« … moins il vit. » À propos de deux projections de Rancière sur

Transcription

« … moins il vit. » À propos de deux projections de Rancière sur
« … moins il vit. »
À propos de deux projections de Rancière sur Debord
Introduction
Quelqu’un qui a écrit La Nuit des prolétaires semble ne pas pouvoir être
totalement mauvais. Aussi si le texte ici proposé est articulé sur deux erreurs
manifestes de Jacques Rancière, il n’est pas motivé par l’intention de ternir sa
réputation. Mais ces erreurs reflétant la lecture sidérante, et peut-être sidérée, de
Debord par Rancière, révèlent, en les occultant, les enjeux révolutionnaires de la
pensée et ceux de la pensée révolutionnaire. Cette incompréhension est assez
exemplaire des blocages et des errances abstraites qui stupéfient la conscience
déracinée face au concept de spectacle.
Le volume intitulé Le Spectateur émancipé de Rancière est censé
dénoncer la récupération idéologique, dans les années 1980, des critiques de « la
société de consommation » et en tirer les conséquences en décrivant la situation
idéologique qui nous est contemporaine où s’opposent comme « les deux faces
de la même pièce » la « fureur droitière de la critique postcritique à la
mélancolie gauchiste »1. Or, de manière très étonnante, Rancière a fait de ce
vaste programme, dont la thèse générale est banale, une occasion pour annoncer
« un changement de démarche »2 ou « des hypothèses déraisonnables »3 qui
substitueraient une conception émancipatrice à la minoration du spectateur à
laquelle aurait contribué Debord. Mais cette volition subversive ne résiste pas à
la simple épreuve du concept de spectacle.
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*
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Première projection
Rancière croit citer Debord en écrivant : « La maladie de l’homme
spectaculaire peut se résumer en une brève formule “Plus il contemple, moins il
est.” »4. Or la formule n’est pas celle-là mais celle-ci : « plus il contemple,
moins il vit »5.
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une falsification volontaire, ce qui
impliquerait que Rancière aurait détourné précisément l’auteur célébré pour
avoir mené ce procédé littéraire à la dignité du style. J’imagine difficilement que
Rancière ait été animé par une motivation si subtile ou si retorse qu’il aurait
voulu arroser l’arroseur ou appliquer le dicton « À malin, malin et demi ». Je
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Page 46 du Spectateur émancipé (éd. La Fabrique, 2009)
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pense qu’il s’agit plus simplement d’une projection, d’un geste mémoriel
inconscient du lecteur Rancière qui voit « est » là où il est écrit « vit ». Pour
autant cela n’est pas sans conséquence quant à son argumentation. En effet, aux
lignes suivant immédiatement sa citation erronée, Rancière avance que cette
formule attribuée à Debord n’est qu’apparemment antiplatonicienne et que « de
fait » elle est dépendante de la conception platonicienne de la mimesis, comme
les critiques feuerbachienne et marxienne auxquelles les fondements de la
critique du spectacle sont empruntés.
Chez Platon la mimesis est la copie affadie en termes de vérité, dans la
réalité sensible, de la réalité intelligible ; laquelle, aussi absolue que l’idée vraie,
réside dans le monde supra lunaire. Rancière en conclut logiquement, mais au
prix de la substitution d’un verbe par un autre, que, par un platonisme persistant
à son insu, Debord trimbalerait, avec son concept de spectacle, un idéalisme,
sous la forme d’un platonisme, dans la mesure où il ferait du contemplatif, et
plus généralement du spectateur, un homme malade d’être moins qu’il n’est.
« Ce que l’homme contemple dans le spectacle est l’activité qui lui a été
dérobée, c’est sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui,
organisatrice d’un monde collectif dont la réalité est celle de la dépossession. »6
explique Rancière pour expliquer Debord. Mais il substitue lui-même un enjeu
platonicien et commun à la tradition des philosophies de l’Être auxquelles
s’opposent pourtant les philosophies antireligieuses et anti-idéologiques qui
alimentent Debord, dont celles de Hegel, Feuerbach, ou Marx par exemple, là où
il s’agit d’un autre enjeu : il ne s’agit pas de la propre essence de l’homme, il ne
s’agit pas d’être mais de vivre.
Au premier regard, il semble bien y avoir quelque matière à conviction
quant à un amenuisement de l’être chez Debord avec le début de la thèse 17 :
« La première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale avait
entraîné dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation
de l’être en avoir. (…) » Mais à la lire attentivement, il apparaît clairement qu’il
ne s’agit pas d’un être humain essentiel tel que le proposent les philosophies
religieuses et idéologiques puisque cet être correspond à « la définition de toute
réalisation humaine ». Cet être correspond à ce que font les hommes. Debord
désigne ici, par exemple, les exploits chevaleresques, les chefs d’œuvre des
compagnons, les œuvres d’artistes, les choses fabriquées par les artisans, sans
doute aussi les actes accomplis au gré d’un certain sens de l’éthique, et
certainement aussi les fiascos dans tous ces domaines ; mais il ne désigne
évidemment pas « une propre essence » platonicienne. L’humanité est par ce
qu’elle fait.
On pourrait dire, cependant, que la notion d’être est tout aussi générale et
abstraite que celle de vie, faire fi des mots et en l’occurrence des verbes, et
défendre Rancière en ce que tout de même il reflète l’aliénation dont parle
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Debord… ; on pourrait, mais on ne peut pas. On ne peut pas parce qu’il ne s’agit
pas du tout de la même aliénation. Le spectacle n’aliène pas l’homme en tant
qu’il diminue son être, mais en tant qu’il vit moins, ou, si l’on veut, qu’il meurt
plus.
La fausse conscience ou la conscience inversée n’est pas seulement une
affaire de la conscience : elle est le reflet, dans la conscience, de la concrète
dépossession de l’homme à l’égard de ses conditions de production. Et cette
dépossession a une histoire, particulière, celle du mode de production
capitaliste : Debord désigne expressément « l’abstraction de tout travail
particulier et l’abstraction générale de la production d’ensemble »7 à la thèse
précédente. L’histoire de la conscience ne va pas sans celle du rapport au travail.
Contrairement à ce qu’interprète Rancière, les thèses de La Société du
spectacle n’ont pas pour but de changer les consciences par la seule force de la
vérité révélée, par la présentation d’un « secret caché »8 à l’instar de sa lecture
du processus du mythe de la caverne. Selon Debord, la contemplation, le regard
et pas même la conscience ne peuvent changer la réalité, au contraire ils en
émanent. Par sa projection d’un Debord platonicien, Rancière fabrique un
idéologue qui n’existe pas.
Debord platonisé
Que signifie « plus il contemple, moins il vit » ? Cette formule ne
constitue pas une phrase mais une séquence dans une phrase immédiatement
précédée d’une séquence introductive terminée par un point-virgule et
immédiatement suivie d’une séquence explicative commencée par un deuxpoints. Le lecteur de la thèse 30 apprend ainsi, par la séquence explicative, que
contempler revient à accepter « de se reconnaître dans les images dominantes du
besoin » et vivre à comprendre « sa propre existence et son propre désir ». Et par
sa séquence introductive, il apprend que « l’aliénation du spectateur au profit de
l’objet contemplé » est « le résultat de sa propre activité inconsciente ».
Nous ne sommes donc pas dans la relation spéculaire que nous propose
Rancière. La manière dont le spectateur voit ne relève pas de la conscience, mais
« de sa propre activité inconsciente ». Ce que l’homme contemple dans le
spectacle ce n’est pas « sa propre essence », ce sont « les images dominantes du
besoin ».
Ce que le spectateur voit – au prisme, parmi d’innombrables exemples,
d’un sourire Colgate, du côté de la consommation, ou de la besogneuse statuaire
stakhanoviste incarnée, du côté de la production, ou même d’un frigidaire
fonctionnel annoncé à bas prix – c’est une condition humaine réduite au
recommencement indéfini de la reproduction de ses propres conditions
d’existence. En acceptant de se reconnaître dans ces images, il accepte de
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Pages 50 et 51 du Spectateur émancipé
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n’avoir que le besoin pour but, de n’avoir que le moyen d’exister pour fin de
l’existence.
