Conférence santé du Conseil Régional
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Conférence santé du Conseil Régional « Promotion de la santé des jeunes : construire des relations entre professionnels, parents et jeunes » Introduction à la conférence, Didier Lapeyronnie - CADIS - Université Bordeaux 2 Racisme, espaces urbains et ghetto Pendant longtemps, le « ghetto » a semblé être une réalité étrangère à la société française. Malgré l’emploi plus ou moins fréquent du terme, la mixité sociale promue par les politiques publiques et le principe d’égalité républicaine ont protégé cette société du phénomène. De nombreuses études ont montré la différence existant avec le monde américain, différence reposant non seulement sur l’ampleur des zones d’homogénéité raciale s’expliquant par un racisme institutionnel et une ségrégation intenses mais aussi la forte présence des institutions et des politiques sociales dans les quartiers populaires français. Le terme de « ghetto » semblait ainsi devoir être réservé à une réalité « américaine » et toute comparaison paraissait frappée d’illégitimité1. S’il est indéniable que la France n’est pas l’Amérique et que toute comparaison abusive doit être évitée, il n’empêche : depuis une dizaine d’années, des formes sociales se rapprochant du « ghetto » se sont développées dans les quartiers populaires français : au-delà de la paupérisation et de la concentration de « cas sociaux », la ségrégation, la discrimination et le racisme jouent un rôle de plus en plus important dans la formation de quartiers « fermés » sur eux-mêmes, largement étrangers à l’agglomération dans laquelle ils sont implantés et dans lesquels une forme d’organisation sociale spécifique s’impose avec de plus en plus de force malgré une présence institutionnelle non négligeable. Bien plus, les conduites sociales y semblent obéir à la logique propre du « ghetto », au sens où elles visent la constitution d’un « contremonde » répondant à l’exclusion sociale, à la ségrégation et à la discrimination raciales. Si l’on suit la définition « fonctionnelle » de Loïc Wacquant, le ghetto n’est pas une enclave ethnique ou une aire naturelle au sens de l’école de Chicago. Il est une construction politique. Il doit être conçu comme une forme spécifique de « violence collective concrétisée dans l’espace urbain » reposant sur quatre éléments : la stigmatisation, la contrainte, le confinement spatial et l’enfermement institutionnel. Le ghetto permet ainsi de concilier l’ostracisme social et l’exploitation économique. De ce point de vue, le ghetto n’est pas défini par la pauvreté sauf à être confondu avec des nombreuses zones urbaines où se concentrent les populations les plus défavorisées. De même, il ne peut être défini par la seule ségrégation sauf à considérer que les « enclaves » de riches sont aussi des ghettos. Le ghetto suppose une ségrégation forcée et non choisie, imposée et non élective. Dans les années 80, les banlieues françaises ne pouvaient être considérées comme des « ghettos » en raison de leur « mixité sociale » c’est à dire du mélange sur le même territoire de populations « blanches » et issues de l’immigration mais aussi en raison de l’absence d’organisation propre. La « galère » n’était 1 . Voir les travaux de Loïc Wacquant. Loïc Wacquant, « What is a Ghetto ? Constructing a Sociological Concept.” In : Neil J. Smelser and Paul B. Baltes, ed, International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, London, Pergamon Press, 2004. pas une sous-culture et se différenciait nettement d’un monde organisé selon des règles propres autour de valeurs spécifiques2. Pour de nombreux sociologues, il paraissait plus juste de parler « d’anti-ghettos ». Mais aujourd’hui, la situation a fortement évolué : le renforcement de la ségrégation urbaine et de la discrimination raciale, l’accroissement considérable du chômage et la formation d’une organisation sociale spécifique aux quartiers ségrégés autorisent à formuler l’hypothèse d’une formation de « ghettos », notamment dans la mesure où le racisme joue un rôle important dans cette logique. A partir d’une enquête menée dans les quartiers « populaires » d’habitat social de l’est et du nord de Paris, nous voudrions ici analyser certains éléments de la logique d’une telle construction3. 1. Ségrégation urbaine et fermeture institutionnelle Cette dernière décennie, le mouvement général des catégories sociales, notamment les catégories supérieures, a consisté à s’isoler. Entre les groupes sociaux, la logique est à l’évitement, ce qui se traduit par une tendance forte à l’homogénéisation et à la hiérarchisation des espaces urbains. « La recherche de l’entre-soi, du moins pour les groupes qui en ont les moyens financiers, est un paramètre décisif de leur localisation. Dès lors les phénomènes de ségrégation sont aussi des phénomènes d’agrégation4. » Les politiques et les discours sur l’insécurité et le refus des conflits ont conduit à une ségrégation sociale renforcée, chaque groupe cherchant à se démarquer et à s’éloigner du groupe inférieur. Dans cette logique de la mise à distance, les groupes sociaux et les individus les plus démunis se retrouvent de plus en plus isolés dans des zones urbaines spécifiques5. Dans de nombreuses villes, la séparation entre les espaces se traduit par une véritable rupture entre les groupes sociaux. A Paris, l’habitant du XVIème arrondissement ne connaît le plus souvent rien de ce qui se passe dans le 20ème. Il est même très rare qu’il se rende dans de tels endroits qui n’appartiennent pas à son espace urbain, à « sa » ville. De la même façon, l’ouvrier ou l’employé habitant le 19ème ignore à peu près tout de l’ouest parisien et des Hauts de Seine en dehors, parfois, de son lieu de travail. Plus encore, dans de nombreux quartiers, les vies urbaines se superposent, chaque groupe menant sa propre existence avec le minimum d’interactions avec les autres groupes sociaux. Il n’existe pas de relations économiques, culturelles ou personnelles entre les différents groupes sociaux sauf à de très rares exceptions. Les classes moyennes ne connaissent les classes populaires et les populations immigrées qu’à travers les femmes de ménage, les SDF, et les jeunes qui occupent l’espace public. Inversement, les membres des classes populaires et les populations issues de l’immigration n’ont pas de relations avec les classes moyennes, sauf dans leurs contacts avec les institutions : police, justice, école, services sociaux. D’une certaine façon, la ville des uns se superpose à la ville des autres. Parler d’une société urbaine, d’une ville est probablement un abus de langage, tant l’intégration est faible6. 2 . François Dubet, La galère, jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987. . Enquête menée en 2003 par entretiens auprès de 40 jeunes parisiens issus de l’immigration et de leurs familles ainsi qu’auprès d’une vingtaine de travailleurs sociaux. Je remercie la municipalité parisienne qui a financé cette recherche. 4 . Guy Richard, « La mixité sociale dans les grandes villes françaises », in : Denise Pumain et Marie-Flore Mattei, Données urbaines , Paris, Anthropos, 2003. 5 . Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Le Seuil, 2004. 6 . Voir sur ces thèmes et la « gentrification » : Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses », Esprit, n°3-4, mars-avril 2004. 3 Inégalités et ségrégations sont accentuées par les tensions très fortement perceptibles autour des questions scolaires et des enfants, seuls thèmes que les différentes classes et groupes ethniques doivent affronter ensemble avec celui du partage de l’espace. Malgré la « carte scolaire », les inégalités de revenus mais aussi la discrimination raciale sont renforcées par le fonctionnement de l’école, les logiques d’évitement des familles et celles, tout aussi fortes, des enseignants. L’étude du CREDOC sur cette question en Ile de France montre abondamment le lien entre la densité de population et la différenciation sociale et la ségrégation scolaire. A l’intérieur des communes, la densité amplifie les disparités en ce qu’elle alimente la concurrence entre établissements proches. L’étude constate d’ailleurs que « c’est dans les arrondissements parisiens que la ségrégation est la plus active, du fait des contrastes sociaux entre quartiers et des stratégies de contournements de la carte scolaire7. » De fait, l’école renforce les clivages sociaux et les stratégies d’évitement des groupes sociaux. A cette dimension proprement sociale du fonctionnement scolaire, il convient d’ajouter le fonctionnement ethnique. La ségrégation sociale n’est pas séparable de la ségrégation « raciale » et « ethnique ». La réputation des établissements se fait aussi en fonction de la composition « ethnique », peut-être plus encore que de la composition sociale. Dans les entretiens et les discussions, les parents l’affirment sans détour : tel ou tel collège est à éviter car il y a trop de « racaille », ou « il y a trop d’arabes ». La perception des établissements et de leurs performances est liée à une logique de l’entre-soi : les immigrés et la racaille sont une menace en ce qu’ils feraient baisser le niveau. Ils le sont aussi « parce qu’il rendent la vie impossible », et brisent la tranquillité. L’école accroît aussi la ségrégation raciale en concentrant les populations migrantes8. De plus, cette concentration ne s’effectue pas seulement entre les établissements mais également à l’intérieur des établissements. Toute une logique des classes « rares » s’est mise en place qui permet, à l’intérieur d’un établissement, d’isoler les « bons élèves ». Quel que soit l’importance de ce mécanisme, les témoignages des élèves issus de l’immigration vont tous dans ce sens : celui d’une relégation à l’intérieur même des établissements. « Dès le départ, on a été mal orienté. On nous a pas dit ce qu’il fallait faire. T’es arabe ? Allez direct avec les débiles ! L’Education Nationale, elle nous a bien éclaté ! Moi, je vous le dis, ils te font chier jusqu’à 16 ans, et après, c’est plus la peine ! » (Slimane, chômeur, 20 ans) Dans ce processus, les associations de parents d’élèves jouent un rôle important, de pression et de surveillance. Enfin, le monde enseignant contribue lui aussi à renforcer le phénomène : il existe une hiérarchie des postes qui commande la mobilité des enseignants, hiérarchie déterminée par le recrutement social des établissements. Les enseignants les plus expérimentés se retrouvent ainsi concentrés dans les établissements les plus côtés et, à l’inverse, les établissements peu côtés sont vécus comme des « purgatoires » dont il s’agit de s’échapper au plus vite, ce qui ne favorise guère l’investissement dans une équipe pédagogique et la continuité d’un projet. La tension sociale et raciale autour des questions scolaires est partout perceptible, dans les propos des parents ou des adolescents. Elle se mesure aussi à l’importance et au succès jamais démenti du soutien scolaire dans les quartiers populaires. Surtout, elle se manifeste à travers le sentiment d’étrangeté, parfois le ressentiment, développés par les catégories populaires et immigrées 7 . Brunon Maresca et Guy Poquet, Les ségrégations sociales minent le collège unique. L’exemple de l’Ile-deFrance. Paris, Credoc, 2003. 8 . Georges Felouzis, « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences » Revue Française de Sociologie, 44-3, 2003. vis à vis de l’école. L’école est le monde des classes moyennes et des blancs qui exclut et humilie. Son langage, ses règles de fonctionnement, les normes qu’elle impose apparaissent aux élèves et à leurs parents comme relevant d’un univers qui n’est pas le leur. Beaucoup d’élèves, quand ils se retrouvent en situation d’échec, font valoir, qu’au-delà de leur « déficiences » personnelles, il y a surtout le fait qu’ils ne maîtrisent pas les codes et que leurs parents ne peuvent rien faire pour les aider, surtout s’ils sont immigrés. Dans nombre de témoignages, les jeunes font état de leur incompréhension des logiques de l’orientation et de la compétition scolaire. Quand, ils comprennent, c’est trop tard. C’est le plus souvent longtemps après. Ils développent alors un sentiment de regret (« si j’avais su, je n’aurais pas « déconné »») fortement teinté d’amertume (« quand t’es black, on ne te laisse aucune chance, c’est direct la vie professionnelle. ») et parfois de révolte. L’école se voit accusée de racisme. C’est ce que raconte Issa, 25 ans, d’origine malienne dans le XIème : « Jusqu’en 3ème, j’étais dans le pire bahut de France. Après, j’ai voulu faire un BEP. C’est là que j’ai rencontré des gens plus âgés que moi J’ai fait n’importe quoi. J’ai raté mon BEP. Je ne me suis pas réveillé le jour de l’examen. J’ai passé un peu de temps à ne rien faire. Après, avec l’aide des éducateurs, je suis rentré dans un module d’alternance. Je me suis rendu compte que c’étais une grosse connerie d’avoir été en BEP. Mais sur le moment, je n’avais pas compris. On te met là pour se débarrasser de toi. T’es immigré, allez direct en BEP. Ils ne se posent pas de question. J’ai quand même eu le bac. J’ai voulu faire un BTS, mais là vraiment, j’ai subi la discrimination. J’ai postulé dans toute la France et je n’ai eu aucune réponse. Je me suis retrouvé en fac d’anglais. Je ne savais pas quoi faire. Après, j’ai trouvé une formation en alternance pour apprendre le montage vidéo. J’ai fait ça pendant huit mois. Mais je n’ai pas trouvé de travail. Je fais des petits boulots à la con. Je ne rêve pas. Je ne serais jamais intermittent. C’est vrai que j’ai fait des conneries. Mais des conneries limitées ! On m’a pas vraiment donné ma chance. » Le monde scolaire est vécu à la fois comme un monde étranger que l’on ne comprend pas mais aussi comme un véritable obstacle qu’il faut réussir à franchir et qui vous est hostile, notamment parce quand on est issu de l’immigration ou membre d’une minorité ethnique. Les travailleurs sociaux confirment largement cette observation. « Un certain nombre de jeunes appréhendent plus que de raison la période des examens. Ils préfèrent parfois abandonner leur scolarité juste avant l’examen plutôt que de faire face à la réalité. Il est difficile de savoir ce qu’ils craignent le plus : l’échec ou la réussite ? » Ils soulignent aussi les difficultés rencontrées par les parents de milieux populaires face au monde scolaire : « Les parents communiquent peu ou mal avec l’école… Peu au fait des règles du jeu scolaire, les parents adoptent des attitudes qui peuvent varier de l’indulgence bienveillante – manifester le peu de foi qu’ils ont eux-mêmes dans cette institution- aux violences physiques répétées. » L’école, comme institution, est intégrée aux mécanismes qui produisent l’inégalité et la relégation. Dans les catégories populaires et plus spécifiquement dans les populations issues de l’immigration, elle n’est plus perçue, comme elle l’a pu l’être très longtemps, comme une institution venant corriger des inégalités et une situation déjà existantes. Elle pouvait alors bénéficier d’une grande légitimité, même si elle était largement déjà le domaine des classes moyennes. Il n’en est plus rien aujourd’hui. Pour la plupart des membres des classes populaires issues de l’immigration, non seulement elle vient confirmer ou entériner les inégalités existantes, mais elle constitue une véritable barrière face à laquelle il n’est pas rare de faire l’expérience du mépris et du rejet. Pour les jeunes issus de l’immigration et leurs familles, cette expérience est fondamentale. Elle sape nettement leur confiance dans les institutions et plus généralement dans la République. Il s’ensuit une tension très directement perceptible : ils sont à la fois fortement dépendants de l’école et, plus généralement des institutions, et en même temps, ces institutions leur donnent le sentiment de ne pas vouloir d’eux. Il ne s’agit pas ici simplement d’une question d’échec scolaire. Derrière les attitudes des jeunes se profile la conscience qu’ils ont de leur « destin social », conscience présente dans les propos, parfois derrière l’humour, dès 14 ou 15 ans. Très souvent, dans les conversations apparaît le sentiment d’être inadéquat et défait, provoquant enfermement sur soi et repli. Ces jeunes témoignent d’une sorte de « blessure », ils portent le poids de leur appartenance de classe ainsi que celle de leur apparence physique, persuadés de ne pouvoir parvenir à rien malgré leurs efforts, habités par l’impression permanente de leur vulnérabilité sociale et surtout d’être inadéquats, sentiment encore accentué par les contrastes sociaux et individuels que leur affiche la ville. Pour eux, l’école renforce l’état d’une société et d’une ville qui ne veulent pas d’eux et qui cherchent à les reléguer : « Les Français, ils veulent pas lâcher. C’est vrai, ils sont crochus. Ils sont colonialistes. Ils ne sont pas libérés de cet esprit. Ils ne veulent pas de nous. C’est clair ! » (Moussa, lycéen, 18 ans) De ce point de vue, ils font preuve d’un certain réalisme social : la mobilité sociale s’est fortement réduite en France depuis 20 ans. La probabilité pour qu’un fils d’ouvrier ne soit pas ouvrier est plus faible aujourd’hui qu’elle ne l’était en 19809. Si l’on ajoute à cette réalité, la brutalité du chômage qui touche en priorité les jeunes des catégories populaires, la seule perspective est souvent celle de travaux précaires, mal payés et peu valorisants. « Qu’est ce que je peux espérer ? Je serais femme de ménage ! et encore, si je trouve quelque chose. » déclare une jeune fille d’origine malienne dans le 19ème arrondissement, expliquant par là la difficulté où elle se trouve de « quitter sa famille ». Comment affronter la monde et vivre sa vie sans les ressources nécessaires ? A l’évidence, pour nombre de jeunes, les institutions en général ne leur donnent pas les moyens « d’entrer dans la vie » correctement. Bien au contraire, elles forment une sorte de barrière et travaillent à les handicaper un peu plus. Dans nombre de témoignages, cependant, apparaissent des « éclairs » : des travailleurs sociaux ou des enseignants, toujours personnellement identifiés, qui ont su « aider » et ne pas exclure. Le paradoxe est que la réalité de l’aide se constitue en une sorte d’exception qui vient confirmer la règle. L’aide reçue d’une personne accrédite l’idée d’institutions globalement hostiles et fermées et renforce encore le sentiment d’impuissance et d’humiliation personnelle : « Parler d’intégration, déjà, ça veut dire qu’on n’est pas comme vous. La personne, elle se sent trahie en essayant de prouver qu’elle n’est pas comme on le dit, pas intégrée. » (Barded, manutentionnaire, 25 ans) L’image du monde social et de la ville qui se dessine à partir de ces témoignages est celle d’un monde fortement clivé, juxtaposant les catégories sociales et ethniques et fonctionnant pour en reléguer certaines à l’écart, dans des quartiers spécifiques ou, quand ce n’est pas le cas, pour les réduire au silence. Les méthodes policières renforcent cette impression générale. Les jeunes surtout, mais aussi leurs familles, dénoncent volontiers la multiplication des contrôles dont ils sont l’objet, les insultes et les violences qu’ils subissent de la part des policiers. Les interventions leurs paraissent arbitraires. Très souvent aussi, elles leur paraissent commandées par une logique de « classe » et de 9 . Eric Maurin, L’égalité des possibles. La nouvelle société française, Paris, Le Seuil, 2002. « race » : il s’agit de « faire plaisir » aux « bourgeois » et « aux mémés » et de protéger les « blancs ». En fait, elles sont dénoncées comme visant un mode de vie particulier plutôt qu’une activité délinquante : « On en veut à mort aux casquettes ». A Belleville, par exemple, les témoignages en ce sens sont multiples. Tout le monde semble partager l’impression d’une logique policière qui cherche à « casser » la vie du quartier plutôt qu’à protéger ses habitants. A la Goutte d’Or, lors d’un entretien avec un « père de famille », une voiture de police passe en trombe suscitant cette interrogation de notre interlocuteur : « Est-ce qu’il y a d’autres quartiers dans lesquels la police se permet de rouler comme ça en sens interdit ? » La violence et le mépris policiers ne viennent que confirmer une sensation générale de relégation et de ségrégation qui englobe toutes les institutions. Le moindre élément est considéré comme un « signe » de cet état de fait. « Vous avez vu comme c’est sale ici ? » demande un habitant de Belleville. « C’est pas comme ça ailleurs. Ils s’en foutent de nous. Ils n’en n’ont rien à faire. De toutes façons, il n’y a rien pour nous dans ce quartier. » Toute intervention institutionnelle est alors perçue avec une extrême méfiance. On soupçonne toujours qu’elle cache des intentions malfaisantes et hostiles. Pour les membres des catégories populaires issus de l’immigration, le monde social est fermé et les institutions sont en quelque sorte les gardes-frontières qui filtrent les entrées et rejettent la majorité d’entre eux. « La bonne société française, elle nous veut pas. » Même les services sociaux sont souvent considérés comme fonctionnant au profit du maintien d’un statu quo humiliant et pour valider la fermeture. La ville est marquée par la ségrégation et la juxtaposition des inégalités et son fonctionnement, surtout dans le cas parisien, apparaît largement étranger et hostile. En aucun cas, elle n’est un lieu de ressource, y compris dans le domaine du travail où elle est perçue comme un espace de discrimination : « A l’ANPE, ils m’ont dit d’aller voir à GO Sport. Mais qu’est ce que vous voulez que j’aille travailler à GO Sport ? Déjà, quand on y va pour acheter quelque chose, direct, ils te suivent partout, des fois qu’on serait des délinquants. Quelques fois, ils veulent même pas qu’on rentre quand on est plusieurs. Alors nous embaucher ! Ce serait la panique. Il ne faut pas rigoler. Un arabe y travailler ? » (Mohammed, chômeur, 19 ans) « Quand on se promène, dans les magasins, dans les administrations, vous en voyez beaucoup d’arabes qui y travaillent ? » Dans certains quartiers périphériques de la capitale, « les habitants sont tournés vers la banlieue » et pas seulement pour des raisons économiques. Là est leur monde qui fait contraste avec celui de la ville centre et de ses activités. De ce point de vue, la ville semble, elle-aussi, accentuer les clivages sociaux et ethniques, non seulement les refléter, mais en renforcer certains aspects notamment dans la distribution et l’allocation de l’espace. Elle aussi, pour nombres de jeunes des catégories populaires apparaît plus comme un obstacle qu’une chance. 2. Ville, familles et « culture de la rue » Cette relation à la ville, au monde social et à la fermeture institutionnelle est particulièrement difficile à vivre chez les jeunes enfants de migrants qui constituent la part la plus visible des jeunes dans les quartiers populaires. Confrontés à une société hostile et fermée ainsi qu’aux discriminations et à la ségrégation, ils doivent en outre porter un héritage migratoire souvent lourd. Leur sentiment est que leur famille s’est sacrifiée. Pour eux, leur père et leur mère ont du assumer le coût du déracinement et de l’exil. Ils ont été en plus accablés par le travail en espérant un avenir meilleur pour les enfants dans une société hostile et raciste. « Ma mère se levait tôt, elle ne dormait pas. Pendant des années, je l’ai vue dormir deux heures. Elle embauchait le matin à 6 heures. Elle revenait le soir à 7 heures. On était sept. Il y en avait plein en bas âge. Je ne lui en veux pas de s’être sacrifiée. Mais c’est très lourd. Je lui disais : maman, arrête de te sacrifier ! » raconte une jeune femme dont les parents sont des immigrés algériens. Un jeune garçon ajoute : « C’est difficile de voir ses parents se sacrifier. C’est difficile d’avoir après une juste relation avec eux. » Cette histoire familiale et collective donne une légitimité à la présence sur le sol français et rend, par contre coup, le racisme et la ségrégation d’autant plus inacceptables : dans de nombreux témoignages, les jeunes font état de la contribution de leurs parents à la « construction de ce pays », contribution pour laquelle ils n’ont jamais été reconnus pleinement. Mais réciproquement, il résulte aussi de ces histoires familiales et collectives une sorte de « surcharge affective » et de pression à la réussite qui accentuent le désarroi de ces jeunes et par ricochet, un rejet encore plus violent du monde scolaire et des institutions. Vis à vis de leurs familles et de leurs histoires, il leur faut assumer l’héritage migratoire en « réussissant » tout en maintenant une forte continuité culturelle. Ce problème est largement source d’incompréhension : la vie familiale dans nombre de familles immigrées est fortement marquée par l’importance de la mère et l’autorité du père. Mais, et c’est là l’essentiel, la vie difficile menée par le père, qui légitime, autant que la tradition, son autorité, n’est pas considérée comme un modèle : elle est un avertissement. Dès lors, elle est vécue comme une sorte de sacrifice qui crée un ensemble complexe d’obligations réciproques et d’attentes. La mère, qui doit supporter la vie familiale et assurer l’éducation des enfants dans un contexte difficile, dénie en quelque sorte elle-aussi sa propre existence au profit du bien-être de ses enfants. Vu de l’extérieur, cette logique familiale peut donner l’impression d’une « absence » des pères et d’une place « excessive » de la mère. «Ce sont les mères qui sont nos interlocutrices… Les pères restent très absents des projets de leurs enfants, ce qui peut paraître paradoxal, compte tenu de l’importance de leur statut dans leur culture d’origine » notent des éducateurs. Le « père » est très fréquemment décrit par son silence : « Mon père, il ne parle pas. Il ne parle pas beaucoup du tout » affirme un jeune homme d’origine marocaine. Mais en fait l’absence/présence du père s’avère souvent très lourde et directement liée à sa décision d’immigrer comme le raconte cette jeune fille : « Mon père a toujours été très silencieux. Je sais très peu de choses sur mon père. Mon père commence à parler maintenant. Il commence à nous dire qu’on ne s’est pas intéressé à sa vie. Il nous dit : nous, en Algérie, c’est les enfants qui posent les questions, c’est pas les parents qui donnent les histoires comme ça. Posez-moi des questions avant que je parte pour savoir qui je suis. » (Ibissa, lycéenne, 18 ans) Le sacrifice doit trouver son aboutissement dans le futur en ce qui concerne le père, il doit trouver sa résolution dans la limitation de la liberté en ce qui concerne la mère. Pour les enfants, vis à vis de leurs parents, se créé ainsi une tension très forte, voire une contradiction, entre le respect envers eux-mêmes ou l’estime de soi et leur liberté, mais aussi entre les logiques d’identification et la nécessité de réussir. Cette situation fait que les enfants doivent en quelque sorte « mériter » leur passé, ou « mériter » leur famille et que pèse toujours le soupçon de trahison en cas de réussite. Ils se vivent ainsi souvent comme « un fardeau » pour la famille. Inversement, si le sacrifice des parents ne débouche pas sur la réussite, il devient un fardeau insupportable pour nombre d’enfants et tout autant pour les parents : il n’a généré qu’une inévitable ingratitude pour les parents, le sentiment de n’être pas aimé réellement pour les enfants. Face aux difficultés rencontrées par les enfants, les parents ont alors souvent tendance à réagir par une alternance d’autoritarisme et de « résignation » que rencontrent abondamment les travailleurs sociaux, accentuant encore les dilemmes des enfants. « La référence des parents aux modèles d’éducation du pays d’origine se traduit soit par le laxisme soit par une rigidité qui ne sont pas sans conséquences sur le comportement des enfants. » La famille pense protéger ainsi les enfants du monde extérieur, et notamment de la ville ou du quartier et de « l’influence ». Les familles luttent contre la ville qu’elles jugent corruptrice en essayant de maintenir leur unité émotionnelle10. Elles ont tendance alors à se replier sur elles-mêmes, à éviter de s’ouvrir sur le monde extérieur et surtout à se critalliser sur une définition très traditionnelle des rôles. Il en résulte souvent une forte violence conjugale et familiale que les jeunes racontent à la fois abondamment et avec une réserve douloureuse. « J’ai compris que mon père a une capacité à foutre des baffes assez facilement. Pour rien des fois. Des baffes à ma mère. Parfois, ils se disputent. Le ton monte… donc forcément… » (Ibissa, lycéenne, 18 ans) « Qu’est ce que vous voulez que ça fasse, quand vous voyez quelqu’un tout le temps en train de frapper ? La peur elle est présente. Mais en même temps, je me dis : si j’en prends une, je m’en prends une. Je vais me réveiller. Je ne vais pas mourir. » (Samir, lycéen, 17 ans) « Parce qu’à dix ans, quand vous voyez votre mère en sang, que vous voyez qu’on change la tapisserie parce qu’elle est pleine de sang, que vous vivez tout ça… A dix ans, les petits, à l’école, ils parlent du cadeau de Noël. Vous, vous vous dites : putain, j’espère qu’à