Kibboutz spirit », Libération Next, juin 2009
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Kibboutz spirit », Libération Next, juin 2009
Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Les traces d’un fourvoiement journalistique : « Kibboutz spirit », Libération Next, juin 2009 Valérie Patrin-Leclère Communication & langages / Volume 2010 / Issue 164 / June 2010, pp 117 - 126 DOI: 10.4074/S0336150010012093, Published online: 13 July 2010 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150010012093 How to cite this article: Valérie Patrin-Leclère (2010). Les traces d’un fourvoiement journalistique : « Kibboutz spirit », Libération Next, juin 2009. Communication & langages, 2010, pp 117-126 doi:10.4074/S0336150010012093 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 30 Sep 2016 117 Les traces d’un fourvoiement journalistique : « Kibboutz spirit », Libération Next, juin 2009 Next est le magazine mensuel du quotidien Libération depuis juin 2007. Ce supplément consacré aux nouvelles tendances se présente ainsi : « 84 pages de mode, design, voyages, gastronomie, portraits et reportages ». Depuis septembre 2009, il est vendu en kiosque au prix d’un euro. En juin 2009, au milieu de son dix-huitième numéro1 , Next publie un reportage de dix pages sur Israël. « Kibboutz spirit » présente une photographie pleine page, un texte d’une page sur deux colonnes puis huit photographies pleine page. Le texte commence par ce chapeau : « situé à la frontière israélo-jordanienne, Sdé Eliyahou est l’un des rares kibboutzim à avoir conservé le mode de vie et les valeurs communautaires des origines. Fondé en 1939, pionnier en matière d’agriculture bio, il regroupe aujourd’hui plus de 700 personnes qui travaillent et vivent en partageant tout. Reportage. » L’article porte sur l’authenticité de ce mode de vie communautaire et agricole : proximité avec la nature, production biologique, autosuffisance alimentaire, vie collectiviste. À Sdé Eliyahou les habitants n’ont pas besoin de salaire, ils vivent en marge de la société de consommation. Next aborde un thème original avec un point de vue décalé par rapport au traitement médiatique habituel d’Israël. Libération est ainsi fidèle à sa promesse éditoriale, qu’il prolonge et complète dans son magazine. Cette production médiatique est journalistique, tant dans sa mise en forme, dans son contenu, que dans les savoir-faire dont elle procède : le texte est rédigé par la VALÉRIE PATRIN-LECLÈRE Cet article s’appuie sur un photoreportage publié en juin 2009 dans Next, supplément mensuel de Libération. Pour des raisons relatives au respect du droit d’auteur, il n’est pas reproduit. Sa description et son analyse sont l’occasion de pointer des métamorphoses médiatiques tendancielles et problématiques : ce dont « Kibboutz spirit » est un indice, c’est de la tension aggravée entre production journalistique et nécessité de financer cette activité. Le phénomène décrit ici tient à un détail et il reste marginal dans la masse des médias d’information. Mais ce serait une erreur de croire qu’il est anecdotique. Mots clés : Libération, Next, journalisme, publicité, hybridité, hybridation, photoreportage, photographie légendée, légende de photographie, média-marque, marque-média 1. Pages 44 à 53. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 118 ÉCONOMIES MÉDIATIQUES « correspondante en Israël », il commence par un rapide portrait du fondateur de l’entreprise agricole sur laquelle repose l’activité économique du kibboutz, il intègre des extraits d’interviews de quatre autres habitants, les photographies sont prises par une photographe, elles illustrent le texte en montrant des adultes jeunes, âgés, et des enfants, certains étant soit cités soit évoqués dans le texte (une photographie représente l’introducteur de l’agriculture bio dans le kibboutz, sur lequel commence l’article, une autre les enfants du jardin d’enfants, sur lequel il se clôt). Ce sont des photographies posées, esthétiques, imprimées en noir et blanc. On y voit une cantine, des vaches, de vieilles machines agricoles, des vélos, un chariot pour transporter des enfants, des bottes. Un détail fait vaciller la lecture. Les photographies sont légendées : « Roy, liquette en coton seersucker beige, Mila blue » ; « Yaacov Nakache, le fondateur de la société agricole Bio-Bee a quitté la France pour le kibboutz Sdé Eliyahou en 1959 » ; « Erez, sac en paille et macramé écru, Galeries Lafayette » ; « Chen, robe en lin ardoise, Agnès b, casquette en Liberty gris, Galeries Lafayette, sac en cuir brun, Vanessa Bruno » ; « Moshe, chemise en coton lavé sable, IKKS » ; « Sharon, robe en lin orange et parme, Agnes b, foulard en coton écru Talc, sandales en cuir Valérie Salacroux » ; « Lise, étole en lin et coton imprimés bleu et brun, Épice » ; « Jardin d’enfants, de gauche à droite, top imprimé fleurs bleu et blanc DKNY, robe brodée en coton vanille Antik Batik, foulard en coton camel Talc, foulard en coton vert pastel Anoop & Léontine, robe en coton blanc à motifs bleus BodebBo Collector, foulard en coton écru Talc ». À part le fondateur de Bio-Bee, les personnes photographiées n’ont qu’un prénom, elles ne sont que des mannequins pour des marques qui ont le privilège, elles, de porter un nom propre. Le détail est infime mais il a la puissance d’une déflagration : le reportage n’est pas journalistique. En habillant les habitants du kibboutz, Next déshabille le journalisme. Ces légendes tissent avec d’autres détails un réseau d’indices ; sous le chapeau, une triple signature : « Photos Chantal Stoman/Stylisme Mélissa Moore/Texte Delphine Matthieussent (notre correspondante en Israël) » ; en page 6 du magazine, dans le sommaire : « Kibboutz spirit, une série de mode avec les habitants du kibboutz de Sdé Eliyahou. Entre baba coolisme et engagement » ; en page 8, dans la présentation des « contributeurs » : « Chantal Stoman, 40 ans, photographe, est l’auteur du livre A Woman’s obsession (2006) qui raconte la fascination des Japonaises pour les marques de luxe. Pour ce numéro de Next, elle est retournée en Israël, où elle avait étudié la photographie, pour une série de mode d’un genre très particulier. Réalisées avec les habitants du kibboutz Sdé Eliyahou, pionnier en agriculture bio, ses images mettent en scène un mode de vie basé sur le partage, l’égalité et la solidarité. De ce voyage, elle dit être revenue bouleversée. » En guise de photojournalisme, on a un shooting de mode. Cet article prétend être tout à la fois une production journalistique et une communication de marques. Tout magazine partiellement financé par la publicité est hybride, en ce sens qu’il comporte à la fois des productions éditoriales et des communications commerciales : l’information journalistique est une fin, l’insertion de messages communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 Les traces d’un fourvoiement journalistique 119 publicitaires est un moyen pour rentabiliser l’entreprise de presse2 . Mais ici, l’hybridité prend une forme particulière et déstabilisante : les photographies sont des placements de produits, qui nécessitent des accords préalables entre certains professionnels des marques citées et les auteurs de l’article. Or Next n’est pas un titre de la presse féminine, un kibboutz n’est pas un décor de mode habituel, et les habitants ne sont pas des égéries payées par les marques. Si cette innovation médiatique semble faire la part belle au photoreportage (valorisation formelle par la pagination, le format, la mise en page), elle porte un coup au journalisme. Sous une apparence de faire-valoir, on peut craindre que ce ne soit un faire-part. CECI N’EST PAS UN DÉRAPAGE MAIS UNE SORTIE DE ROUTE Certes, les productions de ce type sont rarissimes et Next n’a pas réitéré l’expérience depuis. Il ne s’agit pas pour autant d’un simple dérapage : la pression des marques, avides de s’immiscer le plus possible dans les médias, jointe à la pressurisation des médias de presse, contraints de trouver des modes de financement complémentaires à la vente aux lecteurs et à la vente d’espace publicitaire aux annonceurs, conduit à ces hybridations forcées et renforcées. Dans l’excès que constitue « Kibboutz spirit », c’est un système qui est mis au jour. Entre la volonté des marques de faire-média (au sens de faire comme les médias, de proposer un contenu et une expérience médiatique à leurs consommateurs pour les transformer en public