On s’étonnera moins d’un tel pouvoir apparemment conféré par Debord
aux images si l’on comprend qu’elles bouchent l’horizon en y faisant écran et
qu’elles ne sont pas seulement ce qui s’impose aux regards, mais la
médiatisation du « rapport social entre des personnes »9. Debord ne fait là que
prolonger la dialectique à propos de la « chose utile » dans le contexte du travail
salarié, initiée par Marx entre le deuxième et le quatrième paragraphe du
premier chapitre du Capital, qu’il condense ainsi : « La valeur d’échange n’a pu
se former qu’en tant qu’agent de la valeur d’usage, mais sa victoire par ses
propres armes a créé les conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout
usage humain et saisissant le monopole de la satisfaction, elle a fini par diriger
l’usage… »10
En affirmant que le spectateur selon Debord voit, ou très exactement
contemple, « sa propre essence », Rancière insère un contresens pour au moins
deux raisons. D’une part, parce que l’essence de l’homme, si cela signifiait
quelque chose pour Debord, n’a rien à voir avec le besoin ; au contraire la
tendance humaine consiste à dépasser le besoin et à ne pas être réduit à l’état de
survie propre à l’homo œconomicus. D’autre part, parce que si essence de
l’homme il y avait, précisément elle ne serait pas « propre », puisqu’il en est
dépossédé : le travailleur, c’est-à-dire celui qui pratique « sa propre activité
inconsciente », étant séparé de son propre produit11.
Rancière projette une identification de Debord à Platon en écrivant : « La
situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à
celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le
lieu où les images sont prises pour les réalités, l’ignorance pour un savoir et la
pauvreté pour une richesse. »12 Bien que le mythe de la caverne consiste non pas
à atteindre la réalité, mais à la dépasser, pour atteindre les idées comme point de
vue à l’égard de la réalité, Rancière génère la confusion entre images et réalités
en ne retenant de ce mythe que la métaphore par laquelle Platon ouvre sa
parabole lorsqu’il présente les images que voient les hommes comme des
ombres projetées d’eux-mêmes et de leurs objets sur la paroi de la caverne par le
soleil qui est dans leur dos ; mais il ne retient pas du tout le détour idéaliste de
l’ensemble du mythe. Pourtant le prétendu « secret caché » est dévoilé dans le
mythe, il s’agit du soleil, des Idées résidant dans le monde supra lunaire.
Le lecteur de Rancière s’attend vainement à ce qu’il lui explique ce qui,
chez Debord, joue le rôle du monde supra lunaire où réside le point de vue de
l’idée pour le convaincre de son idéalisme platonicien. De plus, Rancière
invoque l’ensemble du mythe en identifiant lui-même le prisonnier de la caverne
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platonicienne au spectateur de Debord ; mais ce spectateur ne confond pas
l’image et la réalité, il se conforme à l’une et à l’autre non sans les distinguer.
C’est pourquoi Debord parle d’acceptation dans le processus de reconnaissance
dans les images dominantes du besoin13.
Contrairement à ce que suggère Rancière14, le spectateur de Debord n’est
pas un imbécile. Il sait bien que l’image est une image, mais il est lucidement
convaincu de n’avoir pas le choix de son monde du fait de la victoire de la
valeur d’échange évoquée à la thèse 46. Le spectateur de Debord sait très bien
que ne pas travailler ou voler implique une pénalité sociale plus soudaine que
produire et consommer. Et c’est d’ailleurs parce que Debord sait que le
spectateur le sait qu’il trace ce manuscrit mural, en 1953 – « Ne travaillez
jamais » –, la liberté, l’évitement de l’aliénation ou l’arrachement à son emprise
impliquant un risque social fondamental. Car autant on vit encore moins en
prison que dans l’habitat, l’urbanisme, l’entreprise ou le magasin dévolus au
producteur consommateur, autant on vit déjà moins dans cette condition
prolétarienne qu’on ne vivrait si l’on était émancipé de la condition salariale.
C’est pourquoi il s’agit, dans La Société du spectacle, de dépasser en
l’abolissant le mode de production capitaliste. Le spectateur de Debord est
vaincu, provisoirement, dans la mesure où « une immense accumulation de
spectacles »15 s’est substituée à l’immédiateté du monde ; mais cette mesure
n’est que le reflet et le prolongement de l’aliénation salariale qui reconduit à la
racine du cycle de l’acceptation. Debord démasque l’aliénation de la vie
quotidienne corrélative à l’accumulation de spectacles à la manière de Marx
analysant l’aliénation sociale sous l’apparence d’une immense accumulation de
marchandises.
C’est parce qu’il ne peut pas faire le monde que le spectateur de Debord
est condamné à seulement le voir, d’où la scission entre la contemplation et
l’action. C’est consciemment que le spectateur accepte cette condition, il sait
bien qu’il ne peut pas la changer d’un tour de conscience. Debord n’a pas
inventé le spectacle, mais le concept critique de ce qui existe encore comme tel.
De même Marx n’avait pas inventé le mode de production capitaliste, mais le
concept critique de ce qui existait déjà comme tel.
En conceptualisant le spectacle, Debord n’invente pas un point de vue
supra lunaire, il constate la manière dont l’idéologie s’est réalisée. Par un
renversement que Marx n’avait qu’aperçu, les images sont devenues un point de
vue. Et ce renversement s’est produit sur le fond d’une victoire achevée lorsque
Debord écrit et en cours pendant que Marx écrivait : celle de la valeur d’échange
sur la valeur d’usage. Ce renversement ne s’est pas produit du fait d’une
méchanceté spontanée de la marchandise, non pas que la marchandise ne soit
pas méchante – elle se paye en temps de production et en argent dans la
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consommation –, mais parce que sa méchanceté, issue des conditions modernes
de production, n’a rien de spontané. Rancière lit Debord comme s’il avait
inventé, avec le spectacle, la forme idéologique qu’il dénonce et critique.
En projetant le mythe de la caverne sur La Société du spectacle Rancière
confond l’apparente spontanéité de la méchanceté des images et des
marchandises avec « l’abstraction de tout travail particulier et l’abstraction
générale de la production d’ensemble »16 par lesquelles s’est réalisée la victoire
de la valeur d’échange. Il réduit ainsi la critique de La Société du spectacle à
celle de « la société de consommation » sans retenir que cette dernière n’est
qu’une face du mode de production.
Là aussi le prétendu « secret caché » est dévoilé. Il l’est dès l’abord de La
Société du spectacle, il ne s’agit ni du soleil ni des Idées comme chez Platon
mais des « conditions modernes de production », selon la thèse 1. Et il l’était
déjà par Marx en 1857 : « Sans production, pas de consommation ; mais, sans
consommation, pas de production non plus, car la production serait alors sans
but. »17, « S’il est clair que la production offre, sous sa forme matérielle, l’objet
de la consommation, il est donc tout aussi clair que la consommation pose
idéalement l’objet de la production, sous forme d’image intérieure, de besoin, de
mobile et de fin. »18 Le voilà donc l’idéal du spectacle : c’est celui que la
consommation pose comme objet de la production. Ce n’est pas l’idéal de
Debord, mais celui du mode de production, et non seulement de consommation,
capitaliste.
En cachant lui-même le secret pourtant dévoilé, ou en l’oubliant, Rancière
réduit la situation du spectateur à celle du consommateur qui ne serait pas
producteur et dès lors sa critique à l’égard de Debord sombre dans le registre du
jugement de valeur. Pour lire Debord, selon Rancière, il ne s’agirait plus que de
juger son discours selon l’ascendant idéologique qu’il imposerait à son lectorat.
Guy Debord, dit « le Hautain »
Rancière accrédite ainsi la mauvaise réputation d’un Debord hautain et
méprisant, partiellement partagée par exemple par Jean-Marie Apostolidès qui
affuble Debord d’un « Moi mythologique, héroïque, fabuleux » doté d’une
aptitude « séductrice » à l’occasion d’une entrevue réalisée par Alexandre
Trudel ; pour ne pas parler des envieux détestables, célèbres dans un petit
milieu, qui, de l’ombre du piédestal dressé à l’effigie de Guy Debord, imaginent
que, contrairement à eux-mêmes, sa personne s’est laissée domestiquer.
Contrairement à ces derniers, Rancière n’utilise pas d’anecdotes
biographiques. Mais en le plaçant aux côtés de Barthes et Baudrillard comme un
critique « du pauvre crétin d’individu consommateur, submergé par le flot de
16
Thèse 29 de la Société du spectacle
Introduction à la critique de l’économie politique, trad. Husson et Badia 1957 (éd. L’Altiplano 2008) p. 42
18
Introduction à la critique de l’économie politique, trad. Husson et Badia 1957 (éd. L’Altiplano 2008) p. 43
17
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marchandises et des images et séduit par leurs promesses fallacieuses »19, il
contribue au mythe d’un Debord méprisant le prolétariat. C’est pourtant ce
même Debord qui écrit : « Nous n’avons pas mis “dans toutes les têtes” nos
idées, par une influence étrangère, comme seul peut le faire, sans succès durable,
le spectacle bourgeois ou bureaucratique-totalitaire. Nous avons dit les idées qui
étaient forcément déjà dans ces têtes prolétariennes, et en les disant nous avons
contribué à rendre actives de telles idées, ainsi qu’à rendre la critique en acte
plus théoricienne, et décidée à faire du temps son temps. »20
Il est vrai que La Société du spectacle n’est pas un texte de l’I.S.
proprement dite mais un livre signé Debord – qui a été voulu comme « un livre
de théorie » de l’I.S d’après la préface à la quatrième édition italienne. À ce
titre, on pourrait objecter que le « nous », renvoyant aux situationnistes, de la
thèse 5 des Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps est différent
du Debord personnel qui aurait espéré inspirer l’humanité.
