emmenez-moi !#. Ils s’y sentent à l’aise, il n’y a pas de problème. Ils savent, ils connaissent la salle, ils 91 savent où s’asseoir : #non, là haut, on ne va rien voir, mets toi au troisième.# » Ainsi, si tel est le cas pour tous, on ne peut que se féliciter de l’action du projet Kaléidoscope sur les rapports que les participants entretiennent avec le lieu et l’art opéra. On pourrait néanmoins légitimement s’interroger, à l’instar d’une des participantes, sur le fait que les participants n’ont été invités qu’à des générales de spectacles et non à des représentations 89 Plaquette 2009-2010 de l’Opéra national de Lyon p. 68 90 91 Observation réalisée tout au long de la saison à la faveur d’un emploi au sein de l’équipe d’accueil de l’Opéra de Lyon Entretien avec Éric Jayat, président de l’association Axès libre (10/04/09) Cousin Jeanne Leila 37 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales 92 tout public . Serait-ce dû à une volonté de ne pas bousculer le public traditionnel de l’institution en le confrontant à une catégorie de public inhabituelle et qui, parce qu’elle n’est pas familière de ce type de spectacles, peut parfois perturber quelque peu le déroulement traditionnel de la représentation – par des applaudissements entre les actes par exemple, les incidents plus importants ayant été extrêmement rares ? À cela, l’opéra répond que ce n’est que pour des raisons pratiques et économiques que la venue des participants, invités gratuitement, ne pouvait s’effectuer que pour les générales. En effet, les billets étant mis en vente au mois de mai pour la saison suivante, une grande partie des places sont déjà réservées lorsque se décident les invitations et la générale est la seule date à laquelle un nombre aussi important de places – entre 100 et 300 – est disponible. De plus, la distribution de places gratuites les soirs où le public traditionnel paye constituerait à la fois un manque à gagner très important et peut être aussi une indélicatesse vis-à-vis de spectateurs ayant des budgets limités mais faisant tout de même le choix de venir assister à la représentation. Nous sommes donc en mesure d’affirmer que le projet Kaléidoscope, grâce au sentiment d’engagement de l’institution qu’il véhicule et à l’opportunité donnée aux participants d’assister à des spectacles, a contribué à bouleverser les représentations des différents protagonistes du projet en rapprochant l’Opéra de Lyon des publics dont il était traditionnellement éloigné. Mais pour les mêmes raisons, il a aussi participé d’une diversification des pratiques culturelles des habitants impliqués, qui se qualifient désormais d’amateurs d’opéra et de ballet. Chapitre 2. La découverte par la pratique comme moyen de diversification des pratiques culturelles Emmanuel Pedler et Aurélien Djakouane, dans leur contribution à l’ouvrage d’Olivier Donnat et Paul Tolila, Le(s) Public(s) de la culture, émettent l’idée de l’existence de « phénomènes d’incitation ponctuelle » qui font qu’à un moment donné, des individus vont être amenés à une pratique. Il peut s’agir d’un parent, un ami ou parfois une institution, autant de 93 « prescripteurs » dont l’action va infléchir la « carrière de spectateur » de l’individu . Dans cette partie, nous allons nous attacher à montrer que le projet Kaléidoscope a constitué un phénomène de ce type en permettant une diversification des pratiques culturelles des participants. 2.1. Un spectacle accessible que les participants apprennent à décoder par rapport à leur propre pratique Grâce à la dimension « pratique amateur » du projet, les participants acquièrent certaines bases, certains codes relatifs à la représentation d’un opéra. Étant eux-mêmes impliqués dans une démarche de création, ils ont une idée un peu plus précise des difficultés et du 92 93 Entretien avec Roucailla, participante des groupes Baryton Cie et Tsunami (15/04/09) PEDLER, Emmanuel, DJAKOUANE, Aurélien. « Carrières de spectateurs au théâtre public et à l’opéra. Les modalités des transmissions culturelles en questions : des prescriptions incantatoires aux prescriptions opératoires » in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Ibid. Vol. 2. pp. 203-214 38 Cousin Jeanne Leila Partie 3. Faire découvrir l’opéra autrement travail nécessaire à la préparation d’une représentation. C’est ce que Bruno Colin appelle 94 « maîtriser de nouveaux langages » , des langages qui leur permettent de décoder et éventuellement d’apprécier davantage un spectacle professionnel, dans lequel ils retrouvent des éléments connus. Jean-Christophe déclare ainsi avoir mieux pris la mesure du travail de la voix dans le spectacle lyrique : « La plupart d’entre nous n’avaient jamais été à l’opéra, il faut être clair, on y a appris plein de choses. Le fait aussi de faire de la technique vocale avec Juliette #intervenante sur les étapes de mise en musique et de mise en scène#, ça nous 95 permet d’apprécier davantage et d’être un peu initiés à tout ce qui est vocal. » De la même manière, Abel, un jeune collégien qui a démarré le projet Kaléidoscope poussé par ses parents – mais qui a choisi de lui-même de s’impliquer dans le deuxième volet – met en avant sa découverte des rouages de la fabrication d’un spectacle : « Quand j’y pense, je me dis qu’il y a plein de choses auxquelles je pense maintenant, quand je fais la comparaison avec ce qu’il se passe. Par exemple, quand je vais voir des pièces professionnelles, je fais la comparaison : quand je 96 pense à ce que moi j’ai fait et à ce qu’ils font, ça doit être plus compliqué. » On peut donc émettre l’hypothèse qu’une telle démarche de découverte par la pratique amateur constituerait un bon moyen de sensibiliser les jeunes spectateurs au théâtre ou à l’art lyrique et de préparer des venues au spectacle qui, si elles sont accompagnées par des enseignants et anticipées par des lectures, constituent tout de même trop souvent un pari sur la bonne tenue des élèves. 2.2. Un regard aiguisé sur les œuvres et un développement des préférences À partir de cette première découverte facilitée par la pratique, les participants apprennent à savoir ce qu’ils aiment et aiguisent leur sens critique par rapport aux spectacles vus. Si certains auteurs ont mis en avant la difficulté des primospectateurs à faire un choix au sein d’une offre culturelle trop importante ou simplement trop impressionnante le projet Kaléidoscope aide à franchir cette barrière de la première fois. 97 , il semble que Au cours des entretiens, toutes les personnes interrogées ont à un moment ou à un autre émis une préférence pour tel ou tel spectacle vu, pour l’opéra plutôt que pour la danse, ou l’inverse, révélant ainsi que leurs goûts en matière de spectacles s’affinaient au fur et à mesure des représentations. Et cette forme d’apprentissage n’a pas échappé aux personnes « encadrant » le projet : « Dès le premier spectacle, elles #les femmes participant au projet avec le centre social Eugénie Cotton# ont été très critiques parce qu’il y avait deux propositions des ballets de l’Opéra et donc elles disaient : moi j’ai préféré le premier, j’arrivais 94 COLIN, Bruno. Ibid. p. 175 95 Entretien avec Jean-Christophe, participant du groupe Factors (24/04/09) 96 Entretien avec Abel, participant du groupe Dark Party (17/04/09) 97 DOUBLET, Gérard. « Opéra : nouveau public, nouvelles pratiques » in DONNAT, Olivier, TOLILA, Paul. Ibid. Vol. 2. p. 220 Cousin Jeanne Leila 39 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales mieux à comprendre, mais alors le deuxième, j’ai rien compris du tout… Mais 98 elles étaient vraiment ouvertes. » « Ils ont vu de la danse, des opéras très pointus pour certains (…) Maintenant, c’est rigolo parce que j’étais samedi à l’école de musique parce qu’on avait ouvert un nombre assez conséquent de places pour Giselle et il y a une dame qui m’a dit : #Moi, je n’ai pas répondu parce que le ballet, ça m’intéresse moins#. Donc ils commencent à devenir un peu spécialistes, à choisir. Après, nous, notre tâche est peut être accomplie parce 99 qu’on s’aperçoit qu’ils ont un œil plus éclairé qu’au début. » On peut donc y voir une sorte d’apprentissage puisque les participants ont, grâce au projet, apprivoisé l’art lyrique ou la danse, pour commencer à se créer leurs propres repères de goûts au sein de disciplines auxquels la plupart pensaient ne pas avoir accès. 2.2. Un profil qui gagne en dissonances grâce à l’action de l’institution culturelle Le constat qui peut être fait à partir des entretiens réalisés est sans appel : tous ont apprécié ce qu’ils ont vu – ils ont parfois mieux ou moins aimé certains spectacles mais aucun n’a délibérément choisi de ne plus répondre aux invitations de l’opéra parce que le spectacle précédent l’avait déçu. Tous se montraient à chaque fois curieux de découvrir les œuvres. Cela semble aller dans le sens d’Emmanuel Pedler pour qui l’opéra est un art susceptible d’être apprécié par une population très large, mais c’est d’autant plus surprenant pour la danse contemporaine, qui est un langage artistique particulièrement ardu. Ainsi, on peut s’étonner que des femmes fréquentant le centre social Eugénie Cotton à Vénissieux soient allées puis retournées à des spectacles de danse contemporaine. Certes, l’ouverture d’esprit de Laïdia – qui n’aime pas rester enfermée chez elle et préfère aller se promener dans le quartier et rencontrer des gens, qui est en outre toujours volontaire pour parler aux 100 journalistes – laisse penser qu’une telle démarche aurait probablement été plus difficile à mettre en œuvre auprès de personnes moins ouvertes. Mais la coordinatrice de l’action au centre social souligne tout de même l’exploit accompli : « On prend des risques des fois… C’est vrai qu’une fois on s’était dit qu’après avoir vu un ballet de danse contemporaine, on pouvait aller voir ce qu’on veut ! Mais quelque part, c’était pas plus mal que ça commence par ça et c’est vrai que 101 ces personnes-là, elles ont beaucoup apprécié. » 98 Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) 99 Entretien avec Stéphanie Petiteau, responsable adjointe du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) 100 101 Entretien avec Laïdia, participante du groupe Les étoiles du soleil (07/05/09) Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) 40 Cousin Jeanne Leila Partie 3. Faire découvrir l’opéra autrement Quant au groupe de facteurs de Vénissieux, ils ont désormais pris l’habitude de sortir de temps en temps entre collègues, Jean-Christophe allant même jusqu’à prendre l’initiative d’aller voir d’autres spectacles dans d’autres structures : « J’ai été voir aussi – ça n’a rien à voir avec l’opéra – mais j’ai été voir aussi Béjart qui est passé il n’y a pas longtemps. En fait, ça m’a donné envie de voir des choses que je n’avais pas l’habitude de voir avant. Et ça a déclenché aussi je pense chez d’autres personnes cette envie-là, et nous, quand on est invités par 102 l’opéra, c’est toujours une fête. » 103 Il semble donc bien que, selon la formule consacrée par Bernard Lahire , le profil des individus ayant participé au projet Kaléidoscope ait « gagné en dissonances » : alors qu’ils n’avaient jamais franchi les portes de l’opéra, après avoir considéré que « ce n’était pas leur monde » ou qu’ils « n’y avaient pas été initiés » de danse ou d’art lyrique. 