LA CONVENTION DE LOME 1

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LA CONVENTION DE LOME 1
LA CONVENTION DE LOME 1
L'UNION EUROPÉENNE DIVISÉE SUR SES RAPPORTS AVEC LE SUD Menaces sur la
convention de Lomé RENOUVELÉE à trois reprises depuis 1975, la convention de Lomé
symbolisait l'ambition européenne d'établir avec les pays du Sud des relations dans lesquelles ne
domineraient pas les logiques d'intérêt économique. Malgré son bilan mitigé, elle apparaît comme
l'un des derniers instruments protégeant des pays pauvres contre la sauvagerie de la mondialisation.
Mais plus pour longtemps. Alors que les Quinze s'apprêtent à négocier la cinquième convention, les
organismes financiers et commerciaux internationaux demandent sa soumission au nouvel ordre
économique mondial.
Par ANNE-MARIE MOURADIAN
La convention de Lomé constitue l'accord Nord-Sud le plus complet et le plus ambitieux : l'Union
européenne accorde aux pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), outre une aide
financière au développement, un accès privilégié à son marché (1). La quatrième convention de
Lomé parvenant à son terme en février 2000, les Quinze et les ACP entameront dès octobre des
négociations en vue de conclure un nouveau contrat de coopération. L'« après- Lomé » devra tenir
compte du nouvel ordre économique mondial imposé par l'Accord général sur les tarifs douaniers et
le commerce (GATT) de 1993 et la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ce
qui implique la fin des politiques commerciales préférentielles qui formaient jusqu'à présent le socle
des accords euro-ACP. L'Afrique a changé, et l'Europe s'apprête à vivre un tournant historique avec
l'ouverture des négociations d'élargissement aux pays de l'Est et la mise en place de l'euro le 1er
janvier 1999. Pour ce qui est de l'Afrique, on retrouve en Europe le même clivage franco- allemand
qu'il y a quarante ans lorsqu'il s'agissait de définir les relations de la France avec l'outre- mer. Pour
Paris, dont la politique africaine est appelée à s'insérer de plus en plus dans un cadre européen, l'«
après-Lomé » constitue évidemment un enjeu majeur. « A l'époque des grands blocs régionaux, un
ensemble Europe-Afrique pèserait d'un poids considérable dans le monde de demain et constituerait
une zone de contre-pouvoir à une domination trop monolithique des Etats-Unis », souligne M.
Michel Rocard, actuel président de la commission du développement au Parlement européen. Peu
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sensibles à ce grand dessein, d'autres Etats membres soupçonnent Paris de vouloir « faire payer la
facture de sa »coopération rénovée« avec l'Afrique par l'Europe », pour reprendre l'expression d'un
diplomate néerlandais. Le Royaume-Uni, qui réduisit brutalement en 1995 sa contribution
financière à la convention de Lomé, semble revenu à de meilleurs sentiments depuis l'arrivée au
pouvoir d'un gouvernement travailliste. Mme Clare Short, secrétaire d'Etat à la coopération, se veut
l'apôtre de la lutte contre la pauvreté et de l'aide au développement. Quant aux milieux d'affaires,
échaudés par la crise asiatique, ils affichent un intérêt croissant pour les pays « émergents » du sud
du Sahara. Pour l'Allemagne, en revanche, qui ne pense qu'en termes de commerce et
d'élargissement vers l'Est, ainsi que pour les Etats scandinaves, qui n'ont jamais eu de colonies et
souhaitent voir l'Europe se doter d'une politique « mondiale » de coopération, plus rien ne justifie la
place privilégiée accordée aux partenaires africains. Une position que ne semble entamer ni l'afrooptimisme actuel ni la perspective de voir des pays subsahariens devenir, dans les années à venir,
des marchés en expansion rapide. Aux yeux des entreprises allemandes, même de celles qui
s'intéressent à l'Afrique australe, la libéralisation des échanges reste la meilleure garantie de faire
des affaires. D'autant plus qu'elles n'ont guère profité des juteux contrats de projets financés en
Afrique par le Fonds européen de développement (FED) dont Bonn est pourtant le deuxième
soutien financier après Paris. En remportant un quart des marchés de travaux du FED, les firmes
françaises se taillent la plus grosse part du gâteau, suivies par les italiennes. L'Allemagne et la
plupart des Etats européens partagent toutefois un intérêt commun : stopper l'immigration. En
contribuant à améliorer les conditions de vie au sud du Sahara, la coopération européenne est
considérée comme un moyen de réduire les flux migratoires en provenance de ces pays. Bien que