Lisons donc ce que Debord écrit de la situation du présupposé « pauvre
crétin » : « Cette constante de l’économie capitaliste qui est la baisse
tendancielle de la valeur d’usage développe une nouvelle forme de privation à
l’intérieur de la survie augmentée, laquelle n’est pas davantage affranchie de
l’ancienne pénurie puisqu’elle exige la participation de la grande majorité des
hommes, comme travailleurs salariés, à la poursuite infinie de son effort ; et que
chacun sait qu’il lui faut s’y soumettre ou mourir. C’est la réalité de ce chantage,
le fait que l’usage sous sa forme la plus pauvre (manger, habiter) n’existe plus
qu’emprisonné dans la richesse illusoire de la survie augmentée, qui est la base
de l’acceptation de l’illusion en général dans la consommation des marchandises
modernes. Le consommateur réel devient le consommateur d’illusions. La
marchandise est cette illusion effectivement réelle, et le spectacle sa
manifestation générale. »21
Le « pauvre crétin » n’en est pas un puisqu’il « sait qu’il lui faut s’y
soumettre ou mourir. » Moins il peut faire sa vie immédiatement, du fait de « la
baisse tendancielle de la valeur d’usage », plus il est contraint de passer par
l’intermédiaire de la consommation. Pour ne pas mourir, il ne peut qu’espérer
survivre en éprouvant le moins de privations possible. La condition d’existence
est limitée à la survie, ou plus exactement à des degrés de survie quantifiables,
c’est en cela que consiste l’aliénation, c’est-à-dire l’emprisonnement du
travailleur salarié. Dans le spectacle, son aspiration ne peut que consister à
survivre plus.
Par l’expression « survie augmentée », on entend évidemment la réduction
et la conduction des aspirations sociales vers les revendications quantitatives
syndicales normalisées : les luttes pour les augmentations de salaires ou pour
l’augmentation du pouvoir d’achat. Et il faudrait être particulièrement sourd et
19
Page 52 du Spectateur émancipé
Thèse 5 Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps
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aveugle pour ne pas entendre et voir que toutes les formes de revendications
prolétariennes sont intermédiées et interprétées, socialement et politiquement
transformées, sous cette forme économique. A contrario, dans le spectacle, on
n’entend pas l’abolition du travail salarié, parce qu’elle est une exigence d’ordre
qualitatif, et pas même la baisse du temps de travail sauf retraduite dans des
termes quantitatifs, tels les prix des loisirs. Et ce parce que le qualitatif est
inaudible aux oreilles économistes.
Si illusion il y a, ce n’est pas que le « pauvre crétin » se fait de fausses
idées, au contraire, c’est parce qu’il connaît les formes de son emprisonnement,
sinon leur nature. Et c’est pourquoi cette illusion est réelle. Debord l’exprime
d’une formule simple : « Le spectacle est l’autre face de l’argent. »22
Le spectacle « spécularisé »
En imputant, par l’intermédiaire d’un platonisme, une aliénation d’ordre
ontologique à Debord, Rancière invente un spectacle qui serait réduit à un
vertige narcissique collectif. Rancière dévoile ce qu’il a en tête ou comme
souvenir lorsqu’il lit Debord : « Nous savons le niveau de frénésie que put
atteindre, entre le temps des Mythologies de Barthes et celui de La société du
spectacle de Guy Debord, la lecture critique des images et le dévoilement des
messages trompeurs qu’elles dissimulaient. Nous savons aussi comment cette
frénésie de déchiffrement des messages trompeurs de toute image s’est inversée
dans les années 1980 avec l’affirmation désabusée qu’il n’y avait plus lieu
désormais de distinguer image et réalité. Mais cette inversion n’est que la
conséquence de la logique originaire concevant le processus social global
comme processus d’auto-dissimulation. »23
« Nous savons » n’est pas un argument très puissant. Le passage d’une
époque de distinction à une époque de confusion entre l’image et la réalité
consisterait plutôt en une hallucination – autrement dit à prendre la réalité pour
son image – qu’en une inversion. Et en quoi l’effort de distinguer mènerait-il
logiquement à la fatalité de la confusion ? Aurait-il fallu ne pas déchiffrer alors
même qu’il y aurait eu messages trompeurs ? Ou plutôt n’aurait-il pas fallu
déchiffrer parce qu’il n’y avait pas de messages trompeurs comme semble le
penser Rancière ? Il avait pourtant contribué, dans les mêmes années où
s’écrivaient Mythologies et La Société du spectacle au projet – bien différent (et
même « contraire »24), mais non dénué de volonté de déchiffrement – de la
« lecture symptomale » du Capital lancé avec Lire le Capital par Louis
Althusser, lequel d’ailleurs note avoir été inspiré par le retour à Freud de Lacan.
Je ne sais pas si Rancière en garde un mauvais souvenir, mais cela ne justifie pas
qu’il s’en prenne à des contemporains, même si différents.
22
Thèse 49 de la Société du spectacle
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24
Lettre de Debord à Agamben du 6 août 1990 (Correspondance Fayard vol. 7)
23
8
En parlant de la conséquence, de « l’inversion », Rancière désigne la
cause : la confusion désabusée viendrait de la distinction abusive préalable. Ce
passage que Rancière qualifie de logique se résume-t-il au passage abstrait du
temps entre les années 1960-1970 et les années 1980 ? Peut-être pas puisqu’il le
qualifie d’inversion. Mais alors en quoi consiste donc cette inversion ?
À chercher la réalité sous l’image, comme si la réalité y était cachée, les
Debord ou Barthes, maîtres en déchiffrement, auraient préparé le temps ultérieur
de l’indistinction où image et réalité se retrouvent sur le même plan. Si l’affaire
était morale, la faute des années 1980 serait de la responsabilité des années
1960-1970. Pour dénoncer cette manière de refaire l’histoire de manière
rétrospective et falsifiée, les situationnistes, et Debord en 1958 dans l’I.S. n° 2
par exemple, utilisaient le terme de « confusionnisme ». Rancière ne comprend
tout simplement pas que Debord considère l’image comme une réalité sans la
confondre avec la réalité parce qu’il sait que l’image est une certaine réalité – y
compris lorsqu’elle est dans les têtes – dotée de certaines propriétés dont il est
incontournable de décrire la genèse et le rôle dans une perspective
révolutionnaire.
À l’hallucination – qui consiste à prendre une image pour une réalité –
Debord (et dans une certaine mesure Barthes avec sa critique du « bon sens »
dans Mythologies) substitue une critique laissant apparaître que toute la réalité
se présente comme image alors qu’elle ne l’est pas. Le concept de spectacle est
une tentative de « déshallucination » et pas du tout la préparation, fût-elle
inconsciente, de l’hallucination ultérieure que Rancière invente avec son
inversion logique ou sa logique de l’inversion.
Debord ne déchiffre pas le monde en traversant l’écran du spectacle à
destination d’un lecteur supposé candide, voire imbécile. Il montre que le
spectacle lui-même « où le mensonger s’est menti à lui-même »25 est inondé par
cette confusion entre image et réalité. Si le spectacle est « un rapport social entre
des personnes, médiatisé par des images. »26, c’est qu’il prend aussi bien la
réalité pour des images que les images pour de la réalité : l’image se réalise
entre les personnes à chaque transaction, lors de tout échange marchand. C’est le
spectacle qui est le crétin, le spectateur lui n’est qu’impuissant.
La critique fondamentale du spectacle ne signifie pas que les hommes sont
incapables de conscience ; elle dit que la conscience du spectacle se fout
totalement de l’humanité et que celle-ci, en retour, ne peut que faire disparaître
le spectacle tout aussi totalement. Avec le concept de spectacle, Debord pose le
problème, il n’invente pas un obstacle comme le pense Rancière. La perspective
résolument révolutionnaire de la critique du spectacle n’est rien d’autre que le
dépassement de ce problème.
