Texte intégral - Odenore - MSH

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Texte intégral - Odenore - MSH
Identifier des populations en non-recours
aux dispositifs de l’Assurance maladie :
proposition de méthode
Héléna Revil
A
vec la création de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) en 1999 et de
l’aide complémentaire santé (ACS) en 2004, il
s’agissait de réduire des inégalités persistantes
d’accès au système de santé et de « mettre fin
à l’une des pires exclusions : l’exclusion des soins
[…] » (1). Actuellement, les organismes sociaux sont
tenus de « gérer attentivement la CMU et de promouvoir l’ACS » (2) afin de faciliter l’accès aux soins
des populations précaires – objectif prioritaire de la
convention d’objectifs et de gestion (COG) signée
entre l’État et la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) pour la
période 2006-2009. L’amélioration de l’accès aux
droits sociaux et aux soins s’inscrit d’ailleurs plus
globalement dans une politique nationale de lutte
contre l’exclusion (3) et dans la politique européenne pour l’inclusion sociale (Warin, 2007).
Cependant, les dispositifs de la CMU-C et de l’ACS
ne touchent pas tous ceux et celles à qui ils sont
destinés. Un non-recours (4) existe mais aucune
mesure précise et systématique du phénomène n’est,
pour l’instant, réalisée. Dans ce cadre, cet article
présente un travail réalisé dans le département de
l’Isère qui vise à construire une méthode ad-hoc de
quantification du non-recours à la CMU-C (5) et à
l’ACS au sein des populations allocataires des minima
Doctorante en science politique,
Laboratoire PACTE/Politique-Organisations,
Institut d’études politiques de Grenoble.
sociaux suivants : revenu minimum d’insertion
(RMI), allocation aux adultes handicapés (AAH), allocation de parent isolé (API), allocations du minimum
vieillesse. Cette expérimentation locale implique les
deux caisses primaires d’assurance maladie (CPAM)
et les deux caisses d’Allocations familiales (CAF) de
l’Isère, la Caisse régionale d’assurance maladie
(CRAM) de la région Rhône-Alpes ainsi que l’Observatoire des non-recours aux droits et services
(ODENORE) (6). L’outil créé au sein de ce partenariat (7) est original et mobilise organismes de
recherche et organismes sociaux ; il a donné des
résultats probants puisque la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés a décidé, après
quelques ajustements, sa généralisation pour répondre
à des attentes ministérielles fortes concernant principalement l’ACS. L’objectif de cet article est donc de
montrer qu’il est possible de repérer et de mesurer le
non-recours à la CMU-C et à l’ACS. La méthode développée permet, en outre, de mieux connaître des populations habituellement peu visibles et mal connues.
Mesurer le non-recours à un droit
Calculer le taux de non-recours à un droit suppose
de déterminer la population éligible à ce droit afin
d’identifier en son sein les individus qui ne le
(1) Loi de 1999 portant création de la CMU et de l’aide médicale de l’Etat.
(2) Chapitre 1 point 1.2.1.3) de la COG signée entre l’État et la CNAM pour la période 2006-2009.
(3) Loi d’orientation n° 98- 657 du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions.
(4) Le non-recours renvoie à toute personne éligible à une prestation et qui ne la reçoit pas, quelle que soit la raison. Cette
définition divise la population prise en compte en deux catégories : la population éligible et la population non éligible. Pour
des définitions, des données statistiques et des analyses sur les phénomènes de non-recours, voir le numéro 43 de mars 1996
« Accès aux droits. Non-recours aux prestations. Complexité » de Recherches et Prévisions et le site de l’Observatoire des nonrecours aux droits et services (ODENORE), « De quoi parle-t-on ? Définitions et repères », 2003, www.odenore.msh-alpes.prd.fr
(5) Cette méthode permet de quantifier le non-recours à la CMU-C, c’est-à-dire au volet « complémentaire santé » de la
CMU. La CMU de base (CMU-B) ne sera pas évoquée.
(6) La réalisation de ce travail s’inscrit dans le cadre d’une convention de collaboration scientifique, engageant également
l’Institut d’études politiques de Grenoble – qui agit pour le compte de l’ODENORE – et le laboratoire de recherche
PACTE (Politiques publiques, Action politique et Territoires)/Politique – Organisations (UMR 5194 CNRS/IEP/UJF/UPMF),
http://www.pacte.cnrs.fr
(7) L’auteure de cet article a contribué à l’expérimentation réalisée en Isère : celle-ci constitue en effet la première partie
de sa thèse de doctorat de science politique consacrée au rôle de l’information administrative dans le pilotage d’une
politique publique. Thèse intitulée « L’information dans la conduite des politiques publiques. Produire une connaissance
sur les publics vulnérables : le cas de l’Assurance maladie », bénéficiant d’une allocation doctorale du ministère de la
Recherche et de l’Enseignement supérieur.
