Conférence santé du Conseil Régional

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Conférence santé du Conseil Régional
Conférence santé du Conseil Régional
« Promotion de la santé des jeunes : construire des relations entre
professionnels, parents et jeunes »
Introduction à la conférence, Didier Lapeyronnie - CADIS - Université Bordeaux 2
Racisme, espaces urbains et ghetto
Pendant longtemps, le « ghetto » a semblé être une réalité étrangère à la société française.
Malgré l’emploi plus ou moins fréquent du terme, la mixité sociale promue par les politiques publiques
et le principe d’égalité républicaine ont protégé cette société du phénomène. De nombreuses études
ont montré la différence existant avec le monde américain, différence reposant non seulement sur
l’ampleur des zones d’homogénéité raciale s’expliquant par un racisme institutionnel et une
ségrégation intenses mais aussi la forte présence des institutions et des politiques sociales dans les
quartiers populaires français. Le terme de « ghetto » semblait ainsi devoir être réservé à une réalité
« américaine » et toute comparaison paraissait frappée d’illégitimité1. S’il est indéniable que la France
n’est pas l’Amérique et que toute comparaison abusive doit être évitée, il n’empêche : depuis une
dizaine d’années, des formes sociales se rapprochant du « ghetto » se sont développées dans les
quartiers populaires français : au-delà de la paupérisation et de la concentration de « cas sociaux », la
ségrégation, la discrimination et le racisme jouent un rôle de plus en plus important dans la formation
de quartiers « fermés » sur eux-mêmes, largement étrangers à l’agglomération dans laquelle ils sont
implantés et dans lesquels une forme d’organisation sociale spécifique s’impose avec de plus en plus
de force malgré une présence institutionnelle non négligeable. Bien plus, les conduites sociales y
semblent obéir à la logique propre du « ghetto », au sens où elles visent la constitution d’un « contremonde » répondant à l’exclusion sociale, à la ségrégation et à la discrimination raciales.
Si l’on suit la définition « fonctionnelle » de Loïc Wacquant, le ghetto n’est pas une enclave
ethnique ou une aire naturelle au sens de l’école de Chicago. Il est une construction politique. Il doit
être conçu comme une forme spécifique de « violence collective concrétisée dans l’espace urbain »
reposant sur quatre éléments : la stigmatisation, la contrainte, le confinement spatial et l’enfermement
institutionnel. Le ghetto permet ainsi de concilier l’ostracisme social et l’exploitation économique. De
ce point de vue, le ghetto n’est pas défini par la pauvreté sauf à être confondu avec des nombreuses
zones urbaines où se concentrent les populations les plus défavorisées. De même, il ne peut être
défini par la seule ségrégation sauf à considérer que les « enclaves » de riches sont aussi des
ghettos. Le ghetto suppose une ségrégation forcée et non choisie, imposée et non élective. Dans les
années 80, les banlieues françaises ne pouvaient être considérées comme des « ghettos » en raison
de leur « mixité sociale » c’est à dire du mélange sur le même territoire de populations « blanches » et
issues de l’immigration mais aussi en raison de l’absence d’organisation propre. La « galère » n’était
1
. Voir les travaux de Loïc Wacquant. Loïc Wacquant, « What is a Ghetto ? Constructing a Sociological
Concept.” In : Neil J. Smelser and Paul B. Baltes, ed, International Encyclopedia of the Social and Behavioral
Sciences, London, Pergamon Press, 2004.
pas une sous-culture et se différenciait nettement d’un monde organisé selon des règles propres
autour de valeurs spécifiques2. Pour de nombreux sociologues, il paraissait plus juste de parler
« d’anti-ghettos ». Mais aujourd’hui, la situation a fortement évolué : le renforcement de la ségrégation
urbaine et de la discrimination raciale, l’accroissement considérable du chômage et la formation d’une
organisation sociale spécifique aux quartiers ségrégés autorisent à formuler l’hypothèse d’une
formation de « ghettos », notamment dans la mesure où le racisme joue un rôle important dans cette
logique. A partir d’une enquête menée dans les quartiers « populaires » d’habitat social de l’est et du
nord de Paris, nous voudrions ici analyser certains éléments de la logique d’une telle construction3.
1. Ségrégation urbaine et fermeture institutionnelle
Cette dernière décennie, le mouvement général des catégories sociales, notamment les
catégories supérieures, a consisté à s’isoler. Entre les groupes sociaux, la logique est à l’évitement,
ce qui se traduit par une tendance forte à l’homogénéisation et à la hiérarchisation des espaces
urbains. « La recherche de l’entre-soi, du moins pour les groupes qui en ont les moyens financiers, est
un paramètre décisif de leur localisation. Dès lors les phénomènes de ségrégation sont aussi des
phénomènes d’agrégation4. » Les politiques et les discours sur l’insécurité et le refus des conflits ont
conduit à une ségrégation sociale renforcée, chaque groupe cherchant à se démarquer et à s’éloigner
du groupe inférieur. Dans cette logique de la mise à distance, les groupes sociaux et les individus les
plus démunis se retrouvent de plus en plus isolés dans des zones urbaines spécifiques5.
Dans de nombreuses villes, la séparation entre les espaces se traduit par une véritable
rupture entre les groupes sociaux. A Paris, l’habitant du XVIème arrondissement ne connaît le plus
souvent rien de ce qui se passe dans le 20ème. Il est même très rare qu’il se rende dans de tels
endroits qui n’appartiennent pas à son espace urbain, à « sa » ville. De la même façon, l’ouvrier ou
l’employé habitant le 19ème ignore à peu près tout de l’ouest parisien et des Hauts de Seine en
dehors, parfois, de son lieu de travail. Plus encore, dans de nombreux quartiers, les vies urbaines se
superposent, chaque groupe menant sa propre existence avec le minimum d’interactions avec les
autres groupes sociaux. Il n’existe pas de relations économiques, culturelles ou personnelles entre les
différents groupes sociaux sauf à de très rares exceptions. Les classes moyennes ne connaissent les
classes populaires et les populations immigrées qu’à travers les femmes de ménage, les SDF, et les
jeunes qui occupent l’espace public. Inversement, les membres des classes populaires et les
populations issues de l’immigration n’ont pas de relations avec les classes moyennes, sauf dans leurs
contacts avec les institutions : police, justice, école, services sociaux. D’une certaine façon, la ville des
uns se superpose à la ville des autres. Parler d’une société urbaine, d’une ville est probablement un
abus de langage, tant l’intégration est faible6.
2
. François Dubet, La galère, jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.
. Enquête menée en 2003 par entretiens auprès de 40 jeunes parisiens issus de l’immigration et de leurs familles
ainsi qu’auprès d’une vingtaine de travailleurs sociaux. Je remercie la municipalité parisienne qui a financé cette
recherche.
4
. Guy Richard, « La mixité sociale dans les grandes villes françaises », in : Denise Pumain et Marie-Flore
Mattei, Données urbaines , Paris, Anthropos, 2003.
5
. Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Le Seuil, 2004.
6
. Voir sur ces thèmes et la « gentrification » : Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses », Esprit, n°3-4,
mars-avril 2004.
3
Inégalités et ségrégations sont accentuées par les tensions très fortement perceptibles autour
des questions scolaires et des enfants, seuls thèmes que les différentes classes et groupes ethniques
doivent affronter ensemble avec celui du partage de l’espace. Malgré la « carte scolaire », les
inégalités de revenus mais aussi la discrimination raciale sont renforcées par le fonctionnement de
l’école, les logiques d’évitement des familles et celles, tout aussi fortes, des enseignants. L’étude du
CREDOC sur cette question en Ile de France montre abondamment le lien entre la densité de
population et la différenciation sociale et la ségrégation scolaire. A l’intérieur des communes, la
densité amplifie les disparités en ce qu’elle alimente la concurrence entre établissements proches.
L’étude constate d’ailleurs que « c’est dans les arrondissements parisiens que la ségrégation est la
plus active, du fait des contrastes sociaux entre quartiers et des stratégies de contournements de la
carte scolaire7. » De fait, l’école renforce les clivages sociaux et les stratégies d’évitement des
groupes sociaux. A cette dimension proprement sociale du fonctionnement scolaire, il convient
d’ajouter le fonctionnement ethnique. La ségrégation sociale n’est pas séparable de la ségrégation
« raciale » et « ethnique ». La réputation des établissements se fait aussi en fonction de la
composition « ethnique », peut-être plus encore que de la composition sociale. Dans les entretiens et
les discussions, les parents l’affirment sans détour : tel ou tel collège est à éviter car il y a trop de
« racaille », ou « il y a trop d’arabes ». La perception des établissements et de leurs performances est
liée à une logique de l’entre-soi : les immigrés et la racaille sont une menace en ce qu’ils feraient
baisser le niveau. Ils le sont aussi « parce qu’il rendent la vie impossible », et brisent la tranquillité.
L’école accroît aussi la ségrégation raciale en concentrant les populations migrantes8. De
plus, cette concentration ne s’effectue pas seulement entre les établissements mais également à
l’intérieur des établissements. Toute une logique des classes « rares » s’est mise en place qui permet,
à l’intérieur d’un établissement, d’isoler les « bons élèves ». Quel que soit l’importance de ce
mécanisme, les témoignages des élèves issus de l’immigration vont tous dans ce sens : celui d’une
relégation à l’intérieur même des établissements. « Dès le départ, on a été mal orienté. On nous a pas
dit ce qu’il fallait faire. T’es arabe ? Allez direct avec les débiles ! L’Education Nationale, elle nous a
bien éclaté ! Moi, je vous le dis, ils te font chier jusqu’à 16 ans, et après, c’est plus la peine ! »
(Slimane, chômeur, 20 ans) Dans ce processus, les associations de parents d’élèves jouent un rôle
important, de pression et de surveillance. Enfin, le monde enseignant contribue lui aussi à renforcer le
phénomène : il existe une hiérarchie des postes qui commande la mobilité des enseignants, hiérarchie
déterminée par le recrutement social des établissements. Les enseignants les plus expérimentés se
retrouvent ainsi concentrés dans les établissements les plus côtés et, à l’inverse, les établissements
peu côtés sont vécus comme des « purgatoires » dont il s’agit de s’échapper au plus vite, ce qui ne
favorise guère l’investissement dans une équipe pédagogique et la continuité d’un projet.
