Droit de la concurrence et droit de la propriété

Transcription

Droit de la concurrence et droit de la propriété
DIALOGUE AVOCAT-ÉCONOMISTE
Droit de la concurrence et droit de la propriété
intellectuelle, frères ennemis ?
Le droit de la propriété intellectuelle est souvent perçu comme conférant à leurs détenteurs
des monopoles. Le droit de la concurrence dédie quant à lui ses forces à limiter les effets négatifs
des monopoles. Tout semble donc les opposer et les autorités de concurrence sont de plus
souvent conduites à remettre en cause les droits de propriété intellectuelle. Regards croisés.
Hugues CALVET
Et François LÉVÊQUE
Avocat à la Cour
Bredin Prat
Professeur d’économie
Associé fondateur de Microeconomix
RLC 2429
Revue Lamy de la concurrence : N’y a-t-il pas un risque pour la
concurrence à accorder aux biens immatériels une protection
particulière susceptible de créer des monopoles ?
tions et les créations ratées et le supprimerait après coup en cas de
succès ne produirait aucun effet économique bénéfique en termes
de progrès technique ou culturel.
François Lévêque : Le fondement économique de l’octroi des
droits de propriété intellectuelle est d’inciter la création et l’innovation. Sans ce droit, le créateur et l’inventeur se verraient copier
par des imitateurs et ils verraient ainsi s’évanouir la possibilité de
recouper leurs dépenses de R&D et leurs efforts de conception.
Mais ce gain de long terme pour la société s’accompagne d’une
perte de court terme : les inventions et les créations sont vendues
au-dessus de leur coût marginal, ce qui freine leur diffusion. Pour
réduire cet inconvénient, le droit d’auteur et le brevet sont limités dans le temps, ce sont des droits exclusifs temporaires. Cette
durée limitée instaure un compromis entre incitation et diffusion.
Hugues Calvet : Le Professeur Lévêque a raison de souligner l’abus
de langage fréquent lorsque l’on parle des droits de propriété intellectuelle. En effet, ils sont désignés comme un « monopole » par
un très grand nombre de gens dans la communauté « antitrust ».
Or, il ne viendrait à personne l’idée de désigner de « monopole »
un droit de propriété physique ! Le droit de propriété sur une invention n’est pas un monopole mais un droit exclusif comme tout
droit de propriété. Il en va de même pour le droit d’auteur. Il y a
quelques années, j’ai eu à défendre EMI MUSIC contre une entreprise qui soutenait que les Beatles…constituaient en soi une position dominante sur le marché…des Beatles en raison du droit exclusif ! La cour d’appel de Paris confirmée par la Cour de cassation
a remis les choses en place en jugeant qu’une œuvre ou un artiste
ne pouvaient jamais constituer un marché pertinent.
Mais assimiler droit de propriété intellectuelle et monopole est
d’autant plus dénué de pertinence que la plupart des droits n’ont
aucune valeur. La très grande majorité des brevets ne déboucheront sur aucune commercialisation, leurs propriétaires s’apercevant
que l’invention à laquelle ils croyaient n’a finalement pas de débouchés. Une molécule pharmaceutique prometteuse brevetée
se révèlera par exemple sans effet sur l’homme contrairement aux
premières expériences de laboratoires ou bien encore elle sera associée à des effets secondaires trop sévères. De même, la plupart
des livres et chansons ne connaissent aucun succès et leur licence
ne trouverait aucun acquéreur. Même sans protection juridique,
aucun imitateur ne se serait manifesté !
Les créations et les inventions qui débouchent sur un succès bénéficient bien sûr d’un pouvoir de marché. Mais la puissance publique ne doit à aucun moment chercher à l’éroder, car c’est justement cette possibilité de fixer un prix au-dessus du coût marginal
qui délivre l’incitation à innover et à créer. Un système de propriété
intellectuelle qui accorderait un pouvoir de marché sur les inven-
Numéro 37
I Octobre 2013
Outre son caractère temporaire, le droit de propriété intellectuelle
se distingue par rapport au droit physique par sa fragilité. L’usage
des droits physiques est facile à contrôler : si vous ne payez pas
votre facture d’eau, l’eau est coupée. Pour les droits de propriété
intellectuelle, l’usage illicite est particulièrement aisé. À chaque
minute, il y a des dizaines de milliers d’usages illicites des droits
de propriété intellectuelle (cf.
cf. Internet). Et les titulaires des droits
cf
n’ont comme ressources que d’engager des procédures longues,
coûteuses, voire même sont complètement démunis.