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perçoivent pas. Le taux de non-recours correspond en effet au ratio de la population qui ne
perçoit pas sa prestation sur le total des individus
éligibles. Une mesure fiable et stable relève ainsi
d’un processus méthodologique spécifique destiné à identifier la population éligible à ce droit et
les individus qui ne le perçoivent pas. De manière
générale, la mesure du non-recours se heurte à
des difficultés méthodologiques récurrentes.
Certains obstacles sont inhérents à l’étude de ces
phénomènes, en particulier l’absence d’informations initiales suffisantes du fait que les systèmes
de données ne sont pas conçus dans cette perspective. Chaque système a historiquement été
pensé selon des logiques spécifiques, pour des
missions bien particulières et propres à chaque
organisme : si certains outils ont, dès leur construction, intégré des fonctions dépassant le traitement
quotidien des prestations, d’autres ont été conçus
uniquement pour effectuer le travail de gestion et
non pour engendrer des statistiques ou des
décomptes de bénéficiaires. Dans le cadre d’études
sur le non-recours et en fonction des ressources
utilisées, il n’est donc pas toujours aisé de connaître
tant la population éligible à un droit que la population éligible qui ne perçoit pas ce droit.
Toutefois, même si leur utilisation comporte des
limites, les fichiers administratifs informatisés des
organismes qui gèrent ou servent les droits constituent pourtant l’une des ressources qui peut être
mobilisée pour objectiver les phénomènes de
non-recours. Ainsi, le choix et l’accès aux sources
d’information constituent, dans un premier temps,
un premier travail de sélection. Il s’agit, en effet,
de réfléchir aux sources pertinentes pour cibler et
identifier la population potentiellement éligible et
la population en situation de non-recours. Sachant
que ce travail ne s’effectue pas nécessairement à
partir d’une seule base de données mais qu’il peut
demander des recoupements d’informations issues
des systèmes de plusieurs organismes. Dans un
contexte de gestion partenariale des droits ou dans
le cadre de prestations connexes, le recoupement
de données constitue certainement un moyen
supplémentaire pour rendre visible des populations inconnues d’un organisme mais connues
d’un autre. Si l’accès à des sources d’informations
constitue une entrée, la mise en place d’une
méthode ad-hoc de quantification passe, dans un
deuxième temps, par un travail de compréhension
de ces sources afin de « bien compter » et de
dépasser les « angles morts » inhérents aux fichiers
administratifs. Rendre visible le non-recours
suppose, en effet, un minimum de stabilité dans
les méthodes de mesure. Car il n’y a pas de
mesure qui ait un sens dans la durée sans choix et
maintien de définitions ou de méthodes de chiffrage (Desrosières, 1993).
L’impossibilité d’identifier
les bénéficiaires potentiels à partir
des seules CPAM
L’outil de mesure du non-recours a été conçu à
partir du cas de la mesure du non-recours à la
CMU-C des allocataires du RMI. L’intérêt de cet
exemple repose notamment sur le lien entre RMI
et CMU-C. Les allocataires du RMI sont admis de
plein droit dans le dispositif CMU-C. De ce fait,
dès la création de la loi CMU, des échanges
dématérialisés ont été instaurés entre la Caisse
nationale d’allocations familiales (CNAF) et la
CNAMTS pour améliorer la continuité de gestion
de ces droits connexes. Depuis avril 2000, les CAF
fournissent mensuellement à la CNAMTS – et à la
Caisse d’assurance maladie des Professions indépendantes – les modifications concernant les
dossiers RMI : ces modifications concernent les
ouvertures et les fins de droit ou les arrivées et les
départs d’un membre du foyer allocataire. La
CNAMTS se charge de transférer les informations
vers les organismes de base, les CPAM pour le
régime général (8). Malgré l’existence de ces
échanges, l’étude a montré qu’il n’était pas possible de travailler uniquement à partir des bases de
données des CPAM pour identifier la population
éligible à la CMU-C (Revil, 2006). En effet, les
informations fournies par les CAF ne sont pas
systématiquement traitées par les CPAM ; elles
servent principalement pour des modifications et
des mises à jour de dossiers « au coup par coup ».
Parallèlement, les dysfonctionnements informatiques ne peuvent pas être niés et les chaînes de
traitement de l’information échangée demeurent
souvent obscures.