les Africains ne représentent que 2 % à 3 % des quatre millions d'immigrés - essentiellement turcs,
irakiens, iraniens et d'ex- Yougoslavie - vivant sur son sol, l'Allemagne tient à insérer dans l'accord
euro-ACP un chapitre spécial sur la lutte contre l'immigration illégale, y compris une clause
engageant les pays africains à faciliter le rapatriement de leurs ressortissants. La guerre perdue de la
banane PREMIÈRE concernée par l'immigration ouest-africaine, la France parle, elle, de
codéveloppement, et veut mobiliser des fonds communautaires au service d'une politique
européenne d'aide à la formation et à la réinsertion des immigrés originaires des ACP dans leur pays
d'origine (2). Il s'agit là d'un des nombreux dossiers sensibles des prochaines négociations. Si, en
1975, les créateurs de la convention de Lomé avaient fait oeuvre de visionnaires, les propositions
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avancées par la Commission de Bruxelles pour l'avenir préfèrent se référer à un « réalisme
pragmatique ». L'Union européenne se rallie ainsi aux dogmes de la mondialisation : pas de salut
pour les pays africains sans adaptation à la libre concurrence, aux lois du marché et à l'intégration
dans l'économie internationale. La « spécificité » de l'approche européenne se situerait dans
l'importance donnée aux dimensions sociale et politique, à travers les objectifs de lutte contre la
pauvreté et d'« encouragement » à la démocratisation et au respect des droits humains, plus une
attention particulière portée aux questions environnementales. Les Quinze ne formulent donc pas de
solution de rechange à la mondialisation : ils proposent des adaptations censées en rectifier les
effets pervers et réconcilier les exigences du marché avec les valeurs humaines. L'Union ne prétend
pas rivaliser avec les institutions de Bretton Woods, mais briser leur monopole, tout en renforçant sa
collaboration , notamment avec la Banque mondiale. Depuis l'été 1996, les deux institutions
tiennent des réunions régulières au plus haut niveau, échangent des experts et mènent des initiatives
communes dans certains pays africains. Le discours officiel des pays ACP, qui, pendant longtemps,
s'est arc-bouté sur la conservation des avantages acquis, a évolué. De nombreux gouvernements
africains semblent se rallier, bon gré mal gré, à la doctrine de la mondialisation car, dit-on, «
l'Afrique ne pourra s'en sortir que lorsqu'elle sera en mesure de faire commerce avec le reste du
monde sur un pied d'égalité ». De leur côté, les représentants du secteur privé ne réclament plus le
maintien des préférences commerciales de Lomé. Celles-ci accordent certes un libre accès en
Europe à la quasi-totalité des produits originaires des ACP, mais elles ont fondu comme neige au
soleil avec l'abaissement généralisé des droits de douane à l'entrée dans l'Union. Résultat : plus de
60 % des exportations ACP vers l'Europe ne bénéficient plus d'aucun avantage par rapport à la
concurrence asiatique et latino-américaine. Seuls 7 % profitent encore d'une marge préférentielle
importante. Cela concerne notamment les bananes, le rhum, le sucre et la viande bovine, dont les
ACP continuent de vendre des quantités déterminées dans l'Union, aux mêmes prix garantis que
ceux versés aux agriculteurs européens. Mais ces survivances des liens unissant l'Europe à ses
dépendances d'outre-mer sont de plus en plus menacées par la libéralisation du commerce imposée
par l'OMC. Le premier coup est venu au début de cette année. L'OMC a jugé discriminatoire et
condamné le système européen d'importation de bananes protégeant les producteurs de bananes
communautaires et ACP. Une victoire pour les Etats- Unis, qui avaient porté plainte, avec quatre
pays latino-américains, au nom de la défense des intérêts de leurs grandes multinationales, Chiquita
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et Dole, propriétaires de vastes plantations en Amérique latine. L'Europe se retrouve désormais
prise entre deux feux. D'une part, elle est décidée à respecter les réglementations de l'OMC (3). De
l'autre, elle s'est engagée auprès des ACP à obtenir de nouvelles dérogations permettant de
prolonger quelque temps encore les préférences qu'elle leur accorde. Face à ces défis, la
Commission de Bruxelles semble vouloir gagner du temps et propose un statu quo pour cinq ans. «
Le futur accord, en vigueur de 2000 à 2005, garderait pour l'essentiel les particularités de la
convention actuelle, avec certaines améliorations », explique M. Joao de Deus Pinheiro,