Or, paradoxalement, le droit antitrust a tendance à traiter le droit
de propriété intellectuelle avec plus de rigueur que le droit de propriété physique. En témoigne le fait que l’une des très rares affaires
de prix excessifs en droit de la concurrence a précisément visé un
droit de propriété intellectuelle (affaire SACEM, CJCE, 13 juill. 1989,
aff. jtes. 110/88, 241/88 et 242/88).
RLC
I 93
http://lamyline.lamy.fr
Sous la responsabilité de Gildas de MUIZON, Économiste, Microeconomix
http://lamyline.lamy.fr
Droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle, frères ennemis ?
En réalité, il flotte une suspicion sur les droits de propriété intellectuelle. En sourdine, plane l’idée selon laquelle les droits de
propriété intellectuelle sont « moins » légitimes que les droits de
propriété physique. Il est à vrai dire surprenant que la consécration
par le législateur d’un droit de propriété protégeant la recherche,
l’innovation ou la création soit traitée avec une sévérité certaine
par les autorités de concurrence.
Paradoxalement, le droit de propriété intellectuelle, naturellement
« vulnérable », est une cible privilégiée par le droit de la concurrence.
À cet égard, la question des licences obligatoires imposées par
les autorités de concurrence est centrale car il s’agit purement et
simplement de remettre en cause un droit de propriété. Il s’agit
d’une question de principe essentielle. La Cour de justice l’avait
d’ailleurs parfaitement perçu dans l’affaire Magill (CJCE, 6 avr. 1995,
aff. jtes. C-241/91 P et C-242/91 P), cas d’espèce très particulier, où
elle avait souligné les circonstances exceptionnelles de cette affaire en posant des conditions très strictes à l’octroi de licences
obligatoires. Il fallait notamment que le refus de licence empêche
l’apparition d’un produit nouveau correspondant à la demande
des consommateurs.
Mais au fur et à mesure, ces conditions se sont tellement assouplies qu’il règne aujourd’hui une incertitude totale. Depuis l’affaire
Microsoft, il suffit que la licence permette un « meilleur » produit
pour que des licences obligatoires soient possibles. C’est poser
les autorités de concurrence en « évaluateurs » de l’innovation et
ce n’est pas leur rôle.
Ainsi le droit antitrust est-il devenu un champ de bataille où la propriété intellectuelle occupe le rôle de l’assiégé.
F.L. : Je tempèrerais le propos de Maître Calvet en ajoutant une
seconde différence entre le droit de propriété physique et le droit
de propriété intellectuelle : il est plus difficile de cerner le contour
d’un titre de propriété immatérielle. On s’aperçoit en général facilement que l’on est en train d’entrer dans le jardin ou dans la
maison du voisin. En tout cas, le juge ne rencontrera pas trop de
difficultés, en particulier grâce au cadastre, à établir que Monsieur
Dupont a construit un mur ou un bâtiment qui mord sur la parcelle
de Monsieur Durand. Le contour d’un brevet sur une innovation
ou d’un droit d’auteur sur un récit est beaucoup plus flou et sujet
à controverse. Du coup, dans un régime très favorable aux détenteurs de brevets, comme celui qui prévaut aux États-Unis, peuvent
passer pour contrefacteurs des entreprises qui en toute bonne foi
n’avaient pas du tout le sentiment d’empiéter chez le voisin. Ajoutez à cela que le nombre de brevets pris par un inventeur autour
d’une technologie se compte par dizaines ou par centaines. Le
risque de contrefaçon involontaire est alors multiplié. Le propriétaire de la grappe de brevets bénéficie alors d’un rapport de force
favorable vis-à-vis d’innovateurs en second qui améliorent pourtant significativement la technologie initiale. Ces derniers peuvent
craindre qu’à tout instant une mine leur explose à la figure sous
la forme d’un procès pour contrefaçon. La parade consiste à se
constituer son propre matelas de brevets : il permettra de menacer pour contrefaçon celui qui voudrait vous intenter un procès
pour contrefaçon. Le dépôt de brevets devient alors un instrument
de défense et perd de son pouvoir d’incitation à l’innovation. En
d’autres termes, la fragilité n’est pas toujours du côté du détenteur
d’un droit de propriété intellectuelle.
94
I RLC
RLC : Les détenteurs de brevets ne peuvent-ils utiliser les droits
de propriété intellectuelle à des fins anticoncurrentielles, par
exemple dans le cadre de l’élaboration de standards technologiques ?