Ainsi, même en requêtant le régime d’affiliation
806 – régime de résidence sans cotisation, assuré
RMIste –, il n’est pas possible de détecter l’ensemble de la population allocataire du RMI
connue par une CPAM puisque tous les allocataires ne sont pas identifiés par ce code. On
trouve également des allocataires parmi les assurés
affiliés au régime 101 (salariés au régime général
non agricole). En effet, après une période d’activités salariales, il existe des mécanismes de
maintien de droits pour les personnes entrant
dans le dispositif RMI. Ainsi, les personnes qui
alternent périodes de travail et période d’inactivité, celles qui travaillent dans le cadre de
(8) Informations provenant de la documentation de référence, application Cristal, « Échanges organismes sociaux », CNAF,
juillet 2006.
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contrats aidés ou de contrats que l’on pourrait
qualifier de « précaires » sont toujours affiliées au
régime 101 bien qu’elles soient dans le dispositif
RMI. Le régime de ces bénéficiaires n’est donc
pas modifié et ils conservent donc l’affiliation au
régime 101. Il en est de même pour les étudiants
qui perçoivent le RMI. Ils sont maintenus pour un
certain temps au régime 250 (étudiants en maintien de droits). Parallèlement, les informations
concernant les fermetures de droit RMI n’étant
pas nécessairement prises en compte par les
CPAM, certains assurés peuvent continuer à
apparaître sous le code 806 alors que, après vérification sur CAF Pro, ils ont été radiés ou sont
sortis du dispositif. Le service CAF Pro permet, en
effet, la consultation d’informations concernant
les allocataires des CAF par des personnes
n’appartenant pas aux CAF mais habilitées pour
utiliser ce service dans le cadre de leurs fonctions
professionnelles – agents des CPAM, travailleurs
sociaux… Requêter uniquement le régime 806
sans vérification plus poussée des situations
réelles et actualisée serait donc une impasse qui
ne permettrait pas d’avoir une vision globale de
la population allocataire du RMI dans une circonscription.
À l’instar de ce qui a été indiqué supra sur la
mobilisation des fichiers administratifs, les sources
d’informations des CPAM ne sont pas préparées à
des exercices tels que la quantification du nonrecours. Elles n’ont d’ailleurs été conçues ni pour
construire des statistiques ni pour réaliser des
« focus » sur telle ou telle population. L’organisation des fichiers étant essentiellement centrée
sur le remboursement des assurés, les CPAM
gardent la trace des personnes n’étant plus
affiliées à l’organisme ou ayant changé d’immatriculation, afin de régler des prestations. Parallèlement, les mécanismes de maintien de droits
obligent à conserver les dossiers informatiques de
personnes qui sont désormais rattachées à un
autre organisme et à laisser ouverts des régimes
qui ne correspondent plus à la situation des assurés,
notamment par rapport à l’emploi.
Néanmoins, la qualité des bases de données ne
doit pas être surestimée. Les erreurs et les inexactitudes dans les situations des personnes et dans
leurs états civils sont fréquentes. On peut évoquer
l’exemple de l’actualisation des adresses. L’information des usagers par voie postale se heurte, en
effet, de manière récurrente au problème des
NPAI (« n’habite pas à l’adresse indiquée »). Par
exemple, sur un envoi de deux mille courriers par
la CPAM (9), environ deux cents d’entre eux, soit
10 %, reviennent à l’expéditeur avec la mention
NPAI. Il semble a priori que les CPAM ne soient
pas toujours les premiers organismes informés
des changements d’adresses des usagers. Une
comparaison avec les adresses présentes dans
CAF Pro révèle de nombreuses divergences
concernant les données détenues par chaque
organisme social concernant une même personne. Concernant les deux cents courriers revenus
NPAI à la CPAM, si on cherche les adresses dans
CAF Pro, elles sont différentes dans 90 % des cas.
Parallèlement, si on effectue à nouveau l’envoi
des courriers avec ces nouvelles adresses, la
plupart ne reviennent plus NPAI ce qui laisse à
penser que l’utilisation des adresses de la CAF
serait plus fiable.