commissaire européen chargé des relations avec les pays ACP. De moins en moins orientée vers le
financement de projets, la coopération interviendrait davantage au niveau macroéconomique et
pourrait fournir des aides budgétaires directes aux gouvernements africains. La période de transition
serait mise à profit pour aider les pays ACP à diversifier leurs productions, devenir plus compétitifs
et approfondir leur intégration régionale, avant leur insertion dans l'économie mondiale. Au-delà de
ce délai de grâce, Bruxelles envisage un scénario à plusieurs vitesses. A la place d'un accord global,
l'Union devrait négocier au début du siècle prochain des accords séparés avec les différents
ensembles régionaux africains comme l'Union économique et monétaire de l'Ouest africain
(UEMOA) et la South African Development Community (SADC), avec la zone Caraïbes et le
Pacifique. Bruxelles suggère aussi de prendre en compte la différenciation croissante des niveaux de
développement des pays ACP. Les 41 pays les « moins avancés » (PMA) continueraient à bénéficier
de protections. Ils deviendraient aussi les premiers bénéficiaires de l'aide européenne au
développement. La lutte contre la pauvreté, insiste la Commission, reste un objectif prioritaire.
Versée jusqu'ici aux gouvernements, l'aide européenne s'élargirait à un nombre croissant
d'interlocuteurs publics et privés, avec un soutien direct aux initiatives locales, voire à l'économie
informelle ou populaire. Reste à voir le montant que les Quinze seront disposés à débourser. Les
discussions s'annoncent plus dures que jamais. En 1995 déjà, la France dut engager un bras de fer
avec certains de ses partenaires européens et augmenter sa propre quote-part pour éviter un recul du
financement de la convention de Lomé (4). Par ailleurs, l'adhésion des pays d'Europe centrale et
orientale coûtera cher au budget de l'Union. Contrairement aux PMA, les 29 Etats ACP « plus
avancés » économiquement n'auraient plus droit aux préférences commerciales. Des pays comme la
Côte-d'Ivoire, le Gabon, Maurice ou le Botswana se verraient proposer la négociation d'accords de
libre-échange impliquant l'ouverture de leurs frontières aux exportations européennes. Cette
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proposition sonne le glas du système à sens unique qui permet aux pays ACP d'exporter librement
sur les marchés européens, tout en taxant les produits en provenance de l'Union. Pour le Comité de
liaison qui regroupe les quelque 900 ONG européennes engagées en Afrique, l'effet serait
désastreux : « La mondialisation ne vaut qu'entre pays aux économies de niveau plus ou moins égal.
Comment les secteurs agricoles et industriels africains pourraient-ils résister sans protection à la
concurrence des entreprises européennes ? Les préférences devraient être maintenues au moins
jusqu'en 2010. » De leur côté, les pays ACP concernés ne réclament pas des protections ad vitam
aeternam. Mais ils veulent avoir le temps de consolider leur décollage économique encore trop
fragile, d'autant plus qu'ils obéissent de façon exemplaire aux dures lois des institutions financières
internationales. « Les populations africaines subissent déjà de plein fouet la médecine de choc
imposée par le Fonds monétaire international et la dégradation de leurs conditions de vie. Nous ne
pouvons pas plonger dans la mondialisation avant d'avoir achevé les programmes d'ajustement
structurel », explique-t-on du côté ACP. Faute de quoi, la bombe sociale jusqu'à présent contenue
finira par exploser. Un discours dont la France se fait l'avocat au sein de l'Union. Si l'Europe reste le
partenaire privilégié de l'Afrique, celle-ci compte bien profiter de l'intérêt nouveau que lui portent
les Etats-Unis (5). Le président malien Alpha Oumar Konaré a proposé la tenue d'un sommet EtatsUnis-Afrique en 1999. A Bruxelles, on se félicite de la tournée du président William Clinton et des
multiples allées et venues d'hommes d'affaires américains au sud du Sahara, même si les
responsables de la coopération à la Commission de Bruxelles ne manquent pas de rappeler que
l'aide publique de l'Europe à l'Afrique est plus de cinq fois supérieure à celle de Washington, que, à
la différence des Etats-Unis, l'Union a depuis longtemps très largement ouvert son marché aux
produits africains et que les entreprises européennes restent la principale source des investissements
étrangers. Face à une Amérique qui médiatise la moindre initiative, l'Europe souffre de son manque
d'image : ses actions restent profondément méconnues ou même ignorées des populations africaines.