La tension sociale et raciale autour des questions scolaires est partout perceptible, dans les
propos des parents ou des adolescents. Elle se mesure aussi à l’importance et au succès jamais
démenti du soutien scolaire dans les quartiers populaires. Surtout, elle se manifeste à travers le
sentiment d’étrangeté, parfois le ressentiment, développés par les catégories populaires et immigrées
7
. Brunon Maresca et Guy Poquet, Les ségrégations sociales minent le collège unique. L’exemple de l’Ile-deFrance. Paris, Credoc, 2003.
8
. Georges Felouzis, « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences » Revue Française de Sociologie,
44-3, 2003.
vis à vis de l’école. L’école est le monde des classes moyennes et des blancs qui exclut et humilie.
Son langage, ses règles de fonctionnement, les normes qu’elle impose apparaissent aux élèves et à
leurs parents comme relevant d’un univers qui n’est pas le leur. Beaucoup d’élèves, quand ils se
retrouvent en situation d’échec, font valoir, qu’au-delà de leur « déficiences » personnelles, il y a
surtout le fait qu’ils ne maîtrisent pas les codes et que leurs parents ne peuvent rien faire pour les
aider, surtout s’ils sont immigrés. Dans nombre de témoignages, les jeunes font état de leur
incompréhension des logiques de l’orientation et de la compétition scolaire. Quand, ils comprennent,
c’est trop tard. C’est le plus souvent longtemps après. Ils développent alors un sentiment de regret
(« si j’avais su, je n’aurais pas « déconné »») fortement teinté d’amertume (« quand t’es black, on ne
te laisse aucune chance, c’est direct la vie professionnelle. ») et parfois de révolte. L’école se voit
accusée de racisme. C’est ce que raconte Issa, 25 ans, d’origine malienne dans le XIème : « Jusqu’en
3ème, j’étais dans le pire bahut de France. Après, j’ai voulu faire un BEP. C’est là que j’ai rencontré
des gens plus âgés que moi J’ai fait n’importe quoi. J’ai raté mon BEP. Je ne me suis pas réveillé le
jour de l’examen. J’ai passé un peu de temps à ne rien faire. Après, avec l’aide des éducateurs, je
suis rentré dans un module d’alternance. Je me suis rendu compte que c’étais une grosse connerie
d’avoir été en BEP. Mais sur le moment, je n’avais pas compris. On te met là pour se débarrasser de
toi. T’es immigré, allez direct en BEP. Ils ne se posent pas de question. J’ai quand même eu le bac.
J’ai voulu faire un BTS, mais là vraiment, j’ai subi la discrimination. J’ai postulé dans toute la France et
je n’ai eu aucune réponse. Je me suis retrouvé en fac d’anglais. Je ne savais pas quoi faire. Après, j’ai
trouvé une formation en alternance pour apprendre le montage vidéo. J’ai fait ça pendant huit mois.
Mais je n’ai pas trouvé de travail. Je fais des petits boulots à la con. Je ne rêve pas. Je ne serais
jamais intermittent. C’est vrai que j’ai fait des conneries. Mais des conneries limitées ! On m’a pas
vraiment donné ma chance. »
Le monde scolaire est vécu à la fois comme un monde étranger que l’on ne comprend pas
mais aussi comme un véritable obstacle qu’il faut réussir à franchir et qui vous est hostile, notamment
parce quand on est issu de l’immigration ou membre d’une minorité ethnique. Les travailleurs sociaux
confirment largement cette observation. « Un certain nombre de jeunes appréhendent plus que de
raison la période des examens. Ils préfèrent parfois abandonner leur scolarité juste avant l’examen
plutôt que de faire face à la réalité. Il est difficile de savoir ce qu’ils craignent le plus : l’échec ou la
réussite ? » Ils soulignent aussi les difficultés rencontrées par les parents de milieux populaires face
au monde scolaire : « Les parents communiquent peu ou mal avec l’école… Peu au fait des règles du
jeu scolaire, les parents adoptent des attitudes qui peuvent varier de l’indulgence bienveillante –
manifester le peu de foi qu’ils ont eux-mêmes dans cette institution- aux violences physiques
répétées. » L’école, comme institution, est intégrée aux mécanismes qui produisent l’inégalité et la
relégation. Dans les catégories populaires et plus spécifiquement dans les populations issues de
l’immigration, elle n’est plus perçue, comme elle l’a pu l’être très longtemps, comme une institution
venant corriger des inégalités et une situation déjà existantes. Elle pouvait alors bénéficier d’une
grande légitimité, même si elle était largement déjà le domaine des classes moyennes. Il n’en est plus
rien aujourd’hui. Pour la plupart des membres des classes populaires issues de l’immigration, non
seulement elle vient confirmer ou entériner les inégalités existantes, mais elle constitue une véritable
barrière face à laquelle il n’est pas rare de faire l’expérience du mépris et du rejet.
Pour les jeunes issus de l’immigration et leurs familles, cette expérience est fondamentale.
Elle sape nettement leur confiance dans les institutions et plus généralement dans la République. Il
s’ensuit une tension très directement perceptible : ils sont à la fois fortement dépendants de l’école et,
plus généralement des institutions, et en même temps, ces institutions leur donnent le sentiment de ne
pas vouloir d’eux. Il ne s’agit pas ici simplement d’une question d’échec scolaire. Derrière les attitudes
des jeunes se profile la conscience qu’ils ont de leur « destin social », conscience présente dans les
propos, parfois derrière l’humour, dès 14 ou 15 ans. Très souvent, dans les conversations apparaît le
sentiment d’être inadéquat et défait, provoquant enfermement sur soi et repli. Ces jeunes témoignent
d’une sorte de « blessure », ils portent le poids de leur appartenance de classe ainsi que celle de leur
apparence physique, persuadés de ne pouvoir parvenir à rien malgré leurs efforts, habités par
l’impression permanente de leur vulnérabilité sociale et surtout d’être inadéquats, sentiment encore
accentué par les contrastes sociaux et individuels que leur affiche la ville. Pour eux, l’école renforce
l’état d’une société et d’une ville qui ne veulent pas d’eux et qui cherchent à les reléguer : « Les
Français, ils veulent pas lâcher. C’est vrai, ils sont crochus. Ils sont colonialistes. Ils ne sont pas
libérés de cet esprit. Ils ne veulent pas de nous. C’est clair ! » (Moussa, lycéen, 18 ans) De ce point de
vue, ils font preuve d’un certain réalisme social : la mobilité sociale s’est fortement réduite en France
depuis 20 ans. La probabilité pour qu’un fils d’ouvrier ne soit pas ouvrier est plus faible aujourd’hui
qu’elle ne l’était en 19809. Si l’on ajoute à cette réalité, la brutalité du chômage qui touche en priorité
les jeunes des catégories populaires, la seule perspective est souvent celle de travaux précaires, mal
payés et peu valorisants. « Qu’est ce que je peux espérer ? Je serais femme de ménage ! et encore,
si je trouve quelque chose. » déclare une jeune fille d’origine malienne dans le 19ème
arrondissement, expliquant par là la difficulté où elle se trouve de « quitter sa famille ». Comment
affronter la monde et vivre sa vie sans les ressources nécessaires ? A l’évidence, pour nombre de
jeunes, les institutions en général ne leur donnent pas les moyens « d’entrer dans la vie »
correctement. Bien au contraire, elles forment une sorte de barrière et travaillent à les handicaper un
peu plus. Dans nombre de témoignages, cependant, apparaissent des « éclairs » : des travailleurs
sociaux ou des enseignants, toujours personnellement identifiés, qui ont su « aider » et ne pas
exclure. Le paradoxe est que la réalité de l’aide se constitue en une sorte d’exception qui vient
confirmer la règle. L’aide reçue d’une personne accrédite l’idée d’institutions globalement hostiles et
fermées et renforce encore le sentiment d’impuissance et d’humiliation personnelle : « Parler
d’intégration, déjà, ça veut dire qu’on n’est pas comme vous. La personne, elle se sent trahie en
essayant de prouver qu’elle n’est pas comme on le dit, pas intégrée. » (Barded, manutentionnaire, 25
ans)
L’image du monde social et de la ville qui se dessine à partir de ces témoignages est celle
d’un monde fortement clivé, juxtaposant les catégories sociales et ethniques et fonctionnant pour en
reléguer certaines à l’écart, dans des quartiers spécifiques ou, quand ce n’est pas le cas, pour les
réduire au silence. Les méthodes policières renforcent cette impression générale. Les jeunes surtout,
mais aussi leurs familles, dénoncent volontiers la multiplication des contrôles dont ils sont l’objet, les
insultes et les violences qu’ils subissent de la part des policiers. Les interventions leurs paraissent
arbitraires. Très souvent aussi, elles leur paraissent commandées par une logique de « classe » et de
9
. Eric Maurin, L’égalité des possibles. La nouvelle société française, Paris, Le Seuil, 2002.
« race » : il s’agit de « faire plaisir » aux « bourgeois » et « aux mémés » et de protéger les « blancs ».