104 , tous apprécient désormais les soirées Chapitre 3. Des freins matériels qui persistent Néanmoins, en dépit de la diversification des pratiques constatée au cours des entretiens, on ne peut pas minimiser l’effet d’une invitation gratuite pour une sortie en groupe qui est encore souvent coordonnée – en tous cas pour les personnes les plus éloignées géographiquement et socialement – par les animateurs locaux. À Axès libre ou au centre social Eugénie Cotton, les structures constituent encore aujourd’hui le relais du pôle de développement culturel pour toutes les propositions visant à inviter les participants du projet Kaléidoscope ; une relation personnalisée ne s’est pas encore instituée et parmi les personnes rencontrées, aucune n’a pris seule l’initiative de venir à l’opéra par le circuit « normal ». Si certains se disent prêts à revenir par eux-mêmes, à l’image de Danielle ou de JeanChristophe qui aimeraient prendre eux-mêmes une place pour aller voir un spectacle qu’ils auraient choisi – « ce serait la moindre des choses après ce que l’opéra nous a donné » 105 – mais qui ne l’ont pas encore fait, faute de temps, d’autres mettent en avant l’aspect financier et l’éloignement géographique qui constituent toujours des freins. En outre, il est nécessaire de tenir compte du fait que, de par leur situation, les deux personnes citées ne sont probablement pas parmi les plus éloignées de l’accès à la culture 106 . « L’opéra, c’est chouette, c’est vraiment autre chose de voir un spectacle comme cela, c’est vraiment grandiose. C’est ce qui fait que j’aime bien, parce qu’il y 102 103 104 Entretien avec Jean-Christophe, participant du groupe Factors (24/04/09) LAHIRE, Bernard. Ibid. Entretien avec Jean-Christophe, idem 105 106 Entretien avec Danielle, participante du groupe Mélissa (02/04/09) Danielle joue de la clarinette et chante dans une chorale ; Jean-Christophe a déclaré écouter de la musique et en particulier du jazz. Cousin Jeanne Leila 41 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales a tout : le chant, la danse… Mais pourquoi est-ce que c’est aussi cher ? Je prendrais bien un abonnement pour voir tous les spectacles de danse et d’opéra 107 si ce n’était pas aussi cher. C’est une question de prix. » De la même manière, il est aisé d’extrapoler les propos tenus par Marie-Hélène Mathurin à propos des difficultés rencontrées pour mettre en place les sorties à l’opéra, et qui ne pourraient qu’être plus importantes si ces sorties n’étaient plus organisées par le centre social : « Quand c’est le vendredi, c’est même pas la peine parce qu’il y a toute l’organisation familiale : les grands qui rentrent, le mari parfois qui est en déplacement et qui rentre. Donc ce n’est pas qu’elles ne peuvent pas y aller, qu’elles ont une interdiction formelle mais elles ne peuvent pas par rapport à l’organisation familiale. (…) Et il faut vraiment organiser le retour, parce que revenir aux Minguettes tard le soir, ça ne s’improvise pas. Il faut leur garantir qu’on les ramènera bien devant la maison ou en tous cas qu’il y aura un transport 108 prévu. » Il semble donc nécessaire de relativiser l’idée d’une diversification des pratiques culturelles qui reste tributaire de freins matériels comme le prix d’une place d’opéra ou l’éloignement géographique des individus. Il serait donc erroné d’affirmer que le projet Kaléidoscope est générateur de nouveaux publics car en dehors de la participation aux ateliers et des invitations qu’ils reçoivent, l’opéra reste éloigné des préoccupations et des habitudes des participants. En outre, il est nécessaire de faire une différence entre les participants les plus fragiles, les plus éloignés géographiquement et socialement de l’opéra et ceux qui, plus intégrés, habitant par exemple les Pentes de la Croix Rousse, y retourneront peut être à la faveur d’un ballet ou d’un opéra familier. Olivier Donnat déjà l’avait souligné dans son étude et les professionnels du spectacle vivant le constatent tous les jours : l’augmentation des pratiques amateurs, constatée par ailleurs au cours des dix dernières années, n’entraîne pas mécaniquement une hausse de la fréquentation des spectacles professionnels. 109 On peut donc conclure que le projet Kaléidoscope, comme d’autres projets d’action culturelle construits sur le diptyque pratique amateur/venue accompagnée au spectacle, contribue à une diversification relative des pratiques culturelles des participants : leur profil gagne en dissonance grâce à l’appropriation symbolique d’un bien de culture légitime réputé élitiste mais les barrières liées à son appropriation matérielle persistent. 107 Entretien avec Roucailla, participante des groupes Baryton Cie et Tsunami (15/04/09) 108 Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) 109 42 DONNAT, Olivier. Ibid. pp. 279-280 Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs La notion d’ « impact social » n’est pas quantifiable : quels outils pourrait-on utiliser pour mesurer les bienfaits d’un projet d’action culturelle au plan social ? Il ne s’agit ici ni de recul du taux de chômage, ni de baisse des interventions policières dans les quartiers difficiles et pourtant, bon nombre d’acteurs s’accordent à dire que les retombées sociales de ces actions sont indéniables. Pour tenter de contourner cette difficulté méthodologique, nous avons cherché à mettre en évidence les changements constatés par les acteurs du projet sur différents sujets qui nous semblaient se rapporter à une problématique sociale au sens large du terme : rapport aux autres, rapport à soi et rapport à l’environnement. Dans cette partie, nous effectuerons des rapprochements réguliers avec l’étude menée par Bruno Colin 110 à propos des Projets culturels de quartier – programme d’établissement d’une vingtaine de projets culturels dans des quartiers dits difficiles mené alors que Philippe Douste-Blazy était ministre de la Culture – étude qui semble être relativement exhaustive quant aux enjeux liés aux questions d’action culturelle. Lors d’un discours établissant un premier bilan des Projets culturels de quartier, le ministre de la Culture Philippe Douste-Blazy émettait des propos susceptibles de donner satisfaction à ceux qui avaient défendu l’action culturelle comme ayant une portée sociale significative : « Lorsqu’en avril 1996 j’ai lancé ce programme, je m’étais fixé pour objectif de démontrer que le domaine culturel est l’un des points forts de la lutte contre l’exclusion. (…) La lutte contre l’exclusion était l’objectif premier : les projets culturels de quartier ont démontré que l’intervention artistique permettait à des habitants de ces quartiers, jeunes et moins jeunes, d’acquérir des savoirfaire, mais aussi, une capacité à choisir, une confiance en eux qui leur donne le goût de développer leurs propres projets, culturels, sociaux, ou économiques. (…) Avec ce programme, nous sommes, croyez-le bien, dans un retournement de valeurs. Lorsqu’on a reconnu que des populations, des personnes, dites précarisées, sont dotées de compétences, lorsque l’on a compris que les individus, considérés a priori comme captifs de situations, sont capables également de développer des savoirs, la question se pose à nous, qui ne sommes ni exclus, ni précarisés, de la place que nous faisons à ces démarches, de la 111 légitimité que nous leur accordons. » 110 111 COLIN, Bruno. Ibid Philippe Douste-Blazy cité par COLIN, Bruno. Ibid. pp. 38-39 Cousin Jeanne Leila 43 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales À l’image de ces Projets culturels de quartier, on peut déceler dans les propos des différents protagonistes du projet Kaléidoscope les signes de la prise en charge de certains objectifs sociaux par cette action. Chapitre 1. Des changements vis-à-vis des autres 1.1. Rencontre et convivialité Le groupe comme espace de dialogue privilégié Le premier point important qui se dégage des entretiens avec les protagonistes du projet réside dans le bonheur et le plaisir qu’ils ont eu à se rencontrer, se retrouver pour répéter, aller à l’opéra et échanger. « C’est vrai que le projet Kaléidoscope demandait beaucoup de travail, beaucoup d’efforts au sein même du groupe, ce qui nous a permis de nous côtoyer entre nous, de partager des moments conviviaux avec le groupe, avec la formation du groupe et des liens amicaux se sont créés par la suite. Parce que bien évidemment quand on s’atèle à un groupe, c’est vrai que s’il n’y a pas un lien 112 amical, ça ne voudra strictement rien dire. » En outre, certains groupes avaient pris l’habitude de se retrouver, en dehors des horaires de répétition fixés avec l’intervenant, chez les uns ou les autres « pour goûter, pour discuter, 113 parfois aussi pour travailler en plus des séances normales » . Les sorties à l’opéra constituaient de plus de réels moments de convivialité puisque les groupes s’y rendaient pour la plupart ensemble, ce qui explique en partie leur engouement : Gérard Doublet a en effet souligné que la présence d’amis est la quatrième source de motivation citée par les spectateurs d’opéra pour expliquer leur venue : ils accordent une importance particulière aux discussions qui peuvent survenir après la représentation 114 . Néanmoins, une des intervenante a insisté sur la nécessité pour le groupe, qui existe pour un projet précis de création, de ne pas se transformer pas en « groupe de dialogue ». C’est parfois le risque encouru, en particulier pour les ateliers d’écriture et quand les 115 participants décident de choisir comme matériau de travail des récits de vie. Il est ainsi possible de créer un climat de confiance qui facilite les relations privilégiées et le dialogue mais l’intervenant et l’animateur issu de la structure doivent veiller à ce que la création reste l’objet principal des rencontres. L’art comme média pour la mise en place de relations privilégiées 112 113 114 Entretien avec Chérif, participant du groupe Macadam (15/04/09) Entretien avec Danielle, participante du groupe Mélissa (02/04/09) DOUBLET, Gérard. Ibid. p. 221 115 44 Entretien avec Francine Kahn, écrivaine intervenante (23/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs 116 L’apparition d’un espace de dialogue, déjà mise en avant par Bruno Colin semble donc bien exister au sein des groupes d’individus. Mais ces espaces de création devenant espaces de convivialité à la faveur des répétitions successives, le projet Kaléidoscope peut aussi dans certains cas être considéré comme média dans l’établissement de relations entre les cultures ou au sein d’une équipe professionnelle. À ce sujet, on peut rapporter ici les propos de deux participants : « Pour moi, je me sens bien intégrée, je suis bien dans ma peau, je vois du monde, donc un projet comme ça, ça ne change pas tant de choses pour moi. Mais c’est très important pour certaines personnes qui sont isolées, comme les jeunes de l’association de réinsertion : c’est génial pour eux ! #silence# Quoique, l’autre jour, dans le métro, j’étais assise à côté de quelqu’un manifestement maghrébin, il a commencé à me parler du changement d’heure et je lui ai répondu, on a discuté. Est-ce que j’aurais agis pareil si je n’avais pas été intégrée dans un projet long avec des personnes venant d’Afrique du Nord, je ne suis pas 117 sûre… » Cet aveu, alors même que notre interlocutrice venait de sous-entendre que le projet était peut être moins important pour elle sur le plan de l’ouverture aux autres que pour d’autres personnes plus « isolées », n’est pas anodin : pour une habitante de Vénissieux – certes, la petite maison dans laquelle elle nous a reçue est située relativement loin des Minguettes, mais le tramway qui passe a quelques mètres transporte chaque jour une grande partie de leurs habitants – le fait de se sentir peut-être un peu moins méfiante vis-à-vis des populations d’origine maghrébine ne peut aller que dans le sens de meilleurs rapports entre les différentes cultures. Pour Jean-Christophe, par ailleurs supérieur hiérarchique des autres participants du groupe Factors – qui rassemblait spécifiquement des personnels du centre de tri de Vénissieux – le projet Kaléidoscope a constitué un moyen unique de découvrir ses collègues sous un autre jour. Il revendique la mise en place de projets tels que celui-ci pour « souder les équipes » et créer des rapports différents au sein de l’entreprise : « C’est une chance inespérée pour nous de faire un spectacle, c’était inimaginable ! De faire ça en plus ensemble, non seulement au niveau personnel ça nous a enrichis, mais au niveau professionnel, moi en tant que manager, j’ai des liens que je n’aurais certainement pas tissés autrement qu’avec ce projet-là. (…) C’est une découverte des uns et des autres, c’est pour ça qu’on est parti làdessus et pour la Poste, je crois que c’est important d’avoir des projets comme ça, tout simplement pour souder ses équipes. On a besoin de ça, sinon, on n’a qu’un aspect hiérarchique qui rentre en ligne de compte et c’est dommage parce 118 que tous nos collègues ont une richesse intérieure qui est extraordinaire. » La présence de la création et du travail artistique comme média bouleverse les termes de la rencontre en mettant tout le monde sur un pied d’égalité. Nous terminerons en citant les propos de Marie-Hélène Mathurin à propos d’une expérience de création croisée, 116 COLIN, Bruno. Ibid. p.173 117 Entretien avec Danielle, participante du groupe Mélissa (02/04/09) 118 Entretien avec Jean-Christophe, participant du groupe Factors (24/04/09) Cousin Jeanne Leila 45 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales sur laquelle elle est longuement revenue au cours de l’entretien, entre des enfants des Minguettes et des étudiants de l’école de comédie de Saint-Étienne – un projet dont elle dit elle-même qu’elle ne s’y serait probablement pas risquée s’il n’y avait pas eu juste avant la réussite de Kaléidoscope : « L’action culturelle, c’est pas du luxe parce qu’il se vit des choses dans la rencontre de deux mondes différents. Si je reprend l’exemple du projet avec les enfants, il y a eu des jeunes de Saint-Étienne qui disaient : #C’est le choc culturel !