Le management à distance
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Le management à distance
Le management à distance : Résultats d’une étude exploratoire Revue internationale sur le travail et la société, Octobre 2005 Emmanuelle Léon 1 Année : 2005 Volume :3 Numéro :2 Pages : 114-144 ISSN : 1705-6616 Sujets :management à distance, mutation, organisation, l’évolution des technologies. 1 Professeur Assistant, ESCP-EAP, [email protected] . 114 Introduction Notre vision du management est souvent guidée par le postulat suivant lequel manager et managé se trouvent à proximité l’un de l’autre. Les pratiques de gestion du superviseur, chargé de coordonner l’action de plusieurs travailleurs partageant un même espace, ont été longtemps guidées par le principe de division des tâches, le contrôle du temps et du lieu de travail. Cependant, le management vit aujourd’hui une profonde mutation, du fait de la globalisation de l’économie. En effet, les entreprises se doivent de coordonner des activités séparées par des barrières géographiques, voire organisationnelles (Kayworth, Leidner, 2000 ; Townsend et al., 1998) pour faire face à la concurrence. La nécessité d’aller de plus en plus vite pour répondre aux demandes des clients – tout en réduisant les coûts – explique pour partie la croissance des fusions et acquisitions, le développement d’alliances et la volonté d’aplatir les structures hiérarchiques. Ainsi que le constatent Perlo et Hills (1998) : « alors que les entreprises opèrent de plus en plus hors de leurs frontières nationales, rassemblant autour de projets transverses des acteurs de pays différents, le management à distance devient une réalité quotidienne pour un nombre toujours croissant de managers » (p.114). Le développement du management à distance s’appuie sur l’évolution des technologies de l’information et de la communication : ces dernières ont facilité l’abolition des contraintes traditionnelles de lieu et de temps qui ont longtemps présidé à toute réflexion sur le management. Notre communication, basée sur l’analyse d’entretiens semi-directifs avec des managers et des managés, aura pour objet d’étudier la relation managériale à distance en analysant les perceptions des différents acteurs concernés. Cette étude exploratoire a permis le développement d’un modèle, présenté en guise de conclusion, et qui est actuellement en cours de test. 1) Le management à distance : définition et typologie Le management à distance ( remote managing ) se produit lorsque le manager est séparé physiquement de ses collaborateurs, rendant ainsi impossible tout suivi direct de leur travail et des processus à l’œuvre. Comme le souligne Charles Handy, « we will also have to get accustomed to working with and managing those whom we do not see, except on rare and prearranged occasions », (Handy, 1995, p.42). La globalisation de l’économie, l’accélération et la dématérialisation des échanges ont facilité la généralisation du management à distance, 115 forme de supervision longtemps réservée à certaines professions (commercial, consultant, contrôleur, service après-vente, etc.) et à certains niveaux hiérarchiques (directeur de filiale à l’étranger, par exemple). Le management à distance devient aujourd’hui un phénomène de plus en plus répandu, qu’il soit lié au développement des organisations matricielles, des structures projets ou du télétravail. La volonté de rapprocher l’entreprise de ses clients a souvent pour corollaire d’éloigner le manager de ses équipes. 1.1) Le management à distance, une nouveauté ? Les questions posées par la gestion de la distance ne sont pas neuves. L’Histoire nous apporte le témoignage d’organisations diverses, gérées à distance, telle que l’Eglise catholique (Harris, 1996) ou l’empire romain (Brytting, 1996), par exemple. King et Frost (2002) considèrent que le management de la distance a été rendu possible par l’utilisation de techniques visant à clarifier les échanges (comme l’utilisation de l’argent et de l’écriture) mais également de techniques dites « d’ambiguation », visant, elles, à maintenir un certain flou, afin de pouvoir fédérer un plus grand nombre de personnes. Dans une étude longitudinale de la Hudson Bay Company, entreprise créée en 1670, O’Leary et al. (2002) analysent les interactions entre