En fait, elles sont dénoncées comme visant un mode de vie particulier plutôt qu’une activité
délinquante : « On en veut à mort aux casquettes ». A Belleville, par exemple, les témoignages en ce
sens sont multiples. Tout le monde semble partager l’impression d’une logique policière qui cherche à
« casser » la vie du quartier plutôt qu’à protéger ses habitants. A la Goutte d’Or, lors d’un entretien
avec un « père de famille », une voiture de police passe en trombe suscitant cette interrogation de
notre interlocuteur : « Est-ce qu’il y a d’autres quartiers dans lesquels la police se permet de rouler
comme ça en sens interdit ? » La violence et le mépris policiers ne viennent que confirmer une
sensation générale de relégation et de ségrégation qui englobe toutes les institutions. Le moindre
élément est considéré comme un « signe » de cet état de fait. « Vous avez vu comme c’est sale ici ? »
demande un habitant de Belleville. « C’est pas comme ça ailleurs. Ils s’en foutent de nous. Ils n’en
n’ont rien à faire. De toutes façons, il n’y a rien pour nous dans ce quartier. » Toute intervention
institutionnelle est alors perçue avec une extrême méfiance. On soupçonne toujours qu’elle cache des
intentions malfaisantes et hostiles.
Pour les membres des catégories populaires issus de l’immigration, le monde social est fermé
et les institutions sont en quelque sorte les gardes-frontières qui filtrent les entrées et rejettent la
majorité d’entre eux. « La bonne société française, elle nous veut pas. » Même les services sociaux
sont souvent considérés comme fonctionnant au profit du maintien d’un statu quo humiliant et pour
valider la fermeture. La ville est marquée par la ségrégation et la juxtaposition des inégalités et son
fonctionnement, surtout dans le cas parisien, apparaît largement étranger et hostile. En aucun cas,
elle n’est un lieu de ressource, y compris dans le domaine du travail où elle est perçue comme un
espace de discrimination : « A l’ANPE, ils m’ont dit d’aller voir à GO Sport. Mais qu’est ce que vous
voulez que j’aille travailler à GO Sport ? Déjà, quand on y va pour acheter quelque chose, direct, ils te
suivent partout, des fois qu’on serait des délinquants. Quelques fois, ils veulent même pas qu’on
rentre quand on est plusieurs. Alors nous embaucher ! Ce serait la panique. Il ne faut pas rigoler. Un
arabe y travailler ? » (Mohammed, chômeur, 19 ans) « Quand on se promène, dans les magasins,
dans les administrations, vous en voyez beaucoup d’arabes qui y travaillent ? » Dans certains
quartiers périphériques de la capitale, « les habitants sont tournés vers la banlieue » et pas seulement
pour des raisons économiques. Là est leur monde qui fait contraste avec celui de la ville centre et de
ses activités. De ce point de vue, la ville semble, elle-aussi, accentuer les clivages sociaux et
ethniques, non seulement les refléter, mais en renforcer certains aspects notamment dans la
distribution et l’allocation de l’espace. Elle aussi, pour nombres de jeunes des catégories populaires
apparaît plus comme un obstacle qu’une chance.
2. Ville, familles et « culture de la rue »
Cette relation à la ville, au monde social et à la fermeture institutionnelle est particulièrement
difficile à vivre chez les jeunes enfants de migrants qui constituent la part la plus visible des jeunes
dans les quartiers populaires. Confrontés à une société hostile et fermée ainsi qu’aux discriminations
et à la ségrégation, ils doivent en outre porter un héritage migratoire souvent lourd. Leur sentiment est
que leur famille s’est sacrifiée. Pour eux, leur père et leur mère ont du assumer le coût du
déracinement et de l’exil. Ils ont été en plus accablés par le travail en espérant un avenir meilleur pour
les enfants dans une société hostile et raciste. « Ma mère se levait tôt, elle ne dormait pas. Pendant
des années, je l’ai vue dormir deux heures. Elle embauchait le matin à 6 heures. Elle revenait le soir à
7 heures. On était sept. Il y en avait plein en bas âge. Je ne lui en veux pas de s’être sacrifiée. Mais
c’est très lourd. Je lui disais : maman, arrête de te sacrifier ! » raconte une jeune femme dont les
parents sont des immigrés algériens. Un jeune garçon ajoute : « C’est difficile de voir ses parents se
sacrifier. C’est difficile d’avoir après une juste relation avec eux. » Cette histoire familiale et collective
donne une légitimité à la présence sur le sol français et rend, par contre coup, le racisme et la
ségrégation d’autant plus inacceptables : dans de nombreux témoignages, les jeunes font état de la
contribution de leurs parents à la « construction de ce pays », contribution pour laquelle ils n’ont
jamais été reconnus pleinement. Mais réciproquement, il résulte aussi de ces histoires familiales et
collectives une sorte de « surcharge affective » et de pression à la réussite qui accentuent le désarroi
de ces jeunes et par ricochet, un rejet encore plus violent du monde scolaire et des institutions. Vis à
vis de leurs familles et de leurs histoires, il leur faut assumer l’héritage migratoire en « réussissant »
tout en maintenant une forte continuité culturelle.
Ce problème est largement source d’incompréhension : la vie familiale dans nombre de
familles immigrées est fortement marquée par l’importance de la mère et l’autorité du père. Mais, et
c’est là l’essentiel, la vie difficile menée par le père, qui légitime, autant que la tradition, son autorité,
n’est pas considérée comme un modèle : elle est un avertissement. Dès lors, elle est vécue comme
une sorte de sacrifice qui crée un ensemble complexe d’obligations réciproques et d’attentes. La
mère, qui doit supporter la vie familiale et assurer l’éducation des enfants dans un contexte difficile,
dénie en quelque sorte elle-aussi sa propre existence au profit du bien-être de ses enfants. Vu de
l’extérieur, cette logique familiale peut donner l’impression d’une « absence » des pères et d’une place
« excessive » de la mère. «Ce sont les mères qui sont nos interlocutrices… Les pères restent très
absents des projets de leurs enfants, ce qui peut paraître paradoxal, compte tenu de l’importance de
leur statut dans leur culture d’origine » notent des éducateurs. Le « père » est très fréquemment décrit
par son silence : « Mon père, il ne parle pas. Il ne parle pas beaucoup du tout » affirme un jeune
homme d’origine marocaine. Mais en fait l’absence/présence du père s’avère souvent très lourde et
directement liée à sa décision d’immigrer comme le raconte cette jeune fille : « Mon père a toujours
été très silencieux. Je sais très peu de choses sur mon père. Mon père commence à parler
maintenant. Il commence à nous dire qu’on ne s’est pas intéressé à sa vie. Il nous dit : nous, en
Algérie, c’est les enfants qui posent les questions, c’est pas les parents qui donnent les histoires
comme ça. Posez-moi des questions avant que je parte pour savoir qui je suis. » (Ibissa, lycéenne, 18
ans)
Le sacrifice doit trouver son aboutissement dans le futur en ce qui concerne le père, il doit
trouver sa résolution dans la limitation de la liberté en ce qui concerne la mère. Pour les enfants, vis à
vis de leurs parents, se créé ainsi une tension très forte, voire une contradiction, entre le respect
envers eux-mêmes ou l’estime de soi et leur liberté, mais aussi entre les logiques d’identification et la
nécessité de réussir. Cette situation fait que les enfants doivent en quelque sorte « mériter » leur
passé, ou « mériter » leur famille et que pèse toujours le soupçon de trahison en cas de réussite. Ils
se vivent ainsi souvent comme « un fardeau » pour la famille. Inversement, si le sacrifice des parents
ne débouche pas sur la réussite, il devient un fardeau insupportable pour nombre d’enfants et tout
autant pour les parents : il n’a généré qu’une inévitable ingratitude pour les parents, le sentiment de
n’être pas aimé réellement pour les enfants. Face aux difficultés rencontrées par les enfants, les
parents ont alors souvent tendance à réagir par une alternance d’autoritarisme et de « résignation »
que rencontrent abondamment les travailleurs sociaux, accentuant encore les dilemmes des enfants.