# (…) parce que les gamins ramenaient dans la création leurs difficultés du quotidien, de façon inconsciente. (…) Et du coup, c’est vrai que c’était intéressant de voir ces petits à côté du grand en train de se raconter leur vie. Et je pense que s’il n’y avait pas eu comme média le théâtre, ça ne se serait peut-être pas fait, parce qu’ils ne se seraient jamais croisés dans la rue et ne se seraient 119 jamais adressé la parole. » Il s’agit là des propos d’une animatrice convaincue par l’utilité des projets d’action culturelle, mais les différentes expériences rapportées ne peuvent que nous conduire à conclure que ce type de projets contribue bien à créer des relations nouvelles entre les individus. 1.2. Reconnaissance et dignité Fierté d’avoir participé Bruno Colin évoque assez longuement la difficulté du traitement médiatique des actions en direction des populations des quartiers : comment trouver l’équilibre entre valorisation du projet et des réalisations des habitants, et mise en avant de la « misère du monde », qui déforme souvent la réalité à la recherche de spectaculaire. L’auteur le rappelle : ce sont bien les réalisations qu’il faut mettre en avant et l’écho médiatique est souvent source d’une certaine fierté qu’il faut entretenir 120 . Ainsi, les artistes et les responsables de structures locales ont tous mis en avant la fierté des participants du projet Kaléidoscope quant à leur réalisation. Fierté de Laïdia qui va raconter son expérience dans le journal, fierté des facteurs qu’on interpelle sur leur tournée pour les féliciter, fierté de tous ceux qui ont donné leurs spectacles une dernière fois dans leur maison de quartier ou leur centre social « juste pour le plaisir » 121 . « Mais moi, en tant que Lyonnais, le plus grand moment, c’est la descente… pour tout vous expliquer, on garait notre véhicule qui nous permettait de promener nos vélos à la Poste principale, place Antonin Poncet. On prenait nos vélos là et on remontait toute la rue de la République, quand même, pour un Lyonnais comme moi, je crois que ça a été le plus beau souvenir de ma vie en tant que Lyonnais c’est ça : c’est remonter à six en tenue de facteur la rue de la 119 Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) 120 COLIN, Bruno. Ibid. pp. 36-37 121 46 Entretien avec Danielle, participante du groupe Mélissa (02/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs République et d’être interpellé par les gens (…) J’ai eu un sentiment de fierté et 122 ça m’a fait aussi beaucoup plaisir d’être avec mes collègues comme ça. » Changement de regard de la part des proches Dans les propos de ceux qui encadrent, on distingue plutôt l’importance du changement de regard des proches qui, nous le verrons par la suite, est aussi lié à l’acquisition de compétences nouvelles ou à la mise en avant de capacités jusque-là cachées : « Au niveau de Kaléidoscope, ça a permis aux enfants, par rapport à leur maman, de voir ce qu’elles étaient capables de faire, qu’elles n’étaient pas ridicules, qu’elles étaient vraiment valorisées. Je pense que ça change aussi le regard des parents et ça peut aussi changer le regard de l’environnement, des voisines… On a eu des voisines qui sont descendues jusqu’à Lyon pour aller les voir. Je pense que ça change les choses au niveau des relations sociales simplement. C’est un média qui est intéressant pour ça parce qu’on ne fait pas du social, rien que du 123 social ! » La prise en compte d’une personnalité capable de participer à un projet artistique de grande envergure et qui semble s’épanouir en le faisant peut être fondamentale dans le cadre d’une démarche de réinsertion. Dans le cas des facteurs, Jean-Christophe revendique la mise en valeur de ses collègues qui ont, d’une certaine manière, prouvé qu’ils savaient faire autre chose que distribuer le courrier. Ils ont ainsi particulièrement apprécié les représentations sur la commune de Vénissieux qui ont rassemblé, parmi le public, certains de leurs clients. « C’était pas la même chaleur tout simplement parce qu’à Vénissieux, les gens ils voient les facteurs, d’ailleurs maintenant, quand mes collègues font la tournée, ils se sont fait chambrer, mais gentiment au contraire, parce qu’ils les ont vu sous un autre œil. D’ailleurs je pense même par rapport à ça, professionnellement parlant, ça a prouvé qu’on était capable de faire autre chose que notre simple métier, et pour les gens qui nous côtoient tous les jours, nos clients, et bien ils nous voient peut-être autrement, ça leur prouve qu’on sait bouger, qu’on sait 124 avancer aussi et ça c’est important. » Donner la parole à ceux qui l’ont trop peu En outre, la possibilité, pour des individus que Pierre Bourdieu aurait qualifié de socialement et culturellement dominés, de s’exprimer librement, par le biais de la création artistique, sur des sujets qui leur tiennent à cœur, est pour eux une occasion unique de changer leur regard sur eux-mêmes en apprenant à dire « je » ; cette « fonction d’information » est mise en avant par Jean Caune comme une des fonctions de la culture en action. Il s’agit d’une manière particulièrement positive de s’exprimer, qui ne passe pas par la confrontation ou le rapport de force. 122 Entretien avec Jean-Christophe, participant du groupe Factors (24/04/09) 123 Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) 124 Entretien avec Jean-Christophe, idem Cousin Jeanne Leila 47 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales « Plus les communications de masse tendent à faire circuler les informations dans un seul sens, du centre à la périphérie, plus la culture en action devrait pouvoir proposer des supports dans lesquels les groupes trouvent les moyens de rendre compte de leur situation. Les expressions artistiques peuvent contribuer, par leur efficacité spécifique, à dynamiser les réseaux par lesquels les 125 individus et les petites collectivités donnent leur point de vue sur la réalité. » Pour Francine Kahn, qui possède une longue expérience des interventions dans les quartiers, l’importance du « je » est capitale, en particulier pour des personnes que l’on imagine aisément « en marge » de la société et la démarche de l’écriture, qui constitue un moyen d’expression privilégié, parce que relativement accessible, est « au plan narcissique, super importante » 126 . « Il y a eu de leur part une très grande surprise de se dire d’abord on est reconnu, on existe, il n’y a pas d’a priori. Parce qu’il y avait vraiment des femmes qui étaient dans un état physique et moral extrêmement délabré, assez loin de l’insertion, avec des parcours, des histoires…(…) Ce genre de projets, c’est très important parce que ça leur donne confiance en eux-mêmes, ça leur donne une 127 dignité, ça leur permet de dire « je », c’est incroyable… » L’idée qui consiste à soutenir l’expression de populations « laissées à l’écart » pour « résister 128 aux phénomènes de l’exclusion » constituait déjà le fondement du théâtre dit « de l’opprimé » inventé par Augusto Boal au Brésil. On peut aussi y voir, à l’image de Pierre Heitz, un moyen de se rendre acteur de sa propre culture dans une société où tout est de plus en plus uniformisé et où les pratiques culturelles passent davantage par les médias – la télévision au premier plan – que par les rapports sociaux : « Quelqu’un qui s’exprime, quelqu’un qui est entendu, quelqu’un qui est reconnu pour ce qu’il fait, c’est une personne qui est un peu plus heureuse, un peu plus calme. (…) C’est primordial parce que c’est toute la différence entre être actif et être passif. Consommer de la culture ou être acteur de culture, c’est déjà différent. Consommer, et prendre les choses en main soi-même et dire #je fais moi-même les choses#, c’est complètement différent, c’est un autre regard sur 129 soi. » Néanmoins, on peut éventuellement se demander si la reconnaissance et l’expression de couches populaires peuvent être considérées comme la réalisation d’un objectif social, mais à l’heure où les tensions entre communautés se multiplient dans une logique de prise en compte et de reconnaissance des minorités, cela ne peut aller que dans le bon sens. Il n’est évidemment pas question de dire qu’à l’échelle d’un quartier, une action comme le projet Kaléidoscope est en mesure de pacifier les relations entre les habitants – si on prend pour exemple les Minguettes, le projet a rassemblé un peu plus d’une centaine de personnes, sur 125 126 127 128 129 48 CAUNE, Jean. Ibid. pp. 351-352 Entretien avec Francine Kahn, écrivaine intervenante (23/04/09) Entretien avec Francine Kahn, idem COLIN, Bruno. Ibid. p.147 Entretien avec Pierre Heitz, metteur en scène intervenant (07/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs une population totale de 25000 habitants des rapports entre certains d’entre eux. 130 – mais cela peut contribuer à une amélioration Chapitre 2. Des changements vis-à-vis de soi 2.1. Confiance en soi Le gain en confiance en soi, favorisé par l’expression orale et l’expérience de la scène, 131 est un argument récurrent des défenseurs de l’action culturelle . Le projet Kaléidoscope ne déroge pas à cette règle et c’est surtout dans les propos de ceux qui connaissaient les participants avant le projet et qui suivent leur parcours au quotidien que cette idée est la plus présente. On peut néanmoins citer les propos d’Abel, adolescent qui, sur scène, donnait l’impression d’un garçon plutôt extraverti, voire très sûr de lui, et qui, devant la caméra de la C.L.C. comme au cours de notre entretien, a affirmé que le projet Kaléidoscope l’avait « changé » : « Ça m’a aidé un peu à me dégager parce qu’avant, j’étais super timide. Deux ans avant, je n’aurais pas pu passer sur scène et dire mon texte. Maintenant, je suis plus débloqué. » 132 La réaction de sa mère, arrivée à la fin de l’entretien et semblant attachée à nous réaffirmer combien son fils avait été désinhibé par le projet Kaléidoscope, laisse supposer que l’adolescent a peut être été aidé dans l’établissement de ce constat. Peu importe : il semble bien que sa participation, qui, rappelons-le, a débuté sous la pression de ses parents, lui ait permis de gagner une certaine facilité d’expression qui n’est pas rare chez ceux qui pratiquent le théâtre en amateur. Cependant, s’il est relativement aisé d’admettre que la pratique du théâtre et du chant a pu donner confiance en lui à un adolescent de 13 ans, il est plus remarquable de constater les changements de comportement chez des individus parfois encore éloignés de la réinsertion, qui sont apparus consécutivement à leur participation au projet. On peut ainsi mentionner les adhérents de l’association Axès libre, issus de structures telles que les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, dont certains ont été transformés par le projet Kaléidoscope. « Il y a deux personnes sur Kaléidoscope qui se sont complètement désinhibées sur descendre dans le métro, prendre la rame et sortir du métro, c’était compliqué pour elles parce que le monde, le métro, parce que le bruit, on est en dessous, c’est fermé… Des personnes qui sont complètement agoraphobes et claustrophobes et qui prenaient le métro sans aucune difficulté après. Donc les gens, en avançant comme ça, sur un axe culturel, on s’aperçoit que ça leur permet aussi, à côté de l’ouverture aux autres, de rencontres, des discussions, 130 131 Entretien avec Emmanuel Coustère, directeur Culture et Fête à la mairie de Vénissieux (27/04/09) COLIN, Bruno. Ibid. p. 172 132 Abel dans Tous en scène 3 �DVD�. Lyon : C.L.C., 2008. 