H.C. : Les organisations de standardisation (SSO – Standard settings
organisations) soulèvent des questions passionnantes. Schématiquement, de nombreux secteurs économiques (et notamment
les technologies de la communication) supposent une interopérabilité. Pour faire simple, si vous utilisez un téléphone de marque
A, il faut pouvoir joindre votre correspondant avec un téléphone
de marque B. Ceci suppose donc une standardisation pour assurer cette interopérabilité. Tel est le rôle des SSO qui est essentiel
pour la diffusion du progrès technologique et de l’innovation. Le
fonctionnement des SSO est le suivant : une fois que le standard
est défini, les titulaires de brevets « essentiels » pour le standard
doivent d’abord le déclarer (pour éviter un « hold-up »). Et ils
s’engagent à licencier le brevet sur des bases dites FRAND (Fair
Reasonable and Non-Discriminatory
Non-Discriminatory). Le système est donc logique et
cohérent. Toutefois, il est mis en œuvre dans un contexte où ce
sont les concurrents les plus acharnés (et notamment les géants
de la téléphonie mobile) qui sont respectivement bénéficiaires et
souscripteurs de l’engagement FRAND.
Aujourd’hui, le cœur du débat est de savoir si l’entreprise qui a
pris un engagement FRAND peut faire interdire l’utilisation du brevet concerné. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que c’est
son droit le plus strict : l’engagement d’accorder une licence sur
des bases FRAND contraint l’entreprise à négocier de bonne foi.
C’est ce que l’on appelle une obligation de moyen. S’il n’y a pas
d’accord, il n’y a pas de licence. Ceci est évident mais j’ai participé
à un contentieux à Washington devant l’International Trade Commission où d’éminents experts soutenaient que l’engagement de
licencier sur une base FRAND valait contrat de licence par le seul
fait que les autres entreprises utilisaient le brevet ! Cette thèse est
aberrante en droit et elle conduit à des incohérences graves.
Elle permet en effet à l’utilisateur du brevet non autorisé d’agir
à sa guise. Le titulaire pendant ce temps le poursuivra en justice
pendant des années pour peut-être obtenir un jour une redevance
de la part d’un tribunal ! Et les autorités de concurrence risquent
de parvenir exactement au même résultat.
En effet, la Commission européenne entend interdire « dans certains cas » au titulaire d’un brevet soumis à un engagement FRAND
de demander des injonctions aux tribunaux compétents pour faire
cesser l’utilisation du brevet non licencié. On ne voit pas très bien
à quel titre les autorités de concurrence estiment intervenir. La
Commission semble vouloir viser les cas où il s’agit d’un utilisateur
de « bonne foi » prêt à discuter les termes d’une licence. Mais ce
genre d’appréciation des négociations contractuelles relève naturellement des tribunaux.
Et, là encore, on affaiblit le droit de propriété intellectuelle : l’utilisateur du brevet peut licitement l’incorporer et le titulaire du droit,
lui, « court après », si vous me permettez l’expression.
Pour autant, il est évident que détenir un droit de propriété intellectuelle, ce n’est pas être immunisé face au droit de la concurrence. Par exemple, le fait d’incorporer sciemment des brevets
concurrents dans un « pool
pool » de brevets tombe manifestement
sous le coup des règles relatives aux ententes. Je pense ici à l’affaire Summit Technology aux États-Unis où, au lieu de se faire
Numéro 37
I Octobre 2013
Perspectives
concurrence, deux entreprises avaient placé leurs brevets respectifs et substituables dans un pool de brevets et de ce fait partageaient les redevances quel que soit le brevet utilisé.
S’agissant des abus de position dominante, il existe de multiples
hypothèses où l’intervention des autorités de concurrence est absolument fondée.
L’exemple le plus logique est celui d’une entreprise dominante
sur un marché grâce aux brevets qu’elle détient et qui se livre à
des pratiques d’éviction (prix prédateurs par exemple) à l’encontre
d’un concurrent. Il n’y a aucune raison ici de traiter ces abus différemment des abus de droit de propriété physique.
Le point central est d’examiner si oui ou non l’entreprise est dominante sur un marché. Que ce soit grâce à un brevet ou grâce à
l’efficacité de sa politique commerciale est indifférent.
F.L. : Réduire le risque de hold-up est fondamental. Si vous avez
investi autour d’une norme technologique, par exemple dans la
conception de votre téléphone, et qu’ensuite le détenteur d’un
brevet indispensable au standard vous réclame des redevances
exorbitantes, vous ne recouvrerez jamais votre investissement.
Vous n’avez pas d’autres choix que de payer la rançon. Le hold-up
est pernicieux d’un point de vue économique, car les investisseurs
anticipant un risque de hold-up ne vont pas investir, ou vont investir moins. Dans le cas des normes technologiques, cela veut dire
une moindre adoption des standards, ce qui limite l’interopérabilité, et donc se traduit par une moindre commodité d’usage pour
les consommateurs.