« La référence des parents aux modèles d’éducation du pays d’origine se traduit soit par le laxisme
soit par une rigidité qui ne sont pas sans conséquences sur le comportement des enfants. »
La famille pense protéger ainsi les enfants du monde extérieur, et notamment de la ville ou du
quartier et de « l’influence ». Les familles luttent contre la ville qu’elles jugent corruptrice en essayant
de maintenir leur unité émotionnelle10. Elles ont tendance alors à se replier sur elles-mêmes, à éviter
de s’ouvrir sur le monde extérieur et surtout à se critalliser sur une définition très traditionnelle des
rôles. Il en résulte souvent une forte violence conjugale et familiale que les jeunes racontent à la fois
abondamment et avec une réserve douloureuse. « J’ai compris que mon père a une capacité à foutre
des baffes assez facilement. Pour rien des fois. Des baffes à ma mère. Parfois, ils se disputent. Le ton
monte… donc forcément… » (Ibissa, lycéenne, 18 ans) « Qu’est ce que vous voulez que ça fasse,
quand vous voyez quelqu’un tout le temps en train de frapper ? La peur elle est présente. Mais en
même temps, je me dis : si j’en prends une, je m’en prends une. Je vais me réveiller. Je ne vais pas
mourir. » (Samir, lycéen, 17 ans) « Parce qu’à dix ans, quand vous voyez votre mère en sang, que
vous voyez qu’on change la tapisserie parce qu’elle est pleine de sang, que vous vivez tout ça… A dix
ans, les petits, à l’école, ils parlent du cadeau de Noël. Vous, vous vous dites : putain, j’espère qu’à
Noël, mon père ne va pas tabasser ma mère… » (Ali, étudiant, 26 ans) « Mes frères se prennent des
raclées. On file droit. Des grosses raclées s’ils rentrent tard le soir… C’est vrai que c’est assez
violent ! » (Sabira, lycéenne, 17 ans) « J’ai un père violent. J’ai très peur de mon père. » (Iman,
lycéenne, 19 ans) « La violence, elle est là, dans tous les foyers ! » conclut une jeune femme. Cette
violence alimente aussi une coupure très nette dans l’univers social de cette population entre le
monde de la famille et l’environnement urbain et institutionnel, tenu à l’écart. La conséquence est que
du côté parental, l’ignorance de ce qui se passe dans la rue et dans le quartier ne cesse de se
développer. Réciproquement, les jeunes construisent un univers de la rue qu’ils cherchent à isoler du
contrôle de leurs aînés et à dégager du poids de la pression familiale. L’aménagement d’un espace de
liberté suppose la mise à l’écart de la famille, mise à l’écart facilitée par la distance culturelle et les
difficultés des familles à maîtriser le monde extérieur. Par un effet paradoxal, la famille acquiert alors
aux yeux des enfants une importance affective encore plus grande : les parents, apparaissent comme
excessivement fragile face au monde extérieur et leur mode de vie leur fait « honte ». C’est finalement
au jeune, et surtout au jeune garçon, que revient la tâche de « protéger » sa famille et ce qu’elle
possède en propre, c’est à dire sa réputation, son nom ou son honneur. Sa responsabilité vis à vis de
ses parents s’en trouve d’autant plus accrue. Lors d’un entretien avec un jeune d’origine malienne,
l’explication qu’il donne à l’impossibilité de rencontrer ses parents illustre bien cette position. « Mes
parents, ils ont une vision religieuse du monde. Ils n’ont rien à dire. De toutes façons, ils auraient trop
honte pour dire quelque chose. Non… Ils sont seulement religieux. »
La pression sur les jeunes, même quand le père « est effacé » et « dépassé » par la vie
française, est celle d’une sorte d’héritage familial impossible, qui se complique bien souvent aussi par
les conséquences de la colonisation. Une jeune fille d’origine maghrébine, ayant réussi à l’école et
10
. Richard Sennett, Families against the City, Middle Class Homes of Industrial Chicago, 1872-1890,
Cambridge, Harvard University Press, 1970.
obtenu un emploi stable raconte : « Vis à vis de mes parents, ça a été dur. Ils ne voulaient pas qu’on
sorte. On allait le matin, avant l’école, à l’école coranique. Ils étaient très strict. Ils voulaient qu’on
réussisse à l’école. Ils avaient tout le temps peur pour nous. Maintenant, mes parents, ils sont très
fiers. Mon père est très fier. Mais, il n’y a pas longtemps, il m’a dit : entre toi et moi, il y a maintenant
un million de morts. » Désir de réussite et maintien d’une continuité familiale entrent en contradiction
et font que même la réussite des enfants se paient pour eux et pour les parents d’un coût
psychologique important fait de tensions entre respect pour soi-même et liberté, entre identification et
réussite. Entre l’intériorisation d’un destin social négatif et l’expérience d’une société et d’institutions
fermées d’un côté et une intensification paradoxale de la charge familiale de l’autre, nombre de
jeunes, et notamment les jeunes garçons, sont alors menacés dans leur dignité même.
Les difficultés rencontrées par les jeunes relèvent moins d’une « démission » des parents ou
d’une « désorganisation » familiale ou encore d’une double culture que de la contradiction dans
laquelle ils se trouvent placés entre leur inscription dans des trajectoires familiales complexes et
ambivalentes et le blocage de toute perspective de mobilité sociale, blocage qu’ils ont souvent
fortement intériorisé et que le fonctionnement urbain et le racisme institutionnel viennent leur signifier
de façon récurrente. A leur façon, ils ont intériorisé le conflit social et ethnique, le transformant en
tensions personnelles. L’expérience qui est la leur est celle d’une dissociation forte entre eux comme
individus et leur groupe d’origine ou leur groupe d’appartenance. D’un côté, la ville leur offre la
possibilité de se déplacer dans l’espace et la société leur permet d’envisager un destin individuel.
Mais ils doivent pour cela affronter un monde social et urbain qui leur est hostile et dans lequel les
normes de leur groupe d’appartenance ou de leur famille ne leur sont d’aucun secours. En se
détachant du groupe et de la famille, ils sont particulièrement vulnérables. D’un autre côté, la ville leur
apparaît comme un milieu dangereux. Confrontés parfois à un véritable ostracisme et au racisme, ils
sont toujours sous la menace de l’échec. Le retour en arrière ne leur en est pas moins interdit : ils ont
changé plus vite que leur famille ou leur groupe d’appartenance qui, souvent, ne les reconnaît plus.
Les réponses qu’ils apportent à cette situation et leur façon d’affronter les dilemmes de la
réussite et de l’intégration sont fortement contrastées en fonction de leur « capital social » et
« scolaire ». Deux grandes logiques peuvent être dégagées11. La première, plus souvent portée par
des filles, est celle de la réussite. A partir d’un certain niveau de réussite scolaire, l’horizon s’éclaircit
quelque peu et un certain nombre de projets peuvent être développés. En même temps, l’héritage
familial doit être préservé. Très souvent, les jeunes dans cette situation adoptent une attitude de surconformité familiale. Ils soulignent à quel point, ils travaillent et eux-aussi, acceptent les sacrifices
nécessaires à la réussite. Ainsi, cette jeune fille tunisienne en 1ère année AES, dans le XIème
arrondissement raconte : « Mes parents, ils n’ont pas eu besoin de me visser. De toutes les façons, je
ne sors pas. Je vais à la fac. Après je rentre. Le week-end, je travaille. Jamais, je ne sors. Ma mère,
elle ma fait entièrement confiance. De toutes les façons, elle sait que je ne ferais rien. Alors, elle a pas
besoin de dire quoique ce soit. » L’inscription dans la continuité familiale et dans la logique de
sacrifice permet ici de maintenir une certaine unité et de différer les difficultés qui pourraient naître de
la réussite. Chez certaines filles, cette attitude accompagne une hostilité marquée à l’égard de « celles
qui sont francisées, des putes ! » dont le mode de vie est jugé scandaleux. « C’est des françaises
11
. Sur tous les aspects suivants : Nacira Guénif Souilamas, Des « Beurettes » aux descendantes d’immigrants
nord-africains, Paris, Grasset, 2000.
quoi ! des qui se la jouent, des blanches. Elles sont intégrées ! » Le plus fréquemment, cependant, les
jeunes ont une attitude plus ambivalente et plus complexe. Ils oscillent entre l’adhésion stricte aux
règles familiales et la construction d’un mode de vie propre mais qu’ils prennent bien soin de tenir à
l’écart de l’influence du quartier. Chez eux, la dissociation entre l’espace familial, la vie juvénile et le
quartier est maximum. Par le rejet du quartier, avec les mauvaises fréquentations qu’ils pourraient
offrir, ils peuvent maintenir ainsi une certaine intégration de leur vie. Ils participent à des activités
encadrées et effectuent des sorties strictement contrôlées et balisées. Les jeunes filles sortent
« entre-elles », allant par 2 ou 3, vont au cinéma et ont une certaine utilisation de l’espace urbain
parisien. De manière caractéristique, leur circulation s’effectue dans la mesure du possible en dehors
des quartiers populaires. Il s’agit même de les éviter. « Il y a trop de blédards là-bas. D’ailleurs, il n’y a
que des blédards. » dit une jeune fille de Belleville avec un brin de mépris en parlant de Barbès. Son
amie ajoute : « C’est comme ici, il n’y a rien, je ne vois pas ce qu’on irait y faire. » Surtout, éviter les
quartiers de « blédards » permet d’éviter la pression sociale et familiale et de se ménager un espace
de liberté. Depuis quelques années, les rencontres peuvent se faire sur « internet » : les jeunes filles
peuvent y contacter des garçons venant d’autres quartiers ou d’autres villes qu’elles retrouvent
discrètement chez elles ou chez eux, parfois pour une soirée, parfois pour engager une relation plus
longue. Pour exister, ce type de relation doit rester totalement secret non seulement dans la famille
mais peut-être encore plus face à la pression du quartier et de la « rue ». Le plus souvent aussi, il ne
doit pas remettre en cause la relation à la famille et la réputation de cette famille : la virginité reste
essentielle et la sexualité, quand elle est pratiquée, ne doit pas y porter atteinte. Perdre sa virginité
apparaît pour beaucoup comme une rupture inenvisageable avec la famille et l’identité. C’est ce
qu’explique Ibissa, lycéenne de 18 ans, amoureuse d’un « Français » : « Il est beau. Il a de la classe
aussi. Il l’a dans la tête. Il va avoir 21 ans. Pour l’instant, il n’y a rien qui se passe. C’est juste une
relation. Pour l’instant je ne pense pas à ça. Si c’est un gars qui m’aime, il va attendre. Il attend le jour
où je serais décidée. Ça posera problème avec ma famille. Ça va être un scandale mais je ne pense
pas à ça pour l’instant. Je pense à mon père quand il me dit : « Je te fais confiance. », donc voilà…
La virginité, elle m’appartient. Mais il y a aussi la famille. C’est ce qui compte chez nous les arabes.
