L`escroquerie au mairage – agences - Bruges-la

Transcription

L`escroquerie au mairage – agences - Bruges-la
L’escroquerie au mairage – agences matrimoniales – 21 septembre 1892
Un sujet plus gai que la morgue et d’une actualité toute vive, quoique permanente, c’est ce
qu’à appelé l’escroquerie au mariage. On vient de découvrir le chef-d’œuvre du genre, et cette
affaire Beauvais dont l’instruction à peine commence, promet pour le tribunal correctionnel
des débats d’une drôlerie auprès de laquelle les tribunaux comiques de Jules Moineaux
paraîtront fades. Il s’agit de braves bourgeois vivant dans un calme appartement du boulevard
Saint-Germain : le père, la mère, le fils, la fille et deux plus jeunes enfants. Ils avaient
imaginé, pour avoir de l’aisance dans le ménage, de pratiquer l’escroquerie au mariage, mais
démocratiquement, dans les prix doux. Ils ne visaient point les fortes sommes ni d’allécher
des gogos de marque. Ils se rattraperaient sur la quantité. Donc, en quelque journal de Paris,
un journal populaire à un sou, et de gros tirage, ils faisaient insérer la classique annonce :
« Orpheline honnête, 21 ans, 500.000 francs, épouserait un monsieur sérieux. Ecrire aux
initiales A. C. poste restante. » Puis le nom de quelque ville de province : Lyon, Lille, Rouen.
Alors les Beauvais demandaient aussitôt au directeur du bureau de poste de ces localités de
leur transmettre leur correspondance, en donnant un aux nom et l’adresse de l’appartement
provisoire qu’ils louaient pour ces manèges. Or, les lettres aussitôt affluaient. Les Beauvais
répondaient en demandant trente francs, moyennant quoi leurs correspondants recevraient la
photographie de la jeune fille en question. La seconde étape c’était de demander encore trente
francs moyennant quoi ils verraient la jeune fille elle-même. Ne fallait-il pas la faire venir de
province, par conséquent aller la chercher, l’accompagner, donc rentrer dans ses débours ? On
la montrait, en effet, mais pas longtemps : c’était d’ordinaire à la gare même, au Nord ou à
Saint-Lazare, mais quelques minutes à peine, le temps d’une présentation, entre deux trains,
car la jeune fille devait continuer son voyage, était attendu chez des parents. On se reverrait.
« Au revoir ! » Et la jeune fille, toujours la même, qui était la propre fille des époux Beauvais,
âgée de 16 ans, disparaissait prestement, laissant dans l’âme éblouie du gogo la vision fugitive
de sa grâce blonde et de ses 500,000 francs supposés. C’était tout : le gogo n’avait plus jamais
de nouvelles. Il écrivait, il allait au domicile indiqué : inconnu. Alors il se doutait de
l’escroquerie : trois louis, mais il avait vu une jolie fille.
Beaucoup se plaignirent néanmoins, car le nombre des dupes fut énorme : on en connaît
jusqu’à présent 1,200 qui ont porté plainte, ce qui permet de supposer que le double au moins
s’est laissé prendre. Ce qui, à trois louis par tête, représente déjà la somme rondelette de près
de 150,000 francs. Vous voyez que le métier est lucratif, malgré la concurrence. Car le
nombre est infini des agences matrimoniales soit clandestines, soit avouées. Car quelquesunes opèrent au grand jour et sans escroquerie d’ailleurs. Il y a des frais d’inscription, soit !
Mais si le client les paie bénévolement ? Un peut toujours prétendre à la fin que la jeune fille
riche ne trouve pas le client à son goût. Mariage d’argent n’exclut pas inclinations des cœurs.
Et l’agence fonctionne, encaisse ! Ce qui est plus curieux, c’est la façon dont on recrute le
personnel. Les bureaux de placement des domestiques sont surtout visités dans ce but. On
embauche les servantes jeunes, avenantes, délurées ; puis on les dresse, on les habille, car
dans ces agences, à dots et à inscriptions modestes, il y a toute une garde-robe dont on les
affable : -toilettes sombres, ingénues ou voyantes, selon le rôle qu’elles ont à jouer. Quels
dessous dans cette vie parisienne si fourmillante. Et comme on les devine à peine quand vient
au grand jour une affaire comme celle des époux Beauvais qui en découvre un coin ! Du reste,
l’escroquerie au mariage est la plus répandue aujourd’hui, ce qui s’explique en un temps où
l’effort vers la richesse est unanime. Elle est aussi variée, car à côté de l’affaire Beauvais nous
aurons bientôt aussi devant le tribunal correctionnel l’affaire Agapian, cette veuve qui, elle,
pratiquait l’escroquerie au mariage sur un grand pied. Elle occupait un appartement
somptueux rue de Turin, se donnait, elle, comme ayant une dot de un million deux cent mille
francs, et à la suite d’une annonce en ce sens dans le Petit Nord, amorça un riche distillateur
de la région qui, sur cette belle perspective, dépensa pour elle 50,000 francs en cadeaux,
bijoux, etc. Elle retarda toujours la célébration du mariage et la liquidation de la dot, en
prétendant que sa grand’mère était mourante, que ses papiers tardaient à arriver de
Constantinople, etc. Cela dura des mois ; on s’était fiancé pourtant. Et les cadeaux, les bijoux
s’accumulèrent jusqu’à la fâcherie, les soupçons, la débâcle. Alors on découvrit que la fausse
Mme Agapian avait déjà au moins dix fois recommencé la même aventure ; elle poussa même
plusieurs fois jusqu’au mariage ; elle avait chez elle un véritable atelier de fabrication de faux
actes civils et notariés. Et jusqu’ici elle avait toujours été impunie. Car ce qui fait l’excellence
de l’escroquerie au mariage et la rend vraiment une industrie florissante, c’est sa presque
immunité, étant donné que presque toujours les dupes hésitent à se plaindre et à confesser
publiquement qu’ils n’ont été sensibles qu’à l’amour du lucre. Aussi verrons-nous
prochainement un long défilé de victimes en correctionnelle, que leur grand nombre ne rendra
que plus penauds.