et se départir d’une communication visiblement commerciale3 ) et la nécessité des médias de trouver des sources de revenus, tout concourt à multiplier les formes médiatiques hybridées. L’hybridation est tendancielle. La sortie de route est-elle pour autant une fatalité ? Pourquoi parler ici de sortie de route, pour une hybridation en apparence minime : neuf photographies et deux colonnes de type journalistique contre à peine plus de 600 caractères de petite taille pour les légendes des vêtements de treize marques de prêt-à-porter ? Parce que ces 600 caractères requalifient le reportage : les habitants ne sont plus des témoins mais des supports de valorisation des marques, le kibboutz n’est plus un lieu de vie mais un décor, le travail agricole et l’organisation communautaire sont un mode de vie ou lifestyle4 , kippas, casquettes et foulards sont des accessoires détachés de leur sens religieux5 , texte et images sont des faire-valoir publicitaires, journaliste et photographe ne sont plus des 2. Voir Patrin-Leclère, Valérie (coord.), 2005, Communication & langages, n◦ 143, dossier « Productions médiatiques et logiques publicitaires ». 3. Voir Berthelot-Guiet, Karine, Montety, Caroline (de) et Patrin-Leclère, Valérie, 2008, « Hybridations des médias-marques », actes du 4e colloque international EUTIC ; voir Granier, Jean-Maxence et PatrinLeclère, Valérie, 2009, « Marques-médias, médias-marques, jeux de frontière », séminaire de l’IREP, 8 décembre, www.think-out.fr 4. Sur le site de Libération Next, l’onglet « lifestyle » figure sur la page d’accueil. 5. Alors qu’il s’agit d’un kibboutz religieux, seules deux photographies montrent des signes vestimentaires et physiques de judaïsme orthodoxe : kippa, frisettes, ceinture de cordelettes. Sur toutes les autres, les hommes ont une casquette ou la tête nue, les femmes et les enfants portent une casquette ou un foulard. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 120 ÉCONOMIES MÉDIATIQUES auteurs mais au mieux des « contributeurs »6 . Et cette requalification est brutale : « Kibboutz spirit » est un renoncement au journalisme. Le sens implicite du reportage contredit son sens explicite. Alors que l’auteur du texte s’intéresse à l’authenticité d’un microcosme qui protège son organisation sociale de la société occidentale contemporaine, la photographe et la styliste font pénétrer les marques dans cette bulle dont on a toutes les raisons de penser qu’elle est justement relativement indifférente aux marques (pas de boutique pour faire du shopping, laverie communautaire, tradition récemment abandonnée des vêtements partagés). Le fait de photographier sur neuf pages les habitants de ce kibboutz, de les interroger, de les écouter parler de leur épanouissement, relève de l’humanisme (regard compréhensif des auteurs du reportage, propos sur le bien-être et la spiritualité tenus par les interviewés) ; mais la lecture des légendes révèle le caractère fantoche de cet humanisme. Ce n’est pas faire grand cas de la beauté des hommes que de leur demander de s’embellir par le truchement de la mode. Ces hommes, ces femmes, ces enfants, sont magnifiés dans les pages du magazine parce qu’ils sont mis au service de marques commerciales. Ils n’ont droit d’être magnifiés que parce qu’ils sont des portemanteaux, des gens-sandwichs, des pantins. Ils tiennent cet honneur médiatique de leur déshonneur. La prétention esthétique s’abîme dans la manipulation esthétisante7 . Le procédé est logique mais effroyablement cynique : un kibboutz est d’autant plus attractif pour les marques que justement il constitue un univers sans marque, un havre vierge de présence commerciale. Quand, dans un magazine féminin, un journaliste interroge une célébrité qui va ensuite se prêter à une séance de prise de photographies pour mettre en scène des marques (créateurs, prêt-à-porter, bijoux, etc.) et illustrer l’interview, il se prête à la stratégie des marques mais il ne transforme pas la réalité. La célébrité maîtrise les règles du jeu, et les lecteurs ne les ignorent pas. À Sdé Eliyahou, les auteurs de l’article ont nécessairement dû choisir parmi les 700 habitants ceux qui allaient revêtir les habits qu’elles avaient amenés dans le village, leur demander de quitter leurs propres vêtements, discuter avec eux des prises de vue. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en cause la probité de ces auteurs ni la véracité de l’intérêt qu’elles portent aux personnes qu’elles ont rencontrées lors de ce reportage. C’est de la production médiatique elle-même, telle qu’elle est publiée dans Next, que nous parlons. Quiconque lit les légendes des photographies comprend que les habitants ont été relookés et est susceptible d’en déduire que le reportage est une mise en scène marketing, voire que les marques citées ont commandité ce sujet. Or, il est difficile de penser en terme d’intérêt (de la journaliste, de la photographe, de Next) dès lors qu’un intéressement est avéré. De quel « intéressement » s’agit-il ici ? La photographe et la journaliste tirent au moins un bénéfice indirect : la possibilité de se rendre à Sdé Eliyahou, de 6. Delphine Matthieussent est désignée comme « correspondante en Israël » et non comme journaliste, elle n’est pas l’auteur principal puisque seule la photographe est désignée comme « contributeur » (en page 8 du numéro, après le sommaire) et que la responsable du stylisme, Mélissa Moore (qui figure aussi dans l’ours), cosigne le reportage avant elle. 7. La recherche esthétique se traduit notamment dans le noir et blanc, qui sied certes à la prétendue intemporalité des scènes photographiées, mais conduit à repréciser dans toutes les légendes la couleur (évidemment indécelable) des vêtements portés. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 Les traces d’un fourvoiement journalistique 121 faire ce reportage, de faire leur métier. Les marques sont l’adjuvant au reportage. Tout reportage à l’étranger, quel que soit le média, pose un problème de coût : un reporter en déplacement entraîne des frais de transport, d’hébergement, éventuellement de traduction ; sans compter que le reporter absent ne peut plus couvrir l’actualité nationale. Pour certains sujets, la question est rapidement réglée : concernant un fait d’actualité jugé important, le média paie un envoyé spécial. Savoir que les médias nationaux concurrents vont le faire également joue un rôle dans la décision. En l’occurrence, dans le cas qui nous intéresse, le traitement journalistique de Sdé Eliyahou ne présente aucun caractère de nécessité : non seulement ce kibboutz n’a pas d’actualité particulière – d’autant moins que sa seule actualité médiatisable est manifestement de fonctionner de manière relativement pérenne depuis soixante-dix ans – mais en plus Next n’a pas de raison impérative de consacrer des pages à ce sujet, puisqu’il se positionne comme un magazine dédié aux tendances socioculturelles, le plus souvent en France. Précisons que ce sujet est le fait de deux pigistes, la photographe et la journaliste, et que c’est manifestement la photographe qui a proposé ce thème à la rédaction de Next. Ajoutons qu’en tant que supplément magazine, Next est censé s’autofinancer8 . La direction du titre n’a donc pas la moindre raison d’envisager de couvrir ce sujet à perte. Le média a besoin de sources de financement. Dans le « meilleur » des cas, les marques en proposent. C’est une solution par défaut mais la seule qui semble permettre de continuer à financer des sujets sur des territoires qui sortent des sentiers battus. Ce système est un goulot d’étranglement : les marques permettent aux journalistes de faire leur travail, ici et maintenant, tout en concourant à le défaire, peut-être pour longtemps. LES MARQUES, PIRES ENNEMIES ET MEILLEURES ALLIÉES DES MÉDIAS Les problèmes de financement de la presse sont un enjeu central, qui fait tomber bien des réserves déontologiques, qui repousse progressivement les lignes de l’acceptable pour les professionnels des médias. Si le cas de « Kibboutz spirit » donne tellement à penser, c’est aussi parce que sa publication a engendré une suite. Et que la photographe, choisissant de s’expliquer sur sa démarche, l’a entièrement justifiée et même vivement défendue. Alain Rémond, journaliste chroniqueur dans le magazine hebdomadaire Marianne, a écrit un papier virulent9 dans lequel il a fait part de son expérience de lecture de ce reportage : J’essaie d’imaginer la