52 mn. Cousin Jeanne Leila 49 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales une prise de confiance. Et là, on a une jeune femme, elle était à Kaléidoscope l’année dernière et je l’ai retrouvée il n’y a pas longtemps sur une scène slam ! 133 C’est hallucinant ! » Dans cette logique, il est parfois nécessaire de veiller à ce que l’attrait du projet culturel ne prenne pas le dessus par rapport à une démarche globale de réinsertion et Éric Jayat a rapidement mis en garde contre le fait de faire de ces personnes des « super-cultureux » : l’art et la culture dans ce cas-là doivent rester un vecteur d’insertion. Autre population, autres avancées : dans le cas des femmes fréquentant le centre social Eugénie Cotton, c’est l’apprentissage du français qui a été facilité par la participation au projet Kaléidoscope. Certes, bien que le projet ait été proposé aux personnes de l’atelier d’alphabétisation, il n’a en aucun cas remplacé ces ateliers, mais il a pu jouer un rôle dans la prise de confiance des femmes face à la langue française dans laquelle elles avaient choisi d’écrire leur texte. Marie-Hélène Mathurin prend ainsi l’exemple d’une des participantes, qui devait régulièrement appeler le lycée de son fils et qui a peu à peu cessé de demander aux animatrices du centre de le faire à sa place car, auparavant, elle avait peur de ne pas maîtriser suffisamment le vocabulaire : « Et c’est vrai qu’à partir de la partie mise en musique, quand il y avait déjà eu des présentations publiques, elle avait pris plus d’assurance donc elle me disait : tu me fais juste le numéro et puis tu écoutes. » 134 Cette prise de confiance, mise en avant par ceux qui sont présents avant et après le projet, est un élément fondamental de la construction des identités des individus et de leur expression. 2.2. Sortir du quotidien Certains des acteurs ont aussi mis en évidence la possibilité offerte par un projet comme celui-là de sortir des préoccupations quotidiennes qui sont trop souvent celles des populations en insertion : recherche d’emploi, gestion du logement, difficultés financières, autant de problématiques dont il est agréable de pouvoir s’éloigner par la pratique artistique. C’est peut-être ce qu’a voulu dire Chérif en remerciant l’opéra de lui permettre de 135 s’investir sur une « activité noble », qui change de d’habitude ; ou encore ce que révèlent les propos de Roucailla sur le « souffle de culture » à apporter aux jeunes de quartiers : « Il faut leur donner un souffle de culture quelque part. Ces enfants qui n’ont rien à part les bêtises qu’on leur laisse faire, de temps en temps, il faut leur apporter un peu de souffle, surtout pour la jeunesse actuelle qui pousse dans des conditions horribles. L’école n’est plus ce qu’elle était, tout devient difficile pour eux, ils ont très peu le soutien des parents pour la plupart. Ça leur apporte 136 un petit plus, un souffle de culture. » 133 Entretien avec Éric Jayat, président de l’association Axès libre (10/04/09) 134 Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) 135 136 50 Entretien avec Chérif, participant du groupe Macadam (15/04/09) Entretien avec Roucailla, participante des groupes Baryton Cie et Tsunami (15/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs Ces propos étant ceux d’une femme qui a toujours habité les Minguettes mais qui a décidé de déménager car elle ne s’y sent plus chez elle, on peut considérer qu’ils traduisent simplement une exaspération quant aux jeunes du quartier qui « jouent au foot et font des bêtises », mais on peut aussi y voir la volonté de leur offrir la possibilité d’expérimenter autre chose par le biais d’un projet culturel. L’idée de projets sortant du quotidien est aussi défendue par Emmanuel Coustère qui, dans l’entretien qu’il nous a accordé, prône la réalisation d’actions déconnectées d’une logique purement utilitaire : « Il faut toujours alimenter la vie, la réflexion, la poésie, c’està-dire qu’il faut aussi sortir de l’utilitaire. (…) Au-delà de l’utilité, il y a aussi la question de la poésie, des propositions qui sont décalées par rapport à la vie quotidienne. C’est indispensable aussi. » 137 Certes, le terme de « poésie » et son opposition par exemple à l’ « utilité » du nouveau tramway, peuvent apparaître comme une justification hâtive et avouons-le quelque peu bancale, dans des quartiers où la nécessité matérielle est encore trop souvent présente. Néanmoins, si le directeur Culture et fête ne voit dans les projets d’action culturelle pas d’utilité directe, c’est précisément cet éloignement du quotidien qui, selon Stéphanie Petiteau, fait leur force et leur richesse : « Par la pratique culturelle, par l’engagement individuel autour de quelque chose qui n’est ni le travail, ni l’argent, on arrive à faire levier sur les populations… C’est pour ça qu’on est complémentaire des structures sociales de proximité et 138 que notre positionnement est juste. » Être utile sans en avoir l’air, cela semble être l’idée maîtresse de ces propos, et c’est aussi celle que défend une éducatrice impliquée sur un Projet d’action culturelle et citée par Bruno Colin : « Le contact avec l’artiste est de l’ordre du magique parce que l’artiste est mythifié et que ce n’est pas de l’ordre du quotidien mais de l’événement. Ce n’est pas banal. Je suis convaincue qu’une expérience artistique comme celle-là vaut la peine d’être vécue, et que les enfants qui ont participé à cette création ne seront plus vraiment tout à fait les mêmes. Mettre en jeu son vécu quotidien, c’est une façon de déjouer la réalité, de ne pas subir les difficultés de la réalité liées à 139 ces quartiers. » 2.3. Responsabilisation La question de la responsabilisation peut être abordée sur différents plans avec en premier lieu celle des participants par l’engagement pris d’aller au bout de l’aventure, d’assister aux ateliers pendant près de deux ans et de monter sur scène. Car si c’est justement le problème de cet engagement qui a conduit le pôle de développement culturel à revoir ses exigences et à proposer un engagement « à la carte » des groupes sur les étapes de création, la plupart des groupes ont néanmoins été au bout du projet et ont joué le jeu des répétitions, pourtant 137 138 Entretien avec Emmanuel Coustère, directeur Culture et Fête à la mairie de Vénissieux (27/04/09) Entretien avec Stéphanie Petiteau, responsable adjointe du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) 139 COLIN, Bruno. Ibid. p. 51 Cousin Jeanne Leila 51 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales très fréquentes – jusqu’à deux fois par semaine – à l’approche des dates de représentations 140 . Mais c’est probablement avec l’exemple d’Axès libre – compte tenu de la situation particulière des participants, qui faisaient sans doute partie des personnes les plus « en marge » impliquées dans le projet – que l’idée d’une responsabilisation est la plus forte. Pour Carole Jacques, qui a été leur artiste-intervenante tout au long du projet, il faut mettre au compte d’un véritable « amour du métier » leur prise de responsabilité par rapport à leur participation régulière, qui leur a en outre permis de lever certains freins, par exemple quant à la peur du métro. « Et avec les personnes qui sont restées jusqu’au bout, on a senti une aisance et un amour de ce métier… À la fin, ces personnes se sentaient vraiment artistes, c’était leur métier et ils allaient monter une troupe et ils allaient faire ça ! Et une conscience professionnelle absolument incroyable : quand il y en avait un qui était absent à une répétition, il se faisait lyncher par les autres ! #rires# Mais en attendant qu’il soit là pour se faire lyncher, chaque personne trouvait le moyen de se responsabiliser et trouvait le moyen de remplacer la partie des absents. Il y avait une prise en charge du projet, c’était vraiment une faute grave que de se tromper… parce que ceux qui ne venaient pas, souvent c’est parce qu’ils s’étaient trompés de métro, souvent c’était des petites erreurs comme ça, un peu 141 bêtes. » Pour certaines personnes qui n’ont par exemple pas d’emploi, le fait de retrouver un certain rythme en se rendant régulièrement à des ateliers, de participer à un véritable travail collectif de création peut permettre d’acquérir un certain nombre de repères et de « renouer avec le goût et le sens de l’effort » 142 . 2.4. Expression de la créativité et acquisition de compétences Le dernier point que nous évoquerons ici est probablement le plus tangible : celui de l’acquisition de compétences artistiques ou créatives. Dans le cas des participants, qui n’avaient pour la plupart jamais eu de pratique artistique, cette acquisition est à la fois flagrante – certains n’avaient jamais chanté ou suivi un rythme – et relative – aucun n’est devenu en l’espace de deux ans un comédien ou un chanteur hors pair. Tous les observateurs, et en particulier ceux qui ont été présents du début à la fin du projet, ont été surpris par l’ampleur des progrès réalisés par les participants. « Moi, ma surprise, c’est des gens que j’ai vus commencer très timidement, à se dire : non, je ne monterai pas sur scène, non, moi je ne suis pas capable, à commencer sur ces postulats-là, et que je vois maintenant sur la scène de l’Amphithéâtre s’éclater, partager. Je suis moi-même étonnée que mes propres stéréotypes soient partis en fumée. C’est des groupes pour lesquels je me disais : on part de loin… Et puis non, ils y arrivent, ils ont envie. C’est super 140 141 142 52 Données recueillies au cours du stage réalisé au pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) COLIN, Bruno. Ibid. p. 159 Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs 143 bien d’être étonné par ce qui se passe. » « Je suis assez content car je n’aurais pas pensé qu’on arrive là où on en est arrivé avec pas mal de groupes… Pareil : si on y arrive… on peut dire j’aime, j’aime pas mais après il faut voir d’où viennent les gens, d’où ils sont partis, des gens qui n’avaient souvent jamais rien fait de musique, de théâtre, parfois des milieux difficiles, loin des offres 144 culturelles et là, quand on voit ce qu’ils font, c’est quand même génial. » Si nous n’avions pas nous-même assisté aux représentations et suivi les six derniers mois du projet, nous aurions pu taxer ces propos au mieux d’exagération, au pire d’autosatisfaction. Mais les progrès effectués par les participants ont été réels : ils ont appris à suivre un rythme, à chanter ensemble, à imaginer une mélodie à partir de paroles aussi pour certains. Et cette acquisition est à mettre au crédit des artistes qui ont eux-mêmes mis à profit leurs techniques d’apprentissage – techniques qui, pour Jean Caune, sont propres à remplir la « fonction de créativité » de la culture en action 145 . « Avec Axès libre, on a travaillé un très long moment, peut être pendant quatre mois, sur la fabrication de matériau sonore, leur donner une aisance vocale, leur donner un peu de technique aussi, sans qu’ils s’en rendent compte, dans des jeux, en se baladant dans l’espace, en faisant les statues, en se mettant seul face à un groupe à raconter une histoire… plein de situations qui les ont mis à l’aise face à un public et prêts à lâcher les choses aussi. (…) acquérir les éléments qui vont te mettre à l’aise dans la discipline et après, une fois que tu as acquis les éléments – ça c’est dans le musical, le théâtral – mettre le sens : le sens du phrasé, la ponctuation. Et ensuite, te mettre sur scène et donner. Donc c’est 146 énorme tous les acquis qui vont s’ajouter, qui vont participer à la création. » On peut enfin mentionner le fait que le deuxième volet du projet Kaléidoscope mettra encore davantage l’accent sur la notion de compétence puisque les participants ont eu à choisir deux disciplines dans lesquelles ils souhaitent se perfectionner en vue du spectacle : gospel, chant choral, couture, technique vocale etc. Chapitre 3. Des changements vis-à-vis de l’environnement 3.1. Relation aux territoires La personne la plus à même d’évoquer les effets positifs qu’un projet tel que Kaléidoscope peut avoir sur la perception du territoire par les habitants est probablement Emmanuel 143 Stéphanie Petiteau dans Tous en scène 2 �Dvd�. Lyon : C.L.C., 2008. 