S’il permet d’éviter des échanges de fichiers avec
d’autres organismes et donc des démarches
auprès de la CNIL, un travail essentiellement
centré sur les bases de données des CPAM ne
permet pas d’identifier de manière exhaustive la
population allocataire du RMI éligible à la CMU-C
sur un territoire donné. Une étude sur un échantillon d’assurés 806 est possible, mais dans l’optique de balayer la situation de tous les allocataires
d’une circonscription, la méthodologie à mettre
en place passe nécessairement par une demande
d’informations auprès des CAF qui possèdent une
vue globale et actualisée de la situation des allocataires RMI. Le cas du RMI et de la CMU-C ne
constitue d’ailleurs pas une exception ; ainsi,
lorsque l’on travaille sur le non-recours à la
CMU-C ou à l’ACS des allocataires de l’AAH, de
l’API ou des allocations du minimum vieillesse,
l’identification de l’ensemble des populations
éligibles ne peut se faire qu’à partir d’un recoupement avec des informations détenues par les CAF
ou les CRAM. A l’instar de ce qui est fait avec les
CAF sur le RMI, l’API et l’AAH, la CRAMRA est
mobilisée pour réaliser le travail de détection des
situations de non recours à la CMU-C et à l’ACS
au sein des populations bénéficiaires des allocations du minimum vieillesse.
La nécessité de croiser des informations
issues de différents organismes
Dans le cadre des prestations qui nous intéressent,
les CAF et les CRAM sont par conséquent des
acteurs incontournables, dans la mesure où elles
ont la capacité d’identifier les populations potentiellement éligibles. Elles produisent ainsi une
information utile aux CPAM pour avancer dans le
processus incrémental de détection du nonrecours. En ce qui concerne le RMI, la procédure
à mettre en œuvre par les CAF consiste essentielle-
(9) Exemple de l’envoi des questionnaires dans le cadre de cette étude aux allocataires du RMI en non-recours à la CMU-C.
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ment à sélectionner et à extraire des bases de
données l’ensemble des bénéficiaires, non suspendus ou suspendus depuis moins d’un mois, et
de leur conjoint lorsqu’ils sont à charge au sens
du RMI. Les fichiers extraits véhiculent des
données précises [numéro d’inscription au répertoire (NIR) communément appelé « numéro de
sécurité sociale », nom, prénom, date de naissance, matricule, etc.] et préalablement sélectionnées comme étant utiles pour le traitement et
l’analyse que les CPAM doivent réaliser. Les
fichiers sont enregistrés dans un format également
prédéfini et facilement exploitable par les deux
organismes. Pour l’AAH, l’API et les allocations
du minimum vieillesse, le travail à réaliser par les
CAF et les CRAM est plus complexe ; les allocataires de ces minima n’ont en effet pas un accès
« automatique » à la CMU-C ou à l’ACS, l’ouverture du droit étant conditionnée par un calcul de
ressources. Dans ce cadre, déterminer les populations éligibles nécessite de calculer pour chaque
allocataire le montant de ses ressources, et ce de
la manière la plus fiable possible. Une des limites
du calcul provient du fait que les CAF possèdent
des informations annualisées concernant les
ressources tandis que les CPAM tiennent compte
des revenus des douze derniers mois glissants
pour ouvrir le droit à la CMU-C ou à l’ACS. Il est
donc nécessaire de recréer des bases ressources
spécifiques. Un important travail de sélection des
éléments à prendre en compte – prestations,
pensions, forfait logement…– est alors indispensable afin d’obtenir un calcul le plus proche
possible de celui effectué par les CPAM.
Après avoir défini les revenus de chaque allocataire, les montants sont comparés aux plafonds –
personnes seules ou ménages – de la CMU-C et
de l’ACS afin de déterminer l’existence ou non
d’un droit à l’un ou l’autre de ces dispositifs. CAF
et CRAM transmettent ainsi sur cdrom sécurisés
des fichiers répertoriant les allocataires potentiellement éligibles à l’ACS ou à la CMU-C. Les données
fournies concernent l’état civil des personnes, la
certification ou non du NIR, mais également des
montants de ressources, d’où l’importance de
l’autorisation de la CNIL. Les fichiers sont ensuite
croisés avec les données extraites des bases de
données opérantes des organismes de l’Assurance
maladie, selon un protocole spécifique afin
d’identifier les situations de non-recours.