Noël, mon père ne va pas tabasser ma mère… » (Ali, étudiant, 26 ans) « Mes frères se prennent des raclées. On file droit. Des grosses raclées s’ils rentrent tard le soir… C’est vrai que c’est assez violent ! » (Sabira, lycéenne, 17 ans) « J’ai un père violent. J’ai très peur de mon père. » (Iman, lycéenne, 19 ans) « La violence, elle est là, dans tous les foyers ! » conclut une jeune femme. Cette violence alimente aussi une coupure très nette dans l’univers social de cette population entre le monde de la famille et l’environnement urbain et institutionnel, tenu à l’écart. La conséquence est que du côté parental, l’ignorance de ce qui se passe dans la rue et dans le quartier ne cesse de se développer. Réciproquement, les jeunes construisent un univers de la rue qu’ils cherchent à isoler du contrôle de leurs aînés et à dégager du poids de la pression familiale. L’aménagement d’un espace de liberté suppose la mise à l’écart de la famille, mise à l’écart facilitée par la distance culturelle et les difficultés des familles à maîtriser le monde extérieur. Par un effet paradoxal, la famille acquiert alors aux yeux des enfants une importance affective encore plus grande : les parents, apparaissent comme excessivement fragile face au monde extérieur et leur mode de vie leur fait « honte ». C’est finalement au jeune, et surtout au jeune garçon, que revient la tâche de « protéger » sa famille et ce qu’elle possède en propre, c’est à dire sa réputation, son nom ou son honneur. Sa responsabilité vis à vis de ses parents s’en trouve d’autant plus accrue. Lors d’un entretien avec un jeune d’origine malienne, l’explication qu’il donne à l’impossibilité de rencontrer ses parents illustre bien cette position. « Mes parents, ils ont une vision religieuse du monde. Ils n’ont rien à dire. De toutes façons, ils auraient trop honte pour dire quelque chose. Non… Ils sont seulement religieux. » La pression sur les jeunes, même quand le père « est effacé » et « dépassé » par la vie française, est celle d’une sorte d’héritage familial impossible, qui se complique bien souvent aussi par les conséquences de la colonisation. Une jeune fille d’origine maghrébine, ayant réussi à l’école et 10 . Richard Sennett, Families against the City, Middle Class Homes of Industrial Chicago, 1872-1890, Cambridge, Harvard University Press, 1970. obtenu un emploi stable raconte : « Vis à vis de mes parents, ça a été dur. Ils ne voulaient pas qu’on sorte. On allait le matin, avant l’école, à l’école coranique. Ils étaient très strict. Ils voulaient qu’on réussisse à l’école. Ils avaient tout le temps peur pour nous. Maintenant, mes parents, ils sont très fiers. Mon père est très fier. Mais, il n’y a pas longtemps, il m’a dit : entre toi et moi, il y a maintenant un million de morts. » Désir de réussite et maintien d’une continuité familiale entrent en contradiction et font que même la réussite des enfants se paient pour eux et pour les parents d’un coût psychologique important fait de tensions entre respect pour soi-même et liberté, entre identification et réussite. Entre l’intériorisation d’un destin social négatif et l’expérience d’une société et d’institutions fermées d’un côté et une intensification paradoxale de la charge familiale de l’autre, nombre de jeunes, et notamment les jeunes garçons, sont alors menacés dans leur dignité même. Les difficultés rencontrées par les jeunes relèvent moins d’une « démission » des parents ou d’une « désorganisation » familiale ou encore d’une double culture que de la contradiction dans laquelle ils se trouvent placés entre leur inscription dans des trajectoires familiales complexes et ambivalentes et le blocage de toute perspective de mobilité sociale, blocage qu’ils ont souvent fortement intériorisé et que le fonctionnement urbain et le racisme institutionnel viennent leur signifier de façon récurrente. A leur façon, ils ont intériorisé le conflit social et ethnique, le transformant en tensions personnelles. L’expérience qui est la leur est celle d’une dissociation forte entre eux comme individus et leur groupe d’origine ou leur groupe d’appartenance. D’un côté, la ville leur offre la possibilité de se déplacer dans l’espace et la société leur permet d’envisager un destin individuel. Mais ils doivent pour cela affronter un monde social et urbain qui leur est hostile et dans lequel les normes de leur groupe d’appartenance ou de leur famille ne leur sont d’aucun secours. En se détachant du groupe et de la famille, ils sont particulièrement vulnérables. D’un autre côté, la ville leur apparaît comme un milieu dangereux. Confrontés parfois à un véritable ostracisme et au racisme, ils sont toujours sous la menace de l’échec. Le retour en arrière ne leur en est pas moins interdit : ils ont changé plus vite que leur famille ou leur groupe d’appartenance qui, souvent, ne les reconnaît plus. Les réponses qu’ils apportent à cette situation et leur façon d’affronter les dilemmes de la réussite et de l’intégration sont fortement contrastées en fonction de leur « capital social » et « scolaire ». Deux grandes logiques peuvent être dégagées11. La première, plus souvent portée par des filles, est celle de la réussite. A partir d’un certain niveau de réussite scolaire, l’horizon s’éclaircit quelque peu et un certain nombre de projets peuvent être développés. En même temps, l’héritage familial doit être préservé. Très souvent, les jeunes dans cette situation adoptent une attitude de surconformité familiale. Ils soulignent à quel point, ils travaillent et eux-aussi, acceptent les sacrifices nécessaires à la réussite. Ainsi, cette jeune fille tunisienne en 1ère année AES, dans le XIème arrondissement raconte : « Mes parents, ils n’ont pas eu besoin de me visser. De toutes les façons, je ne sors pas. Je vais à la fac. Après je rentre. Le week-end, je travaille. Jamais, je ne sors. Ma mère, elle ma fait entièrement confiance. De toutes les façons, elle sait que je ne ferais rien. Alors, elle a pas besoin de dire quoique ce soit. » L’inscription dans la continuité familiale et dans la logique de sacrifice permet ici de maintenir une certaine unité et de différer les difficultés qui pourraient naître de la réussite. Chez certaines filles, cette attitude accompagne une hostilité marquée à l’égard de « celles qui sont francisées, des putes ! » dont le mode de vie est jugé scandaleux. « C’est des françaises 11 . Sur tous les aspects suivants : Nacira Guénif Souilamas, Des « Beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains, Paris, Grasset, 2000. quoi ! des qui se la jouent, des blanches. Elles sont intégrées ! » Le plus fréquemment, cependant, les jeunes ont une attitude plus ambivalente et plus complexe. Ils oscillent entre l’adhésion stricte aux règles familiales et la construction d’un mode de vie propre mais qu’ils prennent bien soin de tenir à l’écart de l’influence du quartier. Chez eux, la dissociation entre l’espace familial, la vie juvénile et le quartier est maximum. Par le rejet du quartier, avec les mauvaises fréquentations qu’ils pourraient offrir, ils peuvent maintenir ainsi une certaine intégration de leur vie. Ils participent à des activités encadrées et effectuent des sorties strictement contrôlées et balisées. Les jeunes filles sortent « entre-elles », allant par 2 ou 3, vont au cinéma et ont une certaine utilisation de l’espace urbain parisien. De manière caractéristique, leur circulation s’effectue dans la mesure du possible en dehors des quartiers populaires. Il s’agit même de les éviter. « Il y a trop de blédards là-bas. D’ailleurs, il n’y a que des blédards. » dit une jeune fille de Belleville avec un brin de mépris en parlant de Barbès. Son amie ajoute : « C’est comme ici, il n’y a rien, je ne vois pas ce qu’on irait y faire. » Surtout, éviter les quartiers de « blédards » permet d’éviter la pression sociale et familiale et de se ménager un espace de liberté. Depuis quelques années, les rencontres peuvent se faire sur « internet » : les jeunes filles peuvent y contacter des garçons venant d’autres quartiers ou d’autres villes qu’elles retrouvent discrètement chez elles ou chez eux, parfois pour une soirée, parfois pour engager une relation plus longue. Pour exister, ce type de relation doit rester totalement secret non seulement dans la famille mais peut-être encore plus face à la pression du quartier et de la « rue ». Le plus souvent aussi, il ne doit pas remettre en cause la relation à la famille et la réputation de cette famille : la virginité reste essentielle et la sexualité, quand elle est pratiquée, ne doit pas y porter atteinte. Perdre sa virginité apparaît pour beaucoup comme une rupture inenvisageable avec la famille et l’identité. C’est ce qu’explique Ibissa, lycéenne de 18 ans, amoureuse d’un « Français » : « Il est beau. Il a de la classe aussi. Il l’a dans la tête. Il va avoir 21 ans. Pour l’instant, il n’y a rien qui se passe. C’est juste une relation. Pour l’instant je ne pense pas à ça. Si c’est un gars qui m’aime, il va attendre. Il attend le jour où je serais décidée. Ça posera problème avec ma famille. Ça va être un scandale mais je ne pense pas à ça pour l’instant. Je pense à mon père quand il me dit : « Je te fais confiance. », donc voilà… La virginité, elle m’appartient. Mais il y a aussi la famille. C’est ce qui compte chez nous les arabes. Une fille vierge, c’est comme un diamant, comme on dit. Une fille qui n’a plus sa virginité, on peut dire que c’est de la merde. Si je perds ma virginité, je considérerais que je suis de la merde par rapport à ma famille, surtout mes parents. Quand ils me disent de faire attention, c’est par rapport à ma virginité. » La deuxième logique, plus souvent portée par les garçons, est symétrique de la première. Elle consiste