En promulguant rétrospectivement la distinction comme vanité, au prix
d’une lecture finaliste selon laquelle la confusion issue des années 1980 serait
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Thèse 2 de la Société du spectacle
Thèse 4 de la Société du spectacle
9
l’effet de la distinction des années 1960-1970, Rancière condamne la conscience
des années 2010 aux affres de l’indistinction. Elle doit se débrouiller toute seule,
aux prises avec « du n’importe quoi », comme disent les enfants, qui lui fait
front. C’est pourquoi il ne peut plus qu’invoquer un tour de conscience
incantatoire tout en refusant « d’ajouter un tour à ces retournements »27 au
prétexte que « la critique sociale »28 collabore avec la machine qui « peut
marcher ainsi jusqu’à la fin des temps, en capitalisant sur l’impuissance de la
critique qui dévoile l’impuissance des imbéciles »29. À la place de la critique
sociale, Rancière propose de « sortir du cercle »30 en présupposant que « les
incapables sont capables »31. Mais ce n’est pas le problème ! L’impuissance
sociale ne se résout pas en exhortant les capacités individuelles.
Rancière fait comme si la conscience humaine était indépendante des
conditions d’existence sociales qui l’affectent et comme si l’émancipation
pouvait provenir d’un tour de conscience, comme s’il s’agissait pour le
spectateur de se défaire d’un imago falsifié par une sorte de geste de sa
conscience soudainement mue par un ego nécessairement ou potentiellement
supérieur ; comme si d’un coup d’œil de l’esprit subitement désaliéné, par une
prise de conscience, le spectateur pouvait dépasser un stade du miroir qui
l’aurait minoré. Quelle conscience qui « philosophise la réalité » et « ne réalise
pas la philosophie »32 est-elle ici invoquée ? Quelle sorte de conscience
déracinée pourrait-elle éviter l’hallucination ?
Narcisse, qui n’est pas celui qui se voit beau, est totalement inquiet
lorsqu’il scrute ses traits immobiles pour savoir s’ils sont siens. Il n’a pas
dépassé le stade du miroir, ce qui l’inquiète est que sa réalité est comme l’image.
Il cherche un être là où il n’y a que son apparence. Dans cette vaine quête, il ne
fait pas jouer son corps et il ne pourrait résoudre son inquiétude figée qu’en
ayant recours au déblocage irréel et idéel d’un Je ontologique à la manière du
cogito cartésien.
Il y a bien une logique de l’erreur de Rancière : celle propre à ce que je
nomme « la conscience déracinée », anciennement à l’œuvre dans Les
Méditations métaphysiques de Descartes, fondatrices des philosophies de l’Être
à la manière moderne. Lors de l’expérience régressive inaugurale de Descartes,
c’est la bougie – et la fonte de la cire – qui joue à la fois le rôle de la lumière et
de l’image. C’est chez Descartes, et pas du tout chez Debord, que l’homme
pourrait être moins qu’il n’est. Au début de la troisième méditation, Descartes
pose l’être comme « une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui
nie (…) ». Il ne peut alors que reprendre la certitude déjà énoncée lors de la
deuxième méditation avant son abstraction de la réalité – dont la fonte de la cire
27
Pages 54 et 55 du Spectateur émancipé
Pages 54 et 55 du Spectateur émancipé
29
Pages 54 et 55 du Spectateur émancipé
30
Pages 54 et 55 du Spectateur émancipé
31
Pages 54 et 55 du Spectateur émancipé
32
Thèse 19 de la Société du spectacle
28
10
était l’exemple particulier – : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui
pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui doute, qui entend
(...) ». L’être, ou la conscience déracinée, est désormais celle d’une chose. Cette
fameuse expérience inaugurale de la philosophie moderne est celle d’un sujet
objectivé, divinement il est vrai.
Un tout autre retournement de la conscience déracinée peut nous aider à
comprendre ce blocage. Il s’agit d’une théorie de Lacan, constituant un
déblocage du Dieu fétichisé sous la forme de la glande pinéale – étrange
positivité du doute chez Descartes –, qui propose de « comprendre le stade du
miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à
savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image »33.
Remarquons d’ailleurs que ce dispositif est très similaire à celui de la caverne
platonicienne et que sa résolution n’est pas idéaliste mais ludique. Il suffit
d’imaginer une source lumineuse placée non pas derrière les hommes faisant
face à la paroi mais entre un enfant âgé de six à dix-huit mois et un miroir pour
les rendre semblables.
Avec le stade du miroir, Lacan développe l’idée que l’enfant parvient à
l’individuation non pas par un tour de conscience, mais « en une série de gestes
où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son
environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à
son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés. »
C’est donc, selon Lacan, par le jeu et « dès avant sa détermination sociale, dans
une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu » que le Narcisse
potentiel évite de se laisser absorber dans son image en ne se confondant pas
fatalement avec elle.
Selon Lacan, l’expérience ludique est le processus d’individuation qui
rend le sujet actif, le jeu « jubilatoire » du Je étant une « expérience dont il faut
dire qu’elle nous oppose à toute philosophie issue directement du Cogito ». Par
rapport à Descartes, Lacan opère un renversement de points de vue plutôt
qu’une inversion de l’image : la conscience, au moins celle qui assume son
image, est enracinée dans l’action ludique du corps de l’enfant et non dans un Je
reçu, ce « siège de l’union de l’âme » que serait la glande pinéale.
Que Rancière n’évoque pas du tout Lacan dans le Spectateur émancipé est
étonnant eu égard à l’importance du psychanalyste pendant cette « frénésie de
déchiffrement des messages trompeurs de toute image » des années 1970. Peutêtre Lacan ne le gêne-t-il pas parce qu’il ne concerne pas directement l’individu
socialisé. Tandis que chez Debord, l’hypothèse même d’une généalogie de
l’image est directement sociale ; bien qu’il s’agisse, là aussi, d’une généalogie
de l’apparaître qui dépasse la comparaison de l’être et de l’apparence comme
celle de la réalité et de l’illusion, parce qu’elle est fondée du point de vue d’une
conscience enracinée à laquelle le spectacle fait face.
33
Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience
psychanalytique selon la transcription du communiqué du Zurich en 1949 (Le Seuil)
11
En refusant le problème de l’hallucination, en refusant « l’interminable
tâche de démasquer les fétiches »34, Rancière refuse l’hypothèse d’un vertige
narcissique imposé par le point de vue d’un sujet objectivé. Mais en même
temps il nous y condamne puisque selon lui, depuis les années 1980, auxquelles
il reproche seulement d’être désabusées, il n’y aurait « plus lieu désormais de
distinguer image et réalité »35.
Ce faisant, il ne reprend pas même la critique du premier chapitre du
Capital, quant au fétichisme de la marchandise : « Les marchandises diraient, si
elles pouvaient parler : “notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme, pour
nous, en tant qu’objet, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde, c’est
notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d’achat le
prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeurs
d’échange.”… » Or les économistes et le mode de production fondé sur la
victoire de la valeur d’échange sur la valeur d’usage donnent raison, certes au
forceps, à ce fantasme de la marchandise parlante, simplement parce qu’ils
réalisent leur utopie, dont il nous reste à nous défaire.
*
*
*
Seconde projection
Je passe maintenant à la seconde projection. Rancière croit encore citer
Debord : « Dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux »36.
Or Debord ne dit pas cela, mais ceci : « Dans le monde réellement renversé, le
vrai est un moment du faux »37.
De « renversé » à « inversé », il semble y avoir peu de différence : on
utilise le verbe « inverser » pour désigner toutes sortes de permutations et la
plupart du temps des permutations d’ordre latéral, comme par exemple
l’inversion de la gauche et de la droite dans l’image reflétée ; au contraire on
utilise le verbe « renverser » pour désigner la permutation d’ordre vertical,
lorsque le haut devient le bas et réciproquement, ainsi le plateau d’une table
renversée se retrouve au sol et ses pieds en hauteur, dans une position rendant
son usage impossible, ainsi verrait-on le monde si l’on marchait sur la tête. Mais
la nuance est plutôt ténue et l’usage parfois fluctuant. Debord aurait-il pu écrire
« inversé », comme le lit Rancière ? Et, si non, pourquoi Rancière lit-il
« inversé » plutôt que « renversé » ?
Renversé ou inversé ?
