L`impact de l`intégration européenne sur la transition et la

Transcription

L`impact de l`intégration européenne sur la transition et la
Yolaine Cultiaux
Octobre 1997
Contribution pour la journée d'études organisée par
le groupe de travail sur les relations internationales de l'AFSP
consacrée à l'état de la démocratie dans les Etats contemporains.
Paris, 17 octobre 1997
L'impact de l'intégration européenne
sur la transition et la consolidation de la démocratie en Espagne
Remarques préliminaires
Les transitions vers la démocratie en général et en Espagne en particulier ont
fait l'objet de nombreux travaux en Science Politique, notamment parce que les acteurs
et les analystes ont cherché à déterminer les similitudes et l'originalité de chaque
processus de démocratisation. La transition espagnole a pu apparaître à cet égard
comme un modèle au sens où elle fut à la fois unique et objet de mimétisme,
notamment en Amérique Latine. Malgré la constante fascination pour cette trajectoire
et l'effectivité de transferts d'ingénierie institutionnelle réalisés à l'intérieur d'un espace
culturel partiellement commun, il convient cependant de relativiser ce dernier aspect.
Il semble bien en effet que des traits propres à chaque pays, tels la culture et le rapport
de forces politiques, contribuent à faire de chaque évolution d'un régime vers la
démocratie un processus singulier. Entre "dissonances créatrices" et "innovation par le
bas"1, chaque Etat réalise une subtile alchimie qui tient compte des paramètres locaux
et des données/contraintes "externes". Chacun fonde ainsi sa propre légitimité sur une
formule politique2 originale.
Compte tenu de l'ampleur du sujet et de l'intérêt manifesté par le groupe de travail sur
les relations internationales pour le thème de la démocratisation, je cantonnerai et
définirai mon approche dans les termes suivants: quel est le poids de la variable
"externe" dans l'évolution politique d'un pays et plus précisément dans sa
1Pour
reprendre les termes du débat sur "l'importation de l'Etat" entre Bertrand BADIE et JeanFrançois BAYART. Cf. notamment L'Etat importé. L'occidentalisation de l'ordre politique, Paris,
Fayard, 1992, pour le premier et L'Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, pour le
second.
2Pour reprendre l'expression d'Olivier DABÈNE qui mit l'accent sur cette dimension en construisant, à
partir du cas costaricien, une problématique de la stabilité démocratique. Pour une étude centrée sur ce
cas, cf. La formule politique du Costa Rica, thèse de doctorat en science politique de l'Université des
Sciences Sociales de Grenoble (1987).
2
démocratisation? Cela ne constitue assurément pas une interrogation nouvelle3. Mon
objet est donc de participer à une réflexion commune à partir de l'analyse du cas
espagnol et de l'impact de la construction européenne, ce qui ne représente qu'un
aspect de cette variable. Cette expression vague et relativement conventionnelle
recouvre en fait une multitude d'éléments qu'il importe de déterminer et de hiérarchiser
pour progresser dans la compréhension de ces phénomènes. L'intérêt accordé à
l'impact de la construction européenne sur la démocratisation espagnole ne
s'arrête cependant pas là. Il permet au surplus de mettre à jour un paramètre
dont l'importance ne s'est limitée ni à la période de transition proprement dite ni
à l'Espagne. Outre le rôle que ce paramètre a pu et peu encore jouer dans ce pays
aujourd'hui, la mise en évidence de sa prégnance permet également d'expliquer
l'évolution politique d'autres pays européens. Plus généralement, il éclaire
l'évolution d'un mode de gouvernement qui ne repose plus sur des frontières bien
dessinées entre "l'interne" et "l'externe", entre ce qui relève du "national" et de
"l'international", le "communautaire" se confondant progressivement avec le
"domestique". On rejoint d'ailleurs ici le sujet de "l'européanisation des politiques
publiques"4 et la notion de "gouvernance polycentrée"5 qui font actuellement l'objet de
nombreux travaux dans notre discipline. On établit par ce biais une passerelle entre
des champs de recherche d'ordinaire séparés, à savoir l'analyse des changements
de régime -et plus particulièrement de la démocratisation- et celle des politiques
publiques.
En accordant une attention particulière à l'influence du processus d'intégration
européenne sur la démocratisation du régime politique espagnol, l'idée n'est
naturellement pas d'attribuer à un facteur unique ce qui relève en réalité d'une multicausalité. Il est à ce titre devenu un lieu commun de souligner que l'avènement de la
démocratie en Espagne est avant tout dû à l'effondrement du régime dictatorial.
Contrairement à d'autres pays où -à l'instar du Japon après la seconde guerre mondialel'implantation d'un régime démocratique de type occidental a été réalisée par une
intervention extérieure, parfois violente et impérative, l'instauration d'institutions
démocratiques relève beaucoup en Espagne de facteurs "internes". Parmi ceux-ci, on
3En
1985, Aristide R.ZOLBERG écrivait à ce propos: "Voici déjà un bout de temps qu'un certain
nombre de spécialistes des relations internationales font observer que la distinction traditionnelle
entre les relations internationales et la politique intérieure est aujourd'hui en voie de disparition, et
proclament que cette solution de continuité nécessite de nouveaux concepts tels que l'interdépendance
(CAPORASO, 1979), ou bien les relations transnationales (KEOHANE et NYE, 1972)". Cf.
ZOLBERG, A.R.: "L'influence des facteurs "externes" sur l'ordre politique interne" in GRAWITZ, M.,
LECA, J.: Traité de Science Politique, Paris, Presses Universitaires de France, tome I, p.571. Ce "défi
de l'interpénétration" qui remet en cause la primauté traditionnellement accordée au facteur en Science
Politique reste d'actualité, comme en témoigne le récent ouvrage d'Olivier DABÈNE qui explique les
vagues de changement de régime en Amérique Latine en ayant recours à un paradigme reformulé de
l'interdépendance. Cf. DABENE, O.: La région Amérique Latine. Interdépendance et changement
politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
4Cette thématique était au coeur du colloque "Politiques publiques en Europe" organisé par l'AFSP les
23 et 24 mars 1994 à Paris.
5Cette notion est apparue de manière récurrente lors du récent colloque "Politiques locales et
transformations de l'action publique en Europe" qui s'est tenu à Lyon les 25 et 26 septembre 1997 à
l'initiative de l'AFSP, du CERAT et du CERIEP.