à réduire sa circulation dans l’espace urbain et à transformer l’immobilité sociale en immobilité urbaine. Les jeunes qui s’inscrivent dans cette logique privilégient alors la rue et leur quartier. Leur mobilité est circonscrite à des espaces bien définis, qu’ils peuvent avoir l’impression de connaître et souvent, auxquels, ils peuvent s’identifier symboliquement. Si les jeunes filles cités précédemment parlaient des quartiers immigrés et populaires de la capitale avec mépris et organisaient leur vie personnelle strictement en dehors, d’autres, au contraire, dont le capital scolaire et social est beaucoup plus faible, en font leur destination privilégiée et quasi exclusive. « C’est là qu’on se retrouve » dit l’une d’entre-elle de façon significative. La difficulté à affronter le monde extérieur est souvent notée par les travailleurs sociaux. Nombre d’entre eux disent leur étonnement devant tel ou tel petit « dur » du quartier qui éprouve les pires difficultés à s’en éloigner tout simplement par peur. Les sorties ou les vacances sont les moments où se révèlent cette crainte du monde extérieur, suscitant nombre de commentaires amusés. Surtout, cette difficulté à circuler traduit un double mouvement de protection permettant d’échapper à la pression ressentie. Le repli sur le groupe et le quartier permet de constituer un milieu dans lequel la pression est en quelque sorte socialisée ou collectivisée. Le groupe de pairs et la formation d’un territoire ou d’une culture de la rue jouent ainsi un rôle essentiel dans la protection de la dignité personnelle. Cette logique se fonde sur une « neutralisation » active de la responsabilité personnelle. La société est rejetée avec d’autant plus de violence qu’elle est considérée comme la seule cause de la situation vécue. Les jeunes sont des victimes, victimes de la discrimination, de la méchanceté, des inégalités, du « système » qui ne veut pas d’eux. Moins ils ont de contacts avec cette société, plus ils sont persuadés de sa perversité et de la réalité de la discrimination qu’ils auraient à subir. « Ils se présentent toujours comme des victimes d’un système qui les marginalise. Ils fuient la réalité, ont du mal à se projeter dans l’avenir, accusent la société de tous les maux. Ils rejettent violemment les institutions, les élus, la police. » écrivent des éducateurs. Le racisme « anti-blanc », comme une sorte de racisme inversé, soude très souvent ce sentiment. « Partout où les Français sont allés, ils ont foutu la merde. Ils sont partis en Afrique, ils ont foutu la merde entre les tribus : au Rwanda, 1 million de morts à la machette à cause des Blancs. Les Indiens d’Amérique, tous morts cause des Blancs ! Ils sont partis chez les Arabes à cause du pétrole, ils ont fait des bombes atomiques et après quand nous on veut en faire une, ils nous disent non non ! Tout ça c’est à cause de cette sale race, les Blancs… » explique un jeune immigré dans le XIXème arrondissement. « Nous, on est arabe. Il ne faut pas qu’on l’oublie. On n’est pas des blancs ! » dit une jeune fille. Au fond, victimes d’un système tout puissant, ils « ne sont pas acteurs de leur histoire ». La rhétorique de la victimation et la dénonciation de la société raciste et des blancs sert à souder émotionnellement le groupe, à « créer du lien social ». Réuni et isolé, le groupe est beaucoup moins vindicatif. Pour les jeunes qui y participent, l’essentiel est sa fonction de socialisation intense. Les discussions y sont longues et amicales. C’est ce raconte ce jeune d’origine malienne dans le 11ème arrondissement : « Je passe deux ou trois soirées comme ça par semaine. Ça dure jusqu’à trois ou quatre heures du matin… On prend pas rendez-vous, on se retrouve. Il y en a un qui téléphone, un autre qui passe par hasard… on boit, on fume, on parle de tout. C’est souvent philosophique ! Le but de la vie, la politique… Il y a beaucoup de choses qu’on critique. Mais pas les gens du quartier. Critiquer les gens du quartier, ce serait se critiquer soi-même. » La cage d’escalier devient ainsi un lieu de rencontre : il est impossible de se retrouver dans un appartement familial. Ces groupes sont essentiellement masculins : « S’il y a des filles, ça dégénère. La conversation va aller sur le sexe. Ça sera vulgaire. » Les filles, de leur côté, établissent aussi leurs espaces de socialisation propres. Rejet du monde extérieur par la victimisation et socialisation de l’expérience vécue dans le groupe de pairs s’inscrivent dans la ville par la formation d’espaces ou de territoires qui sont appropriés et plus ou moins contrôlés et auxquels les individus finissent par s’identifier émotionnellement. « Dans le quartier, on est chez nous. Je m’y sens bien. Dès que je sors, je me sens en insécurité. Je ne suis pas bien. Je me sens mal. Je ne sais pas pourquoi. On me regarde… Dans mon quartier je connais tout le monde et tout le monde me connaît. On me respecte parce que je respecte tout le monde. Quand je sors, j’ai peur. Je ne suis plus personne. » (Ibissa, lycénne, 18 ans) « Tu vois le scooter qui passe ? C’est un scooter volé. Je crois qu’il va griller le feu rouge. Je le connais. Tu vois, scooter volé : direction cassée, voilà ! Lui, c’est un vrai gars du quartier sauf qu’il a déménagé ce Mongol. Mais il vient tous les jours au quartier. Ah oui, ça lui manque, on ne peut pas quitter le quartier. Moi, ça fait quinze ans que je suis ici. Je ne peux pas quitter le quartier. Jamais, jamais. Moi, c’est mon quartier. Pour nous c’est la famille. C’est pour ça qu’à chaque fois qu’on voit des gars de la cité on fait : wesh bien la famille ? » (Habib, lycéen, 16 ans12) Cette logique contribue ainsi à renforcer la ségrégation sociale et raciale, à accroître la distance entre les groupes sociaux et surtout, à former une véritable « culture de la rue » que de nombreux observateurs ont noté ces dernières années13. La délinquance s’inscrit souvent parfaitement dans cette logique comme un prolongement « normal » : l’utilisation de moyens illicites permet de résoudre la tension par l’acquisition des ressources nécessaires à la réussite tout en maintenant la continuité « culturelle ». Les jeunes engagés dans la délinquance pratiquent une consommation ostensible, notamment à travers l’affichage des marques, tout en développant des discours fortement hostiles à la société environnante, voire parfois des appels à une identité religieuse ou « raciale » qui serait méprisée. Ils tiennent ainsi leur famille à l’écart de leurs activités. « Je ne dis rien de ce que je fais dans la journée. L’autre jour mon père m’a vu avec un blouson. Il m’a demandé où je l’avais eu. C’est un blouson de marque, je l’ai payé 100 euros. Je pouvais pas dire à mon père que j’avais payé 100 euros avec ce que lui il galère pour payer le loyer. Alors j’ai dit que j’avais payé cent francs. Ma mère a touché et elle a dit : c’est pourtant de la bonne matière. Elle connaissait pas la marque. Elle a pas tilté qu’avec 100 francs on ne se paye pas un blouson. C’est évident. Il y a une espèce de décalage des réalités. Mon père ça l’aiderait pas que je lui dise qu’un blouson comme ça c’est 100 euros. Lui, il est dans son monde. Lui, il est encore au Maroc. » (Kamel, 18 ans, lycéen). Inversement, nombre de jeunes disent leurs difficultés à formuler des projets à la fois professionnels et personnels. Se marier est difficilement envisageable dans la galère. Par contre, affirment-ils, « ceux qui dealent, eux ont des projets. » Les parents, soumis à ces pressions contradictoires, peuvent très souvent « fermer les yeux » sur les conditions d’acquisition des objets ou sur le train de vie de tel ou tel des enfants. Le risque de la délinquance est cependant élevé. Aussi, quand le capital social et scolaire est trop faible, la logique principale consiste à réduire la tension par le repli. La religion parfois, l’autolimitation le plus souvent, permettent d’affronter ces difficultés. On rencontre fréquemment de tels cas chez les jeunes filles. Lors d’une réunion dans une cité du 19ème arrondissement avec des jeunes filles d’origine malienne, un débat s’est engagé autour de la question des mariages arrangés. Parmi les dix jeunes femmes présentes, neuf ont affirmés « être promises ». Une seule d’entre-elles s’est opposée avec force à un tel destin. Les autres, dans une forte unanimité ont défendu le principe des mariages arrangés et ne trouvaient, au fond, pas de reproche à faire à leurs parents. Ces jeunes filles n’avaient pas une vie religieuse particulièrement intense. Elles sortaient et menaient une vie juvénile normale. La justification qu’elles donnaient dans un bel ensemble était de nature sociale. « Vous savez, qu’est qu’on sera nous ? Qu’est ce qu’on deviendra ? On fera des ménages. Alors quitter la famille pour épouser quelqu’un ? Tu crois que l’amour ça dure toute la vie ? Qu’est ce que tu feras à quarante ans avec tes enfants, toute seule ? » « Si ça reste dans la famille, et bien c’est à elle 12 . Entretien réalisé par Sylvain Di Guilian. . Par exemple : Michel Kokoreff, La force des quartiers, de la délinquance à l’engagement politique, Paris, Payot, 2003. Eric Marlière, Jeunes en cité, diversité des trajectoires ou destin commun ? Paris, L’Harmattan, 2005. Isabelle Coutant, Délit de jeunesse, la justice face aux quartiers, Paris, La Découverte, 2005. 