scène. Pendant que la journaliste fait son reportage, interrogeant les uns et les autres, notant tel détail, se faisant raconter tel épisode, la styliste sort de sa malle robes, chemises, foulards, sandales, casquettes, sacs ou étoles, prêtés par les grandes marques pour faire leur pub. Puis, se promenant dans le kibboutz, elle fait son casting, choisissant les plus beaux minois, les plus belles silhouettes, pour mettre en valeur [les marques]. C’est censé être du reportage. C’est censé être du réel. [. . . ] Résultat : un défilé de mode, une parade de fripes, de fringues et d’accessoires branchés. » L’article s’achève sur un paragraphe 8. Auto-financement non atteint sur la première année d’exercice. Les pertes seraient de 300 000 euros. 9. Rémond, Alain, 2009, « Mais quel métier je fais ? », Marianne, n◦ 634, 13 juin, p. 106. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 122 ÉCONOMIES MÉDIATIQUES d’interrogations : « Qu’est-ce qui nous est arrivé [. . .] pour que nous en soyons là ? Qu’est-ce qui nous a pris ? Dans quel monde sommes-nous entrés ? Quelqu’un, quelque part, saurait-il m’expliquer ce qui est train de se passer ? Vais-je être obligé, pour continuer à écrire dans les journaux, de préciser que j’écris mes articles habillé d’une chemise à carreaux Tartempion, d’un jean usé Tartemolle, chaussé de souliers à lacets Tarfiflette ? Réveillez-moi, s’il vous plaît. Je ne sais plus quel métier je fais. La naïveté du journaliste est feinte, bien évidemment : il connaît parfaitement le contexte économique. Mais il refuse de le penser comme un argument valable : à ses yeux, journalistes et médias d’information n’ont aucune raison admissible d’en arriver là. La photographe, Chantal Stoman, répond dans un courrier que Marianne publie le 27 juin 2009 sous le titre « Voilà quel métier je fais, monsieur Rémond » : Je suis photographe depuis vingt ans [. . .]. Que voulais-je montrer en proposant ce sujet ? Un autre visage d’Israël, différent de celui lié à une actualité tragique. Qui publiera un sujet de 10 pages sur un kibboutz en Israël quand l’actualité difficile ne le provoque pas ? Aucune presse aujourd’hui ne financera ce type de reportage. Le fonctionnement de ce travail repose sur un habile compromis entre un sujet de société et une réalité commerciale de mode liée au support presse. Je n’ai pas le sentiment d’avoir dénaturé, déguisé, ni « casté » les habitants de ce kibboutz. Il s’agit de belles rencontres, d’échanges passionnants, et mes images sont le résultat de la confiance qu’ils m’ont accordée. Je peux vous affirmer qu’ils sont satisfaits de ce sujet, conforme à l’essence de leur mode de vie. Une question subsiste au-delà des marques que vous mentionnez avec raison : auriez-vous eu connaissance du kibboutz Sde Eliyahou et de la géniale invention d’agriculture biologique sans ce reportage ? Ces marques contrarient-elles la lecture de l’article ? Les légendes gênent-elles la perception des images ? Je ne sais pas quel métier vous faites. Quant à moi, s’il m’est nécessaire d’utiliser ce système afin de faire partager mes convictions et de faire découvrir d’autres modes de société, alors je choisis la parole « sponsorisée » plutôt que le silence « démarqué ». La concession est reconnue, sans scrupule ni faux-semblant. Nous avons affaire à un journalisme de la compromission, présenté comme seule alternative au silence. Sans se référer à un idéal professionnel ni évoquer une autre posture possible ou même souhaitable, la photographe présente sa pratique comme la seule esquive pour survivre10 . Une voie de garage, en quelque sorte, dans laquelle elle prétend vouloir et pouvoir continuer coûte que coûte. Mais continuer à faire quoi ? À faire du journalisme malgré tout ou bien à dresser l’autel du journalisme ? Faut-il défendre une activité prétendument journalistique si cette insistance conduit à faire feu du journalisme ? Les concessions nécessaires ne font-elles pas plus contre la crédibilité des journalistes que la non-publication ? Quand on en arrive à montrer pareille avarie, vaut-il encore la peine de montrer ? Nous sommes face à une logique autodestructrice : pour travailler, des professionnels du journalisme acceptent de contribuer à des productions non seulement non journalistiques mais 10. Chantal Stoman s’exprime en tant que photographe et non en tant que journaliste ; mais elle répond à la question très claire d’Alain Rémond, lui-même journaliste : « Mais quel métier je fais ? » ; et elle prend la parole en qualité d’auteur du reportage, lequel est indéniablement journalistique. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 Les traces d’un fourvoiement journalistique 123 même anti-journalistiques. « Kibboutz spirit » est une forme, certes limitée mais caractéristique, de sabordage du journalisme et des médias d’information. ENTRE SOLUTION COURT-TERMISTE ET RISQUES DE SOLUBILITÉ DU JOURNALISME Le journalisme est-il soluble dans la communication commerciale ? Les mots sont forts et délibérément alarmistes. Mais chaque année livre de nouvelles formes d’hybridation commerciale qui n’auraient pu être imaginées auparavant que sous la forme de la boutade. Et si on interroge les publics des médias, il apparaît qu’ils ont tendance à dépasser très rapidement leur étonnement pour affirmer qu’ils ne s’étonnent plus de rien en matière de marchandisation de la culture et de dérives du journalisme. L’inventivité et la force de conviction des annonceurs et de leurs agences de communication ne faisant pas de doute, il est important que les professionnels des médias prennent bien la mesure des risques qu’ils encourent en laissant advenir ce type d’hybridation. Accepter que des marques interviennent dans des productions éditoriales sans affichage publicitaire, c’est se livrer à une hyperpublicitarisation symbolique. Ce n’est pas parce qu’il y a moins d’espace estampillé comme publicitaire que la publicité est perçue comme moins envahissante, bien au contraire ; surtout si la contrepartie de la réduction des lieux d’affichage publicitaire est l’immixtion de messages de marque dans les productions médiatiques. Sous couvert de dépublicitarisation (les marques expérimentent des formes de communication alternatives à la publicité), l’engrenage de l’hyperpublicitarisation11 a d’ores et déjà des effets sur les médias d’information. Dans Le Monde du 8 octobre 2009, on pouvait lire ceci : En proposant directement à des annonceurs une collaboration plus étroite pour apporter contenu éditorial et caution journalistique, les rédactions pensent pouvoir sauver leur modèle et leur industrie. Le système est apparemment gagnant pour tout le monde : les annonceurs qui peuvent à moindre coût se payer des pages entières de communication, et les titres de presse qui ouvrent de nouveaux champs d’innovation. . . et de rémunération. Le problème, c’est que cette logique porte en elle les conditions d’une véritable destruction de valeur économique. Parce qu’elle conduit d’abord à la rupture du contrat de lecture implicite que les quotidiens ont avec leurs lecteurs. Les titres de presse ne trouveront bientôt plus personne pour lire une information potentiellement suspecte d’avoir été conçue pour et par les marques. L’auteur de cette lettre ouverte, Laurent Habib, ne dirige pas un média, pas plus qu’il n’est hostile à la publicité. Il est le directeur général d’Havas France et préside une des commissions de l’AACC (Association des agences-conseils en communication). Il ne fait aucune mention de « Kibboutz spirit », dont il n’a peut-être pas eu connaissance. Il dénonce de manière globale ce qui s’apparente à du mécénat des annonceurs dans la presse. Il cherche à mettre en garde l’ensemble 11. Voir Berthelot-Guiet, Karine et Montety, Caroline (de), 2009, « Hyperpublicitarisation et dépublicitarisation : métamorphoses du discours des marques et gestion sémiotique », Revue du CIRCAV, no, 20, pp. 63-78. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 124 ÉCONOMIES MÉDIATIQUES des coproducteurs des médias : entreprises communicantes, professionnels de la communication, du marketing et de la publicité, et enfin professionnels des médias. Il considère qu’il y a urgence. Insidieusement en effet, un système de négociation entre marques et médias s’est mis en place. « Kibboutz spirit » le rend visible de façon inédite mais il ne l’invente pas. Le fond du problème est peut-être là : si ce reportage a pu être publié, c’est parce que toute une panoplie de petits dérapages ou même de simples évolutions, progressivement, l’avait rendu possible et même préparé. Et on peut faire l’hypothèse que chacun de ceux qui ont contribué à cette production médiatique (la journaliste, la photographe, les responsables de la rédaction) a, individuellement, fait honorablement son travail, en ayant intégré une donne qui pour ne pas être nouvelle n’en est pas moins de plus en plus envahissante : chacun a pris sa petite part de concession. Next, lors de son lancement, s’est autoproclamé comme le magazine de la global culture, qui « décrypte l’émergence de mouvements et de courants à venir », « valorise les nouvelles tendances sous un éclairage culturel », « a un regard unique avec une sensibilité artistique : quand des photographes et artistes mettent en scène des icônes en dehors de leur contexte habituel ». Le projet se heurte à deux difficultés : trouver les moyens financiers de ses prétentions, articuler cette visée esthétique avec le journalisme d’actualité. Le concept éditorial appelle le « reportage de mode », qui en est une déclinaison certes naturelle mais pourtant monstrueuse dans le contexte d’un média d’information qui a pour nom Libération. Il ne s’agit pas ici d’une simple mise en scène de marques de vêtements (un type de reportage, qui a la particularité de porter sur la mode) mais un reportage qui ne porte pas du tout sur la mode, est financé par elle et a donc l’obligation de la montrer quand même. L’HYBRIDITÉ N’EST PAS MONSTRUEUSE, ELLE EST FAMILIÈRE Cette monstruosité est un agglomérat d’emprunts à des formes médiatiques courantes. « Kibboutz spirit » a à voir avec la presse féminine, avec la téléréalité, avec le succès des portraits et témoignages. Il peut paraître aberrant dans le prolongement de Libération, il n’en est pas moins cohérent dans le contexte médiatique. Il est tout à la fois imprévisible (le découvrir dans les pages du magazine surprend) et prévisible (il est la conséquence de l’évolution des discours des marques, des contraintes financières de la presse et de l’évolution des formes médiatiques). La presse féminine a creusé le sillon du mélange des genres, avec les célébrités transformées en mannequins supports de marques et des formes variées de publi-reportages. Depuis la fin des années 1990, la vague des suppléments plus ou moins gratuits distribués avec les quotidiens12 , destinés à faire venir des annonceurs plus attirés par des rubriques liées à la consommation (culture, voitures, gastronomie, voyages, etc.) que par les mauvaises nouvelles, a habitué l’ensemble des lecteurs à ces entrecroisements entre production éditoriale et mise 12. Cette tendance s’est inspirée du modèle du Figaro Magazine, créé en 1978. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 Les traces d’un fourvoiement journalistique 125 en visibilité des marques13 . La vogue concomitante de la téléréalité a généralisé la médiatisation des inconnus, la mise en valeur des non-célèbres. « Kibboutz spirit » propose de photographier des gens comme s’ils étaient des stars ; or comme l’attribut de la star, notamment dans la presse féminine, est d’être soignée en mannequin, Roy, Chen et Moshe ont droit au même traitement (qui les concernant peut aussi être perçu comme un maltraitement et une traîtrise). Le fait que le couple portrait et témoignages14 soit une forme prisée dans le journalisme d’actualité contribue à rendre a priori acceptable le reportage que nous analysons. Portraits et témoignages permettent aux rédactions des économies substantielles et aux journalistes des gains de temps précieux : ce type de reportage n’a pas les exigences des enquêtes (croisements de points de vue, distance critique), il repose sur le recueil de témoignages de personnes directement concernées (un point de vue peut suffire, proximité). C’est en quelque sorte une photographie textuelle, qui appelle donc logiquement des photographies visuelles. Le risque, c’est de ne transmettre que des bribes, sans mise en perspective ; et surtout, de transformer les personnes concernées en icônes (des fins en soi : elles sont sur place, elles parlent de leur vie, leur parole est d’or) au lieu d’être