Une fille vierge, c’est comme un diamant, comme on dit. Une fille qui n’a plus sa virginité, on peut dire
que c’est de la merde. Si je perds ma virginité, je considérerais que je suis de la merde par rapport à
ma famille, surtout mes parents. Quand ils me disent de faire attention, c’est par rapport à ma
virginité. »
La deuxième logique, plus souvent portée par les garçons, est symétrique de la première. Elle
consiste à réduire sa circulation dans l’espace urbain et à transformer l’immobilité sociale en
immobilité urbaine. Les jeunes qui s’inscrivent dans cette logique privilégient alors la rue et leur
quartier. Leur mobilité est circonscrite à des espaces bien définis, qu’ils peuvent avoir l’impression de
connaître et souvent, auxquels, ils peuvent s’identifier symboliquement. Si les jeunes filles cités
précédemment parlaient des quartiers immigrés et populaires de la capitale avec mépris et
organisaient leur vie personnelle strictement en dehors, d’autres, au contraire, dont le capital scolaire
et social est beaucoup plus faible, en font leur destination privilégiée et quasi exclusive. « C’est là
qu’on se retrouve » dit l’une d’entre-elle de façon significative. La difficulté à affronter le monde
extérieur est souvent notée par les travailleurs sociaux. Nombre d’entre eux disent leur étonnement
devant tel ou tel petit « dur » du quartier qui éprouve les pires difficultés à s’en éloigner tout
simplement par peur. Les sorties ou les vacances sont les moments où se révèlent cette crainte du
monde extérieur, suscitant nombre de commentaires amusés. Surtout, cette difficulté à circuler traduit
un double mouvement de protection permettant d’échapper à la pression ressentie. Le repli sur le
groupe et le quartier permet de constituer un milieu dans lequel la pression est en quelque sorte
socialisée ou collectivisée. Le groupe de pairs et la formation d’un territoire ou d’une culture de la rue
jouent ainsi un rôle essentiel dans la protection de la dignité personnelle. Cette logique se fonde sur
une « neutralisation » active de la responsabilité personnelle. La société est rejetée avec d’autant plus
de violence qu’elle est considérée comme la seule cause de la situation vécue. Les jeunes sont des
victimes, victimes de la discrimination, de la méchanceté, des inégalités, du « système » qui ne veut
pas d’eux. Moins ils ont de contacts avec cette société, plus ils sont persuadés de sa perversité et de
la réalité de la discrimination qu’ils auraient à subir. « Ils se présentent toujours comme des victimes
d’un système qui les marginalise. Ils fuient la réalité, ont du mal à se projeter dans l’avenir, accusent la
société de tous les maux. Ils rejettent violemment les institutions, les élus, la police. » écrivent des
éducateurs. Le racisme « anti-blanc », comme une sorte de racisme inversé, soude très souvent ce
sentiment. « Partout où les Français sont allés, ils ont foutu la merde. Ils sont partis en Afrique, ils ont
foutu la merde entre les tribus : au Rwanda, 1 million de morts à la machette à cause des Blancs. Les
Indiens d’Amérique, tous morts cause des Blancs ! Ils sont partis chez les Arabes à cause du pétrole,
ils ont fait des bombes atomiques et après quand nous on veut en faire une, ils nous disent non non !
Tout ça c’est à cause de cette sale race, les Blancs… » explique un jeune immigré dans le XIXème
arrondissement. « Nous, on est arabe. Il ne faut pas qu’on l’oublie. On n’est pas des blancs ! » dit une
jeune fille.
Au fond, victimes d’un système tout puissant, ils « ne sont pas acteurs de leur histoire ». La
rhétorique de la victimation et la dénonciation de la société raciste et des blancs sert à souder
émotionnellement le groupe, à « créer du lien social ». Réuni et isolé, le groupe est beaucoup moins
vindicatif. Pour les jeunes qui y participent, l’essentiel est sa fonction de socialisation intense. Les
discussions y sont longues et amicales. C’est ce raconte ce jeune d’origine malienne dans le 11ème
arrondissement : « Je passe deux ou trois soirées comme ça par semaine. Ça dure jusqu’à trois ou
quatre heures du matin… On prend pas rendez-vous, on se retrouve. Il y en a un qui téléphone, un
autre qui passe par hasard… on boit, on fume, on parle de tout. C’est souvent philosophique ! Le but
de la vie, la politique… Il y a beaucoup de choses qu’on critique. Mais pas les gens du quartier.
Critiquer les gens du quartier, ce serait se critiquer soi-même. » La cage d’escalier devient ainsi un
lieu de rencontre : il est impossible de se retrouver dans un appartement familial. Ces groupes sont
essentiellement masculins : « S’il y a des filles, ça dégénère. La conversation va aller sur le sexe. Ça
sera vulgaire. » Les filles, de leur côté, établissent aussi leurs espaces de socialisation propres.
Rejet du monde extérieur par la victimisation et socialisation de l’expérience vécue dans le
groupe de pairs s’inscrivent dans la ville par la formation d’espaces ou de territoires qui sont
appropriés et plus ou moins contrôlés et auxquels les individus finissent par s’identifier
émotionnellement. « Dans le quartier, on est chez nous. Je m’y sens bien. Dès que je sors, je me sens
en insécurité. Je ne suis pas bien. Je me sens mal. Je ne sais pas pourquoi. On me regarde… Dans
mon quartier je connais tout le monde et tout le monde me connaît. On me respecte parce que je
respecte tout le monde. Quand je sors, j’ai peur. Je ne suis plus personne. » (Ibissa, lycénne, 18 ans)
« Tu vois le scooter qui passe ? C’est un scooter volé. Je crois qu’il va griller le feu rouge. Je le
connais. Tu vois, scooter volé : direction cassée, voilà ! Lui, c’est un vrai gars du quartier sauf qu’il a
déménagé ce Mongol. Mais il vient tous les jours au quartier. Ah oui, ça lui manque, on ne peut pas
quitter le quartier. Moi, ça fait quinze ans que je suis ici. Je ne peux pas quitter le quartier. Jamais,
jamais. Moi, c’est mon quartier. Pour nous c’est la famille. C’est pour ça qu’à chaque fois qu’on voit
des gars de la cité on fait : wesh bien la famille ? » (Habib, lycéen, 16 ans12) Cette logique contribue
ainsi à renforcer la ségrégation sociale et raciale, à accroître la distance entre les groupes sociaux et
surtout, à former une véritable « culture de la rue » que de nombreux observateurs ont noté ces
dernières années13. La délinquance s’inscrit souvent parfaitement dans cette logique comme un
prolongement « normal » : l’utilisation de moyens illicites permet de résoudre la tension par
l’acquisition des ressources nécessaires à la réussite tout en maintenant la continuité « culturelle ».
Les jeunes engagés dans la délinquance pratiquent une consommation ostensible, notamment à
travers l’affichage des marques, tout en développant des discours fortement hostiles à la société
environnante, voire parfois des appels à une identité religieuse ou « raciale » qui serait méprisée. Ils
tiennent ainsi leur famille à l’écart de leurs activités. « Je ne dis rien de ce que je fais dans la journée.
L’autre jour mon père m’a vu avec un blouson. Il m’a demandé où je l’avais eu. C’est un blouson de
marque, je l’ai payé 100 euros. Je pouvais pas dire à mon père que j’avais payé 100 euros avec ce
que lui il galère pour payer le loyer. Alors j’ai dit que j’avais payé cent francs. Ma mère a touché et elle
a dit : c’est pourtant de la bonne matière. Elle connaissait pas la marque. Elle a pas tilté qu’avec 100
francs on ne se paye pas un blouson. C’est évident. Il y a une espèce de décalage des réalités. Mon
père ça l’aiderait pas que je lui dise qu’un blouson comme ça c’est 100 euros. Lui, il est dans son
monde. Lui, il est encore au Maroc. » (Kamel, 18 ans, lycéen). Inversement, nombre de jeunes disent
leurs difficultés à formuler des projets à la fois professionnels et personnels. Se marier est difficilement
envisageable dans la galère. Par contre, affirment-ils, « ceux qui dealent, eux ont des projets. » Les
parents, soumis à ces pressions contradictoires, peuvent très souvent « fermer les yeux » sur les
conditions d’acquisition des objets ou sur le train de vie de tel ou tel des enfants.
Le risque de la délinquance est cependant élevé. Aussi, quand le capital social et scolaire est
trop faible, la logique principale consiste à réduire la tension par le repli. La religion parfois,
l’autolimitation le plus souvent, permettent d’affronter ces difficultés. On rencontre fréquemment de
tels cas chez les jeunes filles. Lors d’une réunion dans une cité du 19ème arrondissement avec des
jeunes filles d’origine malienne, un débat s’est engagé autour de la question des mariages arrangés.
Parmi les dix jeunes femmes présentes, neuf ont affirmés « être promises ». Une seule d’entre-elles
s’est opposée avec force à un tel destin. Les autres, dans une forte unanimité ont défendu le principe
des mariages arrangés et ne trouvaient, au fond, pas de reproche à faire à leurs parents. Ces jeunes
filles n’avaient pas une vie religieuse particulièrement intense. Elles sortaient et menaient une vie
juvénile normale. La justification qu’elles donnaient dans un bel ensemble était de nature sociale.
« Vous savez, qu’est qu’on sera nous ? Qu’est ce qu’on deviendra ? On fera des ménages. Alors
quitter la famille pour épouser quelqu’un ? Tu crois que l’amour ça dure toute la vie ? Qu’est ce que tu
feras à quarante ans avec tes enfants, toute seule ? » « Si ça reste dans la famille, et bien c’est à elle
12
. Entretien réalisé par Sylvain Di Guilian.
. Par exemple : Michel Kokoreff, La force des quartiers, de la délinquance à l’engagement politique, Paris,
Payot, 2003. Eric Marlière, Jeunes en cité, diversité des trajectoires ou destin commun ? Paris, L’Harmattan,
2005. Isabelle Coutant, Délit de jeunesse, la justice face aux quartiers, Paris, La Découverte, 2005.
13
d’assurer. Si c’est ton père qui a choisi et que ça se passe mal, c’est à lui d’assurer. On en reparlera
quand tu auras quarante ans. » Le « repli » obéit ici moins à des considérations religieuses ou
culturelles qu’il n’apparaît comme un choix contraint : celui d’une sorte d’assurance sociale. Le capital
détenu et le soutien institutionnel n’apparaissent pas suffisant pour assumer son individualité et sa
liberté personnelle dans une société hostile, surtout si le prix à payer est une rupture familiale qui est
non seulement affective, mais aussi alourdie par le projet migratoire. Dès lors, le groupe, la famille et
la « communauté » constituent la meilleure garantie d’une vie décente et du maintien de la dignité.