52 mn. 144 Richard Dubelski dans Tous en scène 3. Ibid. 145 146 CAUNE, Jean. Ibid. p. 350 Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) Cousin Jeanne Leila 53 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Coustère, interlocuteur privilégié du pôle développement culturel dans le cadre du partenariat entre la ville de Vénissieux et l’Opéra de Lyon. Si Bruno Colin mentionnait l’image, positive ou négative, qui pouvait être donnée des 147 quartiers à travers la médiatisation d’un projet culturel , à l’échelle locale, il n’est pas forcément nécessaire de passer par les médias pour parler d’une action et ainsi valoriser le territoire qui l’accueille. « Je pense que de toute façon, la dynamique que ça apporte ponctuellement, dans tel ou tel quartier, à telle ou telle période de l’année, fait que ça fait circuler une sorte d’énergie qui n’est pas simplement au niveau du territoire de la commune. C’est quelque chose qui fait vivre la ville, qui fait vivre les habitants, et qui fait qu’ils se sentent exister, reconnus à travers les projets dont on peut parler, aussi bien au niveau du territoire et à l’extérieur, sur l’agglomération et c’est, je pense, une notion de valorisation du territoire et des habitants qui y 148 habitent. » Cela est d’autant plus vrai pour la ville de Vénissieux dont la participation a été la plus mise en avant au plan médiatique, probablement du fait de l’incongruité du partenariat qui unit une des communes les plus populaires de l’agglomération et l’institution lyrique. En outre, Monsieur Coustère admet que, même si le projet Kaléidoscope ne concerne qu’une petite partie des habitants de Vénissieux et surtout des Minguettes, le fait que le reste de la population en entende parler, par des voisins, des amis, au centre social – presque tous les groupes se sont produits au sein de la structure dans laquelle ils répétaient – ou dans les colonnes du journal local Expressions, qui a particulièrement bien relayé l’action, est déjà un gage de réussite. « L’impact, il n’est pas forcément direct en termes de consommation culturelle, il est indirect en termes de perception autre que les habitants peuvent avoir de leur quartier : il s’y passe des choses, aussi bien qu’il peut y avoir des œuvres d’art dans l’espace public, souvent on ne les voit plus, on ne les voit pas et pourtant elles sont là. Et quand pour les journées du patrimoine, on va faire une ballade contée en bus où on va emmener cinquante personnes parce qu’il n’y aura que cinquante personnes qui se seront présentées, ça ne sera pas grand chose mais il n’empêche qu’on se déplacera sur le territoire de la commune et on fera quelque chose d’inhabituel qui sera vu par 150, peut être 200 personnes sur le plateau #des Minguettes# ou ailleurs. Donc c’est ce côté décalé, inhabituel qui est source d’interrogations et à partir de là, on a une accroche, une amorce de 149 quelque chose. » Mais si le projet Kaléidoscope a eu un effet plutôt positif concernant la perception de territoires qui sont trop souvent catalogués comme peu accueillants, voire sensibles, l’Opéra de Lyon a aussi pu bénéficier d’une image positive portée par l’idéal d’ouverture. 147 COLIN, Bruno. Ibid. pp. 36-45 148 Entretien avec Emmanuel Coustère, directeur Culture et Fête à la mairie de Vénissieux (27/04/09) 149 Entretien avec Emmanuel Coustère, directeur Culture et Fête à la mairie de Vénissieux (27/04/09) 54 Cousin Jeanne Leila Partie 4. La question de l’impact social : un constat flagrant dans les propos des acteurs 3.2. Perception des institutions culturelles par le public Le choix de l’Opéra de Lyon de sortir de ses murs pour aller à la rencontre de publics qui n’en sont pas, et de persister dans la démarche en s’affichant dans les rues de Lyon et de Vénissieux comme établissement permettant à des amateurs de créer des spectacles dans des conditions professionnelles contribue aussi à transformer son image auprès de la population. Dans sa contribution à l’opus 4 de la série Culture publique, Jean Blaise mettait déjà en avant cette problématique du « sortir » : « Ce travail d’imprégnation est le seul aujourd’hui qui soit susceptible de sensibiliser, d’accoutumer… On sait très bien que ce n’est pas dans nos théâtres que cela se passe, même avec des politiques volontaristes telles que celles qu’on appliquait dans les années 1970… Je ne dis surtout pas qu’il faudrait supprimer ces lieux, mais si on a la prétention de #démocratiser#, il faut en sortir, aller sur l’espace public, qui est un espace complexe puisqu’il appartient à tout le monde. 150 #Nos# espaces culturels nous appartiennent. » Cette nécessité de sortir de l’espace traditionnel fermé a été bien comprise par l’Opéra – Pierre Heitz définissait lui aussi deux démarches à ce sujet : « montrer que ça existe dehors 151 puis venir à l’intérieur » . Mais le plus surprenant est que l’enjeu a aussi été perçu par les participants : les entretiens ont montré que certains se sentaient investis d’une mission pour aller changer l’image de l’opéra, puisque eux-mêmes avaient découvert qu’il s’agissait d’un art accessible : « C’est l’idée d’apporter aux autres, même si c’est à une infime partie, de leur montrer que l’opéra n’est pas un lieu fermé. Ça fait tilt dans la tête d’une personne. » 152 La jeune retraitée regrette que la pluie tombée le 7 juin 2008 ait obligé l’opéra à annuler les représentations en plein air, prévues sur le plateau des Minguettes et raconte avec fierté la répétition générale du défilé de la Biennale de la danse, que les bénévoles avaient réussi à faire passer entre les tours : « Des grands-mères qui ne pouvaient pas marcher voyaient le spectacle du trottoir, de leur balcon ; on était en costume, en générale, mais elles savaient que ça venait de leur ville. (…) Et quelques grands-mères ont incité leur petite fille à 153 venir parce qu’elles ont compris ce qu’on faisait. » Il semble donc bien que les participants soient animés d’une réelle envie d’investir leur territoire, tout en montrant que ce qu’ils ont fait dans le cadre d’un projet coordonné par une structure culturelle d’excellence est à la portée de chacun. Chacun des protagonistes est donc valorisé par son action : les structures culturelles et les équipements de proximité, les participants, ce qui valorise le territoire lui-même. À travers ces témoignages, on ne peut que constater les petites avancées auxquelles la participation à un projet d’action culturelle a contribué. Il n’est évidemment pas question 150 BLAISE, Jean. « Il faut aller dans l’espace public » in Culture publique opus 4 : La Culture en partage. Paris : Sens & Tonka, 2005. p. 153 151 152 153 Entretien avec Pierre Heitz, metteur en scène intervenant (07/04/09) Entretien avec Roucailla, participante des groupes Baryton Cie et Tsunami (15/04/09) Entretien avec Roucailla, idem Cousin Jeanne Leila 55 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales d’ériger ces projets en « remède miracle » de tous les maux de la société mais de reconnaître qu’ils ont la capacité de prendre en charge un certain nombre d’objectifs sociaux en termes d’établissement d’un dialogue entre les populations, de valorisation de l’image de soi – qui ne peut être que positive pour des personnes inscrites dans une démarche de réinsertion – par l’acquisition de compétences et la prise de confiance. Il s’agirait donc de moyens détournés de concourir à la réalisation d’objectifs sociaux. Pour conclure cette partie, nous mentionnerons ici quelques aspects mis en évidence par l’association Arts et Développement, qui a mené des ateliers dans des quartiers de 154 Marseille . Il s’en dégage l’idée que l’action culturelle permet le « mélange des âges », l’évitement des ségrégations et « le passage de la trace au langage », que l’on pourrait traduire par l’enrichissement de la communication entre les individus par l’apprivoisement du langage : « Pour un public accoutumé à l’accumulation des échecs économiques, sociaux, culturels ou affectifs, il y a là une offre d’accès au plaisir et à la liberté qui n’est pas entachée du danger de la note. » 155 Enfin, s’il ne constitue pas un « objectif social » au sens strict, le plaisir manifestement éprouvé sur scène par les participants – que nous avons pu observer – et la tristesse que toutes les personnes interrogées ont mentionnée au cours des entretiens à l’évocation de la fin du projet suffit à justifier l’existence de telles actions. Mais alors même que nous venons de conclure à la prise en charge d’objectifs sociaux par les projets d’action culturelle, nous allons voir que les propos recueillis révèlent de nouvelles attentes de ces populations visà-vis des artistes et des institutions culturelles. 154 155 56 Rapport cité par COLIN, Bruno. Ibid. p. 168 COLIN, Bruno. Ibid. p. 169 Cousin Jeanne Leila Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société Partie 5. Une nouvelle attente vis-àvis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société Chapitre 1. Les artistes et les institutions investis de nouvelles missions à visée sociale La prise de conscience croissante par les structures de proximité et les pouvoirs publics des effets positifs des projets d’action culturelle a pour conséquence que de plus en plus d’individus considèrent que l’investissement des établissements de production et de diffusion artistique auprès des individus éloignés de la culture fait partie de leur mission, en particulier lorsqu’ils sont subventionnés. L’idée que l’argent public soit utilisé pour le seul plaisir d’un petit nombre de personnes aux revenus le plus souvent confortables n’est plus acceptée par les tutelles institutionnelles des établissements et par les groupes d’individus qui sont tenus à l’écart. Cette tendance est largement présente dans les propos des protagonistes du projet Kaléidoscope. 1.1. Constat dans les propos des interrogés « N’importe quelle institution devrait pouvoir se rendre disponible à tout un chacun, montrer qu’elle existe pour tout le monde. Après, culturellement, les gens qui vont à l’opéra, c’est qu’il y a une culture de l’opéra ou dans leur famille ou dans leur milieu. Si tu n’es jamais allé à l’opéra, en effet, c’est peut-être à l’opéra de venir te chercher, ou des organismes comme Axès libre qui sont un genre de pont entre ces institutions, qui peuvent dire à ces personnes que c’est possible aussi, essayer de casser ces repères socioculturels. Mais ce n’est pas évident parce que c’est une institution imposante et qui peut faire peur aussi : l’opéra, tu sors ta fourrure, ton grand chapeau, si tu n’as pas de fourrure et de grand chapeau et que tu n’y connais rien, tu peux facilement te dévaloriser, te 156 dire que ce n’est pas pour toi. » Dans ces propos, on distingue clairement une attente vis-à-vis des institutions culturelles. Certes, cette attente n’est pas nouvelle et elle résulte – encore – de l’idéal de démocratisation qui était prôné par Malraux. Mais si Malraux comptait sur le simple contact avec l’œuvre d’art, et le choc qu’il entraîne, pour « convertir » les classes populaires à l’art, 156 Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) Cousin Jeanne Leila 57 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales on attend désormais des établissements culturels qu’ils développent des outils de médiation pour favoriser et préparer cette rencontre avec l’œuvre. À l’image de Marie-Hélène Mathurin et Éric Jayat, qui travaillent pourtant avec des fonctionnements différents et auprès de publics qui le sont aussi, les salariés ou les bénévoles investis sur le terrain sont particulièrement en demande d’actions de qualité proposées par les établissements culturels. Dans les maisons de quartier, centres sociaux, il s’agit de proposer des activités artistiques originales pour lesquelles les animateurs permanents n’ont pas les compétences (ateliers d’écriture, chorale, théâtre, voire, dans le cas de Kaléidoscope, création de spectacle) ; dans une association comme Axès libre, dont l’objectif principal est de prendre appui sur l’art et la culture dans une démarche de réinsertion, les besoins résident dans l’établissement de partenariats avec les structures culturelles et les artistes pour pouvoir emmener les adhérents au spectacle, tout en mettant en place des ateliers de pratique 157 . Néanmoins, un paradoxe se dégage des propos des participants : si certains se sont montrés surpris que ce soit l’Opéra, institution élitiste par excellence, qui ait entrepris une telle démarche, tous ont affirmé que l’ouverture faisait partie de la mission des institutions culturelles. Roucailla est même allée jusqu’à émettre le souhait qu’il y ait chaque saison une représentation gratuite pour que « les gens comme �elle�, dans le même état d’esprit, 158 qui sont intéressés, puissent y aller » . Mais la contradiction réside dans le fait que, comme nous l’avons évoqué précédemment, parallèlement à ce discours, tous se sont montrés reconnaissants vis-à-vis de l’Opéra. Il semble donc que la mission d’ouverture ait été intégrée comme une mission théorique et légitime des établissements culturels mais qui, dans les faits, n’est jamais mise en œuvre. Paradoxalement, on ne peut que constater, avec Bruno Colin, qu’on interroge d’ores et 159 déjà l’action culturelle sur des critères d’évaluation liés à l’impact social . Et de la même manière, c’est en tant qu’acteur de la société, agissant sur son territoire dans le domaine de compétences qui est le sien, que l’Opéra de Lyon se positionne dans ce domaine. Mais cette nouvelle mission ne peut être réalisée sans le concours des structures locales, maisons de quartier, centres sociaux, associations, qui sont historiquement les porteurs de l’action socioculturelle au plus proche de la population. 