3
peut relever l'importance fondamentale de l'extrême identification du régime à la
figure du dictateur et sa difficulté à se maintenir après la mort du général FRANCO en
novembre 1975. Avant cet épisode final, l'usure du pouvoir était d'autre part manifeste,
le Caudillo parvenant avec plus de difficultés à maîtriser un jeu dans lequel plusieurs
familles politiques s'affrontaient. Malgré une évolution réelle du régime qui empêche
d'appréhender le franquisme comme un tout intangible, le Généralissime n'a pas pu
renouveler efficacement les bases de sa légitimité. S'il a pu le croire un temps grâce au
fort développement économique réalisé à partir de la fin des années 50 et à l'ouverture
des frontières, c'est pour finalement constater que "libéraliser, c'est périr"6. De plus en
plus confronté à des générations n'ayant pas vécu la guerre civile et ne supportant plus
d'évoluer dans un carcan politique au lieu de profiter d'une société de consommation
alors en développement dans l'Europe des Trente Glorieuses, il apparaissait sans réelle
ressource politique. Affaibli par les conflits avec les étudiants, les ouvriers (c'est-à-dire
avec des acteurs apparus suite aux profondes transformations socio-économiques
induite par le franquisme même) et une opposition politique de plus en plus unie, le
régime dictatorial apparaissait bien chancelant. Et ce d'autant plus qu' ETA avait
assassiné en décembre 1973 l'amiral CARRERO BLANCO, l'un des seuls
"lieutenants" qui aurait peut-être pu prolonger l'existence de ce régime. Malgré la
conjonction de ces éléments, rien n'était pour autant acquis à la mort du dictateur. Les
Cortés (parlement) étaient majoritairement franquistes de par leur mode de désignation
et leur appartenance idéologique. FRANCO avait d'autre part pris le soin de choisir
son successeur en la personne du futur JUAN CARLOS I, après s'être enquis de son
éducation et de sa formation politique dès le plus jeune âge. Si le pays avait évolué sur
bien des plans, le système institutionnel semblait quant à lui bien verrouillé. Grâce au
procédé d'une négociation étendue à de larges pans de la société et à sa traduction sous
la forme de nombreux pactes politiques entre les acteurs du changement, la transition
politique s'est réalisée sans rupture, en substituant progressivement un type de légalité
et de légitimité à un autre. L'une des étapes importantes de cette "normalisation" réside
dans la rédaction puis l'approbation par référendum en décembre 1978 de la
constitution qui dessine les contours d'une démocratie fondée sur une monarchie
parlementaire et une redistribution territoriale du pouvoir plus connue sous le nom
d'"Etat des Autonomies".
Le poids de la variable européenne dans le processus espagnol de démocratisation
On le constate donc, les paramètres "internes" furent déterminants. Il serait par
conséquent erroné d'élaborer un modèle explicatif du processus de démocratisation en
faisant fi de cette dimension. Tel n'est d'ailleurs pas mon propos. L'objet de cette
contribution est de mettre l'accent sur l'influence d'une variable explicative
complémentaire qui relève davantage de "l'externe". Au sein de cette catégorie qui n'en
est pas vraiment une tant ses contours sont flous et changeants, j'ai choisi d'insister
particulièrement sur un point qui a peu retenu l'attention jusqu'ici et dont on peu
6D'après
l'expression de Guy HERMET in Les désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures
dans les années 90, Paris, Fayard, 1993, pp.83-94.
4
mesurer l'importance encore aujourd'hui. Qu'ils soient étrangers ou espagnols, acteurs
ou observateurs, tous s'accordent à répondre par l'affirmative à l'évocation de l'impact
de la construction européenne sur l'évolution politique de l'Espagne. Il serait cependant
plus difficile de définir la nature de cet impact et donc la relation entre une supposée
influence extérieure et le processus de démocratisation interne. Cette influence est
généralement et spontanément située au plan des valeurs politiques. Si l'Espagne est
devenue démocratique, c'est par souci ethique car la démocratie est le meilleur -ou le
moins mauvais- des régimes politiques. On ne peut sous-estimer cet argument car ce
serait nier la force de conviction d'un certain nombre de leaders, de militants, de
sympathisants ou tout simplement d'électeurs et de ressortissants espagnols qui ont
fondé leur action notamment sur l'exemple des pays voisins.
Il n'en demeure pas moins que l'Espagne a également été soumise à ce que l'on pourrait
appeler une contrainte démocratique. A partir du moment où elle souhaitait se hisser
parmi les grandes puissances de l'économie capitaliste et s'intégrer dans cette optique
au Marché Commun institué par le Traité de Rome en 1957, elle devait se convertir à
la norme politique des pays membres de la Communauté Economique Européenne. Or
celle-ci était la démocratie. Le poids de la variable européenne réside dans le fait que,
malgré la persistance de représentations marginales et négatives de ce processus
d'intégration unique dans l'histoire, un large consensus s'est établi sur sa nécessité. On
voyait en lui -et cette conception n'a fait que s'imposer davantage, au point de relever
aujourd'hui d'une forme de pensée unique- un levier majeur de développement puis un
contre-poids indispensable aux puissantes économies américaine et asiatique.
Ensemble, il s'agissait donc de forger les outils d'une croissance durable et de lutter
contre une concurrence économique de plus en plus âpre émanant de pôles eux-mêmes
bientôt engagés dans des processus d'intégration comparables. Renforcé par l'exemple
des pays fondateurs7 qui donnaient l'image d'un oasis de paix et de prospérité après le
second conflit mondial et en pleine guerre froide, ce raisonnement gagna jusqu'aux
élites les plus réfractaires à l'union. On pense notamment à l'Angleterre qui, après deux
demandes d'adhésion rejetées en 1962 et 1969 par le groupe des Six, parvint à rentrer
dans la CEE en 1972 aux côtés du Danemark et de l'Irlande.
1. Un essai de contextualisation: l'Espagne, entre repli et réalignement international
Pour bien saisir l'enjeu que représentait son intégration dans un espace
économique en progressive structuration, il importe d'insister en premier lieu sur la
situation internationale de l'Espagne dans les années 50.