Le ghetto se constitue ainsi par la relation complexe entre la famille, la rue et la ville ou le
monde extérieur. La famille et la rue sont certes en forte opposition, mais sont toutes deux hostiles au
monde extérieur et cherchent à imposer un contrôle étroit de l’univers interne. La famille cherche à
maintenir son intégrité émotionnelle par le contrôle des enfants notamment en essayant de les
préserver de la corruption externe. Pour échapper à cette pression contradictoire de la réussite et de
la continuité, les jeunes fabriquent un monde particulier, la rue, qu’ils isolent de la vie familiale et qu’ils
dotent de règles de fonctionnement propre, espace qui est ainsi à la fois le prolongement de la famille
(notamment par les règles imposées aux filles et les logiques de l’honneur ou de la réputation) et en
complète opposition avec elle. Toutes ces logiques accroissent évidemment les distances sociales et
la ségrégation. Les quartiers populaires d’immigration tendent à se replier comme les classes
moyennes et supérieures cherchent à s’isoler ou même, parfois, à faire « sécession ». Il en résulte
des difficultés et des tensions sociales qui relèvent d’une part de la question du partage de l’espace
urbain et d’autre part du fonctionnement même du ghetto.
3. Le territoire et l’inter connaissance.
Le fonctionnement en « ghetto » des quartiers populaires n’est pas partout cristallisé au même
degré et ne s’impose donc pas avec la même force. Dans certains endroits, on observe d’ailleurs des
tensions sociales assez nettes entre la logique du « ghetto » des jeunes des classes populaires issus
de l’immigration pour la grande majorité qui tendent à occuper l’espace, et la logique « urbaine » des
classes moyennes ou de la classe ouvrière qui leur disputent directement cet espace. C’est par
exemple ce que raconte cette responsable d’association du 19ème arrondissement à Paris : « On a
occupé le terrain. Ils étaient dans les cages d’escaliers et les halls. Alors on y est allé nous aussi. On
voulait que la communauté des adultes retrouve sa place dans le quartier. » Evidemment, ce type
d’opposition ne va pas sans conflit, parfois sans violence : « Je me suis fait agressée. On a essayé
de m’intimider. Ils m’ont dit : on était là avant toi et on te fera partir. Après, il y a eu les incendies de
voiture dans les parkings. » Jeunes immigrés des classes populaires et adultes de classes moyennes
s’opposent ainsi directement, chacun portant un « modèle » de vie urbaine. « Les gens ont peur. Il y
a les jeunes qui zonent. Ils brûlent les poubelles. Ils font ça pour occuper le terrain. Ils squattent aussi
les caves. L’année dernière, ils avaient séquestré des jeunes filles » raconte cet autre responsable
d’association qui dit aussi ses difficultés dans cet affrontement : « C’est assez usant. On est exposé.
Les gens se défilent par peur des représailles. Au début, j’ai été agressé. Mais plus maintenant. Ils
savent qui je suis. » De fait, explique-t-il encore, « les gens craignent pour leurs gamins. Ils ont peur
pour eux quand ils sortent. Alors, ils finissent par se mobiliser pour faire des choses. Pour occuper le
terrain. » Ce père de famille, ouvrier d’usine, explique les difficultés qu’il a ainsi rencontrées et la
violence qu’il a subie : « C’est des morpions qui s’amusent à faire n’importe quoi, n’importe comment.
On peut rien leur dire. Ils sont méchants. Quand tu veux leur dire quelque chose, calmement et
gentiment, ils t’insultent. On te fait n’importe quoi. L’autre jour, j’étais sorti faire pisser mon chien. Ils
étaient en train de casser des voitures ! Ils montaient à pieds joints dessus pour casser le capo…
Quand ils m’ont vu, ils sont venus me taper sur la gueule. ( Mr. X. as eu le nez cassé et a du être
opéré. Un de ses agresseurs a été condamné à trois mois de prison) Surtout que je n’avais rien dit. Je
passais juste par-là. Ils insultaient tout le monde. Même les petits vieux. C’est dément de voir des
trucs comme ça. »
Les conflits autour de l’espace et de son utilisation ne prennent évidemment pas toujours une
forme aussi nette. Mais ils sont omniprésents dans les propos des habitants des quartiers populaires.
Ainsi, par exemple, dans une cité du 19ème arrondissement, parmi un groupe d’une dizaine
d’habitants rencontrés, plusieurs individus se plaignent du comportement bruyant des jeunes du
quartiers, du manque de respect et des insultes si « on veut dire quelque chose ». Dans les propos, le
« ils » désigne presque toujours les jeunes immigrés maghrébins ou africains : « Ils sont là tous les
soirs devant ma fenêtre. Ils discutent. Mais quand il pleut ou qu’il fait froid, ils rentrent dans le hall. Y a
pas que le bruit. Ils fument aussi. Je ne sais pas ce qu’ils fument, mais ça passe sous ma porte. On
est empesté. » Tel autre fait état d’inconvénients similaires : « Ils sont là devant ma fenêtre tous les
soirs. Ils discutent. Ils jouent au ballon. Surtout, ils lancent leurs canettes de bière. Ça fait du bruit
toute la nuit. En plus, il y a des tas de gens qui viennent. Je ne sais pas pourquoi faire. Enfin, c’est
pas mes affaires… Mais ça fait du bruit. Ils pourraient aller ailleurs quand même. » Mais surtout, la
difficulté majeure est de « dire quelque chose » : « Un soir j’ai voulu leur dire d’aller plus loin. Ils m’ont
traitée de vieille peau et ils m’ont menacée. Je me suis fait insulter. Ils n’ont pas bougé. Je crois même
que c’était pire. » « Ma femme s’est fait insulter. Je ne sais pas ce que font leurs parents. Mais moi
mes enfants à cette heure-ci, ils sont rentrés. Tout ce bruit, toute la nuit, c’est insupportable. » « En ce
moment, ils font des rodéos. Ils labourent aussi les pelouses avec les voitures ! C’est honteux. C’est
dégueulasse. Faut voir les traces de pneus par terre et les canettes de bière partout. J’ai voulu dire
quelque chose : ils m’ont lancé des œufs chez moi ! Ils m’ont menacé de mort. Il faut pourtant les
arrêter les rodéos. C’est dangereux, il y a des gamins partout. » Les jeunes concernés donnent une
version symétrique des tensions et des incidents : « Il n’y a rien pour nous ici, pas de local, rien. Ils
sont fous. Ils nous lancent des pots de confiture. Je vous jure des pots de confiture pour nous faire
partir. Du quatrième étage. Ils pourraient tuer quelqu’un ! » Le sentiment de rejet et du racisme est
souvent fort justifiant une certaine mauvaise foi. Les nuisances sont réelles, mais elles sont
expliquées exclusivement par le manque d’espace, le fait « qu’il n’y ait rien » pour les jeunes.
Cette opposition des modes d’utilisation de l’espace urbain et des groupes sociaux relève
d’une tension forte entre la logique de l’inter connaissance qui structure le « ghetto » et la logique de
l’anonymat urbain qui marque le mode de vie des classes moyennes et leur conception de la ville.
Ainsi, par exemple, à Belleville, en juillet 2003, à la suite de l’assassinat d’un jeune homme, le Centre
social a organisé des réunions d’habitants en essayant de confronter jeunes immigrés et adultes.
Parmi, les thèmes évoqués, les adultes ont rapidement souligné le climat d’insécurité régnant dans le
quartier et la difficulté d’intervenir. L’un d’entre eux racontait comment il observait certains jeunes
racketter les femmes asiatiques, (victimes toutes désignées car clandestines, ne portant pas plainte et
ayant souvent sur elles de l’argent liquide) et disait son écœurement devant de tels comportements.
Les habitants présents soulignaient l’insécurité générale, certains souhaitant rapidement quitter le
quartier, d’autres disant leur impuissance et la difficulté d’intervenir lors de bagarres ou d’agressions.
En face, les jeunes adultes présents, refusaient de s’asseoir et restaient près de la porte. Tous
affirmaient leur attachement au quartier malgré la difficulté d’y vivre. Tous dénonçaient la violence des
interventions policières et la pression mise sur le quartier par les forces de l’ordre. Mais si les
participants à la réunion étaient aisément d’accord pour déplorer l’abandon du quartier et la
répression, les conceptions des uns et des autres s’opposaient aussi très fortement. Les adultes de
classes moyennes revendiquaient le droit à un espace public tranquille et sécurisé permettant de
profiter de la ville de façon anonyme. En face, les jeunes des classes populaires, mais aussi les
adultes, affirmaient la valeur d’un monde de l’inter connaissance, d’une sorte de village urbain où tout
le monde se connaît, pouvant faire ainsi obstacle à toute intrusion étrangère et définir un territoire
propre. Aux adultes des classes moyennes qui en appelaient à des règles impersonnelles et à la
politesse, qui disaient la difficulté de maîtriser des interactions dans l’espace si les gens ne respectent
pas un code commun, les jeunes immigrés des classes populaires répondaient qu’ils pouvaient
intervenir sans crainte : " Mais madame, vous ne risquez rien. On vous connaît. " " Vous pouvez nous
dire ce que vous voulez puisqu’on vous connaît. On sait qui vous êtes. Et puis vous nous connaissez,
nous aussi. » A partir de cette perception, le « territoire » n’est plus défini comme un lieu strictement
public. Il devient légitime de l’utiliser comme un espace propre, ni privé, ni public, mais qui appartient
aux « habitants » du lieu, à la communauté constituée par l’ensemble des gens « qui se
connaissent ». Dans le Bas-Belleville, un conflit autour d’un " terrain de tennis " suscite le même type
de conflits à cause du manque d’espace : " Pourquoi, ils en ont fait un terrain de tennis. Y en a deux
qui jouent et nous on est trente et on a rien " explique un jeune du quartier qui y voit à la fois une
injustice et une humiliation : il n’a pas droit à cet espace et, bien plus, la construction du terrain de
tennis et sa fermeture ont pour objet de le chasser. Un peu plus loin, autour du square Gardette, dans
le Xième arrondissement, les jeunes rencontrés décrivent des problèmes du même ordre. Impossible
de jouer dans le square : " Tout est aménagé. Il y a des bancs partout et puis il y a les petits. On peut
pas jouer au ballon. " Pour eux, pendant l’été, cette absence d’espace débouche sur un ennui
quotidien : " Il n’y a rien à faire. Alors on se promène. On va au BHV, on regarde les disques. Ça fait
vingt fois que je le regarde le disque, monsieur, tellement il n’y a rien à faire. " " Quand il pleut, on
regarde des cassettes. On va louer une cassette et on la regarde dans le local. On les connaît par
cœur… on loue toujours les mêmes. " (Omar, collégien, 16 ans) Les modes d’appréhension et de
gestion des « jeunes » et de leurs demandes sont assez différentes : pour les uns elles passent par
l’apprentissage d’un code de civilité couplé à l’idée qu’il ne « faut pas traîner dans la rue », pour les
autres, elles sont marquées par l’idée que l’interconnaissance est une garantie de sécurité permettant
un usage collectif de l’espace commun.
