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Premier semestre 2014
Chair, corps et ombre des mots
Numéro Spécial, premier semestre 2014
ISSN 2308-7676
Titre clé: Nodus sciendi
Tiré de la norme ISO 3297 qui définit l'ISSN et ses utilisations
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Premier semestre 2014
Chair, corps et ombre des mots
CHAIR, CORPS ET OMBRE DES MOTS
COMITE SCIENTIFIQUE
1. Pr Gnéba Kora Michel, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan-Cocody
2. Pr Blédé Logbo, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan-Cocody
3. Pr Coulibaly Daouda, Université Alassane Ouattara, Bouaké
4. Pr Kouamé Abo Justin, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan-Cocody
COMITE D’ORGANISATION
1. Pr Louis Obou, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan-Cocody
2. Pr Blédé Logbo, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan-Cocody
3. Dr Tesan Monique, Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan-Cocody
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Premier semestre 2014
Chair, corps et ombre des mots
SOMMAIRE
1. Dr BANA-KOUASSI Jeanne, Université Félix Houphouët-Boigny, « Corps d’initié,
corps, d’acteur : terrain de ritualisation et d’expérimentation »
2. Pr Louis OBOU, Université Félix Houphouet-Boigny Abidjan Cocody, « Le
Fontomfrom ou coprs à libre flottaison dans la poésie d’Atukwei OKAI »
3. Dr KOUADJO Hilaire Université Félix Houphouet-Boigny, « Quand la langue se dévoile : de l’ombre à la forme, de la forme à l’ombre »
4. Dr YAO Gérard, Université Félix Houphouët-Boigny, « La poièsis du corps souffrant
dans la tragédie de Sophocle : Les Trachiniennes, Œdipe-Roi et Œdipe à Colone »
5. Dr Tra Bi Goh Théodore Université Félix Houphouet-Boigny, « Le son et sa transsubstantiation dans les sociétés dites orales : Wi bli ou la manducation du
son
Gouro »
6. Dr GOURE Bi Boli Dit Lama Berté, Institut National Polytechnique Félix HouphouëtBoigny, « Le mystère de A Farewell to Arms d’Ernest Hemingway»
8.
M. GNAPIA Eddy Brice, Université Félix Houphouët-Boigny, « Dérision de la
violence, violence de la dérision: Une lecture de Baabou roi (2005) de Wole Soyinka »
9. Dr KOSSONOU Kouabena Théodore, Université Félix Houphouët Boigny, « Formes
et sens dans les emprunts : Cas du Koulango à l’Anglais »
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Chair, corps et ombre des mots
DERISION DE LA VIOLENCE, VIOLENCE DE LA DERISION:UNE LECTURE DE BAABOU ROI 1
(2005) DE WOLE SOYINKA.
--------------GNAPIA Eddy Brice, Doctorant
Université Felix Houphouët BOIGNY
RESUME
Cet article se propose d'analyser les rapports qu’entretiennent la violence et la dérision
dans Baabou roi de Wole Soyinka. Il s'agit de montrer comment le dramaturge nigérian
use de procédés comiques afin de mettre en relief le non-sens d'un comportement
répressif par la déconstruction critique d'un discours univoque, elle-même réalisée à
travers l'utilisation des mots, de toutes les ressources textuelles et contextuelles de la
dépréciation. La caractéristique essentielle de la violence représentée suscite un
impact ambigu: une horreur mêlée de jouissance voyeuriste, ainsi qu’une esthétisation
de la violence. Ainsi, retrouve- t-on les thèmes de la sexualisation, de la fécalisation,
de l’animalisation, qui dominent la dérision.
Mots-clés : violence – cruauté - ironie dramatique - satire
ABSTRACT
This article aims to analyze the relationships between violence and derision in Wole
Soyinka’s King Baabu . The paper throw light on how the Nigerian playwright uses comic
processes to expose the nonsense of a repressive behavior through the critical
deconstruction of a univocal discourse achieved through the use of words, contextual
and textual resources of impairment. The essential feature of the violence represented
creates an ambiguous impact: a horror mixed up with voyeuristic pleasure and an
aesthetic of violence. So, do we find the themes of sexualization, faecalisation and
animalization that dominate derision.
Keywords : violence - cruelty - dramatique irony – satire
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Wole SOYINKA, Baabou roi, ACTES SUD, Saint-Etienne, 2005.