La guerre hispano-américaine de 1898 et la perte consécutive des dernières colonies
dans les Caraïbes et l'Océan Pacifique sont traditionnellement présentées comme les
événements fondateurs de sa disparition relative de la scène internationale.
Symbolique, ce désastre ne confirme en réalité qu'une tendance manifeste depuis
l'indépendance des pays latino-américains au début du XIXème siècle. Au sein d'un
7Le
Benelux (Belgique, Hollande, Luxembourg), la France, l'Italie et la RFA signèrent en 1951 à Paris
le traité instituant la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier) qui, élargie à
l'ensemble des secteurs économiques, aboutit au Marché Commun six ans plus tard.
5
système en voie de globalisation à la suite de l'émergence de deux pays extraeuropéens -les Etats-Unis et le Japon- et dans la configuration dessinée par le Congrès
de Vienne, elle a perdu le statut de grande puissance qui était le sien depuis quelques
siècles. Sa neutralité lors du premier conflit mondial l'exclut d'emblée des négociations
pour le Traité de Versailles. Une nouvelle fois, elle ne prend donc aucune part à la
redéfinition de la carte européenne. Elle est cependant membre de la Société des
Nations, ce qui suscite le mécontentement des promoteurs d'une démocratie
républicaine: "(...) l'appartenance à la Société était critiquée par les adversaires de la
monarchie, pour le motif que l'Espagne était insuffisamment démocratique. Une
attitude qui rappelle à bien des égards l'opposition anti-franquiste à l'entrée de
l'Espagne à l'ONU dans les années 50 et dans la Communauté Européenne dans les
années 60 et 70"8. La création d'institutions internationales à vocation mondiale ou
régionale par les démocraties occidentales explique le fait que ces acteurs associent
modernisation, démocratisation et adhésion de l'Espagne à ces nouvelles entités. Cette
association s'imposera d'ailleurs avec une force croissante au point de devenir l'un des
éléments essentiels de la "culture politique de la Transition"9. Cet élément est
important parce qu'il permet de préciser ce que l'on entend par "contrainte
démocratique". Il ne s'agit assurément pas d'une pression unilatéralement exercée de
l'extérieur. Le comportement des Etats, en particulier de ceux réunis dans la CEE, fut à
l'évidence à son tour influencé par cette donnée. Il existe donc une interaction qui
confirme l'interpénétration de l'"externe" et de l'"interne".
Malgré l'établissement de la République en 1931, l'Espagne ne parvient pas à sortir
d'un isolement dont elle a essayé de s'extraire en adoptant une politique coloniale en
Afrique et de rapprochement avec ses anciennes possessions par le biais de l'hispanoaméricanisme. Fragile à l'intérieur même de ses frontières, le nouveau régime est
finalement peu soutenu par les démocraties voisines, y compris le France et
l'Angleterre qui voient leurs investissements menacés par une situation sociale
dégradée. Suivant une remarquable continuité qu'elle essaie vainement de rompre,
"l'Espagne demeure militairement faible, diplomatiquement isolée et économiquement
dépendante"10. Compte tenu de l'internationalisation de la guerre civile qui déchire le
pays de 1936 à 1939, l'issue du conflit ne manque pas de déterminer sa position après
la IIème Guerre Mondiale. Comme pour le Portugal, "la déroute militaire de l'Axe
signifie l'échec de tous les plans de réordonnancement dans le monde ou entre
l'Europe et l'Afrique conçus par l'ordre fasciste. C'est aussi l'échec des projets grâce
auxquels on pensait trouver l'opportunité de se revaloriser sur le plan international,
de récupérer une puissance séculaire et de moderniser une économie en développant
8POWELL,
C.T.: "Spain's external relations, 1898-1975" in GILLESPIE, R., RODRIGO, F., STORY,
J.: Democratic Spain. Reshaping external relations in a changing world, London & New York,
Routledge, 1995, pp.14-15.
9Il est intéressant de signaler qu'une association similaire reliait dans l'esprit des opposants au
franquisme démocratisation et "autonomie". Bien que ce terme un temps consensuel du fait de sa
polysémie ait occasionné d'âpres débats révélateurs de divergences profondes lors de la Transition,
cela explique la simultanéité des processus démocratique et autonomique. On prend ainsi la mesure de
la redistribution territoriale du pouvoir dans l'Espagne post-franquiste et la profonde transformation
d'un Etat pris entre européanisation et "régionalisation".
10POWELL, C.T.: "Spain's external relations, 1898-1975", op.cit., p.16.
6
l'industrie dans la cas espagnol"11. Malgré l'adroite déclaration de neutralité d'un
FRANCO victorieux des républicains, les Alliés frappent l'Espagne d'ostracisme pour
s'être liée à l'Italie mussolinienne et à l'Allemagne hitlérienne. La France ferme ainsi sa
frontière en mars 194612 et se joint aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne pour
appeler à une transition sans violence vers la démocratie. En décembre de la même
année, l'ONU condamne officiellement la dictature et préconise la rupture des relations
diplomatiques, option rejetée par le Portugal, la Suisse, le Vatican et l'Argentine. C'est
en fait grâce à la guerre froide que l'Espagne franquiste réussit partiellement à sortir
d'une situation qui lui apparaît de plus en plus dommageable. Face au bloc
communiste, elle se présente et est perçue comme un allié potentiel du camp
occidental. Les Etats-Unis lui confère un rôle stratégique dans la défense de la
Méditerranée. C'est d'ailleurs à l'occasion d'un accord conclu avec l'URSS dans le
cadre de l'extension de leurs sphères d'influence respectives qu'ils parviennent à faire
lever la condamnation de l'ONU en 1950 et à permettre l'entrée de l'Espagne dans cette
institution en 1955. C'est donc au prix d'une dépendance accrue et d'une perte de
souveraineté contraire à son idéologie nationaliste et au développement autarcique des
premières années de la dictature que FRANCO réussit à réaligner son pays aux côtés
des grandes puissances. Il ne s'agit cependant que d'un réalignement relatif car il est
lui-même encore très rétif à la moindre ouverture tandis que les autres Etats ne lui
concèdent tout au plus qu'une place de second ordre. Cette lente réhabilitation
internationale se poursuit néanmoins dans les années 50, la volonté du dictateur de
maintenir son régime quel qu'en soit le coût favorisant une appréhension plus
pragmatique de sa position en matière de politique étrangère.