34
Page 55 du Spectateur émancipé
Page 55 du Spectateur émancipé
36
Page 51 du Spectateur émancipé
37
Thèse 9 de la Société du spectacle
35
12
Beaucoup d’indices laissent à penser que Debord écrit volontairement
« renversé » et non « inversé ». D’abord, l’attention au mot est rendue
transparente par le choix typographique de l’italique pour l’expression
« réellement renversé ». Ensuite, Debord a utilisé déjà une fois le substantif
« inversion », à la thèse 2, et une fois le verbe « inverser », à la thèse 8. Enfin,
les notions d’inversion et de renversement sont très importantes dans la
littérature qui inspire Debord dans La Société du spectacle, et notamment dans
les premières thèses, à savoir les dialectiques hégélienne et marxienne, comme
le rappelle cette très célèbre formule de Marx selon laquelle la dialectique de
Hegel « marche sur la tête » et qu’il « suffit de la remettre sur ses pieds pour lui
trouver la physionomie tout à fait raisonnable »38.
Qui plus est, l’autre partie de cette très courte thèse – « le vrai est un
moment du faux » – est un détournement d’un passage de la préface à La
Phénoménologie de l’esprit où Hegel discute la proposition selon laquelle le
faux est un moment du vrai. Et ce détournement opère en inversant la manière
dont Hegel expose les relations entre les notions de vrai et de faux. Après avoir
mis sous les yeux du lecteur les deux moments simultanés du processus de
l’inversion spectaculaire, à la thèse 8, Debord les synthétise avec le terme de
« renversement », dans la thèse 9.
Mettons-nous d’abord sous les yeux la thèse 8 : « On ne peut opposer
abstraitement le spectacle et l’activité sociale effective ; ce dédoublement est
lui-même dédoublé. Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit.
En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation
du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une
adhésion positive. La réalité objective est présente des deux côtés. Chaque
notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé : la réalité surgit
dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est
l’essence et le soutien de la société existante. »
De la critique du spectacle par Debord, Rancière ne retient que ce qui
concerne le spectacle (« Le spectacle qui inverse le réel est effectivement
produit. ») mais rien de ce qui concerne « en même temps », cette expression
étant le pivot de la thèse, « la réalité vécue » « matériellement envahie par la
contemplation du spectacle ». Rancière ne retient pas ce en quoi le spectacle
affecte l’activité sociale effective en la rendant passive. Ce faisant il oppose
abstraitement le spectacle et l’activité sociale effective.
Que Rancière ne retienne pas le rôle de la contemplation du spectacle
dans ce processus d’aliénation réciproque est tout à fait cohérent avec sa propre
volonté de réévaluer la notion de contemplation telle qu’il la défend dans Le
Spectateur émancipé. Mais pour l’argumenter contre Debord, il ne s’agit pas de
faire comme si « le dédoublement » n’était pas « lui-même dédoublé » : il n’y a
pas lieu, en lisant Debord, de supposer qu’un monde de la subjectivité, fût-ce
38
Postface à la seconde édition allemande [du Capital] p. 584 (trad. Joseph Roy, éd. Garnier-Flammarion)
13
sous la forme de l’activité sociale effective, soit hermétiquement séparé d’un
monde de l’objectivité, qui serait ici le spectacle.
On ne restitue pas Debord, ni aucune pensée dialectique, en choisissant
celui des deux pôles dialectiques qui convient à la démonstration voulue tout en
oubliant l’autre (ce que fait, sans doute inconsciemment, Rancière en écrivant
« inversé » là où est écrit « renversé ») ; et si l’on veut contredire cette manière
de penser il faudrait étayer ce choix en montrant que « la réalité vécue » n’est
pas « envahie par la contemplation du spectacle ». Or pour ce faire, il ne suffit
pas d’affirmer que les spectateurs ne sont pas des « imbéciles », comme le fait
Rancière39, et qu’ils sont traités comme tels par Debord ; il faudrait montrer, je
le répète, que cette invasion de la réalité vécue par le spectacle via sa
contemplation n’a pas lieu.
En écrivant « renversé » et non « inversé » à la thèse 9, Debord tire la
conséquence du « dédoublement lui-même dédoublé » de la thèse 8. Les deux
pôles de la contradiction préalable ne peuvent pas être abstraits parce qu’ils sont
tous les deux réels : en prenant acte du double fait que le spectacle est
effectivement produit, et que la contemplation du spectacle envahit la réalité
vécue, le monde est réellement renversé ; il ne l’est pas seulement
objectivement, mais « en même temps » il l’est subjectivement, « la réalité
objective » est passée aussi de ce côté. La contemplation du spectacle ne
consiste pas en une action du spectateur à l’égard de ce qui est placé sous ses
yeux, fût-ce imposé à son regard. Cela serait contradictoire puisque la
contemplation n’est pas une activité mais une passivité. Au contraire, la
contemplation du spectateur consiste en une action du spectacle dans
l’imaginaire du spectateur.
Contempler ou agir ?
La thèse 3 affirme que le spectacle « est le lieu du regard abusé et de la
fausse conscience ». En reprenant à Joseph Gabel le thème de la fausse
conscience, Debord suit la tradition de la critique du fétichisme de la
marchandise telle qu’elle a été initiée par Marx et prolongée par Lukacs dans
Histoire et Conscience de classe sous la notion de réification. Or la réification
ne résulte pas d’une simple illusion de la conscience mais du contexte réel du
capitalisme.
Dans La Réification, Gabel – pour lequel « la fausse conscience n’est
autre chose que la pensée non dialectique à l’échelle des groupes sociaux »40 –
renvoie en note41 à ce passage très explicite de Histoire et Conscience de
classe : « Plongés dans ce temps abstrait, exactement mesurable, le temps qui
est devenu l’espace de la physique, et qui est en même temps une condition, une
conséquence de la production spécialisée et décomposée de façon
39
Page 54 du Spectateur émancipé
Page 16 de La Réification (Allia)
41
Page 53 de La Réification note 8
40
14
scientifiquement mécanique de l’objet de travail, les sujets doivent eux aussi être
nécessairement décomposés rationnellement d’une manière correspondante.
D’un côté, en effet, leur travail parcellaire mécanisé, objectivation de leur force
de travail face à l’ensemble de leur personnalité – qui s’était déjà accomplie par
la vente de leur force de travail comme marchandise – est transformée [sic] en
réalité quotidienne durable et insurmontable, au point qu’ici aussi la personnalité
devient le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence,
parcelle isolée et intégrée à un système étranger. De l’autre côté, la
décomposition mécanique du processus de production rompt aussi les liens qui,
dans la production “organique”, reliaient à une communauté chaque sujet du
travail, pris un à un. La mécanisation de la production fait d’eux, à cet égard
aussi, des atomes isolés et abstraits que l’accomplissement de leur travail ne
réunit plus de façon immédiate et organique et dont la cohésion est bien plutôt,
dans une mesure sans cesse croissante, médiatisée exclusivement par les lois
abstraites du mécanisme auquel ils sont intégrés. »42
Gabel utilise la réification afin d’appliquer en psychologie sociale
certaines données de la psychiatrie, « notamment la notion de
schizophrénisation »43. Debord prolonge cette analyse en lui faisant subir
quelques modifications, notamment en substituant au constat de l’atomisation la
notion plus dynamique de séparation, dont le spectacle est devenu la source44.
Mais chez lui aussi, pour reprendre les expressions de Lukacs, s’agissant des
producteurs dans le cadre du spectacle, l’« objectivation de leur force de travail
face à l’ensemble de leur personnalité (…) est transformée en réalité quotidienne
durable et insurmontable, au point qu’ici aussi la personnalité devient le
spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence », autrement dit
la personne assiste à sa propre existence d’un regard abusé du fait de sa
condition sociale.
C’est pourquoi Debord ne dévalue la contemplation qu’en opposition à
l’activité : selon lui contempler activement reviendrait à regarder, à imposer
quelque chose de conscient à ce qui est vu et non pas à laisser la conscience ou
l’organe visuel passif se perdre dans l’acceptation de ce qui vient à l’œil ; mais
dans un contexte où toute la subjectivité est objectivée, autrement dit dans un
contexte réifié, où l’aliénation est la norme, la contemplation ne peut pas être
spontanément active.
Rancière a une autre acception, non dialectique, de la contemplation, qui
suppose une sorte de présence spontanée plus ou moins substantielle de la
conscience et un parallélisme des mondes subjectif et objectif. Cette conception
assez familière, de type humien, kantien, voire cartésien, que je classerais dans
la filiation des philosophies de l’Être – dût-elle être informée par la philosophie
42
Pages 117 et 118 de Histoire et Conscience de classe (Minuit 1960 trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois).
Les éditions Allia donnent une autre traduction, peut-être de la facture de Gabel, du même passage et renvoient à
la page 101 de l’édition allemande de 1923.