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Chair, corps et ombre des mots
INTRODUCTION
« Nous ne pouvons pendre les dictateurs en vrai, c’est pourquoi nous devrons le faire sur
scène1». Partant de cette citation de Wole Soyinka, nous pouvons affirmer que les
dramaturges sont sensibles à la perception qu’ont, de la violence, les sociétés où ils
vivent étant donnée que leurs œuvres en portent la trace. Mais la violence scénique n’a
pas seulement préoccupé la théorie du théâtre, elle a aussi nourri un questionnement
esthétique récurrent sur la différence entre l’impression produite par l’objet réel et
celle produite par l’imitation à travers les mots. Cette ambivalence de la violence est
traduite par le chiasme de notre titre à savoir : Dérision de la violence et violence de la
dérision : Une lecture de Baabou roi de Wole Soyinka.
Par définition, la violence désigne une puissance corrompue, à base de colère, une
impatience dans la relation à autrui, puissance par laquelle on exerce une contrainte sur
autrui, de telle sorte qu’il exécute et réalise ce qui est cependant contraire à sa volonté et
à ses fins 2. A la différence de la force qui est maîtrise de la volonté, la violence refuse de
convaincre par persuasion pour contraindre l’interlocuteur. Principe de puissance
corrompue, impatience dans la relation à autrui, la violence choisit le moyen le plus court
pour forcer l’adhésion, pour nier l’autonomie de l’autre et, à la limite, pour l’asservir ou à
défaut l’anéantir d’où la notion de cruauté.
C’est cette conception qui nous intéresse ici car par sa brutalité et sa crudité,
l’écriture de Soyinka fait du mal, une esthétique. Transformer une telle cruauté en un jeu
théâtral, c’est négocier avec la cruauté, mais aussi voiler l’événement de l’altération,
l’habiller, le tenir à distance, au risque de l’euphoriser. La violence structure l’œuvre de
Soyinka dans la mesure où ses écrits allient la violence dénoncée à la violence de la
1
Wole SOYINKA, “We cannot hang all these people for real, so we will have to do it on stage”,
« Nous ne pouvons pendre les dictateurs en vrai, c’est pourquoi nous devrons le faire
sur scène », communication personnelle, Badagry, juillet 2001.
2
Evelyne BIEZANEK et al, Repère : Les intervenants sociaux en commissariat et en gendarmerie, les
Éditions
de la DIV, Saint-Denis, 2008, p. 66
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dénonciation. A cet effet, en quoi consiste la dérision de la violence et la violence de la
dérision chez Soyinka? Quelle est sa particularité ?
Notre parcours, s’organisera autour de deux points. Le premier présentera les moyens
utilisés
par Soyinka pour tourner la violence en dérision, le second traitera de
l’esthétique de la violence.
Des personnages de farce et une intrigue politique
I/ Corps comme champs de bataille
La notion de personnage n’est pas une innovation dramaturgique de Soyinka. Ces
derniers constituent une composante incontournable dans la création du texte littéraire,
et particulièrement théâtral. Ils confèrent au texte l’illusion de réalité. Autrement dit,
par leurs dires et leurs agissements, une pièce théâtrale donne l’image de société réelle.
La pièce Baabou roi se passe dans un état bananier fictif, le Gouatouna, où BASHA BASH
va s’autoproclamer roi après s’être emparé du pouvoir en renversant le tyran précédent
au nom de la révolution et de la démocratie. Il s’agit de promouvoir l’opération «Ventre
Plein»1 en faisant tondre le gazon des terrains de polo, des champs de manœuvres et des
jardins des ambassades pour y faire pousser du manioc et du maïs. Le Corps d’Élimination
Rapide propose d’utiliser les cadavres des opposants comme engrais.
Inspiré de l’inoubliable Ubu Roi 2 de Jarry, Baabou roi incarne à lui seul « tout le
grotesque du monde » 3. La pièce met en scène l’arrivée au pouvoir d’un dictateur
sanguinaire dans un Etat fictif, à la faveur d’un coup d’Etat. Une fois qu'il a le pouvoir en
main, BASHA BASH s'abandonne à une inhumanité hors du commun. Pour cimenter sa
gloire, il usurpe les richesses de ceux qu'il tue. Dans la mise en place de sa « machine à
décerveler», symbole de son nouveau gouvernement, nul n'est épargné. Avec cette
production d’ogre festif, Soyinka offre un beau morceau d'anti-totalitarisme.