La conception de la vie urbaine des classes moyennes repose sur l’anonymat et la circulation
dans l’espace urbain. Elle a pour elle la force de l’évidence et paraît souvent quasi naturelle. Si la ville
est un monde d’étrangers, elle ne peut être vivable que si les interactions sont fortement codifiées. Il
importe donc d’imposer dans cet espace des règles de politesse et de civilité permettant d’éviter les
conflits et de réguler l’ensemble des rapports et des rencontres. A partir de cette perception, les
comportements des jeunes des classes populaires sont considérés comme de l’incivilité et relevant
d’une « mauvaise éducation » ou d’un « manque de socialisation » liés à leur origine. La conception
des classes populaires dans le ghetto possède aussi sa logique et ses normes propres. Elle repose
sur l’inter connaissance et le territoire. La ville est un monde d’étrangers. Mais une certaine sécurité
peut être obtenue par l’inter connaissance à l’intérieur d’un territoire bien délimité. On se méfie donc
de tout étranger, intrus potentiel. Les règles de civilité n’apparaissent pas comme une garantie, mais
plutôt comme le signe d’une étrangeté au territoire. Tout individu qui n’appartient pas au réseau de
l’interconnaissance du quartier est alors susceptible d’être agressé ou chassé : « Il y a quelque temps,
je suis allé voir un ami dans la tour C. J’ai cru reconnaître sa voiture garée devant, sur le parking. Je
me suis arrêté et je l’ai regardée… Mais ce n’était pas elle. J’ai repris mon chemin et je me suis
éloigné. J’ai entendu courir derrière moi. C’était des jeunes, dans le hall, qui m’avaient observé. Je
savais qu’ils étaient là et qu’ils m’observaient, mais c’était la nuit. Quand ils sont arrivés à ma hauteur,
ils m’ont reconnu : « Putain, c’est Noir qui nous en pris en flag ! » Ils ont rigolé et sont repartis. Mais si
j’avais été quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas, quelqu’un qui n’est pas du quartier, c’est sur qu’ils
m’auraient pris quelque chose, mon portefeuille ou mon portable, ou qu’ils m’auraient mis des
coups. » (Noir, ouvrier, 40 ans).
La logique de l’inter connaissance s’impose à tous dans le quartier « ghettoïsé ». Elle signifie
que chacun est connu comme une personne particulière et par son appartenance à un groupe
particulier et non comme un individu doté d’un statut social. « Dans le quartier, je ne suis pas Akira B.
Je suis Akira, la fille de Mr et Mme B. qui habitent le bâtiment D. » Tous les témoignages soulignent
l’ampleur des réseaux d’inter connaissance qui ne concernent pas seulement les jeunes garçons mais
aussi les familles. L’histoire de chacun est plus ou moins connue de tous et toute personne est
ramenée à son « caractère » par la logique permanente des commérages ou surtout, du rire et de la
moquerie. Dans les groupes de jeunes garçons notamment, tout individu qui essaye de « changer »
est perçu comme un individu qui ne veut plus être ce qu’il est et qui, de ce fait, trahit ou menace de
trahir son appartenance au groupe et au quartier. « Celle-là, elle se la joue francisée. Elle a oubliée
qui elle est ! » Il est alors l’objet d’incessantes moqueries destinées à le rappeler à son histoire
personnelle et à son identité initiale. A la mosquée, les « pères » échangent et font circuler les
informations sur les familles et les individus. La personne est ainsi définie collectivement et ses
conduites sont d’abord sociales.
La logique de l’inter connaissance s’accompagne d’une organisation sociale et morale que
l’on peut qualifier d’ordre segmenté14. Si l’on suit Gerald Suttles, un ordre social segmenté est une
forme d’ordre « moral » territorialisé qui repose sur la séparation des groupes sociaux, de sexe,
d’âges et ethniques. Dans cette forme d’ordre social les relations sont essentiellement inter
personnelles et sont tournées vers l’intérieur du territoire. Un tel ordre social est « provincialiste » au
sens où il est marqué par la recherche incessante de la réduction des relations avec l’extérieur et le
rejet moral de cet extérieur, comme étant un monde corrompu et dangereux. De cette façon, explique
Suttles, les habitants du ghetto parviennent à créer un monde moral sécurisé reposant sur une
intercompréhension privée et partagée qu’ils opposent aux règles publiques. Les résidents ont ainsi
tendance à essayer d’éviter pour eux et leur entourage les contacts avec le monde extérieur ou tout
au moins à rester dans un univers défini par leur appartenance ethnique. Les enfants, notamment,
sont largement éduqués en ce sens et avertis des dangers du monde extérieur. Les habitants du
14
. Sur la notion d’ordre social segmenté : Gerald D. Suttles, The Social Order of the Slum. Ethnicity and
Territory in the Inner City. Chicago, The University of Chicago Press, 1968.
ghetto sont soumis à des stéréotypes et à une forte stigmatisation qui sont aussi pour certains une
ressource importante dans la construction de l’honneur. Suttles souligne qu’un tel ordre s’apparente à
une morale de la prison : dans la mesure où chaque habitant dépend de la définition publique des
autres, la base de la confiance est très étroite en dehors de la force brute et des sanctions
économiques. La violence et l’argent sont les régulateurs essentiels des relations interpersonnelles à
l’intérieur du ghetto. C’est ce qu’explique Ali, 46 ans : « J’ai fait beaucoup de prison. Dans la prison,
on est forcé de vivre avec les gens. Tu peux devenir copain à la vie à la mort avec quelqu’un, passer
tes journées avec lui mais tu ne peux pas y croire. Tu dois te méfier. Ton copain, quand t’es en
prison : tu n’en entends plus parler, il t’a oublié. Et dans la prison, c’est pareil : s’il peut te prendre
quelque chose, il le fera. Il ne faut jamais montrer la moindre faiblesse. Et bien le quartier, c’est pareil.
Tu ne peux faire confiance à personne. Surtout pour le bizness. C’est pour ça que de plus en plus, le
trafic s’organise en famille. Au moins, avec ton frère ou ton cousin, c’est un petit peu plus sur. C’est
quelque chose que je dis souvent, dans le quartier, il y a une culture de la prison. Surtout chez les
jeunes. C’est comme en prison, c’est organisé en groupes. » (Ali, 46 ans, ancien trafiquant)
La segmentation s’impose avec force comme l’ordre quasi « naturel » du ghetto. La
discrimination que l’on observe dans la fréquentation des équipements sociaux s’explique ainsi moins
par des caractéristiques personnelles (l’individu est plus ou moins en difficulté) que par des
caractéristiques sociales ou écologiques : l’individu appartient à tel ou tel groupe, il est défini par telle
ou telle identité ethnique dans tel territoire, etc. Ainsi, si un groupe ethnique ou dominé par une ethnie
particulière occupe une portion de l’espace public, sa seule présence peut avoir pour conséquence la
mise à l’écart de tel autre. Ceci est particulièrement le cas, par exemple, quand deux quartiers se
définissent l’une contre l’autre. " Les trafics et les magouilles engendrent des disputes, des bagarres
entre groupes de jeunes, trop souvent assimilés à des bandes même si, au moment des faits, chaque
groupe est repéré comme venant d’une cité bien précise… " écrivent des éducateurs dans leur rapport
d’activité. Un autre éducateur raconte : " Les jeunes de X. ont débarqué rue Fécamp. Les flics sont
intervenus. Ils ont récupéré des fusils à pompe. " C’est aussi largement le cas, à l’intérieur des cités
ou des quartiers. La présence des " Arabes " conduit les " Blancs " à ne pas venir et inversement.