2. Le régime franquiste à la recherche d'une nouvelle légitimité: libéralisation
économique, tentatives frustrées d'adhésion à la CEE et effondrement de la dictature
Sommé de répondre à des difficultés économiques et à un mécontentement
social croissants, le dictateur met en place en 1957 un nouveau gouvernement dominé
par des technocrates libéraux. Le plan de stabilisation appliqué à partir de 1959 a pour
objet de substituer un modèle de développement fondé sur l'interventionnisme étatique
et le protectionnisme13 à un autre qui repose sur l'ouverture partielle des frontières et
une certaine libéralisation. Pressée par certains opérateurs économiques, l'élite
dirigeante voit dans cette conversion la solution qui -à l'instar des dirigeants chinois
actuellement- lui permette de résoudre un problème à la fois économique, social et
politique. L'importation de matières premières et de capitaux sont en effet nécessaires
en cette nouvelle phase de modernisation industrielle. En engageant cette politique, les
économistes au pouvoir rompent avec un isolement au départ choisi mais
progressivement subi. Désormais, ils n'auront de cesse que de libéraliser l'Espagne
pour mieux l'insérer dans les réseaux commerciaux mondiaux, ce qui devient effectif
11JIMENEZ,
J.C., LOFF, M.: "La inserció internacional de les dictadures ibèriques" in L'Avenç,
Barcelone, n°216, juillet-août 1997, p.52.
12Elle sera réouverte en 1948.
13Il s'agit d'un modèle économique qui a permis à l'Espagne de connaître une croissance soutenue
malgré le blocus décrétée par les démocraties occidentales. Décidé par les Etats-Unis, la France et
l'Angleterre, celui-ci est approuvé par l'ONU. C'est en vertu de cette position initiale que l'Espagne n'a
reçu aucune aide au titre du Plan MARSHALL.
7
avec sa participation à l'OCDE, au Fonds Monétaire International et à la Banque
Mondiale en 58-59. C'est dans cette optique qu'ils soutiennent la candidature de
l'Espagne pour rentrer dans la CEE en mars 1962. La stratégie d'adaptation d'un
régime qui n'est toutefois pas prêt à assumer le coût politique de son adhésion se
heurte à la forte résistance de plusieurs Etats membres. A l'instigation du député
social-démocrate allemand Willy BIRKELBACH, le parlement européen adopte à la
même période une résolution empêchant aux pays non démocratiques l'entrée dans la
Communauté. C'est en vertu de la doctrine qui porte son nom qu'un lien est établi entre
la nature du régime politique de tout Etat postulant et l'accès au Marché Commun14. Si
les résistances à l'entrée de l'Espagne dans la CEE sont nombreuses, c'est pour cette
raison mais aussi parce que le perspective de cette intégration menace les intérêts de
pays membres, dont ceux de la France et de l'Italie en matière agricole. Il est certain
que l'impératif de démocratisation permet alors de dissimuler derrière un moralisme
cynique la peur de transformer en partenaire un concurrent effectif. C'est tout le
problème de la complémentarité structurelle des systèmes productifs engagés dans ce
type d'association.
Malgré cette opposition et le retard pris par l'entrée de l'Espagne dans la CEE,
l'initiative du nouveau gouvernement est couronnée de succès puisqu'un véritable
"miracle économique" se produit, l'expansion reposant sur le développement d'une
industrie de biens de consommation, sur le tourisme et sur le rapatriement des devises
des travailleurs émigrés. L'impact socio-politique de cette ouverture se fait cependant
rapidement sentir. A partir du moment où elles sont mesurées grâce à la confrontation
directe avec d'autres systèmes politiques, les restrictions en matière de libertés
publiques sont de plus en plus mal acceptées. Le régime apparaît d'autre part
progressivement déphasé par rapport à une réalité sociologique qui s'est transformée.
La population admet mal de ne pas avoir un niveau de vie qui lui permette d'accéder
14Les
conditions politiques d'accès à la Communauté Européenne n'ont été spécifiées que tardivement
par le canal de ses plus hautes normes juridiques. L'article 237 du Traité de Rome fixait ainsi
uniquement le champ d'extension géographique et la procédure d'élargissement: "Tout Etat européen"
formule sa demande au Conseil qui doit se prononcer à l'unanimité après avis de la Commission. Les
conditions particulières pour son admission doivent par la suite faire l'objet d'un accord entre les Etats
membres et l'Etat candidat. Cet accord est par la suite soumis à ratification par l'ensemble des Etats
contractants. Cette procédure a d'ailleurs subi quelques modifications depuis. (Cf. NOUSCHI, M.: En
quête d'Europe. Construction européenne et légitimité nationale, Paris, Vuibert, 1994, p.88). La
référence au régime démocratique n'apparaît que dans le préambule de l'Acte Unique signé le 28
février 1986. Il y est stipulé que les autorités de chaque pays de la CEE sont décidées à établir ce traité
suivant un certain nombre de motifs dont: "(...) promouvoir ensemble la démocratie en se fondant sur
les droits fondamentaux reconnus dans les constitutions et les lois des Etats membres, dans la
Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales et la Charte Sociale
Européenne, notamment la liberté, l'égalité et la justice sociale"; et "faire particulièrement valoir les
principes de la démocratie et le respect du droit et des droits de l'homme auxquels ils sont attachés
(...)".(3ème et 5ème motifs. Cf. ZORGBIBE, C.: Histoire de la construction européenne, Paris, Presses
Universitaires de France, 1993, p.311). L'impératif démocratique n'est finalement proclamé que dans
le Traité de Maastricht de 1992 dans lequel il apparaît à l'article F.1 relatif aux dispositions
communes: "L'Union respecte l'identité nationale de ses Etats membres, dont les systèmes de
gouvernement sont fondés sur les principes démocratiques". (Cf. ZORGBIBE, C.: Histoire de la
construction européenne, p.343). Cette évolution fonde sans doute à considérer l'Union Européenne
comme un "amplificateur de démocratie" à la suite de M.NOUSCHI.
8
massivement à la consommation. Les ouvriers des industries -pour ne citer que cet
exemple- ne se sentent pas représentés et souhaitent s'organiser sur le plan syndical, ce
qui est interdit par le régime franquiste.