En cause : la complexité kafkaïenne de la coopération européenne et des 369 articles de la
convention de Lomé. Plus de simplicité et de transparence s'imposent, reconnaît la Commission
européenne, qui a pris l'initiative d'ouvrir le débat sur l'après-Lomé à toute une série d'acteurs non
gouvernementaux : chefs d'entreprise, syndicats, organisations non gouvernementales, universitaires,
d'Europe et des ACP. L'Union paie aussi le prix de son absence de politique étrangère commune. En
témoigne la cacophonie des Quinze sur l'Afrique centrale. La réunion, à l'initiative de la Banque
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mondiale et de Washington, en décembre dernier à Bruxelles, des Amis du Congo, destinée à
débloquer des fonds en faveur de Kinshasa, suscita des commentaires irrités. « Ce n'est pas à
l'Europe de payer pour servir les intérêts américains au Congo », fulminait un haut fonctionnaire de
la Commission, sans nier le risque de voir Washington diviser les Quinze. Quoi qu'il en soit, il
appartient aux pays africains de s'interroger, ensemble, sur le genre de relations qu'ils souhaitent
poursuivre avec leurs partenaires. Concernant leurs rapports avec l'Europe, ils ont, à chaque
renégociation des accords de Lomé, laissé l'initiative à celle-ci. Pour la première fois, l'après-Lomé
a fait l'objet de nombreuses discussions du côté des ACP, aux niveaux tant régional que national, et
d'une rencontre des chefs d'Etat en novembre dernier à Libreville, sans déboucher à ce stade sur des
propositions concrètes. Européens et Africains s'accordent à vouloir donner une dimension politique
à leur coopération limitée jusqu'à présent à l'économie et l'aide au développement. Appuyé par la
France, le Portugal a proposé la réunion d'un sommet des chefs d'Etats d'Afrique et de l'Union
européenne, une grande première qui devrait se tenir au plus tard au début de l'an 2000.
ANNE-MARIE MOURADIAN
(1) La première convention de Lomé, signée en 1975, répondait au souci des Européens de s'assurer
un approvisionnement régulier en matières premières et de préserver leurs marchés extérieurs
privilégiés. Elle s'explique aussi par leur sentiment de responsabilité découlant du passé colonial. La
convention de Lomé constitue le plus vaste accord de coopération entre un groupe de pays
industrialisés, les quinze pays de l'Union européenne, et un ensemble de pays en développement, les
71 Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) auxquels Cuba devrait bientôt s'adjoindre. Il
repose notamment sur un système de préférences tarifaires facilitant l'accès au marché européen et
des fonds de stabilisation des prix dans les secteurs agricole (le Stabex) et minier (le Sysmin).
(2) Lire Charles Condamines, « Les illusions d'un codéveloppement sans moyens », Le Monde
diplomatique, avril 1998.
(3) L'Union européenne a elle-même oeuvré à la création de cet organisme multilatéral de
libéralisation des échanges et d'arbitrage du commerce mondial pour ne plus être exposée, en cas de
différend, aux mesures de rétorsions unilatérales des Etats-Unis.
(4) Si l'aide européenne aux pays tiers a plus que triplé entre 1990 et 1996, la part réservée au
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continent noir ne cesse de baisser. Elle représentait, en 1985, 65 % des financements extérieurs de
l'Union, 42 % en 1990 et 33,5 % seulement en 1995. Lire « Offensive contre la convention de Lomé
», Le Monde diplomatique, avril 1995.
(5) Lire Philippe Leymarie, « Washington à la conquête d'»espaces vierges« en Afrique », Le
Monde diplomatique, mars 1998.
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