43
Page 10 de La Réification (Allia)
44
Thèse 27 de la Société du spectacle
15
de Marx – peut tout à fait être cohérente et défendue, et elle l’est souvent. Pour
autant elle ne peut pas être imposée ni à Debord, ni à Marx, ni à Hegel, lesquels,
pratiquant une manière de penser dialectique et participant de la tradition d’une
philosophie du devenir, pensent tout autrement en adoptant une conception
exigeante du sujet sans lui concéder d’emblée l’aptitude à atteindre une
conscience sans effort.
Véracité du faux
J’en viens enfin à la conséquence épistémologique propre au monde
réellement renversé qu’avance la thèse 9 : à savoir que dans ce contexte « le vrai
est un moment du faux ». On peut en comprendre quelque chose, directement,
en montrant les conséquences de la proposition inverse : dans un monde libéré,
affranchi du renversement spectaculaire, le faux serait un moment du vrai.
Autrement dit, quand on marche sur ses pieds, et non sur la tête, il arrive
qu’on se trompe, mais l’usage et l’expérience de l’échec nous ramènent à la
réalité. L’épistémologie ordinaire du praticien est constituée de cette expérience
d’avoir emprunté des fausses pistes par rapport à une visée non atteinte.
J’emploie ici le mot « praticien » non pas au sens de l’exécutant prolétarisé
auquel le processus et la finitude du produit travaillé sont imposés, mais au sens
des pratiques poétiques. Et, dans la mesure où elles s’en éloignent, elles
concernent les pratiques artistiques et du bricolage, autrement dit les savoir-faire
des praticiens qui s’imposent à eux-mêmes les contraintes et se confrontent par
là à l’achèvement indéfini de l’œuvre plutôt qu’à la perfection du produit. Le
sens pratique ou la connaissance empirique porte une manière de connaître
consciente, une épistémologie ; mais elle est inopérante dans le spectacle où
précisément on marche sur la tête, où la conscience est comme donnée, où une
vérité se présente d’emblée.
Un révolutionnaire comprendrait intuitivement « le vrai est un moment du
faux » comme le signe d’un moment décisif, puisque tout est faux, y compris le
vrai. Et cette certitude pourrait être le signe théorique d’une occasion à saisir,
« “représentée”, très lourdement et élogieusement »45 par La Charge de la
brigade légère46 « illustrant une dizaine d’années de l’action de l’I.S. ! » par une
belle défaite négative rendue inéluctable dans des conditions stratégiques subies,
c’est-à-dire le contraire de La Charge fantastique47, dont parle Rancière48, qui
raconte l’héroïque histoire du positif en uniforme. Mais il s’agit aussi de
comprendre ce qu’implique que le vrai soit faux en tant que « moment ».
Si le vrai comme moment du faux était une représentation où coexistaient
le vrai et le faux, il suffirait d’animer celle d’une brochure signée Swift déjà
traduite en français en 1733 et longtemps attribuée au signataire, mais dont
45
Lettre à Thomas Levin du 31 mai 1989 (Correspondance vol. 7)
Objet d’un détournement dans le film In girum imus nocte et consumimur igni
47
Objet d’un détournement dans le film La Société du spectacle
48
Page 97 du Spectateur émancipé
46
16
l’auteur serait son ami Arbuthnot49. L’Art du mensonge politique d’Arbuthnot
présente La Pseudologia politica (typographié selon l’alphabet grec), un livre
jamais paru, et donc fantomatique, qui aurait été une étude philosophique
destinée à « l’éducation d’un habile Prince »50. Cette brochure même étant donc
un mensonge, la forme correspondant au contenu du point de vue de la vérité :
faux signataire et inexistence de l’objet présenté. « Il [l’auteur inexistant de La
Pseudologia politica] suppose que l’âme est de la nature d’un miroir planocylindrique ; qu’un Dieu tout-puissant a fait le côté plat de ce miroir, et
qu’ensuite le Démon a fait l’autre côté, qui a une forme cylindrique. Que le côté
plat représente les objets au naturel et tels qu’ils sont véritablement ; mais que le
côté cylindrique doit nécessairement, selon les règles de la Catoptrique,
représenter les vrais objets faux, et les faux objets vrais ; que le cylindre étant
beaucoup plus grand et large, reçoit et rassemble sur sa surface une plus grande
quantité de rayons visuels ; et que par conséquent tout l’art et le succès du
mensonge politique dépend du côté cylindrique de l’âme »51. Il est aisé
d’imaginer une représentation mécaniste de ce « miroir plano-cylindrique » en
rotation accélérée : une sorte de cinématographe intériorisé, puisque ce serait
l’âme, où les vrais objets apparaîtraient vrais par moments ! Bien que Debord
connaissait bien Swift, il n’est pas sûr du tout qu’il connaissait ce texte. Et pour
séduisante qu’eût été cette influence, elle n’aurait pas été assez dialectique, au
sens hégélien, à son goût pour expliquer ce qu’il veut dire lui-même par « le vrai
est un moment du faux ». Comme cela apparaîtra lors de la confrontation de la
thèse 9 avec la source du détournement elle-même, la séduisante représentation
d’Arbuthnot, encore manichéenne et figeant le face-à-face d’un monde objectif
et d’un monde subjectif, n’aurait pas satisfait l’exigence conceptuelle de
Debord.
Debord reprend la formule « dans le monde réellement renversé, le vrai
est moment du faux » dans Les Commentaires sur la société du spectacle52 en
parlant de la falsification du goût et du sens de l’histoire, il y stigmatise le faux
vieux. Il s’agit plus généralement, face à cette véracité du faux, de désigner
l’idéologie s’imposant à toute conscience sous la forme de l’évidence avec la
particularité propre aux amnésiques superstitions modernes d’apparaître comme
des sciences constituées et comme résultats. Mais surtout, cela désigne tout
d’abord les entraves ordinaires qui dans la vie quotidienne règlent nos pratiques
de telle manière que nous n’avons pas à pratiquer de manière singulière, cette
contrainte ne reposant, dans le spectacle, sur rien d’autre que l’aliénation
49
Page 32 de L’Art du mensonge politique Jonathan Swift [mais en fait John Arbuthnot, malgré l’assertion sur la
première de couverture, d’après la présentation qu’en fait Jean-Jacques Courtine dans son texte introductif Le
Mentir vrai où Courtine écrit « le texte attribué à Swift n’est pas de sa main. On le doit à John Arbuthnot (…) » ]
(éd. Jérôme Millon 2007)
50
Pages 11 (Le Mentir vrai Courtine) et 42 de L’Art du mensonge politique Jonathan Swift [mais en fait John
Arbuthnot, …] (éd. Jérôme Millon 2007)
51
Pages 42 et 43 de L’Art du mensonge politique Jonathan Swift [mais en fait John Arbuthnot, …] (éd. Jérôme
Millon 2007)
52
Thèse XVII des Commentaires sur la société du spectacle
17
salariale. Parmi les banalités du spectacle, « tout a un prix » contient tout autant
d’idéologie que, par exemple, « Dieu est grand ». Engagé dans l’histoire au
moment du spectacle, pris dans le mode de production capitaliste, nul n’est plus
innocent : nous sommes tous savants d’un mode de connaissance offert dont il
nous faut comprendre la falsification.
Nous pouvons aussi comprendre cela en suivant le chemin qu’indique
Debord par son détournement : « le vrai est un moment du faux ». Ce qui nous
permettra aussi de comprendre la manière dont Rancière ne le comprend pas et
l’interprète. En suivant ce détournement jusqu’à sa source, nous pouvons
approcher la relation que Debord entretient avec Hegel à propos
d’épistémologie, ou de manière de connaître, et par là, ce que peut signifier le
monde réellement renversé de manière dialectique.
Dans une adresse à ses traducteurs hollandais écrite en janvier 1973,
Debord explicite certains de ses détournements. Ainsi le Relevé provisoire des
citations et des détournements de « La Société du spectacle »53 précise-t-il :
« détournement de Hegel, préface de La Phénoménologie de l’Esprit : “Le faux
est un moment du vrai (mais non plus en tant que faux)” ».
Cela renvoie au passage que je reprends ci-dessous selon la traduction de
Jean Hyppolite, parue en 1941, celle-là même par laquelle Debord, qui n’était
pas germaniste, eut accès au texte de Hegel : « On ne peut cependant pas dire
pour cela que le faux constitue un moment ou, certes, une partie de la vérité.