Dans la scène d'exposition de la pièce par exemple, on s'attend à ce qu'elle nous
donne les premières informations nécessaires à la compréhension des enjeux de la pièce :
sujet de la pièce, personnages, lieu et moment de l'intrigue. Or elle donne tout de suite le
1
L’opération «Ventre Plein» est un programme d’auto suffisance alimentaire
Alfred Jarry, Ubu roi, publiée le 25 avril 1896 dans la revue de Paul Fort Le Livre d'art
3
Alfred Jarry, « Conférence prononcée lors de la création d'Ubu roi», Ubu, Paris, Folio classique, 1994, p.
342.
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ton de la pièce : registre polémique, jeux de langage, personnages grossiers, violents,
arrivistes. Les propos écrits ou oraux jouent le rôle d'armes. Ce registre se trouve dans la
discussion contradictoire et échange violent en BASHA BASH et sa femme MAARIYA :
BASHA. Merdre !
MAARIYA. Merdre toi-même. Et rappelle-toi qu’il est tôt le matin.
BASHA. Tôt le matin pourquoi ?
MAARIYA. Tôt le matin pour que tu secoues le vide de ton carafon a
pisse [pénis] et que tu y mettes quelques idées consistantes dedans.
Tu veux mourir dans la misère ?
BASHA. Mourir de misère ? J’attends dire "mourir dans la misère" de
toi pestilence matinale empêcheuse de rester en paix ? Ou bien c’est
mon ouïe qu’est disloquée avec tous ces coups de feu et cris de mort
et éclats de grenade quand on a dégommé le gouverneur Rajinda ?
Dans ce dialogue amoureux, la violence liée au registre polémique se traduit par
une rhétorique de la persuasion passant par un lexique souvent dépréciatif, des figures
de style permettant l'accentuation ou l'analogie, et une ponctuation expressive liée à un
rythme rapide. Dans plusieurs scène de la pièce théâtre, on peut par exemple observer
un échange de répliques courtes et cinglantes appelées les stichomythies. Ici le registre
polémique est employé entre BASHA et MAARIYA qui s'insultent copieusement, mais
de manière peu subtile ! Répondant à sa femme qui le traite d’incapable, BASHA réplique :
BASHA. Si je t’entends bien, tu dis on va mourir dans la misère. Mais
enfin, comment tu peux dire ca alors qu’à la minute on emménage
dans ce nouveau lupanar somptueux, avec le sang de l’occupant
précédant qui fait un motif original sur le papier peint, tout bien
mixtionné à la matière grise éclaboussée de sa cervelle ? Marmelade
grise authentique, et ca je peux en témoigner puisse que c’est moi
en personne que je lui ai perforé le crâne avec la balle en argent… » 1
À travers cette éloge du meurtre, le lecteur /spectateur peut voir la violence et la
brutalité des méthodes utilisées par le personnage de BASHA BASH pour son ascension
1
Wole SOYINKA, Baabou roi, Acte1, Scène1, p. 6
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au pouvoir. Le gout du crime pour réaliser les ambitions personnelles est également
partager par Maariya, la femme du dictateur qui, complote, intrigue, assassine pour
pousser son mari au sommet de l’Etat. Lors d’une offensive contre l’ancien président qui
tentait de reconquérir le pouvoir par les armes, le Général Basha trouve le quartier
général du président déchu vide. Sa femme entre dans une colère noire et demande à la
garde rapprochée de son mari, le Corps d’Elimination Rapide de retrouver l’ex première
dame pour lui faire subir des atrocités :
MAARIYA. Je veux la trouver moi-même. Je veux lui déchirer les
yeux de mes doigts. Je veux sentir son sang me gicler sur la figure
quand je lui arracherai le foie. Allez.