13 d’assurer. Si c’est ton père qui a choisi et que ça se passe mal, c’est à lui d’assurer. On en reparlera quand tu auras quarante ans. » Le « repli » obéit ici moins à des considérations religieuses ou culturelles qu’il n’apparaît comme un choix contraint : celui d’une sorte d’assurance sociale. Le capital détenu et le soutien institutionnel n’apparaissent pas suffisant pour assumer son individualité et sa liberté personnelle dans une société hostile, surtout si le prix à payer est une rupture familiale qui est non seulement affective, mais aussi alourdie par le projet migratoire. Dès lors, le groupe, la famille et la « communauté » constituent la meilleure garantie d’une vie décente et du maintien de la dignité. Le ghetto se constitue ainsi par la relation complexe entre la famille, la rue et la ville ou le monde extérieur. La famille et la rue sont certes en forte opposition, mais sont toutes deux hostiles au monde extérieur et cherchent à imposer un contrôle étroit de l’univers interne. La famille cherche à maintenir son intégrité émotionnelle par le contrôle des enfants notamment en essayant de les préserver de la corruption externe. Pour échapper à cette pression contradictoire de la réussite et de la continuité, les jeunes fabriquent un monde particulier, la rue, qu’ils isolent de la vie familiale et qu’ils dotent de règles de fonctionnement propre, espace qui est ainsi à la fois le prolongement de la famille (notamment par les règles imposées aux filles et les logiques de l’honneur ou de la réputation) et en complète opposition avec elle. Toutes ces logiques accroissent évidemment les distances sociales et la ségrégation. Les quartiers populaires d’immigration tendent à se replier comme les classes moyennes et supérieures cherchent à s’isoler ou même, parfois, à faire « sécession ». Il en résulte des difficultés et des tensions sociales qui relèvent d’une part de la question du partage de l’espace urbain et d’autre part du fonctionnement même du ghetto. 3. Le territoire et l’inter connaissance. Le fonctionnement en « ghetto » des quartiers populaires n’est pas partout cristallisé au même degré et ne s’impose donc pas avec la même force. Dans certains endroits, on observe d’ailleurs des tensions sociales assez nettes entre la logique du « ghetto » des jeunes des classes populaires issus de l’immigration pour la grande majorité qui tendent à occuper l’espace, et la logique « urbaine » des classes moyennes ou de la classe ouvrière qui leur disputent directement cet espace. C’est par exemple ce que raconte cette responsable d’association du 19ème arrondissement à Paris : « On a occupé le terrain. Ils étaient dans les cages d’escaliers et les halls. Alors on y est allé nous aussi. On voulait que la communauté des adultes retrouve sa place dans le quartier. » Evidemment, ce type d’opposition ne va pas sans conflit, parfois sans violence : « Je me suis fait agressée. On a essayé de m’intimider. Ils m’ont dit : on était là avant toi et on te fera partir. Après, il y a eu les incendies de voiture dans les parkings. » Jeunes immigrés des classes populaires et adultes de classes moyennes s’opposent ainsi directement, chacun portant un « modèle » de vie urbaine. « Les gens ont peur. Il y a les jeunes qui zonent. Ils brûlent les poubelles. Ils font ça pour occuper le terrain. Ils squattent aussi les caves. L’année dernière, ils avaient séquestré des jeunes filles » raconte cet autre responsable d’association qui dit aussi ses difficultés dans cet affrontement : « C’est assez usant. On est exposé. Les gens se défilent par peur des représailles. Au début, j’ai été agressé. Mais plus maintenant. Ils savent qui je suis. » De fait, explique-t-il encore, « les gens craignent pour leurs gamins. Ils ont peur pour eux quand ils sortent. Alors, ils finissent par se mobiliser pour faire des choses. Pour occuper le terrain. » Ce père de famille, ouvrier d’usine, explique les difficultés qu’il a ainsi rencontrées et la violence qu’il a subie : « C’est des morpions qui s’amusent à faire n’importe quoi, n’importe comment. On peut rien leur dire. Ils sont méchants. Quand tu veux leur dire quelque chose, calmement et gentiment, ils t’insultent. On te fait n’importe quoi. L’autre jour, j’étais sorti faire pisser mon chien. Ils étaient en train de casser des voitures ! Ils montaient à pieds joints dessus pour casser le capo… Quand ils m’ont vu, ils sont venus me taper sur la gueule. ( Mr. X. as eu le nez cassé et a du être opéré. Un de ses agresseurs a été condamné à trois mois de prison) Surtout que je n’avais rien dit. Je passais juste par-là. Ils insultaient tout le monde. Même les petits vieux. C’est dément de voir des trucs comme ça. » Les conflits autour de l’espace et de son utilisation ne prennent évidemment pas toujours une forme aussi nette. Mais ils sont omniprésents dans les propos des habitants des quartiers populaires. Ainsi, par exemple, dans une cité du 19ème arrondissement, parmi un groupe d’une dizaine d’habitants rencontrés, plusieurs individus se plaignent du comportement bruyant des jeunes du quartiers, du manque de respect et des insultes si « on veut dire quelque chose ». Dans les propos, le « ils » désigne presque toujours les jeunes immigrés maghrébins ou africains : « Ils sont là tous les soirs devant ma fenêtre. Ils discutent. Mais quand il pleut ou qu’il fait froid, ils rentrent dans le hall. Y a pas que le bruit. Ils fument aussi. Je ne sais pas ce qu’ils fument, mais ça passe sous ma porte. On est empesté. » Tel autre fait état d’inconvénients similaires : « Ils sont là devant ma fenêtre tous les soirs. Ils discutent. Ils jouent au ballon. Surtout, ils lancent leurs canettes de bière. Ça fait du bruit toute la nuit. En plus, il y a des tas de gens qui viennent. Je ne sais pas pourquoi faire. Enfin, c’est pas mes affaires… Mais ça fait du bruit. Ils pourraient aller ailleurs quand même. » Mais surtout, la difficulté majeure est de « dire quelque chose » : « Un soir j’ai voulu leur dire d’aller plus loin. Ils m’ont traitée de vieille peau et ils m’ont menacée. Je me suis fait insulter. Ils n’ont pas bougé. Je crois même que c’était pire. » « Ma femme s’est fait insulter. Je ne sais pas ce que font leurs parents. Mais moi mes enfants à cette heure-ci, ils sont rentrés. Tout ce bruit, toute la nuit, c’est insupportable. » « En ce moment, ils font des rodéos. Ils labourent aussi les pelouses avec les voitures ! C’est honteux. C’est dégueulasse. Faut voir les traces de pneus par terre et les canettes de bière partout. J’ai voulu dire quelque chose : ils m’ont lancé des œufs chez moi ! Ils m’ont menacé de mort. Il faut pourtant les arrêter les rodéos. C’est dangereux, il y a des gamins partout. » Les jeunes concernés donnent une version symétrique des tensions et des incidents : « Il n’y a rien pour nous ici, pas de local, rien. Ils sont fous. Ils nous lancent des pots de confiture. Je vous jure des pots de confiture pour nous faire partir. Du quatrième étage. Ils pourraient tuer quelqu’un ! » Le sentiment de rejet et du racisme est souvent fort justifiant une certaine mauvaise foi. Les nuisances sont réelles, mais elles sont expliquées exclusivement par le manque d’espace, le fait « qu’il n’y ait rien » pour les jeunes. Cette opposition des modes d’utilisation de l’espace urbain et des groupes sociaux relève d’une tension forte entre la logique de l’inter connaissance qui structure le « ghetto » et la logique de l’anonymat urbain qui marque le mode de vie des classes moyennes et leur conception de la ville. Ainsi, par exemple, à Belleville, en juillet 2003, à la suite de l’assassinat d’un jeune homme, le Centre social a organisé des réunions d’habitants en essayant de confronter jeunes immigrés et adultes. Parmi, les thèmes évoqués, les adultes ont rapidement souligné le climat d’insécurité régnant dans le quartier et la difficulté d’intervenir. L’un d’entre eux racontait comment il observait certains jeunes racketter les femmes asiatiques, (victimes toutes désignées car clandestines, ne portant pas plainte et ayant souvent sur elles de l’argent liquide) et disait son écœurement devant de tels comportements. Les habitants présents soulignaient l’insécurité générale, certains souhaitant rapidement quitter le quartier, d’autres disant leur impuissance et la difficulté d’intervenir lors de bagarres ou d’agressions. En face, les jeunes adultes présents, refusaient de s’asseoir et restaient près de la porte. Tous affirmaient leur attachement au quartier malgré la difficulté d’y vivre. Tous dénonçaient la violence des interventions policières et la pression mise sur le quartier par les forces de l’ordre. Mais si les participants à la réunion étaient aisément d’accord pour déplorer l’abandon du quartier et la répression, les conceptions des uns et des autres s’opposaient aussi très fortement. Les adultes de classes moyennes revendiquaient le droit à un espace public tranquille et sécurisé permettant de profiter de la ville de façon anonyme. En face, les jeunes des classes populaires, mais aussi les adultes, affirmaient la valeur d’un monde de l’inter connaissance, d’une sorte de village urbain où tout le monde se connaît, pouvant faire ainsi obstacle à toute intrusion étrangère et définir un territoire propre. Aux adultes des classes moyennes qui en appelaient à des règles impersonnelles et à la politesse, qui disaient la difficulté de maîtriser des interactions dans l’espace si les gens ne respectent pas un code commun, les jeunes immigrés des classes populaires répondaient qu’ils pouvaient intervenir sans crainte : " Mais madame, vous ne risquez rien. On vous connaît. " " Vous pouvez nous dire ce que vous voulez puisqu’on vous connaît. On sait qui vous êtes. Et puis vous nous connaissez, nous aussi. » A partir de cette perception, le « territoire » n’est plus défini comme un lieu strictement public. Il devient légitime de l’utiliser comme un espace propre, ni privé, ni public, mais qui appartient aux « habitants » du lieu, à la communauté constituée par l’ensemble des gens « qui se connaissent ». Dans le Bas-Belleville, un conflit autour d’un " terrain de tennis " suscite le même