des indices (le témoin parle de son point de vue, il est un éclairage sur une situation, sa parole est un moyen d’accéder à la vérité ou du moins à la compréhension d’un système dont il n’est qu’une partie). Le journaliste raconte ses « belles rencontres », comme le dit et le plaide la photographe Chantal Stoman15 . « KIBBOUTZ SPIRIT » EST UN INDICE : IL EST LE FRUIT DES MÉTAMORPHOSES MÉDIATIQUES Ce photoreportage hors normes n’est pas vraiment accidentel. Ce qui peut être interprété comme un accident, voire comme une sortie de route, c’est la décision de le publier, et de le faire sans prise en charge éditoriale. Un média doit assumer ce qu’il diffuse. La rédaction de Next ne masque rien de la démarche. Mais elle n’explique rien, ne s’explique pas. Il ne s’agit pas ici d’asséner que ce reportage est inacceptable. Il s’agit plus précisément de dire qu’il a peu de chances d’être accepté si le média ne prend pas la peine de le justifier ; avant d’avoir à se justifier. Ce n’est pas seulement le magazine Next qui est en jeu : c’est Libération, dont le logotype signe la couverture du magazine. Laurent Joffrin est tout à la fois directeur de la publication et directeur de la rédaction des deux titres16 . En septembre 2009, pour annoncer le lancement d’une nouvelle formule de Libération, il signe un long texte publicitaire sous forme d’éditorial, au cœur duquel on peut lire : « Au milieu d’une révolution médiatique à la fois exaltante et pleine de risques, il s’agit de réhabiliter le journalisme par rapport à la communication, l’investigation contre 13. Le site web de Next s’organise autour des rubriques « mode », « people », « culture », « design », « lifestyle », et « boutique » ; le reportage analysé tient d’ailleurs tout autant des catégories actualité que mode, culture, lifestyle et boutique. 14. Voir les travaux d’Adeline Wrona, notamment, Wrona, Adeline, 2007 « Moi-même comme une autre : sur le portrait dans les magazines féminins », Communication & langages, n◦ 152. 15. Citation extraite de sa lettre à Alain Rémond, publiée dans Marianne et déjà citée. 16. Information visible dans l’ours, dès les premières pages de Next. communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010 126 ÉCONOMIES MÉDIATIQUES le politiquement correct, l’écriture contre le formatage de la pensée. L’équipe de Libération démontre chaque jour son indépendance : un journal comme le nôtre n’a rien d’autre à vendre que du bon journalisme. » La disharmonie entre cette profession de foi et « Kibboutz spirit » est flagrante et déflagrante. Quelques brèves légendes en bas de neuf pages d’un côté, des décennies d’années de journalisme de l’autre. C’est incomparable. Mais ces quelques légendes pèsent lourd : elles sont dangereuses pour la crédibilité du titre, pour la relation de confiance qu’il a besoin de continuer à construire avec ses lecteurs. Next est une extension de marque, il tire sa légitimité des attributs de sa marque-mère, il devrait contribuer à en renforcer la valeur. Dans ce cas précis, Next ne joue-t-il pas la carte de la marque sans se penser ni se construire en média d’information ? Il se sert de Libération sans le servir, comme s’il ne pouvait pas, de toute façon, le desservir. La logique de marque nécessite pourtant des réciprocités. Ce type de pratique n’est pas un coup de canif superficiel dans la relation titre-lecteurs ; c’est une brèche, dans laquelle peut s’engouffrer un lectorat déjà sceptique, qui risque de considérer cette pratique particulière au supplément comme une pratique de la rédaction de Libération, ce que l’ours et le logotype autorisent et même incitent à faire. Dans une presse en crise, les sujets de préoccupation sont trop nombreux pour que chacun des membres de la rédaction soit vigilant et sourcilleux sur tout. Il y a paradoxalement trop de crises pour gérer comme il le faudrait ces questions éditoriales. C’est le cœur de métier qui est insuffisamment considéré et au final déconsidéré, alors qu’il constitue la valeur même des médias d’information. Un média ne peut pas jouer avec le journalisme impunément. Quand rien n’est explicitement monnayé, tout a l’air vendu. VALÉRIE PATRIN-LECLÈRE communication & langages – n◦ 164 – Juin 2010