À travers son discours, le personnage de Maariya accomplie ses fonctions
infernales et orgiaques avec une jouissance destructrice. Elle nous parle d’une manière
très crue, d’une réalité violente et affreuse même insoutenable. Par ce délice qu’elle
ressent à sentir le sang de sa victime gicler sur sa figure quand elle lui arrache le foie,
l’action de Maariya n’est pas loin du sadisme. Cette violence propose une action
mortifiante sur la chair, un changement d'état qui oblitère les traits distinctifs du corps. La
véritable nature de l'homme se dégage ainsi sous une bestialité qu'il tente de cacher. En
présentant des personnages de farce résolument cyniques, insaisissables et violents,
Soyinka transpose l’énergie de l’acte violent du réel vers un monde recomposé où cet
acte devient supportable et donc vivable. Cet effet atténuant du théâtre est partagé par
Sara KANE lorsqu’elle écrit :
« J’ai choisi de la représenter [la violence] parce que nous devons parfois
descendre en enfer par l’imagination pour éviter d’y aller dans la réalité. Si,
par l’art, nous pouvons expérimenter quelque chose, nous pourrions peutêtre devenir capables de changer notre avenir ; l’expérience de la
souffrance imprime en nous les marques de ses leçons, tandis que la
spéculation nous laisse intacts […]. Je préfère risquer l’overdose [de
cruauté] au théâtre plutôt que dans la vie. Ma seule responsabilité en tant
qu’écrivain est celle que j’ai à l’égard de la vérité. Aussi désagréable soittelle. »1
1
Sarah KANE citée par Laure GARRABÉ in « Les représentations du crime et de la cruauté dans les arts
vivants», Ed. Les Substances, 2000, p. 12.
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Cette finesse dans la représentation de la cruauté est illustrée par la séance
d’initiation à la torture du fils de BASHA BASH. Le Précepteur est chargé de faire passer
un test de virilité au petit BIIBABAE. Le test consiste à torturer un prisonnier à l’aide de
décharges électriques pour lui soutirer des informations. Encouragé et entrant
complètement dans le jeu, BIIBABAE applique à plusieurs reprises une broche électrique
reliée aux testicules d’un prisonnier. Une étincelle électrique jaillit, le prisonnier pousse
des cris et la cage tremble violemment pendant que son père et sa mère dans une
excitation frénétique, font de petits sauts en l’air :
MAARIYA. Encore une fois. Allez, vas-y. Encore une fois pour ta petite
Maman.
BIIBABAE. Il était trop drôle. Tu as vu comme son coup s’est brusquement
allongé?
BAABOU. C’est un génie, Lady Maariya. On a donne vie à un génie.
MAARIYA. Et toi tu es un pleutre. Hé, arrête, diabolique petit prodige ! Tu
vas le tuer et on a n’aura plus rien pour l’interrogatoire, que j’ai l’intention
de mener moi-même. Je sais comment obtenir les réponses qu’il me faut –
Allez, laisse-moi faire à ma manière.
BIIBABAE (trépignant de frustration) je veux jouer, je veux jouer.
MAARIYA. Regardez le petit prince, il ne sait même pas tout le plaisir qui
l’attend encore. Tu n’as que les préliminaires et tu es déjà tout excité.
Attends qu’on l’ait assis sur la pointe d’une corne de rhinocéros et alors tu
vas entendre ce pervers de rebelle pousser des cris d’extase.
(Baabou roi, pp. 84-85)
A la lecture de ce qui précède, nous constatons que la cruauté, une forme
particulière de la violence qui implique la volonté de tyranniser l’autre, la saveur éprouvée
du sang qui coule est ici, est transmise de générations en générations comme l’illustre
cette séance d’initiation à la torture. La cruauté dans l’œuvre littéraire de Soyinka est
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spectaculaire dans le sens strict du terme. Les personnages qui y participent s’excitent
des regards médusés des spectateurs en instaurant une espèce de théâtre pervers où se
croisent, des bourreaux et des victimes. Dans ce cas, le théâtre est comme un levier qui
permet de faire sourdre une émotion et a une qualité réconfortante et guérissant. Ceux
qui ont vu le public de Lagos rire à gorge déployée à la scène où le fils de Baabou roi,
Biibabae, s’amuse à torturer un prisonnier comprendront que les blessures sont étranges
et profondes. Il faut avoir souffert pour n’avoir d’autre choix que de rire d’une telle
extrême violence.