On l'aura compris, la stratégie de libéralisation partielle menée par celui-ci accélère
l'érosion de sa légitimité. Soumis à une pression croissante, il poursuit néanmoins ses
efforts en vue d'intégrer la CEE jugeant que sa position "au ban des nations" n'est
définitivement plus viable. Timidement entamées en 1964, deux ans après l'entrée en
vigueur de la Politique Agricole Commune, les négociations n'aboutissent qu'en 1970
avec la conclusion d'un accord préférentiel qui prolonge le développement économique
espagnol des années 60 en favorisant les exportations15. Il ne s'agit-là que d'un maigre
succès si l'on songe à la formidable avancée du processus d'intégration européenne.
Sur le plan politique, un Conseil et une Commission uniques se sont effectivement
substitués aux exécutifs des Communautés depuis 1967. Sur le plan économique, les
derniers droits de douane intra-communautaires -qui s'élevaient à 15% pour les
produits industriels- sont éliminés en 1968 avec un an et demi d'avance tandis qu'un
tarif extérieur commun est mis en place. Sur un plan plus général, le sommet qui se
tient à La Haye en 1969 représente un progrès considérable puisque les chefs d'Etat ou
de gouvernement décident d'accélérer la construction européenne en fixant les
règlements agricoles définitifs et en posant le principe des ressources propres de la
CEE. Dans ce contexte, ne pas appartenir à ce qui est perçu comme un pôle de
développement mondial en ascension continue devient pénalisant. La logique de
l'inclusion/exclusion opère avec une efficacité croissante tant dans les représentations
que dans les faits, obligeant les Etats situés hors de cet espace à agir pour y pénétrer et
éventuellement y gagner une position dominante. Plusieurs éléments deviennent alors
déterminants dans les années 70, période où -on l'a dit- le régime franquiste apparaît
affaibli. La décision de mettre en oeuvre un Fonds Européen de Développement
Régional (FEDER) afin d'harmoniser le niveau de développement économique des
Etats membres est prise en 1974. Ce fonds constituera une manne inespérée pour le
flan sud de la Communauté, quand le Portugal, l'Espagne et la Grèce auront été
intégrés. C'est précisément ce qui arrive à celle-ci avec la signature de son acte
d'adhésion en 1979. La réussite de cette démarche a sans nul doute eu une incidence en
Espagne puisqu'après sept années de "dictature des colonels", elle a montré que le veto
mis à son admission pouvait être levé si un processus de démocratisation était engagé.
Il en va de même pour le Portugal qui a pu être un exemple en la matière. Compte tenu
du complexe de supériorité espagnol à son encontre, cela n'a pu que stimuler une
15L'objectif
de cet accord commercial asymétrique est précisément de favoriser le développement
d'une économie très attractive pour les Etats européens. La dissymétrie tarifaire se traduit par les
dispositions suivantes: "La CEE diminue le Tarif Extérieur Commercial (TEC) de 60% en moyenne
sur la quasi totalité des exportations espagnoles, 40% seulement pour les quelques produits sensibles
comme les agrumes, les textiles et les chaussures; l'Espagne abaisse ses droits de 25 à 60% selon les
produits mais le niveau du tarif espagnol, au départ beaucoup plus élevé que le TEC, reste nettement
supérieur à l'accord. Cette dissymétrie (...) a eu pour effet de réduire le déficit commercial de
l'Espagne avec la CEE. Le taux de couverture est passé de 44% en 1969 à 75% en 1975". Cf.
HAMON, D., KELLER, I;, S.: Fondements et étapes de la construction européenne, Paris, Presses
Universitaires de France, 1997, p.243.
9
évolution vers la démocratie. Il était en effet impensable que le "frère ennemi"16,
davantage périphérique sur le plan géographique et sous-développé sur le plan
économique, accède au Marché Commun et que l'Espagne reste à l'écart. Après des
négociations ouvertes en janvier 1971, des accords commerciaux avaient en effet été
signés en juillet 1972 avec le Portugal qui était par ailleurs déjà membre de l'AELE
contrairement à l'Espagne. Le 10 juin 1974, les Neuf avaient salué la Révolution des
Oeillets (avril 1974) en adoptant une déclaration commune favorable au renforcement
des liens avec la Communauté. Après la victoire des modérés contres les forces
d'extrême-gauche, la demande formelle d'adhésion était intervenue et avait permis
l'ouverture de négociations qui aboutirent à l'entrée simultanée du Portugal et de
l'Espagne. Cet élargissement souligne la dimension politique de l'intégration
communautaire: "La Communauté Européenne se définit ainsi non seulement comme
un Marché Commun mais aussi comme une association de démocraties. L'ancrage
européen garantit un point de non-retour: on n'imagine pas un putsch dans un pays de
la CEE"17.
3. Intégration européenne et démocratisation de l'Espagne contemporaine
Ce que le franquisme n'a pu réaliser du fait de sa nature et des arguments
hostiles qui pouvaient en être tirés, il revient aux élites de la jeune démocratie
instaurée à la fin des années 70 de le mener à bien. Dans ce domaine comme dans
d'autres, on constate une réelle continuité au sein de ces élites dirigeantes face à
l'Union Européenne. Analysé comme une nécessité ou comme une vertu,
l'européanisme fait l'objet d'un large consensus parmi les acteurs de la
Transition, d'autant plus que certains d'entre eux ont vécu en exil et ont entretenu
d'étroites relations avec le personnel politique d'autres pays européens. L'Espagne
présente par conséquent sa candidature à l'adhésion dès 1977 et reçoit l'avis favorable
de la Commission. Ouvertes officieusement au lendemain des premières élections
démocratiques de juin 1977 et officiellement en février 1979, les négociations
n'aboutissent qu'en 1985 au terme d'un processus une nouvelle fois entravé par la
résistance de certains Etats membres. La France, traditionnellement décriée à ce sujet,
n'est d'ailleurs pas la seule à manifester une certaine réticence. Aucun des Etats n'est
véritablement satisfait par la perspective d'intégration de pays dont le niveau de
développement est inférieur à celui du "noyau dur" des entités fondatrices. L'une des
conséquences bien perçu de ce décalage qui demeure d'ailleurs au coeur des relations
intra-communautaires contemporaines18 est le financement du décollage de ces
16D'après
la pertinente expression de JIMENEZ, J.C., LOFF, M., in "La inserció internacional de les
dictadures ibèriques", L'Avenç, Barcelone, n°216, juillet-août 1997, pp.34-54.