1.2. Conséquences de ces nouvelles missions sur les relations entre structures culturelles et structures sociales Les relations entre établissements culturels volontaires pour s’investir auprès de publics qui ne sont pas traditionnellement les leurs et les structures de proximité, qui ont historiquement assumé la charge de l’action socioculturelle dans les quartiers, ne sont pas toujours aisées à mettre en œuvre. En général, on peut y déceler un mélange de rivalité, de crainte, et de conscience que l’autre est un partenaire nécessaire. Dans la mesure où de plus en plus d’institutions culturelles s’engagent sur le terrain du travail en direction des publics des quartiers, il est nécessaire de redéfinir les missions de chacun, qui sont en réalité pleinement complémentaires. 157 158 159 58 Entretien avec Éric Jayat, président de l’association Axès libre (10/04/09) Entretien avec Roucailla, participante des groupes Baryton Cie et Tsunami (15/04/09) COLIN, Bruno. Ibid. pp. 28-29 Cousin Jeanne Leila Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société « Une intervention dans le champ social va presque toujours interférer avec les actes quotidiens de ces agents de la fonction publique territoriale ou du secteur associatif. Si elle est en capacité de faire renaître chez des habitants des motivations et offrir ainsi, aux stratégies d’éducation et de mise en œuvre de parcours d’insertion, des supports pédagogiques inédits dont l’exploitation conduit généralement à d’excellents résultats, elle peut également venir 160 bousculer les habitudes et faire surgir des conflits. » Une nécessaire co-construction des projets par les établissements culturels et les structures de proximité Dans le cadre de Kaléidoscope, c’est suite à la réaction des structures auxquelles elles étaient allées présenter le projet que les responsables du pôle de développement culturel ont décidé de modifier quelque peu son contenu, par la remise en cause de l’engagement sur deux ans, et par la prise en compte de la réelle volonté des structures de permettre aux participants du projet de voir des spectacles. « Elles #les structures de quartier# voulaient travailler avec l’Opéra mais c’est le projet qu’on leur proposait, c’est-à-dire qu’ils s’attendaient à ce qu’on ouvre gratuitement les portes. Ce qu’ils voulaient c’était avoir des générales, avoir des visites, ce qu’on avait déjà fait et ils avaient adoré mais ils pensaient qu’on n’allait leur demander que ça, consommer… Enfin, j’exagère un peu mais c’est l’idée générale. Et là, comme on leur demandait de pratiquer, la réticence était sur cette idée d’exigence : avec l’Opéra, on sait bien que ça va être différent, même intuitivement… Il y a quand même une image de marque qui fait que les gens s’attendent à quelque chose de vraiment difficile. Qualitativement on est exigeant donc il y a eu un mouvement de recul en disant que si on y va, on va nous demander d’en faire beaucoup, peut être même trop pour nous, donc on n’y 161 va pas. » Ces propos traduisent bien la nécessité pour les institutions de co-construire les projets avec les structures de proximité, ou au moins de les consulter pour savoir à quel type de public le proposer, quelles sont les difficultés qui peuvent être rencontrées, quelle fréquence d’ateliers est la plus judicieuse. En effet, ce sont les structures, par le biais des animateurs qu’elles emploient et qui sont quotidiennement auprès des personnes visées, qui connaissent le mieux les personnes, leurs attentes, leurs limites… Mais le projet Kaléidoscope est aussi la preuve que ces limites peuvent être dépassées puisque presque tous les groupes sont restés jusqu’au bout, un point sur lequel aucun animateur ne voulait s’engager. Un équilibre à trouver dans la relation artiste/animateur En outre, les relations entre l’artiste, un individu extérieur qui vient intervenir sur un temps limité et en général de manière relativement intense, et l’animateur, qui est présent avant, pendant et après le projet et qui connaît son public, sont aussi primordiales pour le bon déroulement de l’action. Ainsi, Francine Kahn explique l’abandon d’un groupe auprès 160 COLIN, Bruno. Ibid. p. 46 161 Entretien avec Hélène Sauvez, responsable du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) Cousin Jeanne Leila 59 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales duquel elle est intervenue par le manque de suivi et de volonté du représentant de la structure, tout comme elle met en avant l’investissement d’une autre animatrice dans la 162 réussite d’un groupe réunissant des femmes parlant à peine français . De la même manière, Carole Jacques a souligné à de nombreuses reprises au cours de l’entretien le « rôle d’intermédiaire, de cadre stabilisant » d’Éric Jayat, qui était présent à chacune des répétitions : « Ils permettent de donner une confiance aussi, ils ont un rôle d’accompagnement, de béquille, de soutien et de rappel aussi. (…) Et puis l’encouragement aussi, le fait qu’il y ait un regard extérieur qui les regarde travailler… Du coup, c’était un public qui était permanent. (…) Éric voyait les personnes évoluer au fur et à mesure, progresser et se sentir à l’aise, oser des choses de plus en plus, et ce regard extérieur a permis de donner la confiance à 163 ces gens. » À l’inverse, et parce qu’on entend souvent parler d’animateurs qui ne parviennent pas à se mettre en retrait, la présence de l’artiste est, pour Marie-Hélène Mathurin, justement un moment privilégié pour prendre du recul, favoriser l’intégration d’un nouveau référent, et cela est d’autant plus bénéfique pour un public d’enfants, que les animateurs habituels peuvent 164 parfois avoir tendance à « materner » . L’animateur doit ainsi assumer simplement un rôle de médiateur et de relais, par exemple pour la mise en place des séances de répétition. On le voit donc bien, un projet d’action culturelle ne peut aboutir que dans le cadre d’un double partenariat : entre l’institution culturelle et la structure de proximité pour le montage du projet, et entre l’artiste et l’animateur référant pour sa réalisation. Il faut donc que chacun trouve sa place et se sente reconnu dans sa fonction. Ce n’est en outre que dans ces conditions que l’action culturelle pourra remplir ses objectifs sociaux car le suivi par les animateurs habituels est primordial pour gérer et mettre à profit les retombées de ces projets. 1.3. Une communication interne au sein des institutions culturelles à développer La question de la perception par le personnel des structures culturelles nous a été suggérée par des discussions avec certains salariés de l’Opéra de Lyon au sujet de cette étude. Dans la mesure où se dessinaient des points de vue relativement partagés sur l’action, nous avons choisi d’interroger, de manière informelle et anonyme, quelques personnels de l’institution pour en savoir davantage. Il s’en dégage que le projet n’a pas été compris par tous et que si globalement, l’opinion générale est que l’« idée est bonne en soi », les méthodes employées n’ont pas forcément été les bonnes. On peut ainsi distinguer deux types de critiques : les critiques liées au manque d’information des spectateurs, et celles qui concernent le défaut d’implication des personnels en interne. Les premières ont été évoquées par deux de nos interlocuteurs qui 162 163 164 60 Entretien avec Francine Kahn, écrivaine intervenante (23/04/09) Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) Entretien avec Marie-Hélène Mathurin, responsable du secteur d’activités périscolaires au centre social Eugénie Cotton (16/03/09) Cousin Jeanne Leila Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société ont souligné que la plupart des spectateurs « ne savaient pas ce qu’ils voyaient » : ils croyaient voir des spectacles de l’Opéra de Lyon alors qu’ils étaient face à des amateurs dont la qualité des productions était très disparate. Le mot d’« amateurs » aurait ainsi dû apparaître de manière beaucoup plus claire sur les supports de communication – il y figurait pourtant en gros caractères. Une des personnes interrogées a même évoqué le caractère négatif du projet sur l’image de l’établissement, révélant ainsi un attachement certain à l’aura et à la réputation que l’institution doit à son excellence. Le deuxième pôle de critiques – le manque d’information et d’implication des personnels internes en amont de l’opération – s’explique par le rythme de travail général de l’ensemble des services : nos interlocuteurs nous ont ainsi confié que dans une structure où le personnel est « déjà débordé », Kaléidoscope est apparu comme « un projet de plus qu’il fallait mettre en œuvre ». Ce sentiment est probablement accentué par le soutien sans faille de la direction au pôle de développement culturel et au projet Kaléidoscope. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Hélène Sauvez s’est révélée consciente que 165 « les vrais critiques au sens négatif du terme ont été émises par l’interne » , un constat qu’elle explique par la nature des critères de jugement de ses collègues, liés à l’exigence artistique de l’institution, qui est pour un grand nombre d’entre eux accentuée par un attachement à l’excellence. D’après elle, « ils n’ont pas perçu, voire pas encore perçu, l’objectif social qui était absolument prépondérant ». De là à constater un déficit de communication interne qui a conduit à une implication insuffisante des personnels, il n’y a qu’un pas. Et pourtant, quelques minutes avant au cours de l’entretien, Stéphanie Petiteau avait mis en avant la curiosité des personnels de l’Opéra par rapport aux actions menées par le pôle, soulignant qu’ils étaient « de plus en plus 166 demandeurs d’être impliqués dans ces actions-là » . Il semble donc bien qu’il y ait encore quelques ajustements à effectuer à ce niveau, en particulier quand le service est appelé à travailler en transversalité avec les autres services dans des projets d’ouverture : « Non, la position du pôle de développement culturel n’est pas particulière, elle est la position de tous – et c’est comme ça que l’a voulue Serge Dorny : on est ici une tête de pont pour engager l’ensemble de la maison sur des actions à l’extérieur et aussi à entretenir des relations avec d’autres personnes. (…) Travailler en transversalité, entre les différents services, tout ça c’est des choses 167 que le reste du personnel n’a pas forcément l’habitude de faire. » Chapitre 2. La réapparition d’interrogations quant à l’autonomie des artistes et des institutions Avec la prise en compte croissante des apports possibles de l’action culturelle par les pouvoirs publics, on voit ressurgir, chez les artistes en particulier, des inquiétudes sur une éventuelle remise en cause de leur autonomie artistique par des obligations d’interventions 165 166 167 Entretien avec Hélène Sauvez, responsable du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) Entretien avec Stéphanie Petiteau, responsable adjointe du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) Entretien avec Hélène Sauvez, responsable du pôle de développement culturel de d’Opéra de Lyon (16/03/09) Cousin Jeanne Leila 61 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales pédagogiques en contrepartie de subventions à la création par exemple. Cela ouvre la voie à de nombreuses questions dont la première réside dans la capacité des artistes à être de bons intervenants et leur motivation à le faire. 