En fait, c'est le deuxième degré qui est drôle ; la violence inimaginable qui, au
final, ne fait jamais mal. Pétrie d'emprunts et de références, la pièce n'épargne rien ni
personne. On contemple avec consternation et hilarité les tristes mécanismes de la survie
de l'espèce humaine. Sous les airs d'un dirigeant d'une république de bananes, BASHA
BASH devient un amalgame terrifiant et peu élogieux de tous les politiciens véreux mus
par une soif de pouvoir inextinguible. Toujours prêt à fendre un crâne, ce personnage
ubuesque demeure malgré tout particulièrement couard. Les scènes de combat aux
quelles il participe sont révélatrices de l'esprit qui l'anime :
FATASIMOU. Votre Majesté, l’ennemi s’est infiltre dans la forêt
environnante et s’avance maintenant pour attaquer par le flanc ouest.
BAABOU. Quoi !
FATASIMOU. Si vous regarder par la, Sire, vous les verrez arriver par les
bois.
BAABOU pète. Il se met à trembler.
SHOKI. Et voila la canonnade royale.
KPOKI. Ce sont les roquettes manquantes je t’avais dit qu’il les avait avalées
Par "canonnade royale", il faut comprendre "pet royal" qui est souvent suivi de
matières fécales dont est recouvert BAABOU ROI. Ce champ lexical de la fécalisation
traduit ainsi la raillerie dont est l’objet BASHA BASH au sein de sa propre armée. Cette
violence de la dérision a un impact certain en ce sens qu’elle s’inscrit dans un champ
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politique ouvertement contestataire qui ne justifie plus les sinuosités discursives
caractérisées par la peur et le silence.
Nous avions précisé précédemment que Baabu roi de Wole Soyinka est une
parodie de Ubu roi d’Alfred Jarry. En africanisant la pièce, Soyinka a su garder le jeu de
provocation de JARRY. Nous voyons “merdre” devenir également un terme remplissant
une autre fonction autre que l’aspect grossier qu’il donne au langage ; il devient aussi le
mot d’ordre du grotesque BAABOU. Soyinka tourne en dérision la prise de pouvoir par
coup d’état qu’il parodie toujours à son gré. Ce terme qui a l’apparence d’un leitmotiv
dans toute la pièce devient même un repas faisant partie de l’étrange menu de MAARIYA
l’épouse de BAABOU. Nous voyons ce drôle de langage bouleverser toutes les règles de
logique et de bienséances ; Soyinka représente toujours les dictateurs dans ce qu’ils ont
de plus bas.
La description scatologique marque une régression, procède de préoccupations
dégradantes, d’obsessions infantiles ou séniles et, dans le même temps, il rétablit une
coïncidence entre le signe et la chose signifiée. BAABOU est montré comme un enfant qui
ne peut se retenir de faire ses besoins en public ; il est constamment rabroué par sa
femme parce que souvent couvert de «merde» sans le savoir.
De l’africanité dans l’écriture de la violence
La recherche esthétique dans la peinture de la violence prend également en
compte le retour aux sources africaines. Chez Soyinka, la donne traditionnelle élargit le
champ du traitement de la violence et participe à l’expression des difficultés de l’Afrique
post-indépendante. Le premier élément à relever est la dénonciation des tares sociales
par des symboles ou des images. Ce mode d’expression est une manière détournée chez
les Africains, d’évoquer des faits. Il en est de même du surnaturel qui relie constamment
dans les œuvres la vie à la mort, le réel à l’irréel. Cette réalité qui dépasse l’entendement
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humain est l’une des caractéristiques du « théâtre traditionnel africain » 1. C’est le lieu où
vivants et morts se rencontrent, libérés des contraintes imposées par les puissants.
ESPACE / TEMPS une dimension mystique de la violence.
Le temps et l’espace sont intimement liés et constituent deux composantes
fondamentales dans l’élaboration du texte théâtral. Toutefois, dans la dramaturgie de
Wole Soyinka, la représentation du temps s’avère totalement différente de celle de
l’espace. En effet,
il
fait une présentation précise de l’espace dans ses textes
dramatiques tant et si bien que l’on reconnaît sans trop de difficulté l’espace référentiel.
Quant au temps, sa représentation relève de l’imaginaire, sans lien avec le temps réel. Les
personnages assassinés par le dictateur BASHA BASH par exemple, réapparaissent
sous forme de fantômes pour lui demander des comptes.