Des préalables méthodologiques
pour le partage des informations
La confrontation des fichiers CAF ou CRAM avec
ceux issus des bases de données opérantes des
CPAM n’est pas évidente a priori. Chaque branche
de Sécurité sociale ayant développé ses propres
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outils informatiques et les choix technologiques
« n’ayant pas été pensés […] selon un besoin
d’échanges entre organisations voisines » (Warin,
2007), les systèmes d’information n’utilisent pas
les mêmes langages informatiques, les mêmes
codes, les mêmes variables. La modernisation
unilatérale a conduit à maintenir le cloisonnement des sources informationnelles mais également des systèmes réglementaires, ce qui rend
plus difficile les rapprochements de fichiers et les
échanges d’information. La construction d’une
méthode de quantification du non-recours assise
sur le recoupement d’informations oblige donc,
avant toute chose, d’échanger des éléments de
connaissance, d’une part, sur le fonctionnement
des bases de données et, d’autre part, sur la réglementation propre à chaque organisme. Cette
phase « compréhensive » est un préalable indispensable au travail d’invention de l’outil et
permet notamment de déterminer précisément les
données utiles pour effectuer les traitements. Ces
échanges ont, par exemple, été fondamentaux
pour recréer les bases ressources mobilisant des
informations issues des bases de données des CAF
ou des CRAM mais devant respecter les règles de
calcul des CPAM.
Le recoupement des fichiers consiste ensuite en
un travail d’ajustement nécessaire pour mettre en
conformité les fichiers, dépasser les spécificités
provenant des différents systèmes et les inexactitudes notamment orthographiques qui engendrent des anomalies au moment des traitements.
La création et l’écriture des requêtes et de l’ensemble du protocole informatique nécessite de
clarifier les objectifs au préalable et tout au long
du processus, de manière à définir précisément
avec les techniciens ce que l’on cherche à obtenir. Il s’agit de créer de nouvelles catégories
d’information utiles pour effectuer les rapprochements de fichiers et de mobiliser les bases de
données des CPAM pour une mission à laquelle
elles ne sont pas préparées, ce qui suppose une
structuration particulière des fichiers, non préétablie. Philippe Warin évoquait « les capacités d’invention » et « l’ingénierie (…) interne capable de
retravailler les systèmes d’information existants »
(Warin, 2007) des organismes prestataires pour
réaliser des travaux tels que la mesure des phénomènes de non-recours. Cela entre bien en résonance avec la réalité de terrain à laquelle on se
confronte lorsque l’on cherche à créer des outils
destinés à mesurer le non-recours.
Dans le cadre d’une gestion de flux des individus
(de destinataires prioritaires, éligibles à des prestations soumises à des conditions de ressources
ou d’activation), l’information utile pour la
conduite des politiques change de nature. Elle
devient davantage prospective de manière à
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Méthodologie
Cet article est issu d’une recherche doctorale qui
repose la question du lien entre information
administrative et non-recours aux droits sociaux
mais en l’abordant d’une manière originale. Le
défaut partiel ou total d’informations sur les droits
et le manque de clarté sont autant de raisons
mises en exergue pour expliquer les phénomènes
de non recours. La critique de l’information administrative et de ses dysfonctionnements n’est donc
pas nouvelle pour expliquer les difficultés d’accès
à leurs droits notamment des populations précaires. Si l’intérêt de la recherche est porté directement sur les liens existants entre information et
non-recours, nous souhaitons cependant déplacer
le regard et ne par interroger uniquement la question du « degré » et des modalités d’information
des bénéficiaires potentiels sur leurs droits. Il
s’agit de s’intéresser plus globalement à l’information détenue par les organismes sociaux sur
leurs publics et à la manière dont celle-ci peut
être mobilisée pour répondre aux objectifs
d’accès aux droits et aux soins présents dans les
conventions d’objectifs et de gestion (COG)
signées entre l’État et les organismes nationaux de
Sécurité sociale. Le constat est qu’il existe un
paradoxe entre la profusion d’informations administratives [liées à des registres administratifs du
type fichiers de gestion ou répertoire (1)], qui
renvoie souvent à l’idée même de bureaucratie, et
la myopie des organisations dans la connaissance
de leur public (2). En d’autres termes, les registres
d’information administratifs seraient abondants
mais pas toujours pertinents et utiles pour répondre
aux besoins nouveaux de connaissances dans la
conduite des politiques.
Les organisations concernées par la mise en
ouvre de ces dispositifs (en particulier les caisses
primaires d’Assurance maladie pour le régime
général) détiennent une information administrative qui ne leur permet pas de disposer d’une
déterminer les publics éligibles (or, tous ne le sont
pas), et davantage réactive dans la mesure où
l’éligibilité des bénéficiaires est très variable dans
le temps. Concernant la CMU-C et l’ACS, chaque
organisme – CPAM, CAF, CRAM – possède une
partie des informations utiles à la mesure du nonrecours. Il est nécessaire de trouver les modalités
techniques pour mettre en commun ces informations. En ce sens, il s’agit de s’interroger sur les
capacités des organismes à opérer un changement dans leurs manières de travailler : le changement consiste à dépasser des logiques unilatérales pour valoriser le travail en partenariat qui
semble mieux adapté au nouveau mode de fonc-
Recherches et Prévisions
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connaissance fiable et actualisée de l’ensemble
des assurés. Elles sont donc dans l’incapacité de
répondre à certaines attentes des politiques
publiques qui leur sont adressées.