Dans la locution “dans tout ce qui est faux, il y a quelque chose de vrai”, les
deux termes sont pris comme l’huile et l’eau, qui sans se mélanger sont
assemblées seulement extérieurement l’une avec l’autre. Précisément par égard
pour la signification, pour désigner le moment de l’être-autre complet, ces
termes de vrai et de faux ne doivent plus être utilisés là où leur être-autre est
supprimé. De la même façon, les expressions : unité du sujet et de l’objet, du fini
et de l’infini, de l’être et de la pensée, etc., présentent cet inconvénient que les
termes d’objet et de sujet, etc., désignent ce qu’ils sont en dehors de leur unité :
dans leur unité ils n’ont donc plus le sens que leur expression énonce : c’est
justement ainsi que le faux n’est plus comme faux, un moment de la vérité. »
Ce qu’y développe Hegel est la notion de mouvement de la pensée en tant
qu’elle a des répercussions épistémologiques majeures qui transforment les
conceptions habituelles des notions de vrai et de faux. Hegel met en question la
proposition selon laquelle le faux serait un moment du vrai et répond que,
comme faux, le faux n’est pas un moment du vrai.
Pour comprendre comment procède le détournement de Debord, « le vrai
est un moment du faux », il est nécessaire de repérer ce que met en jeu Hegel en
proposant une relation entre le vrai et le faux médiée par la notion de moment.
Pour ce faire, il faut lire ce passage dans le contexte de la préface à La
Phénoménologie de l’esprit, et particulièrement les paragraphes environnant le
53
Page 862 de Guy Debord Œuvres, Gallimard Quarto en 2006
18
passage auquel se réfère Debord. Les citations de Hegel qui suivent sont
extraites des paragraphes précédant la séquence détournée ci-dessus mentionnée,
selon la même source.
Détour par Hegel
Hegel rompt avec la tradition philosophique en instaurant une pensée
dynamique. Or cela affecte les catégories épistémologiques du vrai et du faux :
« Le Vrai et le Faux appartiennent à ces pensées déterminées qui, privées de
mouvement, valent comme des essences particulières, dont l’un est d’un côté
quand l’autre est de l’autre côté, et qui se posent et s’isolent dans leur rigidité
sans aucune communication l’une avec l’autre. »
Selon Hegel, la pensée privée de mouvement demeure manichéenne. Le
vrai et le faux ne sont pas des instances juxtaposées mais des moments relatifs
l’un à l’autre. Retenant la teneur dynamique de cette étrange épistémologie, Le
Petit Robert, dans son édition de 1993, donne, pour étymologie au mot
« moment » : « 1119. lat. momentum contract. de movimentum “mouvement” » ;
il s’agit en quelque sorte du mouvement du mouvement. Hegel rompt avec les
philosophies instituées de son époque – kantienne, cartésienne ou humienne –,
qui, du point de vue d’un au-delà ou d’un arrière-monde sensible abstrait,
placent la conscience dans une situation passive d’où elle se représente ses
propres représentations en les subissant indéfiniment.
Selon Hegel, la conscience est en action en même temps qu’elle se
représente ce qu’elle produit. Elle est tout à fait impliquée dans sa propre
activité, présente dans son acte de représentation, sans distance immédiate, seule
sa propre expérience lui confère une distance, après coup, alors que déjà elle est
relancée dans un devenir ultérieur. La conscience n’est pas scindée, à la manière
de celle de Kant, mise à distance d’elle-même comme si elle s’observait
conscientisant, sa vérité dépendant strictement des règles formelles qu’elle
s’assignerait. Au contraire elle expérimente tour à tour sa positivité et sa
négativité en comparant ses représentations présentes à ses représentations
antérieures, ce qui la situe dans une inquiétude de son propre devenir qui lui est
fondamentale. La conscience hégélienne de La Phénoménologie de l’esprit
s’enracine dans l’histoire de la pensée, elle ne lui est plus extérieure comme
chez le « judicatoire » Kant.
Forte d’une certaine expérience, réelle et éprouvée, de cette contradiction
sans distance en quoi consiste la dialectique hégélienne, elle acquiert la certitude
qu’elle-même produit du savoir, que son activité fondamentale consiste à
concevoir plutôt qu’à percevoir. Autrement dit, chez Hegel, même si la
conscience n’a affaire préalablement qu’à ce qui lui arrive (le phénomène), il en
raconte tout autrement l’aventure présente : forte de son expérience et à sa
grande surprise, la conscience s’aperçoit qu’elle fait arriver ce qui lui arrive. La
problématique épistémologique selon Hegel advient au moment où « se termine
la Phénoménologie de l’esprit. », alors qu’est périmée l’expérimentation
19
préalable où à son insu « Ce que l’esprit se prépare dans la Phénoménologie,
c’est l’élément du savoir. »
Dès lors, bien que Hegel appelle cette étape du savoir La Logique, il se
réfère à une logique tout à fait différente de la logique formelle à laquelle nous
sommes encore aujourd’hui habitués, par exemple avec les philosophies
analytiques, logique que je qualifie de manichéenne dans la mesure où elle
repose sur l’opposition abstraite, qui nous semble évidente, entre le vrai et le
faux.
La conscience devenue sûre de son savoir, en réalité seulement certaine
que c’est elle qui sait, sait qu’elle repose sur un fond inconscient vers lequel elle
se tourne aussi, faisant ainsi l’expérience de son néant, qui est le fond de
l’énergie qu’elle déploie : cela constituant le moment négatif de sa rotation
indéfinie, autrement dit de son travail. « C’est là la puissance prodigieuse du
négatif, l’énergie de la pensée, du pur moi. (…) mais l’esprit est cette puissance
seulement en regardant le négatif en face », écrit Hegel quelques pages en aval.
Lorsque la conscience est parvenue au terme de ce chemin initial que constituait
la phénoménologie préalable au savoir, ce chemin pourrait lui apparaître vain,
mais tout au contraire… le chemin est la raison du résultat. Le vrai et le faux ne
coexistent pas comme des contraires : le vrai ne résulte pas de la disparition du
faux à l’instar de la manière dont on procède en mathématique.
C’est pourquoi « On ne peut cependant pas dire pour cela que le faux
constitue un moment ou, certes, une partie de la vérité. » Le vrai et le faux,
comme le sujet et l’objet, le fini et l’infini, etc. sont unis dans le savoir comme
dans la substance, dans la conscience comme dans le phénomène : ce ne sont pas
là instances à distinguer mais des polarités. On comprend ainsi que « le faux
n’est plus comme faux, un moment de la vérité. » puisque le faux comme faux
n’existe pas, mais que le faux comme apparition initiale du négatif devient
l’autre pôle du vrai.
La position de la conscience hégélienne, active, et même productrice, ne
la rend pas condamnée à contempler ; tandis qu’une pensée de la conscience
passive est, elle, condamnée à l’hypnose, fût-elle rageusement impuissante.
C’est là une conviction hégélienne que partage Debord, qui contribue à fonder le
sens qu’il attribue à la notion de contemplation, et même qui affecte plus
généralement son usage du vocabulaire propre au registre de la vision.
L’illusion logicienne
Or Rancière, et c’est ce qui le mène à la projection qui lui a fait lire
« inversé » là où il est écrit « renversé », interprète à la manière de la logique
formelle une substitution de l’illusion et de la réalité : « Il ne s’agit que de lire
dans un autre sens la même équation de la réalité et de l’image, de la richesse et
de la pauvreté. »54 écrit-il. Il est ici évident que Rancière interprète une inversion
54
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du spectacle, ou de la logique à propos de l’image, là où il est question d’un
renversement de points de vue contre le spectacle. Car il ne s’agit pas d’une
équation à lire dans l’autre sens, la réalité ne s’est pas substituée à l’illusion, ni
l’inverse ; mais l’illusion s’est réalisée, la réalité est devenue illusoire et c’est
pourquoi, dans « le monde réellement renversé » le registre épistémologique est
fondamentalement celui du faux, sa contradiction n’y intervenant que comme un
moment. Ce qu’il y a de vrai est le fait du renversement du monde, non son
résultat.
Dans un monde seulement abstraitement renversé, alors que l’illusion de
la valeur d’échange était encore à la conquête de l’usage, qui y résistait peut-être
au prix d’illusions eschatologiques, jusqu’aux années 1914-1922 (dans la lettre à
Michel Bounan du 29 janvier 1992, Debord écrit avoir « eu tendance à voir
commencer » l’apparition du spectacle moderne « avec la guerre de 1914 (le
“bourrage de crânes” patriotique, Cronstadt, la marche sur Rome) », le faux
semblait encore un moment du vrai, une illusion momentanée.
D’une manière plus abstraite que Marx et Debord, en 1807, Hegel
rencontrait déjà ce renversement : « Dans les temps modernes au contraire
l’individu trouve la forme abstraite toute préparée ». Révolutionnaire au sens
bourgeois, ce Hegel encore extasié, dans Les Leçons sur la philosophie de
l’histoire, par cette Révolution française où, « depuis que le soleil se tient au
firmament et que les planètes décrivent leur cercle autour de lui, on n’avait
jamais vu que l’homme se mît sur sa tête, c’est-à-dire sur la pensée, et édifiât la
réalité d’après celle-ci » se posait alors la question de la fausseté du vrai et dans
un registre seulement philosophique.