En effet, bien de dictateurs africains ont recours au pouvoir mystique pour
consolider leur pouvoir. Dans Baabou Roi par exemple, BASHA BASH consulte les
marabouts et autres mages pour connaître son avenir politique. Le marabout prédit que
plusieurs années lui seront accordées sur le trône si et seulement si ses sbires kidnappent
quarante bossus et quarante albinos. Les quarante albinos seront brulés vifs les lèvres
cadenassées pour qu’aucune voix de protestation ne s’élève quoi qu’il fasse.
En outre, selon le marabout, la bosse comme la bosse de chameau, emmagasine le
pouvoir de l’eau qui donne des forces au chameau sur une longue distance dans le désert
aride. Mais la bosse humaine est encore plus riche. Elle recèle l’élixir du pouvoir. C’est
pourquoi les bossus doivent être enchaînés a des murs ou ils seront affamés jusqu’à ce
qu’il ne leur reste plus que la peau sur les os. Et la bosse tombe naturellement. Ce noyau
1
L’idée que nous nous faisons du théâtre traditionnel africain est celle que développe Ousmane
Diakhaté. L’universitaire sénégalais écrit à ce propos : « La notion de théâtre ne renvoie pas, ici, aux
pratiques dramatiques telles qu’elles nous apparaissent aujourd’hui avec les pièces, les salles plus ou
moins somptueuses, la machinerie et les préoccupations pécuniaires. Elle renferme des formes
d’expression dramaturgique qui inspirent une théâtralité que l’on ne saurait saisir sous l’angle
occidental. Conditionnée par le fonctionnement social, la production artistique dans l’Afrique
traditionnelle, se vivait à travers les mythes, les rites et les cérémonies de réjouissance populaire.
L’activité dramatique était de fait, une manifestation collective de participation qui met en mouvement
les croyances, les passions et les conceptions dont se préoccupe une communauté donnée.» Cf. «
Introduction au théâtre africain francophone » in Encyclopédie mondiale du théâtre contemporain (Vol. III.
Afrique), UCAD., p. 104.
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sera réduit en cendre et mélangé au ragout quotidien de BASHA BASH pour garantir un
règne sans fin à sa dynastie. Mais au moment ou BASHA s’y attend le moins, une armée
de morts-vivant l’attaque :
POTIPLUM. [Le chef d’état Major] Que se passe t-il ?
UN SOLDAT. … Mon Général, on dirait que toutes les créatures de l’enfer
ont été lâchées il y a des monstres qui combattent à leurs cotés. Nos
hommes s’enfuient, terrorisés.
Un coup de feu retentit le Soldat est abattu. Un personnage gigantesque, en
grande robe de mariée fait son entrée, monté sur des échasses.
LE PERSONNAGE. Sus à l’ennemi, mes anges exterminateurs ! Surtout ne
les laissez pas s’échapper. C’est la saison des mariages forcés en enfer.
C’est un revirement positif de la situation initiale ; car l’extrême violence soldée
par la mort des albinos et bossus, s’est muée à la fin de la pièce, en une vie dans l’audelà où les opprimés deviennent les oppresseurs et vice-versa. Repoussant ainsi les
limites du genre théâtral, l’auteur crée l’espoir dans la mesure où un nouveau cadre est
offert aux victimes des pouvoirs violents. Cette exploration du monde invisible n’est
possible que grâce à la croyance aux mythes formant du reste, l’un des piliers des mœurs
africaines. La violence saisie entre l’ici et l’au-delà appelle une structure dont la
complexité est à rechercher dans le dérèglement social. L’au-delà, marque de pureté,
est présenté comme un espace inviolé par les monstruosités des hommes.