17Cf. HAMON, D., KELLER, I;, S.: Fondements et étapes de la construction européenne, op.cit.
p.334.
18On en veut pour preuve les vives discussions portant sur les politiques structurelles de cohésion
assumées par la Direction Générale de la Politique Régionale au niveau européen. Malgré les
réticences de pays qui, comme l'Allemagne, souhaitent élargir l'Europe en l'ouvrant à l'Est (à moyen
terme à la Pologne, à la Hongrie et à la République Tchèque) en concentrant l'effort financier sur cette
aire géographique, cette instance essaie d'imposer la continuité dune politique de rééquilibrage
territorial ancienne et jugée efficace. Pour défendre sa mission, le commissaire Monika WULFMATHIS rappelait récemment qu'en à peine dix ans les quatre pays les moins développés (l'Espagne,
10
"retardataires", problématique aujourd'hui appliquée aux pays de l'ancien bloc de l'Est.
Concernant l'intégration de l'Espagne, il serait cependant erroné de sous-estimer le rôle
particulier joué par la France. Une fois les motifs philosophiques et politiques écartés
du fait de l'engagement pro-démocratique du gouvernement SUAREZ, les discussions
se centrèrent sur l'ajustements d'intérêts économiques plutôt divergents. Outre
l'existence de problèmes importants comme l'hostilité des opinions publiques de
chaque pays, de la politique française jugée insuffisante en matière d'aide à la lutte
contre le terrorisme d'ETA et, plus profondément, d'une relation historiquement
complexe, les problèmes concrets concernaient la pêche, les fruits et le vin. Cette
configuration particulière obligea les négociateurs espagnols à concentrer leurs efforts
pour infléchir les positions française et italienne. Ils eurent pour cela recours à un
argument percutant aux yeux de leurs homologues français. C'est ainsi que Fernando
MORÁN, alors ministre des Affaires Etrangères, s'adressa à François MITTERRAND
en février 1983: "Monsieur le Président, si vous parvenez à conserver une relation
privilégiée avec l'Allemagne et à établir simultanément une relation étroite avec
l'Espagne, alors vous redeviendrez l'axe de l'Europe"19. Menacées d'échec jusqu'au
dernier moment, ces négociations se conclurent finalement à Bruxelles en mars 1985.
Les traités d'adhésion de l'Espagne et du Portugal furent signés en juin et entrèrent en
vigueur dès le mois de janvier 1986. Parce qu'ils modifiaient l'équilibre européen établi
depuis quelques années, ils multipliaient les précautions en prévoyant des périodes de
transition. Celle-ci fut fixée à sept ans (Ier janvier 1993) pour l'union douanière et la
l'Irlande, la Grèce et le Portugal) au sein d'une Europe désormais composée de quinze membres après
l'intégration des Etats nordiques avaient progressé de huit points sur l'échelle de la production des
richesses. En passant d'un PIB qui ne représentait que 66% par rapport à la moyenne communautaire
en 1983 à un de 74% en 1993, elle insistait sur la nécessité de poursuivre un effort de longue haleine et
recevait sur ce point l'appui des dirigeants espagnols. Bénéficiaire des "paquets DELORS I et II" au
titre de cette politique de solidarité qui lui a rapporté 850000 millions de pesetas par an au cours des
trois dernières années, l'Espagne entend en effet retirer d'importantes sources de financement du
"paquet SANTER" couvrant la période 2000-2006. D'où la réticence non dissimulée du premier
ministre actuel, José Maria AZNAR à l'égard d'un nouvel élargissement de l'Europe qui se ferait au
détriment des intérêts dont il a la charge. D'où aussi sa vive réaction face à la proposition allemande
soutenue par la Suède de réformer le système de cohésion afin de financer l'entrée de pays qui
fragilisent de fait la position géostratégique de l'Espagne. Chaque élargissement modifie en effet
l'équilibre européen dans ce domaine et, malgré un statut de membre de plein droit, fait craindre à
l'Espagne de retrouver une situation périphérique au regard des grands axes de développement
continental. Cette hantise de la marginalisation est un élément fondamental pour comprendre les
stratégies déployées par l'Etat péninsulaire pour lutter contre une tendance perçue comme
déstabilisante. Son activisme méditerranéen et latino-américain doit être analysé dans cette optique,
l'Espagne se présentant dans les deux cas comme un acteur incontournable pour une ouverture de
l'Europe sur le sud et le Mercosur. Sur le premier point, on peut se référer à CULTIAUX, Y.: "La
société civile vue de Madrid et de Barcelone", Revue d'Etudes Méditerranéennes, Aix-en-Provence,
novembre 1996, pp.25-31. Cet article insiste sur la stratégie qualifiée de "différentialisme intégrateur"
déployée par l'Etat espagnol et une entité infra-étatique, le gouvernement autonome (Generalitat) de
Catalogne pour consolider leur position au sein de l'Europe communautaire. On remarquera que l'Italie
développe d'ailleurs la même stratégie et devient à ce titre l'allié objectif de l'Espagne et du Portugal.
Sur le second point, on trouvera des éléments intéressants dans BURGORGUE-LARSEN, L.:
L'Espagne et la Communauté Européenne, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, pp.166170.
19D'après les souvenirs de Fernando MORÁN recueillis lors d'un entretien publié dans El País,
supplément "Domingo", 11.7.1995, p.10, sous le titre "El gran obstáculo fue Francia".
11
pleine application des règles communautaires. Elle fut portée à dix ans pour les
secteurs dits sensibles.
Après une décennie, le bilan de cette intégration est positif même s'il ne faut pas céder
à la béatitude partiellement intéressée de la majorité des responsables politiques
espagnols. Confrontés à une vague d'"euroscepticisme" qui a succédé à la réelle
ferveur populaire des années 80, ceux-ci exagèrent en effet souvent les bénéfices tirés
de la nouvelle position de l'Espagne "au sein des grandes nations occidentales" pour
mener une politique économique libérale. Au pouvoir de 1982 à 1996, les socialistes
n'ont pas fait exception et ont ainsi pu légitimer une conversion au pragmatisme qui
menaçait d'être idéologiquement et électoralement coûteuse. Malgré cette réserve, il
reste que les effets de cette association furent profitables dans plusieurs perspectives.