le siège londonien et les bureaux d’échanges de fourrures, situés au Canada, pour identifier les facteurs de succès du management à distance. Cependant, l’on assiste aujourd’hui à une recrudescence de l’intérêt porté à ce thème, que ce soit sous l’angle des recherches portant sur le télétravail (Dubé, Paré, 1999 ; Pinsonneault, 1996, 2000, 2001) ou sur les équipes « virtuelles » (Jarvenpaa, Leidner, 1999 ; Dumoulin, 2000 ; Hertel et al., 2005). Cet intérêt s’explique, selon Isaac (2002b), par le développement des technologies de l’information et de la communication qui ont facilité le développement du travail à distance sous toutes ses formes. Isaac et Leroy (2002) listent l’étendue des modifications induites par les technologies sur la gestion de l’information au sein des entreprises : l’information se dématérialise, devient globalement plus disponible et facilement accessible, prend des formes diversifiées et interactives… Ainsi, la conférence téléphonique, la vidéo-conférence et les échanges de courriers électroniques permettent au télétravailleur de communiquer avec son manager et ses collègues, de récupérer les informations dont il a besoin, etc. Elles peuvent également servir au manager à des fins d’évaluation et de contrôle de la performance de ses collaborateurs (Boivin et al., 1996). 116 Avec l’arrivée des technologies Internet et téléphoniques, l’intranet d’une entreprise est désormais accessible depuis un téléphone mobile ou un ordinateur portable équipé d’une connexion Internet : c’est ce qu’Isaac (2002b) nomme « la caractéristique d’ubiquité » du bureau du salarié. Ce dernier peut en effet facilement travailler depuis le site d’un client, depuis sa chambre d’hôtel ou encore depuis son domicile. Aussi Davenport et Pearlson (1998) s’interrogent-ils sur le devenir des lieux de travail traditionnels : « What’s happening to the office ? Technology has made it possible to redefine where work is done. The traditional notion of an office as the place where someone goes to work seems to be going the way of the buggy whip, the eight-track tape, and the stenographer », (Davenport, Pearlson, 1998, p.51). Des entreprises comme IBM, Procter&Gamble, AT&T ont partiellement ou complètement éliminé les bureaux traditionnels pour les fonctions de commercial et de service après-vente. D’autres encore ont supprimé les bureaux des chercheurs, des agents immobiliers ou des comptables : pour ces métiers, le travail devient quelque chose que l’on fait et non plus un endroit où l’on se rend (Davenport, Pearlson, 1998). Le management à distance n’est donc pas un phénomène nouveau. Cependant, le développement des technologies de l’information et de la communication, permettant le travail à distance, ont, de ce fait, augmenté le nombre de personnes « gérées » à distance par leur manager. Aussi la tentation est-elle grande d’assimilier « management à distance » et « emanagement ». Nous considérons que le « e-management » est une des facettes du management à distance mais qu’il ne couvre pas toutes les situations de gestion à distance. L’analyse des différentes distances à l’œuvre dans le management à distance illustre notre propos. 1.2) Les différentes distances à l’œuvre Si la « distance géographique » est la plus souvent évoquée quand on parle de management à distance, il ne faut cependant pas oublier l’impact d’autres distances sur la relation entre le manager et le managé. Ainsi, Perlo et Hills (1998) estiment que les distances suivantes, pouvant se juxtaposer à la distance géographique, méritent d’être prises en considération dans les études portant sur ce thème. Il s’agit de : - la distance linguistique Les équipes à distance utilisent majoritairement l’anglais comme langue véhiculaire. Cependant, le degré de compréhension et de maîtrise de cette langue varient fortement en 117 fonction des individus, entraînant incompréhensions et malentendus. Une mauvaise interprétation des propos tenus peut conduire au conflit. - la distance culturelle Considérée comme l’un des principaux facteurs d’échec d’une équipe dispersée, la distance culturelle entre les membres de l’équipe est incarnée par des manières de penser, des pratiques professionnelles et des comportements différents. La distance culturelle est davantage cause de malentendus que