La recherche comprend plusieurs étapes de
travail : une phase bibliographique et d’enquête
par entretiens destinée à effectuer une analyse
critique des systèmes d'information administratifs au vue d’objectifs tel que l’amélioration
de l’accès aux droits sociaux ; un travail expérimental visant à analyser les solutions possibles
avec en particulier la création d’un outil pour
quantifier et identifier le non recours – l’expérience relatée au sein de ce texte s’intègre donc
pleinement dans cette étape – et une expérimentation visant à expliquer les dispositifs de la
couverture maladie universelle complémentaire
(CMU-C) et de l’aide complémentaire santé
(ACS) aux populations en non-recours, par l’intermédiaire de travailleurs sociaux (3) ; un troisième
temps consacré à l’analyse de la spécificité des
problèmes et des réponses en France, au regard
d’expériences étrangères (notamment de l’expérience de la Banque Carrefour de la Sécurité
Sociale Belge).
(1) Warin P., 2007, Pas de politique d’accès aux droits sans
information sur les publics vulnérables, Recherches et
Prévisions , n° 87:7-16.
(2) Warin P., 2004, « La myopie des politiques publiques.
L’exemple de la mesure de l’accès aux droits sociaux
en Europe », in Administration, gouvernance et Décision
publique, sous la dir de Sejari A., Paris, p. 347 – 370 et
Desrosières A., 2005, « Décrire l’Etat ou explorer la société :
les deux sources de la statistique publique », Genèses ,
n° 58:4-27.
(3) Cette phase fait partie du projet déposé par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE)
et retenu par le Haut Commissariat aux solidarités actives
dans le cadre de l’appel à projet « Expérimentations
sociales ». Ce projet porté par P. Warin s’intitule « Favoriser
l’accès aux soins des bénéficiaires de minima sociaux.
Expliquer la CMU-C et l’ACS aux populations potentiellement éligibles »
tionnement des politiques sociales impliquant de
multiples acteurs. La mise en route de partenariats suppose cependant une capacité d’observation, d’écoute et de compréhension de la logique de l’autre. La construction de ce type de
méthodes assises sur le partage d’informations
contraint les organismes à poser un regard réflexif
sur des pratiques quotidiennes mais également à
s’interroger sur les « modes de faire » d’organismes
voisins, ce qui peut aboutir à une simplification ou
une réorganisation de procédures informatiques,
une valorisation des échanges de données pertinentes et une généralisation de mécanismes dématérialisés pouvant faciliter la continuité des droits.
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Une démarche méthodologique
qui ne se limite pas à la quantification
Au moment de l’émergence de la question du
non-recours dans les pays anglo-saxons (10), le
calcul des taux permettait notamment d’expliciter la question de l’effectivité des dispositifs. Si
on considère que l’évaluation de l’effectivité procède d’une comparaison « devrait être/est », la
mesure du non-recours, en mettant en exergue
les populations non atteintes par un dispositif,
prend sa place comme élément de connaissance
pouvant aider à la conduite des dispositifs.
Comme le soutient Bruno Négroni, « afin de rendre
les responsables des dispositifs conscients du
phénomène de non-recours, il paraît essentiel de
quantifier correctement et de réaliser un travail
réel de prospection du droit » (11). Dans un
contexte actuel de pression budgétaire obligeant
à gérer au mieux les finances publiques, le développement d’instruments permettant de s’assurer
que les programmes sociaux atteignent bien les
personnes visées peut constituer un moyen pour
répondre en partie aux attentes de mesure d’impacts et de résultats largement présentes dans les
orientations budgétaires prévues par la loi organique relative aux lois de finances du 1er Août
2001 (LOLF). Si les organismes sociaux quantifient déjà leurs activités, en démultipliant l’usage
d’indicateurs de gestion et d’activité, ils laissent
encore de côté la mesure de la mise en œuvre
concrète des prestations et des aides qu’ils servent
au quotidien.