Elle favorisa en premier lieu la croissance et la modernisation d'une économie frappée
par la crise alors même qu'était initiée la transition vers la démocratie. Elle permit
l'amorce de quatre processus d'une importance majeure: l'affluence de capital étranger
attiré par la spéculation mais aussi par les investissements directs en vue de pénétrer le
marché européen par l'intermédiaire du marché espagnol; la capitalisation de
l'entreprise espagnole qui profita de la suppression du tarif extérieur commun pour
acquérir des biens d'équipement; le drainage de fonds structurels qui permirent de
réaliser des infrastructures; enfin et surtout, la totale ouverture de l'économie
espagnole à l'extérieur, confirmant ainsi une évolution qualitative commencée en
195920. Le niveau et la qualité de vie se sont améliorés grâce à cet effet d'entraînement,
notamment dans les domaines de l'éducation, de la consommation et des services.
Reste aujourd'hui le problème du chômage dont personne ne saurait dire s'il aurait été
pire, identique ou moindre sans appartenance européenne. Si le bilan social est
contrasté, l'économie a sans nul doute gagné en rentabilité et en compétitivité. Cela
correspond à l'objectif initial puisque l'Europe est avant tout envisagée comme une
"réponse valide aux exigences d'une économie mondialisée"21. Politiquement,
l'intégration à l'Europe a en second lieu assit la démocratie. Parmi les raisons de cet
état de fait, celle avancée par Fernando MORÁN mérite l'attention: "Historiquement,
la transition espagnole vers la démocratie s'est réalisée à droite comme à gauche sur
la base d'une commune adhésion à l'idée d'Europe. Au sein de la Communauté
Européenne, le régime créé en 1978 s'est appuyé sur la sécurité d'être ancré dans
l'espace démocratique et parlementaire le plus vaste et le plus intégré"22. Au-delà du
changement de régime, c'est l'appréhension même de l'Espagne qui a évolué au cours
de ces années charnières et qui a contribué à consolider la démocratie. Depuis la
disparition de l'empire colonial en 1898, le pays s'était replié sur lui-même et avait
recherché en vain un modèle de développement fondé sur une conception unitariste de
l'Etat. Ainsi que l'analyse judicieusement le même Fernando MORÁN, "on s'est dès
lors en permanence posé le problème de ce qu'était notre nationalité. C'est-à-dire des
valeurs qui définissaient le rôle de l'Espagne dans l'histoire (...). Concrètement, les
réactions oscillaient parmi ceux qui affirmaient notre spécificité réfractaire à tout ce
qui était européen ("les purs") et ceux qui soutenaient au contraire l'adaptation et
20HERRERO
DE MIÑON, M.: "Europa como nivel de España", El País, 8.6.1995, p.14.
A.: "La aportación de España", El País, 25.3.1997, p.10.
22MORÁN, F.: "Una esperanza que se realizó", El País, 8.6.1995, p.15.
21MATUTES,
12
l'accueil de ce qui provenait de l'étranger ("les modernisateurs"). Un débat non
seulement stérile mais aussi nocif pour l'intégration de l'Espagne. L'entrée dans la
Communauté et la participation à la réforme de l'Union ont modifié les termes de cette
interrogation sur ce qu'est l'Espagne par rapport à l'Europe, ne serait-ce que par la
nouvelle possibilité qui est la nôtre de contribuer à la définition de cet espace. Le
caractère problématique de l'européité de l'Espagne était lié depuis la décadence à
une tendance à l'isolement et à l'absence de rôle international ou tout au moins à de
grandes difficultés pour en assumer un. Le mérite de l'opération européiste est d'avoir
mis un terme au problème idéologique de ce qu'est l'Espagne et à cet isolement"23.
Malgré le désenchantement d'une grande partie de la population24, le volontarisme
européen des élites économiques et politiques espagnoles demeure intact. Fondé
sur le paradigme "intégration européenne versus mondialisation", il peut
s'énoncer ainsi: "L'Espagne est aujourd'hui un pays pleinement intégré dans le concert
international et qui peut influencer le développement du projet européen. Elle doit
rester cela à l'avenir"25. Le débat politique et l'action publique sont par conséquent
orientés vers le maintien de ce protagonisme retrouvé. C'est en cela que la
"variable européenne" détermine actuellement la consolidation démocratique.
Hormis une minorité du mouvement communiste, toute la classe politique appuie les
options économiques définies par le gouvernement libéral de José Maria AZNAR élu
en mars 1996. Principale force d'opposition, le PSOE (Partido Socialista Obrero
Español) voit ainsi sa marge de manoeuvre réduite puisqu'il ne s'agit pas de
déstabiliser le gouvernement et l'Espagne en contestant trop les effets sociaux de
l'austérité économique. Il n'est pas jusqu'aux relations entre l'exécutif et les
mouvements nationalistes dits périphériques pour être conditionnées par ce "facteur
externe". Traditionnellement, les partis d'envergure étatique en charge du pouvoir se
sont heurtés à ces formations apparues au XIXème siècle pour les plus importantes.
Or, que ce soient les socialistes de 1993 à 1996 ou le PP (Partido Popular) depuis lors,
tous deux gouvernent grâce aux nationalistes catalans de Convergència i Unió (CiU,
droite libérale). Privé de majorité absolue, J.M.AZNAR a en effet dû rechercher endehors de son parti des appuis et les a trouvés auprès de CiU et des nationalistes
basques (PNV) et canariens. Jouant de la vive préoccupation manifestée outrePyrénées à la perspective d'une non-participation de l'Espagne au groupe des pays qui
accéderont à la monnaie unique en 1999, il parvient à s'assurer le soutien de
formations d'ordinaire hostiles à ce type d'alliance et qui contestent avec virulence le
pouvoir central26. On en vient ainsi à envisager la "variable européenne" comme un
23Ibidem.
On ne partage cependant pas le même optimisme que l'auteur concernant la résolution ce
qu'est l'Espagne. Près d'un siècle après le traumatisme qu'a constitué la fin de l'empire colonial, celleci demeure à l'évidence bien hypothétique. On en veut pour preuve la permanence outre-Pyrénées du
débat relatif à cette question chez les intellectuels et l'intervention continue -souvent intéressée- des
hommes politiques dans cette polémique.