type de conflits à cause du manque d’espace : " Pourquoi, ils en ont fait un terrain de tennis. Y en a deux qui jouent et nous on est trente et on a rien " explique un jeune du quartier qui y voit à la fois une injustice et une humiliation : il n’a pas droit à cet espace et, bien plus, la construction du terrain de tennis et sa fermeture ont pour objet de le chasser. Un peu plus loin, autour du square Gardette, dans le Xième arrondissement, les jeunes rencontrés décrivent des problèmes du même ordre. Impossible de jouer dans le square : " Tout est aménagé. Il y a des bancs partout et puis il y a les petits. On peut pas jouer au ballon. " Pour eux, pendant l’été, cette absence d’espace débouche sur un ennui quotidien : " Il n’y a rien à faire. Alors on se promène. On va au BHV, on regarde les disques. Ça fait vingt fois que je le regarde le disque, monsieur, tellement il n’y a rien à faire. " " Quand il pleut, on regarde des cassettes. On va louer une cassette et on la regarde dans le local. On les connaît par cœur… on loue toujours les mêmes. " (Omar, collégien, 16 ans) Les modes d’appréhension et de gestion des « jeunes » et de leurs demandes sont assez différentes : pour les uns elles passent par l’apprentissage d’un code de civilité couplé à l’idée qu’il ne « faut pas traîner dans la rue », pour les autres, elles sont marquées par l’idée que l’interconnaissance est une garantie de sécurité permettant un usage collectif de l’espace commun. La conception de la vie urbaine des classes moyennes repose sur l’anonymat et la circulation dans l’espace urbain. Elle a pour elle la force de l’évidence et paraît souvent quasi naturelle. Si la ville est un monde d’étrangers, elle ne peut être vivable que si les interactions sont fortement codifiées. Il importe donc d’imposer dans cet espace des règles de politesse et de civilité permettant d’éviter les conflits et de réguler l’ensemble des rapports et des rencontres. A partir de cette perception, les comportements des jeunes des classes populaires sont considérés comme de l’incivilité et relevant d’une « mauvaise éducation » ou d’un « manque de socialisation » liés à leur origine. La conception des classes populaires dans le ghetto possède aussi sa logique et ses normes propres. Elle repose sur l’inter connaissance et le territoire. La ville est un monde d’étrangers. Mais une certaine sécurité peut être obtenue par l’inter connaissance à l’intérieur d’un territoire bien délimité. On se méfie donc de tout étranger, intrus potentiel. Les règles de civilité n’apparaissent pas comme une garantie, mais plutôt comme le signe d’une étrangeté au territoire. Tout individu qui n’appartient pas au réseau de l’interconnaissance du quartier est alors susceptible d’être agressé ou chassé : « Il y a quelque temps, je suis allé voir un ami dans la tour C. J’ai cru reconnaître sa voiture garée devant, sur le parking. Je me suis arrêté et je l’ai regardée… Mais ce n’était pas elle. J’ai repris mon chemin et je me suis éloigné. J’ai entendu courir derrière moi. C’était des jeunes, dans le hall, qui m’avaient observé. Je savais qu’ils étaient là et qu’ils m’observaient, mais c’était la nuit. Quand ils sont arrivés à ma hauteur, ils m’ont reconnu : « Putain, c’est Noir qui nous en pris en flag ! » Ils ont rigolé et sont repartis. Mais si j’avais été quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas, quelqu’un qui n’est pas du quartier, c’est sur qu’ils m’auraient pris quelque chose, mon portefeuille ou mon portable, ou qu’ils m’auraient mis des coups. » (Noir, ouvrier, 40 ans). La logique de l’inter connaissance s’impose à tous dans le quartier « ghettoïsé ». Elle signifie que chacun est connu comme une personne particulière et par son appartenance à un groupe particulier et non comme un individu doté d’un statut social. « Dans le quartier, je ne suis pas Akira B. Je suis Akira, la fille de Mr et Mme B. qui habitent le bâtiment D. » Tous les témoignages soulignent l’ampleur des réseaux d’inter connaissance qui ne concernent pas seulement les jeunes garçons mais aussi les familles. L’histoire de chacun est plus ou moins connue de tous et toute personne est ramenée à son « caractère » par la logique permanente des commérages ou surtout, du rire et de la moquerie. Dans les groupes de jeunes garçons notamment, tout individu qui essaye de « changer » est perçu comme un individu qui ne veut plus être ce qu’il est et qui, de ce fait, trahit ou menace de trahir son appartenance au groupe et au quartier. « Celle-là, elle se la joue francisée. Elle a oubliée qui elle est ! » Il est alors l’objet d’incessantes moqueries destinées à le rappeler à son histoire personnelle et à son identité initiale. A la mosquée, les « pères » échangent et font circuler les informations sur les familles et les individus. La personne est ainsi définie collectivement et ses conduites sont d’abord sociales. La logique de l’inter connaissance s’accompagne d’une organisation sociale et morale que l’on peut qualifier d’ordre segmenté14. Si l’on suit Gerald Suttles, un ordre social segmenté est une forme d’ordre « moral » territorialisé qui repose sur la séparation des groupes sociaux, de sexe, d’âges et ethniques. Dans cette forme d’ordre social les relations sont essentiellement inter personnelles et sont tournées vers l’intérieur du territoire. Un tel ordre social est « provincialiste » au sens où il est marqué par la recherche incessante de la réduction des relations avec l’extérieur et le rejet moral de cet extérieur, comme étant un monde corrompu et dangereux. De cette façon, explique Suttles, les habitants du ghetto parviennent à créer un monde moral sécurisé reposant sur une intercompréhension privée et partagée qu’ils opposent aux règles publiques. Les résidents ont ainsi tendance à essayer d’éviter pour eux et leur entourage les contacts avec le monde extérieur ou tout au moins à rester dans un univers défini par leur appartenance ethnique. Les enfants, notamment, sont largement éduqués en ce sens et avertis des dangers du monde extérieur. Les habitants du 14 . Sur la notion d’ordre social segmenté : Gerald D. Suttles, The Social Order of the Slum. Ethnicity and Territory in the Inner City. Chicago, The University of Chicago Press, 1968. ghetto sont soumis à des stéréotypes et à une forte stigmatisation qui sont aussi pour certains une ressource importante dans la construction de l’honneur. Suttles souligne qu’un tel ordre s’apparente à une morale de la prison : dans la mesure où chaque habitant dépend de la définition publique des autres, la base de la confiance est très étroite en dehors de la force brute et des sanctions économiques. La violence et l’argent sont les régulateurs essentiels des relations interpersonnelles à l’intérieur du ghetto. C’est ce qu’explique Ali, 46 ans : « J’ai fait beaucoup de prison. Dans la prison, on est forcé de vivre avec les gens. Tu peux devenir copain à la vie à la mort avec quelqu’un, passer tes journées avec lui mais tu ne peux pas y croire. Tu dois te méfier. Ton copain, quand t’es en prison : tu n’en entends plus parler, il t’a oublié. Et dans la prison, c’est pareil : s’il peut te prendre quelque chose, il le fera. Il ne faut jamais montrer la moindre faiblesse. Et bien le quartier, c’est pareil. Tu ne peux faire confiance à personne. Surtout pour le bizness. C’est pour ça que de plus en plus, le trafic s’organise en famille. Au moins, avec ton frère ou ton cousin, c’est un petit peu plus sur. C’est quelque chose que je dis souvent, dans le quartier, il y a une culture de la prison. Surtout chez les jeunes. C’est comme en prison, c’est organisé en groupes. » (Ali, 46 ans, ancien trafiquant) La segmentation s’impose avec force comme l’ordre quasi « naturel » du ghetto. La discrimination que l’on observe dans la fréquentation des équipements sociaux s’explique ainsi moins par des caractéristiques personnelles (l’individu est plus ou moins en difficulté) que par des caractéristiques sociales ou écologiques : l’individu appartient à tel ou tel groupe, il est défini par telle ou telle identité ethnique dans tel territoire, etc. Ainsi, si un groupe ethnique ou dominé par une ethnie particulière occupe une portion de l’espace public, sa seule présence peut avoir pour conséquence la mise à l’écart de tel autre. Ceci est particulièrement le cas, par exemple, quand deux quartiers se définissent l’une contre l’autre. " Les trafics et les magouilles engendrent des disputes, des bagarres entre groupes de jeunes, trop souvent assimilés à des bandes même si, au moment des faits, chaque groupe est repéré comme venant d’une cité bien précise… " écrivent des éducateurs dans leur rapport d’activité. Un autre éducateur raconte : " Les jeunes de X. ont débarqué rue Fécamp. Les flics sont intervenus. Ils ont récupéré des fusils à pompe. " C’est aussi largement le cas, à l’intérieur des cités ou des quartiers. La présence des " Arabes " conduit les " Blancs " à ne pas venir et inversement. Ainsi, par exemple, dans une cité du nord de Paris, les jeunes d’origine malienne racontent la fête du quartier : " C’était pas une fête pour nous. Y avait que de la musique de vieux. Et même de la musique de Blancs. On n’y est pas allé. Y avait rien dans cette fête. Rien pour nous. D’ailleurs, nos parents ne sont même pas descendus. " Bien souvent la nature des publics des services sociaux est commandée par ce fonctionnement malgré tous les efforts des travailleurs sociaux. On observe la même logique dans les relations entre les âges et surtout entre les sexes. La présence de garçons, ou de certains garçons, amène les filles à se tenir à l’écart. L’inverse est aussi vrai : la présence de filles conduit certains garçons à ne pas apparaître. Ce comportement n’est pas