Ainsi, par exemple, dans une cité du nord de Paris, les jeunes d’origine malienne racontent la fête du
quartier : " C’était pas une fête pour nous. Y avait que de la musique de vieux. Et même de la musique
de Blancs. On n’y est pas allé. Y avait rien dans cette fête. Rien pour nous. D’ailleurs, nos parents ne
sont même pas descendus. " Bien souvent la nature des publics des services sociaux est commandée
par ce fonctionnement malgré tous les efforts des travailleurs sociaux. On observe la même logique
dans les relations entre les âges et surtout entre les sexes. La présence de garçons, ou de certains
garçons, amène les filles à se tenir à l’écart. L’inverse est aussi vrai : la présence de filles conduit
certains garçons à ne pas apparaître. Ce comportement n’est pas seulement une expression directe
de sexisme. Il relève de façon plus générale de la segmentation de l’ordre social qui règne sur le
quartier, dans le monde populaire : au-delà d’une forte unité imposée par la vie collective, un
sentiment d’appartenance commun et le " code de la rue ", les groupes sociaux se différencient
fortement les uns les autres, limitent leurs interactions selon des lignes de clivage par ethnie, sexe ou
âge et construisent des unités de relations sociales qui sont d’abord des relations interpersonnelles
qu’ils opposent au monde anonyme de la ville. Dans cette logique, le racisme est un puissant
instrument de différenciation à l’intérieur même du quartier, mais aussi en direction de la société
environnante. Il existe donc un fort décalage entre la perception individualisée des populations et une
réalité sociale dans laquelle les conduites et les comportements sont étroitement " réglés " par ces
mécanismes normatifs de la cité ou du quartier. Le vocable " jeune en difficulté " induit une perception
trop étroite des individus et de la réalité. Ceux-ci ne sont pas seulement définis par leurs " manques
sociaux " qu’ils compenseraient par des expressions de racisme ou de sexisme, ils appartiennent
aussi à un ensemble social qui parfois est extrêmement contraignant : l’ordre social segmenté ne
tolère pas beaucoup de " déviance " qui ne soit pas sanctionnée de manière parfois extrêmement
violente. En d’autres termes, le sexisme et le racisme qui sont omniprésents dans le ghetto participent
directement de son fonctionnement et de la morale de son ordre social. Ils sont moins des propriétés
individuelles que des « ressources » normatives utilisées pour créer du lien social à l’intérieur du
quartier et marquer sa différence avec l’extérieur. Ils varient fortement en fonction des interactions ou
plutôt de la nature des protagonistes engagés dans les interactions. Il est donc inadéquat de ne voir
dans les quartiers populaires qu’une forme de chaos social dont participerait le racisme qu’il faudrait
traiter en développant des actions éducatives et moralisatrices. Le racisme appartient à cette
segmentation de l’ordre social et normatif.
Sur le quartier, chaque individu est donc identifié à la fois personnellement et en fonction du
" groupe " auquel il appartient mais aussi de la place qu’il occupe dans le groupe. Les jeunes
témoignent largement de ce type d’ordre qui s’impose à eux et qu’ils contribuent à leur tour à
imposer : " C’est pas qu’on veut pas aller avec les garçons. Mais on voit pas pourquoi. On préfère être
entre nous. Avec eux, il n’y a rien à faire. " explique une jeune fille dans le 11ème arrondissement
dont les propos font écho à un jeune garçon présent : " On veut être entre nous. Les filles, elles ont
leur truc. Nous on a les nôtres. " Les travailleurs sociaux constatent eux aussi cette séparation et toute
la difficulté à partir de l’adolescence d’organiser des activités communes : " Les filles se cachent pour
faire des choses. Elles sortent plutôt avec des garçons d’autres quartiers. Ça parle moins ! Il y a le
poids des grands frères, il y a une pression qui est là. " De fait, dans les quartiers, les couples sont
inexistants. " L’amour est vécu comme une maladie. Ils en ont peur. " " On se retrouve ailleurs "
explique cette jeune fille. " Avec ceux là, il y a rien à faire. On les connaît trop. " " Les filles sont plus
malines. Elles vont plus loin. Elles ne se laissent pas faire. Elles sont capable de se battre ! " ajoute un
éducateur. De fait, pour les garçons notamment, cette séparation ou cette rupture de la
communication entre les sexes s’accompagne d’un enfermement sur un espace limité qu’ils
" contrôlent " et sur lequel ils imposent l’ordre du quartier. Cela donne d’eux une image plus négative,
faite d’agressivité et d’ennui. " A part le quartier, ils ne connaissent pas grand chose. Certains ne
savent pas que la Seine passe à Paris… " dit un animateur. Un autre confirme : " Pendant les séjours,
il y en a qui découvrent que la mer est salée ! " Dès lors, ces jeunes garçons " sont condamnés à la
TV et aux films américains. " Au fond, pour beaucoup, c’est l’idée de l’ennui qui s’impose : " Les
jeunes s’ennuient. Ils ne savent pas s’occuper. Ils sont dans les cages d’escalier et ils fument du shit.
Ils font un peu de trafic… Ils s’ennuient surtout… " explique cette responsable d’association.
Deux aspects sont plus particulièrement notables : la difficulté de se déplacer ; le mode de
fonctionnement des groupes. La difficulté de se déplacer ne signifie pas que les jeunes et les
habitants restent totalement enfermés dans leur quartier. Néanmoins, il faut souligner que dans de
nombreux entretiens, les habitants déclarent ne connaître personne hors du quartier. La plupart des
jeunes circulent en groupes. Il arrive souvent qu’ils évitent tel ou tel endroit à cause d’affrontements.
Ainsi, comme l’explique ce responsable de centre social : " Les jeunes d’ici, ils ne traversent même
pas le boulevard. Ils ont peur d’aller en face. Il y eu je ne sais pas quoi et depuis il n’y a pas moyen de
les amener là-bas. " Les habitants d’un quartier n’iront pas utiliser une structure dans un autre quartier
ou de manière très difficile. Ils considèrent que ce n’est pas chez eux. Inversement, ils considèrent
qu’il n’y aucune raison que d’autres viennent sur leur territoire, notamment utiliser les services qui s’y
trouvent. Ainsi, les habitants de la cité de l’Ourcq dans le XIXème arrondissement se refusent
absolument à fréquenter la cité Curial très proche bien qu’ils considèrent que ceux qui habitent cette
cité sont des privilégiés : " Ils ont tout là-bas. Nous, on n’a rien. Eux, ils ont tout. " A Belleville, des
jeunes rassemblés au pied d’une tour, rue Ramponneau, tracent précisément les limites de leur
quartier : " nous on ne va pas rue Rebeval, c’est pas chez nous. Notre quartier s’arrête au Boulevard
et rue de Belleville. "
Le mode de fonctionnement des groupes présente aussi une caractéristique particulière. Le
groupe n’est pas coopératif. Il est au contraire vécu comme un lieu d’affirmation de l’individualité et
donc fonctionne sur une compétition interne assez forte. " A certains moments, la discussion se limite
à des vannes, imprégnés qu’ils sont d’une consommation forte de shit. A d’autres moments,
l’agressivité prend le dessus suite à des rixes et/ou des échanges verbaux animés avec d’autres
jeunes. Quelques fois un réel ennui perce, le fait d’être en groupe semblant être la seule manière de
le tromper. " Dans le groupe, les jeunes souvent s’affrontent les uns les autres, voire s’invectivent ou
se menacent. Le groupe ne se cristallise véritablement que face à l’extérieur. Le groupe n’est pas pour
eux un moyen d’action ou le vecteur d’une action collective. Il est un lieu, un espace de protection et
d’affirmation de soi. Il en résulte une assez faible solidarité malgré un assez fort attachement au
groupe et une certaine identification au quartier. " Si une solidarité est présente au quotidien dans le
groupe, elle semble s’évanouir en cas d’arrestation. On pense à soi avant de penser aux autres. " De
fait, le groupe ne peut être autre chose qu’un élément perturbateur de son environnement. Il n’existe
que dans la tension interne et externe et ne peut donc constituer un point d’appui pour une action
quelconque : au fond il ne vit que par les « embrouilles »15.
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Le racisme est au fondement de la formation du ghetto. Il accompagne une ségrégation
urbaine de plus en plus marquée qui conduit à concentrer les populations les plus en difficultés dans
des quartiers spécifiques. Mais il est aussi au fondement du fonctionnement de l’ordre social et moral
qui s’est mis en place à l’intérieur de ces quartiers et qui autorise à parler de ghetto. Dans cet univers
moral, il est fortement lié au sexisme. La « race » des hommes est inséparable du « sexe » des
femmes. En d’autres termes, les habitants du ghetto, victimes directes du racisme, réaffirment leur
dignité par le contrôle étroit imposé aux femmes habitants le territoire stigmatisé. Savoir à qui
appartient le sexe de femmes est un enjeu non seulement de pouvoir, mais aussi moral et identitaire
au centre du fonctionnement du quartier. Les jeunes hommes notamment, dominés par le rapport aux
autres et les questions de « race » et d’identité, tendent à « désexualiser » les femmes du territoire, à
leur imposer une vertu dont ils font un signe de force, la manifestation de leur solidarité et surtout
l’affirmation d’une fierté « raciale ». « C’est par rapport aux autres. On ne veut pas que nos femmes
15
. Michel Kokoreff, La force des quartiers, de la délinquance à l’engagement politique, Paris, Payot, 2003.
passent pour des putes. Dans les autres quartiers, on ne nous respectera plus si elles se comportent
comme des putes. C’est pour ça qu’elles n’ont rien à faire dans la rue. C’est comme ça chez nous. »
(Samir, lycéen, 17 ans). Inversement, les jeunes femmes, centrées sur le rapport à soi, cherchent le
plus souvent à « récupérer » une identité sexuée ou une féminité, gages d’une individualité que le
ghetto leur nie en permanence. Il en résulte une coupure très nette entre l’univers masculin et l’univers
féminin, des logiques fortes de fermeture des familles ainsi que le développement de la violence à
l’égard des femmes et des jeunes filles. Face au racisme subi et à la ségrégation urbaine, le ghetto se
forme ainsi autour de ces enjeux « raciaux » et « sexuels », l’héritage culturel et migratoire constituant
une ressource dans le travail de fermeture et de réduction de la participation sociale que suppose son
fonctionnement.
Didier Lapeyronnie
CADIS
Université Victor Segalen Bordeaux II
3, place de la Victoire
33000 Bordeaux