Impertinence des Mots
Au commencement de la dérision était le verbe, et le verbe s’est fait écrit
dans la théâtre . Mais l’écrit n’a pas détruit le verbe. Tous deux cohabitent et
participent à décompresser l’autoritarisme du pouvoir, à débander ces pouvoirs
militaro-viril
archi-bandé . Chez Soyinka, le langage qui est constamment malmené 1
s’accompagne dans cette scène, décrite plus haut, d’une intensification des états
d’âme car dans la description que le dramaturge nigérian fait de BAABU, la référence
excrémentielle est non seulement représentée dans le discours mais aussi dans le
1
Mwatha Musanji NGALASSO, Langage et Violence dans la littérature africaine écrite en français in Notre
Librairie, numéro 148, 2002, p. 4
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Chair, corps et ombre des mots
comportement. Il conjugue la trivialité du vocabulaire et la complaisance verbale. Plus de
morale, plus de bienséances ! Langage démoli, personnages grotesques, autour desquels
se constitue un message, une réaction, un symbole finalement, celui du rejet de la
tyrannie bête, cruelle, absurde. La trivialité étant tout ce qui est déplaisant, nous allons
convoquer les indices textuels qui présentent la violence avec la quelle les dictateurs
militaires s’expriment. Le discours grossier des militaires, indique tout à la fois la position
éthique et esthétique de l’auteur. Il donne plus de précision dans la postface, de Cet
homme est mort :
Si nous considérons tout pouvoir arbitraire, toute forme de dictature
comme foncièrement et potentiellement obscène, alors, bien sûr, le
langage doit manifester cette illégitimité en des formules de rejet
vigoureuses et intransigeantes, cherchant par tous les moyens à le rendre
ridicule et méprisable, dégonflant ces prétentions à leur source même. Le
langage doit faire partie de la thérapie de résistance 1.
Dans un esprit de synthèse, nous présentons quelques termes grossiers utilisés par
les personnages : "Merdre" p. 5, "bougre de baiseur de biques" p. 6, "Chiens bâtards" p. 25
"Cette nouvelle démocratie quand tout le monde se met à manger, dormir, chier et baiser en
plein air alors on a trouvé la terre promise" p. 58, "petite bandaison minable" p. 97 .
Si nous procédons par regroupement lexical, on peut constater trois tendances se
dégager : La première est liée au corporel, la scatologie, le discours sur le déchet,
l’immondice, la deuxième tendance est liée à l’érotique surtout au bas corporel aux
appareils génitaux. Dans sa volonté de dépeindre les militaires, Soyinka leur attribue un
langage dégradant pour exposer leur laideur morale.
La mention de l’évacuation des excréments n’est jamais innocente ou simplement
anecdotique, encore qu’elle puisse prendre des valeurs radicalement opposées selon le
contexte. Une exonération abondante mais involontaire, provoquée par une émotion
intense, ridiculise la victime ; il n’est pas rare que ce genre d’accident soit signalé dans des
passages à caractère polémique, où l’auteur manifeste son hostilité aux non-valeurs
1
Wole SOYINKA, Cet homme est mort, Edition Silex, 1987, p. 273.
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Chair, corps et ombre des mots
qu’incarne le personnage comme c’est le cas pour le personnage de BASHA BASH. Le
relâchement intestinal le dévoile dans sa dérisoire médiocrité.
Conclusion
L’analyse du texte de Soyinka nous a permis de montrer que la violence se
manifeste à travers le langage et les actions physiques. La violence se place aussi bien
dans l’énonciation que dans l’énoncé. Il est important de comprendre que la dérision de
la violence comme forme de subversion, à travers la dérision et les divers procédés
de transgression qu'elle cultive, n'est pas un exercice dérisoire : elle exerce un
véritable
pouvoir d'influence sur les citoyens-lecteurs et recèle une dimension
thérapeutique indéniable.
Le genre dramatique, choisi comme mode de dérision de la violence, ouvre
l’œuvre à toute perspective esthétique susceptible de s’adapter aux phénomènes sociaux
d’après les indépendances. Les rapports de force dans l’œuvre sont multiples. Ils
n’émanent pas de l’antagonisme Dieu/homme. Ce sont désormais des conflits
interpersonnels. C’est pourquoi l’homme est au cœur du théâtre de la désillusion qui
n’hésite pas à le démasquer à travers une écriture crue. Il est représenté dans toute
sa nudité, laissant transparaître son caractère immonde et bestial. Miroir désolant de
l'humanité, la pièce africanisée et revisitée bouscule le spectateur dans son confort
habituel.
L’exploration minutieuse du texte de l'auteur offre de multiples clins d'œil
politiques qui, en actualisant efficacement les mots de la pièce, intègrent le spectateur à
ce dernier et le familiarisent avec lui. Le théâtre tel qu’il le conçoit oscille toujours, entre
volonté de susciter l’adhésion et nécessité de styliser, de créer la distance, mais dans ce
cas précis, quel est l’efficacité de son impact sur le réel ?
BIBLIOGRAPHIE
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Chair, corps et ombre des mots
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