24cf. en annexe n°1, p.15, les données reflétant l'évolution de l'opinion publique espagnole sur
l'Europe.
25D'après les propos de Felipe GONZALEZ in "Parte de una historia común", El País, supplément
"Domingo", 11.6.1995, p.2.
26A titre d'illustration significative, on peut se référer aux récentes déclarations du dirigeant de CiU et
président du gouvernement autonome de Catalogne, Jordi PUJOL, qui se disait "disposé à maintenir la
13
vecteur de pacification des relations centre/périphérie dans l'Espagne
contemporaine. Sur le plan théorique, la transposition de ce constat incite à conclure
que le "facteur externe" influence l'échange politique "interne".
Malgré l'extrême difficulté pour le gouvernement espagnol de s'aligner sur les critères
de Maastricht -les différents indicateurs fournis en annexe 227 donnent la juste mesure
de l'effort accompli en peu de temps par ce pays pour ne pas perdre "la place
privilégiée qu'il est parvenu à occuper en Europe récemment"28-, il est probable que ce
défi pourra être relevé grâce à la trêve politique et sociale observable depuis quelques
années. Tous les regards se portent en effet sur les premiers mois de 1998, période où
les membres de l'Union Européenne devront rendre compte de leur degré de
convergence avec les critères définis par le Traité de Maastricht entré en vigueur en
1993. Les résultats obtenus en matière d'inflation, de déficit budgétaire, de dette
publique et de types d'intérêts au cours de l'exercice 1997 serviront alors de base pour
admettre ou rejeter les candidats à une intégration économique plus poussée.
Cependant, si la perspective de cet examen et d'une entrée virtuelle dans le "club des
élus de la monnaie unique"29 -c'est-à-dire le calendrier de l'UEM- conduisent
actuellement les acteurs politiques à collaborer étroitement, cette conjoncture
extrêmement favorable au gouvernement devrait cesser par la suite. Si l'Espagne
parvient à intégrer le groupe initial de l'euro -ce qui semble probable compte tenu des
résultats des mesures de rigueur-, il paraît certain que la rupture aujourd'hui latente
entre les différents partenaires politiques se formalisera. Elle donnera sans doute lieu à
des élections législatives anticipées qui leur permettront de renouveler leur légitimité
et d'essayer de capitaliser comme par le passé cette réussite extérieure en obtenant le
soutien massif de leurs électorats respectifs. Pour l'heure, ceux-ci manifestent de plus
en plus leur incompréhension et leur impatience face à une construction européenne
dont ils perçoivent difficilement les avantages en termes d'emploi et face à une
stratégie d'alliance qui met les protagonistes en porte-à-faux au regard de leurs
idéologies traditionnelles. Qu'ils soient investis de responsabilités à l'échelle de l'Etat
ou d'une entité infra-étatique comme la Communauté Autonome de Catalogne, les
dirigeants politiques conservent quant à eux la volonté de comprimer leurs dépenses et
de réduire leur endettement tout en menant des campagnes actives au niveau européen
stabilité politique dans notre pays et la continuité de la politique économique pour que l'Espagne soit
dans le peloton de tête de l'Union Economique et Monétaire (...). En cette période où l'enjeu est de
savoir si l'Espagne pourra ou non y participer dès le départ, les nationalistes catalans sont très enclins à
faire tout le nécessaire et tout ce qui est en leur pouvoir pour que cette incorporation soit réalisée".
Cf."Pujol apoyará a Aznar para estar en la Unión Monetaria", El País, 15.1.1997, p.22. C'est d'ailleurs
cette position qu'il a rappelée avec fermeté au chancelier KOHL et au président CHIRAC lors d'une
tournée européenne réalisée afin d'obtenir leur aide pour que l'Espagne ne soit pas laissée à l'écart en
cas de non convergence absolue avec les critères de Maastricht.
27Cf. p.16.
28L'actuel ministre des Affaires Etrangères définissait en ces termes l'enjeu que représentait la
concrétisation de l'UEM pour son pays lors d'un sommet des ambassadeurs réuni à Madrid l'année
dernière. Cf. "Exteriores advierte que España se juega en los próximos meses su posición en la UE. El
ministro asegura que no habrá retrasos en la entrada en la moneda única", El País, 9.1.1997, p.19.
29D'après l'expression de Javier PRADERA, "El año de Maastricht", El País, 5.1.1997, p.6.
14
pour que leur voix soit entendue30. Une seconde hypothèse est cependant envisageable,
qui confirme tout autant l'impact de l'intégration européenne sur la consolidation de la
démocratie en Espagne. Les alliés du gouvernement pourraient décider de le soutenir
jusqu'à l'entrée effective dans l'euro afin de s'assurer du bon fonctionnement des
mécanismes de l'Union Monétaire. C'est en ce sens que semblent aller les dernières
déclarations de Jordi PUJOL qui demeure le pivot de la gouvernabilité du pays après la
rupture qui est intervenue avec les nationalistes basques lors de la discussion du
budget de l'Etat pour 199831.
Conclusion
Au terme de cette étude de cas, l'influence de la "variable européenne" en tant
que "facteur externe" sur le processus de transition et de consolidation de la
démocratie en Espagne est manifeste. L'étude du cas espagnol conforte donc une
appréhension de la question des changements de régime en termes d'interpénétration.
Reste cependant une interrogation plus fondamentale: de quelle démocratie s'agit-il
désormais? Aux fondements de ce concept, il y a bien les idées de pluralisme et de
marge d'action pour les responsables politiques. Aujourd'hui, quant est-il de ces
notions? Sont-elles condamnées à n'alimenter que la nostalgie d'un temps
apparemment révolu et à ne demeurer que des voeux pieux, des idéaux désuets?
30Ce
fut notamment le cas lors du dernier sommet de La Haye, en février 1997, où J.M.AZNAR dut
lutter contre l'offensive lancée par l'Allemagne contre l'entrée des pays du sud dans l'euro (cf. le dessin
humoristique de Máximo publié à cette occasion, en annexe 3, p.17). Ce fut également le cas lors de la
visite de F.GONZALEZ au chancelier KOHL à la même période.
31Cf. "Jordi PUJOL garantiza a AZNAR su apoyo a la estabilidad del Gobierno hasta enero de 1999",
El País, 8.1.1997, p.13.