Si la méthode décrite ici fournit des indications
précises et chiffrées sur un phénomène peu et
mal connu, elle n’a cependant pas vocation à
limiter l’étude des phénomènes de non-recours à
une approche quantitative. En mettant en exergue les populations potentiellement éligibles,
mais en situation de non-recours, il s’agit également de réaliser un travail fin de détection d’allocataires en rupture de droit vers lesquels les organismes sociaux pourront spécifiquement engager
des actions d’information et d’accompagnement
au service d’une politique générale d’amélioration de l’accès aux droits sociaux. La détection
du non-recours à la CMU-C et à l’ACS poursuit
donc des objectifs sensiblement différents d’une
démarche de prospection des droits potentiels
qui consisterait à identifier uniquement la population éligible à ce droit et à mettre en place,
auprès d’elle, une large campagne d’information
destinée principalement à promouvoir la montée
en charge des dispositifs. Dans le cadre d’une
étude sur le non-recours, l’identification des béné-
ficiaires potentiels ne constitue que le premier
pas d’une démarche plus globale. En rapprochant, dans un second temps, les données de celles
des CPAM, il s’agit d’affiner la connaissance
concernant les populations potentiellement éligibles en ciblant, au sein de celles ci, les allocataires en situation réelle de non-recours. Dans ce
cadre, les actions d’information ou d’accompagnement vers les droits sont dirigées vers les
populations que l’on sait sans complémentaire
maladie. L’information dispensée ne vise donc
pas de façon indifférenciée l’ensemble de la
population potentiellement éligible à une prestation – au sein de laquelle certains utilisent déjà
le dispositif – ; elle se focalise sur les allocataires
qui ne bénéficient pas de leurs droits, réduisant
ainsi les coûts d’information et offrant la possibilité de mobiliser les moyens dégagés pour des
actions spécifiques d’explication et d’accompagnement vers les dispositifs CMU-C ou ACS.
Améliorer la connaissance pour traiter
le non-recours
Si un travail de repérage du non-recours peut
participer à promouvoir un dispositif en informant les bénéficiaires de leurs droits, il tend
surtout à appréhender plus globalement le phénomène et à en améliorer la connaissance par un
travail sur les situations précises. L’analyse qualitative du non-recours – qui passe par des enquêtes
par questionnaires et entretiens – apporte des
éléments pouvant être utiles aux campagnes de
gestion des droits potentiels et à la mise en
œuvre d’actions de communications adaptées et
personnalisées, comme cela a pu être fait en
Isère dans le prolongement du travail impliquant
organismes de recherche et organismes sociaux.
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les explications
du non-recours mais de montrer, que, en fonction des raisons avancées par les individus, la
réflexion et les actions qui peuvent être menées
par les organismes et services sociaux ne sont
pas les mêmes. En effet, si les individus se disent
peu ou mal informés sur un droit, il est possible
de penser des actions d’information différentes,
basées notamment sur un travail d’explication
des dispositifs complexes tels que ceux de
l’Assurance maladie.
Mais si le refus de recourir à une offre publique
est délibéré et en lien avec des raisons touchant
à la perception subjective d’un droit – ou des
droits de manière générale –, aux modes de vie
ou à une inadaptation de l’offre publique aux
(10) Non take up dans les pays anglo-saxons.
(11) Intervention lors la journée d’études « Ceux qui ne demandent rien : hors jeu, résignés ou résistants ? » organisée par la
Fondation ITSRS, décembre 2007.
Recherches et Prévisions
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besoins, quelles réponses peuvent alors être
apportées ? Si certains individus ont choisi
pour différentes raisons de ne pas recourir, le
questionnement ne dépasse-t-il pas les modalités de l’information ou de l’accompagnement
pour réinterroger plus globalement la légitimité
d’une offre publique qui n’intéresse pas ou
plus les bénéficiaires ciblés ? Ainsi, concernant
l’ACS, il semble que le non-recours ne soit pas
seulement lié à un manque d’information mais
également à la faible attractivité des forfaits
délivrés, laissant aux individus un reste à
charge que beaucoup ne peuvent supporter.
Une personne informée de son droit peut alors
délibérément décider de ne pas demander
l’aide proposée. Ces explications du nonrecours ne questionnent pas de la même
manière - ni avec la même intensité - la légitimité des dispositifs. Déterminer les causes
précises et mettre à jour des éléments conclusifs
sur le non-recours peut en ce sens constituer
un point d’appui pour penser la réorganisation
de l’offre publique en l’adaptant et en la
rendant plus cohérente avec les besoins réels
des personnes les plus fragiles.