2.1. La question de la motivation des artistes Un comédien, un musicien ou un danseur n’est pas un médiateur. Certains d’entre eux peuvent avoir des facilités naturelles dans le contact avec les jeunes ou avec des publics particuliers, mais ce n’est pas le cas de tous et la question de la motivation des artistes lorsqu’ils sont impliqués dans des démarches de développement culturel est aujourd’hui cruciale. « La quête d’une « bonne conscience » et d’une satisfaction morale d’un côté, la recherche pure et simple, là où ils se trouvent, de financements complémentaires permettant de prolonger une démarche personnelle de création de l’autre, se 168 rencontrent certainement. » Cette phrase est révélatrice d’un équilibre précaire entre volonté d’être acteur de la démocratisation en apportant un peu de son temps à des publics éloignés de l’offre culturelle traditionnelle et opportunité de bénéficier de financements sur ce type de projets, qui pourront éventuellement « déborder » sur la création. Francine Kahn, qui est une habituée des ateliers d’écriture dans les quartiers, n’hésite pas à avouer « tordre les projets pour rentrer dans les clous ». Pour elle, cela fait partie du jeu et la création artistique est irrémédiablement liée à l’argent : « Moi, j’ai travaillé sur des financements européens, autant vous dire que qu’est-ce que j’ai pu raconter comme conneries pour rentrer dans les clous ! Aussi sur l’écriture : parce qu’ils ont des critères, des items. » 169 S’il ne s’agit que de modifier quelques détails pour répondre aux critères de financements, le problème n’est pas crucial ; mais il pourrait le devenir si certains artistes se voyaient obligés, pour vivre de leur métier, de ne faire plus que de l’action culturelle pour laquelle ils pourraient bénéficier de financements et dont ils pourraient éventuellement en détourner une partie au bénéfice de leurs projets de création. En outre, susciter la créativité et l’invention chez des personnes qui n’en ont jamais fait l’expérience requiert sans aucun doute des techniques qui sont relativement éloignées de celles de la création traditionnelle, ou même de l’intervention auprès d’amateurs, dans le cadre de cours par exemple. Il s’agit là de l’image de l’artiste « accoucheur », une thématique qui est revenue dans les propos de chacun des artistes interrogés. « Dans cette démarche-là #celle des ateliers d’écriture#, moi je n’interviens pas par rapport à ma création personnelle ; c’est-à-dire que je fais des propositions pour faire émerger l’écriture, je propose des démarches qui sont différentes 170 en fonction du public. » « Je ne peux pas dire que je suis plus créative qu’eux : je lance des pistes, après, eux aussi ils lancent des pistes. C’est une sorte de boule de neige, c’est donner envie aux gens et qu’ils lâchent tous leurs pré-requis et toutes les choses qu’ils ont assimilées dans leur vie et qu’ils 168 169 170 62 COLIN, Bruno. Ibid. p. 140 Entretien avec Francine Kahn, écrivaine intervenante (23/04/09) Entretien avec Francine Kahn, écrivaine intervenante (23/04/09) Cousin Jeanne Leila Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société les réinvestissent. C’est faciliter le lâchage et être généreux. (…) Je suis une faciliteuse, j’essaye de donner les moyens aux gens de trouver leur créativité. 171 Mais je pense qu’on est tous autant créatifs dans ce genre de situation. » « Le travail du regard extérieur, c’est de mettre leurs idées en forme et toujours leur demander : comment vous voyez ça ? Après, nous on malaxe un peu et on fait ça un peu propre, mais sur la base de leurs propositions. Donc il y a un travail pour provoquer, exciter leur inspiration, faire émerger leur expression et après gérer un peu ça mais sans leur prendre. (…) Et là, on se rend compte qu’il y a de véritables dons qui se réveillent, des véritables savoirs faire, des vrais talents. » 172 Il est frappant de constater dans ces propos que ces trois artistes sont intimement convaincus que tout individu, quelle que soit sa proximité avec le milieu artistique, est capable de créer. Cela semble être une condition indispensable pour donner du sens à un projet d’action culturelle : comment un artiste pourrait-il créer un climat de confiance, un « milieu créateur » selon les termes de Pierre Heitz, si lui-même est sceptique quant à la possibilité pour son public d’être créatif ? Ainsi, tous les artistes impliqués dans le projet Kaléidoscope témoignent d’une envie particulière à travailler avec des publics traditionnellement éloignés de la culture : il peut s’agir d’un besoin de s’investir ressenti à un moment donné par des artistes lassés d’intervenir toujours auprès du même type de public ou de la réponse à une proposition qui semble avoir du sens. « Vanessa #chargée de mission sur le projet Kaléidoscope# m’a appelée le jour où je me suis dit bon là, il faut vraiment que je refasse du social etc. avec la musique. Parce que ça faisait dix ans que je bossais dans une école de musique avec un public assez privilégié et je me disais ces gamins, ils ont déjà tout, ces adultes ils ont déjà tout, ce que j’ai à donner, j’ai envie de le donner à des gens qui en ont besoin. Je ne vais pas dire que c’est indispensable mais donner des petits éléments de construction personnelle à des gens qui en ont peut-être plus 173 besoin. » C’est sans doute la question du sens donné à ces actions qui est la plus importante : un artiste ne peut pas s’investir sur un projet de développement culturel, et qui plus est le faire avec succès, s’il ne met pas du sens dans son intervention. Il semble donc bien que la réussite d’un projet d’action culturelle soit portée par la conviction d’un enrichissement mutuel qui met au même niveau artistes et participants. 2.2. Un nécessaire équilibre entre création et actions pédagogiques Tous les artistes le disent : la création personnelle nourrit l’intervention face à un public d’amateurs autant que l’inverse. La nécessité de pouvoir allier les deux constitue ainsi une revendication très forte des artistes interrogés, et, de manière plus surprenante, de leurs 171 Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) 172 Entretien avec Pierre Heitz, metteur en scène intervenant (07/04/09) 173 Entretien avec Carole Jacques, idem Cousin Jeanne Leila 63 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales partenaires dans les structures de proximité. À ce titre, les propos d’Éric Jayat résument à eux seuls la difficulté à trouver un équilibre : « Quand on travaille avec des artistes, une des premières choses que je leur dis c’est : vous n’êtes plus DRAC-DRAC, vous devenez un peu DRAC-politique de la ville. Et je leur explique ce que c’est que la politique de la ville, ce qui n’est pas forcément évident au premier abord : vous allez rentrer dans des fonctionnements qui sont attendus de la part de la structure, qui sont cadrés dans ce qu’on appelle un CUCS #Contrat urbain de cohésion sociale# et je leur explique ça. (…) Mais qu’il ne faut pas qu’ils oublient qu’avant tout ils sont artistes-artistes et que la politique de la ville, ce n’est pas un métier, c’est un artiste, avec ses compétences et son âme d’artiste, qui pendant un temps défini vient, avec toute l’envie qu’il peut avoir, développer en direction des publics que peut être il n’a pas l’habitude de toucher et engager quelque chose avec eux. (…) Mais une fois que l’atelier s’arrête ou que l’artiste a envie d’aller faire autre chose ailleurs, s’il décide de continuer politique de la ville on ne peut plus l’aider. Moi je er connais des artistes comme ça sur le 1 arrondissement qui sont politique de la 174 ville depuis quatre, cinq ans et ils ont perdu… Ils ne créent plus. » Sans aller jusqu’au fatalisme, il est important de mettre en évidence le risque d’une professionnalisation de certains artistes sur le secteur de la politique de la ville. Ce risque 175 est notamment dû à une baisse régulière des crédits culturels parallèlement à une augmentation des budgets en faveur de la lutte contre l’insécurité par exemple : les CUCS sont ainsi constitués d’un volet culturel qui permet à des artistes de bénéficier de subventions pour des actions spécifiques au titre de la cohésion sociale dans les quartiers 176 . Mais il ne faut pas oublier que l’artiste est avant tout un créateur ou un interprète et il perd cette qualification en perdant sa pratique personnelle. Certains artistes ont ainsi un avis très tranché sur la question : si la conjoncture ne leur permet plus de créer, de pratiquer, ils mettront fin à leur participation aux projets d’action culturelle car leur cœur de métier n’est pas là. 177 En outre, la séparation qui existe entre quelques grands créateurs, metteurs en scène ou comédiens de renom, qui n’ont nullement besoin de justifier les subventions qu’ils reçoivent par des projets d’ouverture, et les artistes « normaux » auprès desquels la demande de social se fait toujours plus pressante paraît de plus en plus insupportable. Certains vont même jusqu’à évoquer le piédestal duquel ces grands créateurs feraient bien de descendre pour aller se confronter à tous ceux qui ne vont pas voir leur travail. 174 175 176 Entretien avec Éric Jayat, président de l’association Axès libre (10/04/09) PÉRENNOU, Yves. « Les DRAC sous pression ». La Lettre du spectacle, 2 novembre 2007, n°194, p. 1-2 CUCS de l’agglomération lyonnaise disponible sur le site du système d’information géographique du secrétariat général du C.I.V. �page consultée le 05 août 2009�. <http://sig.ville.gouv.fr/Documents/CS8203> 177 Entretien avec Pierre Heitz, metteur en scène intervenant (07/04/09) 178 64 178 Entretien avec Pierre Heitz, idem Cousin Jeanne Leila Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société On pourrait donc suggérer que la règle soit la même pour tout le monde, mais il est nécessaire de s’interroger sur les « risques » liés à une éventuelle obligation d’implication dans un projet à visée sociale. 2.3. Les questions soulevées par une éventuelle obligation d’action à teneur socioculturelle Une remise en cause de l’autonomie des artistes Nous l’avons vu plus haut, tous les artistes ne se sentent pas capables et n’ont pas forcément la motivation pour s’impliquer dans des projets d’action culturelle et la nécessité de formation dans certains cas – par exemple pour des interventions auprès d’enfants présentant un handicap ou d’ateliers en milieu carcéral – complique encore davantage la question. Dans l’idéal, il faudrait donc que chacun décide de ses actions : que l’investissement dans ce secteur soit le résultat d’un véritable choix et que ceux qui ne souhaitent pas y prendre part se sentent libres de ne pas le faire. « Il faut une envie. Je pense que dans Kaléidoscope 1, il y a des artistes qui ont commencé le projet et qui ne se sont pas sentis de continuer, qui ont abandonné, qui sont plus à jouer en concert et à être sur scène plutôt que de transmettre. Tant mieux s’il y a des financements, qu’il y a des sous pour créer de beaux projets qui aient du sens, autant pour le résultat et la personne qui porte la technique ou la pratique qu’elle sache où elle va, pourquoi elle donne à ces personnes, qu’est ce qu’elle veut leur faire sortir et que ces personnes y trouvent 179 un sens dans la vie. » Néanmoins, le fait est que de plus en plus d’artistes se trouvent confrontés à une demande pressante d’agir là où cela semble nécessaire aux pouvoirs publics. Pierre Heitz s’est ainsi vu « proposer » le fait de réaliser un projet de création dans le cadre du festival Tout le monde dehors dans une zone sensible, alors qu’il aurait tout aussi bien pu le présenter ailleurs : « Tout de suite, on m’a dit : votre truc ça irait bien dans les zones sensibles, comme 180 ça on pourrait vous financer avec tel machin social » . Il est vrai que la baisse des crédits culturels peut conduire les organisateurs de manifestations à aller chercher des crédits dans d’autres secteurs en adaptant quelque peu les projets pour remplir les critères. « Je n’en suis pas encore tout à fait sûr, j’en parle avec des gens et ça demande à être confirmé mais il se pourrait – je marche sur des œufs – qu’il y ait comme un échange de bons procédés : #Vous êtes une compagnie, qu’est-ce que vous faites pour l’expression artistique et culturelle et sociale des gens ? OK, vous faites ça donc on va peut-être pouvoir penser à une subvention purement artistique pour vous.