seulement une expression directe de sexisme. Il relève de façon plus générale de la segmentation de l’ordre social qui règne sur le quartier, dans le monde populaire : au-delà d’une forte unité imposée par la vie collective, un sentiment d’appartenance commun et le " code de la rue ", les groupes sociaux se différencient fortement les uns les autres, limitent leurs interactions selon des lignes de clivage par ethnie, sexe ou âge et construisent des unités de relations sociales qui sont d’abord des relations interpersonnelles qu’ils opposent au monde anonyme de la ville. Dans cette logique, le racisme est un puissant instrument de différenciation à l’intérieur même du quartier, mais aussi en direction de la société environnante. Il existe donc un fort décalage entre la perception individualisée des populations et une réalité sociale dans laquelle les conduites et les comportements sont étroitement " réglés " par ces mécanismes normatifs de la cité ou du quartier. Le vocable " jeune en difficulté " induit une perception trop étroite des individus et de la réalité. Ceux-ci ne sont pas seulement définis par leurs " manques sociaux " qu’ils compenseraient par des expressions de racisme ou de sexisme, ils appartiennent aussi à un ensemble social qui parfois est extrêmement contraignant : l’ordre social segmenté ne tolère pas beaucoup de " déviance " qui ne soit pas sanctionnée de manière parfois extrêmement violente. En d’autres termes, le sexisme et le racisme qui sont omniprésents dans le ghetto participent directement de son fonctionnement et de la morale de son ordre social. Ils sont moins des propriétés individuelles que des « ressources » normatives utilisées pour créer du lien social à l’intérieur du quartier et marquer sa différence avec l’extérieur. Ils varient fortement en fonction des interactions ou plutôt de la nature des protagonistes engagés dans les interactions. Il est donc inadéquat de ne voir dans les quartiers populaires qu’une forme de chaos social dont participerait le racisme qu’il faudrait traiter en développant des actions éducatives et moralisatrices. Le racisme appartient à cette segmentation de l’ordre social et normatif. Sur le quartier, chaque individu est donc identifié à la fois personnellement et en fonction du " groupe " auquel il appartient mais aussi de la place qu’il occupe dans le groupe. Les jeunes témoignent largement de ce type d’ordre qui s’impose à eux et qu’ils contribuent à leur tour à imposer : " C’est pas qu’on veut pas aller avec les garçons. Mais on voit pas pourquoi. On préfère être entre nous. Avec eux, il n’y a rien à faire. " explique une jeune fille dans le 11ème arrondissement dont les propos font écho à un jeune garçon présent : " On veut être entre nous. Les filles, elles ont leur truc. Nous on a les nôtres. " Les travailleurs sociaux constatent eux aussi cette séparation et toute la difficulté à partir de l’adolescence d’organiser des activités communes : " Les filles se cachent pour faire des choses. Elles sortent plutôt avec des garçons d’autres quartiers. Ça parle moins ! Il y a le poids des grands frères, il y a une pression qui est là. " De fait, dans les quartiers, les couples sont inexistants. " L’amour est vécu comme une maladie. Ils en ont peur. " " On se retrouve ailleurs " explique cette jeune fille. " Avec ceux là, il y a rien à faire. On les connaît trop. " " Les filles sont plus malines. Elles vont plus loin. Elles ne se laissent pas faire. Elles sont capable de se battre ! " ajoute un éducateur. De fait, pour les garçons notamment, cette séparation ou cette rupture de la communication entre les sexes s’accompagne d’un enfermement sur un espace limité qu’ils " contrôlent " et sur lequel ils imposent l’ordre du quartier. Cela donne d’eux une image plus négative, faite d’agressivité et d’ennui. " A part le quartier, ils ne connaissent pas grand chose. Certains ne savent pas que la Seine passe à Paris… " dit un animateur. Un autre confirme : " Pendant les séjours, il y en a qui découvrent que la mer est salée ! " Dès lors, ces jeunes garçons " sont condamnés à la TV et aux films américains. " Au fond, pour beaucoup, c’est l’idée de l’ennui qui s’impose : " Les jeunes s’ennuient. Ils ne savent pas s’occuper. Ils sont dans les cages d’escalier et ils fument du shit. Ils font un peu de trafic… Ils s’ennuient surtout… " explique cette responsable d’association. Deux aspects sont plus particulièrement notables : la difficulté de se déplacer ; le mode de fonctionnement des groupes. La difficulté de se déplacer ne signifie pas que les jeunes et les habitants restent totalement enfermés dans leur quartier. Néanmoins, il faut souligner que dans de nombreux entretiens, les habitants déclarent ne connaître personne hors du quartier. La plupart des jeunes circulent en groupes. Il arrive souvent qu’ils évitent tel ou tel endroit à cause d’affrontements. Ainsi, comme l’explique ce responsable de centre social : " Les jeunes d’ici, ils ne traversent même pas le boulevard. Ils ont peur d’aller en face. Il y eu je ne sais pas quoi et depuis il n’y a pas moyen de les amener là-bas. " Les habitants d’un quartier n’iront pas utiliser une structure dans un autre quartier ou de manière très difficile. Ils considèrent que ce n’est pas chez eux. Inversement, ils considèrent qu’il n’y aucune raison que d’autres viennent sur leur territoire, notamment utiliser les services qui s’y trouvent. Ainsi, les habitants de la cité de l’Ourcq dans le XIXème arrondissement se refusent absolument à fréquenter la cité Curial très proche bien qu’ils considèrent que ceux qui habitent cette cité sont des privilégiés : " Ils ont tout là-bas. Nous, on n’a rien. Eux, ils ont tout. " A Belleville, des jeunes rassemblés au pied d’une tour, rue Ramponneau, tracent précisément les limites de leur quartier : " nous on ne va pas rue Rebeval, c’est pas chez nous. Notre quartier s’arrête au Boulevard et rue de Belleville. " Le mode de fonctionnement des groupes présente aussi une caractéristique particulière. Le groupe n’est pas coopératif. Il est au contraire vécu comme un lieu d’affirmation de l’individualité et donc fonctionne sur une compétition interne assez forte. " A certains moments, la discussion se limite à des vannes, imprégnés qu’ils sont d’une consommation forte de shit. A d’autres moments, l’agressivité prend le dessus suite à des rixes et/ou des échanges verbaux animés avec d’autres jeunes. Quelques fois un réel ennui perce, le fait d’être en groupe semblant être la seule manière de le tromper. " Dans le groupe, les jeunes souvent s’affrontent les uns les autres, voire s’invectivent ou se menacent. Le groupe ne se cristallise véritablement que face à l’extérieur. Le groupe n’est pas pour eux un moyen d’action ou le vecteur d’une action collective. Il est un lieu, un espace de protection et d’affirmation de soi. Il en résulte une assez faible solidarité malgré un assez fort attachement au groupe et une certaine identification au quartier. " Si une solidarité est présente au quotidien dans le groupe, elle semble s’évanouir en cas d’arrestation. On pense à soi avant de penser aux autres. " De fait, le groupe ne peut être autre chose qu’un élément perturbateur de son environnement. Il n’existe que dans la tension interne et externe et ne peut donc constituer un point d’appui pour une action quelconque : au fond il ne vit que par les « embrouilles »15. * * * Le racisme est au fondement de la formation du ghetto. Il accompagne une ségrégation urbaine de plus en plus marquée qui conduit à concentrer les populations les plus en difficultés dans des quartiers spécifiques. Mais il est aussi au fondement du fonctionnement de l’ordre social et moral qui s’est mis en place à l’intérieur de ces quartiers et qui autorise à parler de ghetto. Dans cet univers moral, il est fortement lié au sexisme. La « race » des hommes est inséparable du « sexe » des femmes. En d’autres termes, les habitants du ghetto, victimes directes du racisme, réaffirment leur dignité par le contrôle étroit imposé aux femmes habitants le territoire stigmatisé. Savoir à qui appartient le sexe de femmes est un enjeu non seulement de pouvoir, mais aussi moral et identitaire au centre du fonctionnement du quartier. Les jeunes hommes notamment, dominés par le rapport aux autres et les questions de « race » et d’identité, tendent à « désexualiser » les femmes du territoire, à leur imposer une vertu dont ils font un signe de force, la manifestation de leur solidarité et surtout l’affirmation d’une fierté « raciale ». « C’est par rapport aux autres. On ne veut pas que nos femmes 15 . Michel Kokoreff, La force des quartiers, de la délinquance à l’engagement politique, Paris, Payot, 2003. passent pour des putes. Dans les autres quartiers, on ne nous respectera plus si elles se comportent comme des putes. C’est pour ça qu’elles n’ont rien à faire dans la rue. C’est comme ça chez nous. » (Samir, lycéen, 17 ans). Inversement, les jeunes femmes, centrées sur le rapport à soi, cherchent le plus souvent à « récupérer » une identité sexuée ou une féminité, gages d’une individualité que le ghetto leur nie en permanence. Il en résulte une coupure très nette entre l’univers masculin et l’univers féminin, des logiques fortes de fermeture des familles ainsi que le développement de la violence à l’égard des femmes et des jeunes filles. Face au racisme subi et à la ségrégation urbaine, le ghetto se forme ainsi autour de ces enjeux « raciaux » et « sexuels », l’héritage culturel et migratoire constituant une ressource dans le travail de fermeture et de réduction de la participation sociale que suppose son fonctionnement. Didier Lapeyronnie CADIS Université Victor Segalen Bordeaux II 3, place de la Victoire 33000 Bordeaux