Toute la question est bien sûr de déterminer le montant raisonnable d’une licence. À partir de quel niveau le prix de la licence
demandé par le détenteur d’un brevet essentiel est-il déraisonnable ? D’un point de vue économique, le problème est uniquement d’ordre pratique. L’équation théorique de la valeur optimale
de la licence est connue. Elle contient notamment un terme clef :
la valeur du brevet essentiel substitut, c’est-à-dire celui qui serait
introduit dans le standard si le brevet qui protège la technologie
un peu meilleure n’existait pas. Malheureusement, la valeur de ce
terme, comme celles des autres membres de l’équation, est rarement connue.
Il n’y a pas bien sûr de raison d’accorder une immunité antitrust
à la propriété intellectuelle. Il y a toutefois une difficulté dans le
choix et la mise en œuvre du remède. Dès lors que l’autorité de
concurrence exige une licence obligatoire, se pose inévitablement
la question de la détermination de son montant. À première vue,
il n’y a pas de différence avec l’accès forcé à une infrastructure essentielle. Il est toujours délicat pour l’autorité de concurrence de
fixer le montant du péage que les concurrents devront verser au
propriétaire de la facilité pour proposer à leur tour des services
qui l’exploite. En fait, je crois qu’il y a une différence clef. Dans le
cas des infrastructures physiques, il existe des méthodes et des
éléments comptables qui permettent de s’approcher d’un niveau
de péage qui ne soit pas complètement arbitraire et n’introduise
pas trop d’effets pervers. Rien de tel pour les biens immatériels. Il
n’existe pas de régulateur sectoriel familiers des tarifs administrés.
Numéro 37
I Octobre 2013
Les données de coûts sur la R&D et les efforts de création ainsi
que leur chance de succès sont peu précises. Cette différence me
conduit à recommander aux autorités de la concurrence d’être encore moins enclines à forcer l’accès à un titre de propriété intellectuelle qu’à rendre obligatoire l’accès à une infrastructure physique.
RLC : Quel serait alors l’équilibre à trouver entre la protection
accordée par le droit de la propriété intellectuelle et l’intervention du droit de la concurrence ?
H.C. : En conclusion, je souhaiterais souligner deux points.
Premièrement, en matière technologique notamment, on évoque
la « prolifération » des brevets de « mauvaise qualité ». À cet égard,
il faut être clair : c’est au législateur d’intervenir, et non aux autorités de concurrence qui n’ont aucun titre pour « contrôler » la
« valeur » des droits de propriété intellectuelle.
On constate en ce moment aux États-Unis une prise de conscience
croissante par les autorités fédérales du besoin de réexaminer le
système global d’octroi des brevets. Si les agences antitrust ont
naturellement vocation à exprimer leur point de vue, d’éventuelles
modifications du régime de la propriété intellectuelle ne relèvent
pas de leur mandat.

Le hold-up est pernicieux d’un point de
vue économique, car les investisseurs
anticipant un risque de hold-up ne vont
pas investir, ou vont investir moins.
Deuxièmement, apparaissent les prémices d’une nouvelle approche des droits de propriété intellectuelle de la part des juges
européens.
Dans une décision CISAC (Déc. Comm. CE n° C (2008) 3435 final, 16 juill.
2008), la Commission avait accusé les sociétés d’auteurs de se répartir par des pratiques concertées les territoires nationaux par les
licences concernant la musique en ligne. Or, le Tribunal de l’Union
européenne vient d’annuler purement et simplement cette décision en lui reprochant de ne pas avoir tenu compte des spécificités de la recherche des utilisateurs non autorisés qui supposent
qu’une seule société soit le modèle le plus efficace pour faire
cette recherche et qu’aucune concertation anticoncurrentielle ne
peut être évidemment tirée de cet état de fait (Trib. UE, 12 avr. 2013,
aff. T-442/08). Cet arrêt pourrait bien être un « tipping
tipping point
point » marquant une nouvelle ère dans les rapports tumultueux entre propriété intellectuelle et droit antitrust. C’est le vœu que je forme.
F.L. : Je voudrais en conclusion insister sur la différence d’approche
entre les États-Unis et l’Union européenne. À Washington, la propriété intellectuelle est presque sacrée et le droit de la concurrence
a toutes les peines du monde à condamner des tentatives de monopolisation qui s’appuient sur des brevets. À Bruxelles, comme l’a
souligné Maître Calvet, l’excès est inverse. Le vœu que je forme à
mon tour est que les deux positions se rapprochent. Ni immunité
antitrust, ni sévérité accrue pour la propriété intellectuelle. 
Propos recueillis par Chloé MATHONNIÈRE
Rédactrice en chef
RLC
I 95
http://lamyline.lamy.fr
DIALOGUE