Dans le rapport de 2005 de l’Inspection générale des Affaires sociales (IGAS) « Quelle intervention sociale pour ceux qui ne demandent
rien ? » (Hautchamp, Naves, Tricart, 2005), la
question de la détection des situations de nonrecours et de non-demande était clairement
posée comme un préalable à toute action
sociale. Le recoupement de fichiers, en testant
la cohérence des informations détenues par
chacun des organismes, révèle par exemple
que 10 % des allocataires du RMI relevant
a priori du régime général de l’Assurance maladie ne sont pas connus par ce même régime.
Même si des explications – en lien, par
exemple, avec la forte mobilité de certaines
populations – peuvent être d’emblée avancées, il semble nécessaire de ne pas les considérer comme uniques et de pousser plus loin
l’analyse.
Le type d’outil décrit ici peut ainsi « donner de
la matière » à l’action car il permet de savoir
vers qui intervenir et de mettre en lumière les
publics auprès desquels une information spécifique peut être nécessaire pour leur donner la
possibilité effective de mettre en œuvre des
droits. Par ailleurs, l’analyse des caractéristiques socio-économiques des non-recourants
peut faire ressortir des « marqueurs » du nonrecours et des variables structurantes. Sur cette
base, la construction de profils de vulnérabilité
est envisageable et peut contribuer à mettre en
place une démarche prospective en direction
des populations les plus fragiles.
Recherches et Prévisions
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Une méthode innovante
Si la construction de ce type d’outils permet de
simplifier des procédures informatiques, de valoriser l’échange de données et de généraliser des
mécanismes dématérialisés, elle a aussi vocation
à créer une connaissance intéressante et utile
pour la mise en place d’actions auprès des populations. L’identification des publics en situation
de non-recours constitue en effet un point de
départ pour travailler des questions telles que
l’information ou l’accompagnement des personnes
précaires vers leurs droits. Ce n’est qu’à partir du
moment où les situations de non-recours sont précisément repérées qu’il est envisageable d’aller
plus loin dans la compréhension des situations
individuelles et dans le choix des réponses qui
leur sont apportées. À l’heure où les efforts des
organismes sociaux visant à détecter les cas de
fraudes sont multiples, la question du « juste
traitement » dans la mise en œuvre des droits
sociaux n’invite-t-elle pas à tisser un parallèle
avec la détection des cas de non-recours ? Fraude
et non-recours, n’est-ce pas là les deux faces
d’une politique globale d’accès aux droits ?
D’autant qu’à y regarder de plus près, l’expérimentation présentée ici démontre que les manières de faire pour quantifier et repérer le nonrecours – échanges et recoupements de données
pertinentes, réflexion sur l’information et sur les
façons de mobiliser cette information, travail
d’ajustements des systèmes informatiques, mise à
jour de « marqueurs », construction de profils… –
ressemblent étrangement aux méthodes mises en
place par les organismes sociaux pour résoudre le
problème de la fraude. Cependant, si la fraude est
effectivement considérée comme un problème, il
paraît important de se demander dans quelle
mesure le phénomène du non-recours constitue,
quant à lui, un problème pour les organismes
sociaux. Encore que l’intérêt porté par les organismes nationaux à l’outil créé en Isère peut
laisser à penser que les questions du non-recours
et de l’accès effectif à leurs droits des populations
ciblées par des politiques publiques sont préoccupantes.
Finalement, le non-recours constitue peut être une
porte d’entrée pour poser d’autres questions
concernant la mise en œuvre effective des dispositifs sociaux sur le terrain, les pratiques organisationnelles, les interactions entre organisations, les
modalités de l’information administrative, les évolutions des comportements des usagers et non usagers, l’adéquation entre les besoins et les politiques publiques… L’outil créé en Isère démontre
qu’un travail partenarial mobilisant des compétences issues de la recherche et des organismes
sociaux peut aboutir à des résultats probants et à
la mise au point d’outils et de processus méthodo-
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logiques innovants. Même si des ajustements sont
nécessaires, il est en effet possible de généraliser
ce type de processus – intégralement ou partiellement – à l’ensemble du réseau des caisses primaires. Il s’agit alors de s’interroger sur les raisons qui
font qu’à un moment donné l’innovation locale
rencontre des objectifs qui dépassent le cadre du
territoire au sein duquel elle a été conçue.
Bibliographie
Desrosières A., 1993, La politique des grands
nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La
Découverte.
Desrosières A., 2005, « Décrire l’Etat ou explorer
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publique », Genèses, n°58 :4-27.
Hautchamp M., Naves P., Tricart D., 2005,
« Quelle intervention sociale pour ceux qui ne
demandent rien ? », rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales.
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droits sans information sur les publics vulnérables, Recherches et Prévisions , n° 87:7- 16.
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