# Je ne sais pas mais c’est possible que ça soit un peu 181 comme ça dans l’avenir » Il s’agit là d’une crainte réelle des petites compagnies et des artistes : se voir soumis à une obligation d’action sociale pour justifier de subventions de fonctionnement, tout comme le 179 180 181 Entretien avec Carole Jacques, musicienne intervenante (17/04/09) Entretien avec Pierre Heitz, metteur en scène intervenant (07/04/09) Entretien avec Pierre Heitz, metteur en scène intervenant (07/04/09) Cousin Jeanne Leila 65 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales président de la République avait proposé, dans sa lettre de mission à la nouvelle ministre de 182 la Culture, une obligation de rentabilité pour les institutions culturelles subventionnées . Mais encore une fois, il est peu probable que cette obligation toucherait de la même manière tous les artistes, grands ou plus modestes, à renommée nationale voire internationale, ou anonymes. Néanmoins, si certains craignent un retour en arrière consécutif à la mise en place de critères de création – cette dernière étant irrémédiablement liée à l’argent, cela reviendrait à la réapparition d’une sorte de censure, remettant en cause l’existence même d’une partie de la création – d’autres, à l’image du chorégraphe Boris Charmatz, y voient la possibilité d’un renouvellement sans précédent de leurs pratiques : « Je suis toujours à deux doigts de penser, par exemple, que ce que l’on appelle la sensibilisation, série d’actions subies par les artistes pour remplir un peu les cahiers des charges auprès de collectivités territoriales en proie au doute, peut être LA création. Au lieu de produire des spectacles, et la sensibilisation qui va avec, on pourrait produire la sensibilisation en considérant que l’art est là, que, dans la confrontation avec ceux qui n’ont souvent rien demandé, il y a matière à fabriquer de l’art grand. Au lieu de diffuser les créations, on pourrait créer la 183 diffusion… C’est un projet en soi, un art en soi, à inventer. » Ces propos, particulièrement novateurs, peuvent bien sûr sembler exagérés, Charmatz dit d’ailleurs lui-même qu’il est « à deux doigts de penser », c’est donc que le raisonnement proposé est quelque peu extrême : il n’est pas question de remplacer la création traditionnelle par une sensibilisation qui serait elle-même objet de création. Néanmoins, il se dégage de ces propos une lucidité certaine : d’abord dans la définition donnée de la sensibilisation, qui est bel et bien trop souvent « subie » par les artistes et dans la qualification d’un public « qui n’a souvent rien demandé ». Ensuite, dans la proposition d’une réelle prise en compte de cette démarche dans le cadre de la création : il ne tient qu’à l’artiste de renverser la tendance en sa faveur en nourrissant sa propre création des actions auprès de ces publics, qui sont souvent extrêmement riches en échanges et en émotions. Utiliser l’action culturelle comme vitrine ? Quant au risque, évoqué par certains, de voir le social devenir la vitrine de certaines grandes institutions soucieuses de redorer leur image, Hélène Sauvez y a réagi de manière directe : « Je mets quiconque au défi de montrer que ça contribue à l’image de l’opéra aujourd’hui » 184 . Elle a tenu à souligner que le projet Kaléidoscope, bien que salué et aujourd’hui largement soutenu par les partenaires institutionnels de l’Opéra de Lyon, ne figurait pas au départ dans les attentes de ces derniers concernant les objectifs du pôle de développement culturel. Pour la responsable du service, il s’agit là d’un véritable « pari sur l’avenir », le directeur de l’institution étant convaincu que la demande des collectivités à cet égard sera de plus en plus forte, mais pour l’heure, la demande de résultat de la part des tutelles est encore davantage axée sur une évaluation quantitative concernant la fréquentation du jeune 182 Lettre de mission du Président de la République adressée à Mme Christine Albanel�en ligne�. Site de la Présidence de la République. �page consultée le 05 août 09�. < http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/ lettre_de_mission_du_president_de_la_republique_adressee_a_mme_christine_albanel_ministre_de_la_culture_et_de_la_communication.79213.htm 183 184 66 CHARMATZ, Boris. « Une adresse incertaine » in Culture publique opus 4 . Idem. p. 37 Entretien avec Hélène Sauvez, responsable du pôle de développement culturel de l’Opéra de Lyon (16/03/09) Cousin Jeanne Leila Partie 5. Une nouvelle attente vis-à-vis des artistes et des institutions culurelles : être engagés dans la société public. Alors opportunisme politique ou vision personnelle très forte et ancrée dans l’avenir, il n’y a probablement aucune réponse objective à cette question. Cousin Jeanne Leila 67 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Conclusion La question de l’efficacité des projets d’action culturelle fait l’objet d’un paradoxe constant : de plus en plus, les pouvoirs publics attendent des structures culturelles qu’elles mettent en œuvre des actions de ce type afin de justifier et légitimer les crédits accordés au secteur ; paradoxalement, aucun indicateur n’est en mesure de prouver et de quantifier l’efficacité de ces projets. En l’absence d’instruments d’évaluation, seuls les témoignages peuvent contribuer à l’établissement d’un bilan qualitatif de ces actions. Les différentes hypothèses relatives au projet Kaléidoscope que nous avons élaborées au début de cette étude semblent avoir été globalement confirmées par l’analyse des propos des différentes personnes interrogées : Concernant la prise en charge d’objectifs sociaux par ce type d’actions, il est indéniable que la participation à un projet de pratique artistique a des effets positifs sur les participants : la prise de confiance par l’expression orale et la mise en valeur des individus par l’acquisition de compétences spécifiques vont dans le sens d’une meilleure insertion dans la société et, plus globalement d’un « mieux être » au quotidien. L’utilisation de l’art comme média facilite l’établissement de relations entre les individus et participe ainsi d’une amélioration de la socialisation. Nous l’avons constaté : si le bouleversement des représentations des participants sur l’Opéra conduit à une diversification symbolique de leurs pratiques culturelles (ils apprécient l’opéra et ne le considèrent plus comme un art inaccessible), l’appropriation de la sortie à l’opéra au plan matériel est loin d’être réalisée. Une étude quantitative pourrait être pertinente pour comptabiliser le nombre de participants qui sont revenus à l’Opéra par le circuit normal suite à leur participation à Kaléidoscope ; selon Hélène Sauvez, il n’y en aurait aucun. En dépit du fait qu’un tel projet ne faisait pas partie des attentes des tutelles de l’Opéra de Lyon, il semble bien que la mission d’ouverture des institutions culturelles soit aujourd’hui prise en compte par les pouvoirs publics et l’idée d’une création artistique totalement déconnectée de son environnement social semble de moins en moins supportable. Ce constat fait surgir de nouvelles interrogations quant à l’autonomie des artistes et des institutions culturelles : celle-ci pourrait être remise en cause par une éventuelle obligation d’action dans ce domaine. Ainsi, le rôle joué par les institutions culturelles dépasse largement le cadre des pratiques artistiques des individus et de leur structuration : il touche à des domaines tels que la socialisation, la structuration des rapports entre les personnes, l’insertion. C’est pour cela que les pouvoirs publics et les professionnels du social s’emparent de ces questions. On pourrait tenter d’imaginer des outils d’évaluation quantitatifs de ces projets : combien d’individus retournent à l’Opéra après avoir participé, combien inscrivent leurs enfants à un cours de musique ? Mais il semble bien que l’enjeu ne soit pas là : il est plus diffus, moins direct. On pourrait en revanche comparer les résultats obtenus ici avec ceux d’une action à moindre budget et à plus court terme en se demandant si la variation de ces facteurs entraîne un changement dans l’efficacité des projets. 68 Cousin Jeanne Leila Conclusion Néanmoins, il nous semble indispensable de revenir sur la question du financement et de la légitimité de ces actions, alors même que nous venons de montrer qu’elles ne contribuent pas au renouvellement ou à l’élargissement du public des structures culturelles. Le financement en premier lieu : Hélène Sauvez nous l’a confié, les tutelles de l’Opéra de Lyon n’ont accordé aucun financement supplémentaire pour le projet Kaléidoscope, considérant que ce type d’actions est partie intégrante des missions de l’institution. La volonté d’inclure pleinement la médiation et le développement culturel dans les missions des théâtres, opéras et autres lieux de diffusion nous pousse à approuver cette conception. Pourtant, les interrogations sont nombreuses concernant les petites structures qui connaissent continuellement des difficultés financières : comment leur demander de rogner sur leur budget de fonctionnement pour financer des actions qui ne leur amèneront pas – ou presque – de public ? En outre, peut-on considérer comme légitime une action, qui, en dépit de son apparente réussite en termes de socialisation, d’ouverture des institutions, échoue dans son objectif principal : conduire les publics éloignés de l’offre culturelle à se mêler aux publics traditionnels lors des soirées de représentation ? Certes, la culture apparaît comme moins éloignée symboliquement mais dans les faits, une fois le projet achevé, elle redevient pour la plupart des individus une préoccupation secondaire, jusqu’à l’invitation à un nouveau projet. En dépit de nos convictions quant à la justesse de ces démarches, nous ne pouvons apporter à ces questions aucune réponse tangible, mais l’importance de l’expérience vécue et de ce que chacun en a tiré justifie à elle seule la poursuite de tels projets. Cousin Jeanne Leila 69 L'Opéra de lyon dans les quartiers Action culturelle et transformations sociales Bibliographie Ouvrages de sociologie BOURDIEU, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit, 1979. 670 p. Collection Le sens commun. BOURDIEU, Pierre, DARBEL, Alain. L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et e leur public – 2 édition augmentée. Paris : Éditions de Minuit, 1969. 256 p. Collection le sens commun. COULANGEON, Philippe. Sociologie des pratiques culturelles. Paris : La Découverte, 2005.123 p. Collection Repères ESQUENAZI, Jean-Pierre. Sociologie des publics. Paris : La Découverte, 2003. 123 p. Collection Repères FLEURY, Laurent. Sociologie de la culture et des pratiques culturelles. Paris : Armand Colin, 2008. 127 p. Collection 128 KAUFMANN, Jean-Claude. L’Entretien compréhensif. Paris : Armand Colin, 2005. 127 p. Collection 128 LAHIRE, Bernard. La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : La Découverte, 2004. 778 p. Collection Textes à l’appui PEDLER, Emmanuel. Entendre l’opéra. Une sociologie du théâtre lyrique. Paris : L’Harmattan, 2003. 187 p. Collection Logiques sociales Ouvrages et articles consacrés aux questions culturelles CAUNE, Jean. La Culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1992. 368 p. COLIN, Bruno. Action culturelle dans les quartiers. Enjeux, méthodes. Culture et proximité, Hors série, Octobre 1998. 219 p. Culture publique opus 4 : La Culture en partage. Paris : Sens & Tonka, 2005. 193 p. DE WARESQUIEL, Emmanuel. Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959. 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