Puis Marx, qui faisait remarquer dans une note du Capital que « On se
souvient comment la Chine et les tables se sont mises à danser, alors que tout le
reste du monde paraissait rester immobile – pour encourager les autres », opère
sa critique fondamentale de l’économie politique comme idéologie et utopie
dans un registre qu’on pourrait nommer, peut-être après coup, seulement social,
selon la dialectique des rapports sociaux de production où est enracinée sa
conception de la conscience.
Mais la situation que rencontre Debord est devenue encore plus
dramatique, atteignant la vie quotidienne dans les sociétés modernes à tel point
qu’il faut en construire une autre, ce à quoi s’attèleront les situationnistes.
Rancière fait comme si le vrai était le réel et le faux l’illusoire. Mais le
réel aussi est devenu illusoire. En liant cette lecture à « la servitude de la
caverne », Rancière ne comprend pas Debord. Il le coupe en deux morceaux. En
parlant d’une « déconnexion présente entre les procédures critiques et toute
perspective d’émancipation »55 étrangement liée à la post-modernité (je laisse de
côté cette catégorie que je considère seulement comme une mode ou un repère
historique pour des journalistes commentateurs de l’histoire immédiate de la
55
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philosophie et qui s’avérera aussi vague et inconsistante qu’a pu l’être la
catégorie de structuralisme), il avance qu’elle « peut railler ses illusions, mais
elle reproduit sa logique. C’est pourquoi une réelle “critique de la critique” ne
peut être un renversement de plus de la logique. »56 Précisément, la critique de
Debord, pas plus que les critiques dialectiques de Hegel ou de Marx ne sont des
renversements de la logique, et encore moins des reproductions.
De quoi s’émanciper ?
Le monde réellement renversé signifie la victoire totale, mais pas
forcément définitive, du capitalisme, ou plus exactement celle de la valeur
d’échange contre l’usage : autrement dit la véritable falsification du monde.
Cette affirmation absolument banale aujourd’hui, et quasiment obligatoire après
la chute du Mur de Berlin, n’était pas du tout évidente en 1967, lorsque Debord
l’écrivait dans le contexte géopolitique de la Guerre froide. Et elle ne l’est
toujours pas si l’on réduit cette victoire aux registres politique et a fortiori
géopolitique. Or, le réel renversement du monde résonne encore ô combien non
seulement sous la forme de l’utopie du « Nouvel Ordre mondial » portée par des
Clinton ou des Huntington à l’orée des années 1990, mais surtout dans ce que
Debord conçoit, dans Les Commentaires à la Société du spectacle, en 1988 : le
concept de « spectaculaire intégré », aujourd’hui à l’œuvre.
Étant celle du spectacle, cette victoire est l’accomplissement, the
achievement dirait-on en anglais, de l’inversion concrète de la vie, autrement dit,
« le mouvement autonome du non-vivant », définissant le spectacle en général à
la thèse 2. Entre cette « inversion concrète de la vie » de la thèse 2 ou celle du
réel que produit effectivement le spectacle, thèse 8, et ce monde réellement
renversé de la thèse 9, il y a la différence entre l’observation du processus
spectaculaire et le constat de son résultat. La vision du monde propre au
capitalisme, matérialisée par les marchandises, s’est réalisée. « Le spectacle ne
peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision (…). Il est bien plutôt
une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une
vision du monde qui s’est objectivée »57.
Le monde est réellement renversé. Il n’est pas seulement inversé de telle
manière qu’il serait possible de vouloir « ajouter un tour de plus à ces
retournements qui entretiennent sans fin la même machinerie »58 comme le dit
Rancière. Si la conscience est celle de la réalité – et de quelle autre chose seraitelle conscience ? – elle ne peut pas s’en abstraire à l’envi, quand bien même
d’ailleurs cette réalité ne serait pas falsifiée. Il ne s’agit pas de « changer de
démarche »59, mais de mode de production ; d’anéantir la machination dirais-je
pour reprendre la métaphore industrielle de Rancière.
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Ce constat de défaite peut apparaître bien mélancolique pour qui en
désamorce la détermination révolutionnaire qui l’anime ; de ce point de vue,
Rancière est tout à fait cohérent en parlant de Debord comme de l’un des
diffuseurs de ce qu’il appelle « la mélancolie gauchiste ». Mais quand Rancière,
en projetant sa propre humeur défaitiste, ou satisfaite, selon l’humeur
mélancolique ou romantique dont est pourvue la conscience dialectique quand
elle n’est pas mise en mouvement, se permet d’affirmer que, comme participant
de « la mélancolie gauchiste », Debord « nous invite à reconnaître qu’il n’y a
pas d’alternative au pouvoir de la bête et à avouer que nous en sommes
satisfait. »60, il fait au moins la preuve de sa méprise, au pire celle de son
mépris : ni Debord ni les ennemis irréconciliables du spectacle ne s’en sont
jamais satisfaits !
Et il est même simplement infâme d’amalgamer ainsi Debord, fût-ce
comme une autre face de la même pièce, à « la fureur droitière ». La lecture non
dialectique et très superficielle que Rancière fait de Debord n’est pas même
parvenue au commencement de la dernière thèse de La Société du spectacle :
« S’émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste
l’auto-émancipation de notre époque. »61
Renverser le renversement
Nul n’oblige Rancière à devenir dialecticien, mais il est nécessaire de s’y
astreindre, au moins le temps de la lecture, lorsqu’on aborde les écrits de
Debord, ne serait-ce que pour les comprendre ou restituer leurs pensées, quitte à
les contredire. Ce serait d’autant mieux venu que Rancière les juge comme
relevant d’un « souci obsessionnel à l’égard de l’étalage maléfique des
marchandises et des images »62 tout en disant paradoxalement : « C’est bien là la
vérité du concept spectacle tel que Guy Debord l’a fixée : le spectacle n’est pas
l’étalage des images cachant la réalité »63.
À ignorer la dialectique, s’agissant de dialectique, on n’aboutit qu’à un
manichéisme. Rancière se trompe parce que lui-même ne substitue pas une
conception émancipatrice du spectateur à une minoration du spectateur qui
expliquerait « la mélancolie gauchiste » et trompe ses lecteurs parce que Debord
ne minorait pas le spectateur. Debord expliquait seulement que le spectacle,
autrement dit la forme du règne de la valeur d’échange qui lui était et nous est
encore contemporain, exerce un chantage obligeant le prolétaire à se faire
spectateur plutôt qu’acteur de sa propre existence.
Rancière ne comprend pas la dialectique de Debord. Du concept de
spectacle, qui procède en deux phases successives : la première consistant en la
domination de l’économie sur la vie sociale puis la seconde en la domination de
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cette dernière sur toute réalité individuelle, Rancière ne saisit qu’une inversion
logique alors qu’il s’agit d’un renversement des points de vue. Il ne s’agit pas de
changer la représentation spectaculaire, ni de lire à l’envers les valeurs de vérité
respectives du vrai et du faux. Il s’agit tout simplement – car cela n’appelle pas
la moindre sophistication théorique, quand bien même les conditions hostiles
aiguisent une détermination aussi bien théorique que pratique – de nous
approprier nos conditions d’existence. Cela passe par l’expropriation de la
représentation éloignée, c’est-à-dire par le renversement du processus
spectaculaire qui objective subjectivité et individualité. Il s’agit d’envisager le
spectacle de notre propre point de vue plutôt que de celui du point de fuite
imposé par le spectacle, mais aussi de rendre ce point de vue réel.
Bien entendu cela ne peut pas se faire du point de vue d’un sujet objectivé
ni de celui d’un individu réifié, mais du point de vue d’une conscience enracinée
dans une réalité qui échappe au spectacle et qui, y échappant, lui fait face. Cela
signifie qu’il faut renverser réellement le renversement spectaculaire déjà
réellement opéré. Renverser le monde, et en même temps notre conscience à son
égard, plutôt que de nous laisser renverser par lui.
Et Debord aura montré qu’à l’époque où il vivait on ne pouvait renverser
ce renversement spectaculaire qu’en construisant une situation qui outrepasse les
conditions modernes de production. Il ne s’agit pas d’émanciper le spectateur,
comme de l’extérieur, d’un flatteur regard professoral bienveillant, mais il
revient à ceux qui ont été réduits à l’état de spectateurs de s’émanciper par euxmêmes. Autant dire que cela nous revient, à nous tous et à nous-mêmes.
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