de désaccords. Or, si l’on est toujours conscient d’un désaccord, les conséquences d’un malentendu peuvent s’avérer bien plus néfastes à l’organisation. - la distance horaire ou asynchronie Dispersées parfois dans le monde entier, les équipes vivent à des horaires décalés, ce qui rend complexe la communication synchrone. De ce fait, l’organisation de visio-conférence, ou de conférence téléphonique, est parfois difficile techniquement. En outre, une réunion virtuelle regroupe potentiellement des individus pour lesquels il est 8h du matin ou 10h du soir, ce qui les met chacun dans des situations professionnelles distinctes, avec une réactivité différente, etc. - la distance technologique Les membres d’une équipe à distance ne partagent pas toujours les mêmes outils technologiques. A ce premier écueil s’ajoutent parfois la non-compatibilité des systèmes entre eux ainsi que des niveaux de formation hétérogènes en fonction des utilisateurs. Aussi tous les membres d’une équipe virtuelle ne sont-ils pas au même « niveau » de confort dans l’utilisation des outils de collaboration ou de communication à distance. 1.3) Typologie des situations de management à distance De nombreuses typologies existent sur le travail à distance. La typologie de Kurland et Bailey (1999) nous a semblé la plus intéressante dans le cadre de cette recherche car elle étudie les différentes situations de travail à distance en fonction des défis posés en termes de management. part-day local telecommuting satellite office neighborhood work centers fewest number of management challenges mobile working worldwide virtual teams greatest number of management challenges Continuum of the challenges of remote managing source : Kurland & Bailey, 1999, p.64 118 « Part-day local telecommuting », que l’on peut traduire « télétravail en alternance », signifie que le salarié – disposant d’un bureau au sein de son entreprise – travaille occasionnellement depuis son domicile. Les situations « satellite office » (bureau satellite) et « neighborhood work centers » (télécentres, centres électroniques de quartier) sont destinées aux individus dont l’activité professionnelle se déroule principalement à l’extérieur des locaux de l’entreprise. Cependant, ces salariés peuvent disposer, le cas échéant, d’un bureau situé en général à proximité de leur domicile ; pour cela, ils doivent réserver préalablement un espace de travail car aucun ne leur est nominativement attribué. C’est pour cette raison que ces deux modalités sont parfois regroupées sous le terme de « hoteling » (Davenport, Pearlson, 1998). Les entreprises de service ont souvent recours à ce type d’espace de travail. La différence majeure entre ces deux formes est que le bureau satellite appartient en propre à l’entreprise alors que le télécentre est un centre informatique privé partagé par plusieurs organisations. Le travailleur mobile (« mobile worker »), également appelé travailleur nomade, ne dispose d’aucun espace de travail physique dédié à son activité professionnelle. Dans cette catégorie figurent notamment les contrôleurs dans les transports, certaines forces de vente commerciales, les équipes de services après-vente, etc. Kurland et Bailey (1999) identifient une dernière forme d’organisation : « worldwide virtual teams ». L’expression « équipe virtuelle » décrit des équipes dispersées géographiquement, utilisant principalement (mais pas uniquement) les technologies pour communiquer : « We use the terms virtual team and geographically dispersed team interchangeably here. We considered a team to be virtual if members met face-to-face less than once per month, and used some form of communication technology as the primary medium for conducting group meetings » (Hart R.K., McLeod P.L, 2003, pp.352-353). Zigurs (2003) s’interroge sur la pertinence même du concept d’ « équipe virtuelle ». D’après lui, il faut étudier le positionnement de l’équipe en fonction des paramètres suivants : la dispersion géographique, la dispersion temporelle, la dispersion culturelle et la dispersion organisationnelle. « There is no single cut-off point at which a team ‘becomes’ virtual. Instead, what managers must do is assess the context of the team and the degree to which virtuality is present on a variety of dimensions » (Zigurs, 2003, p.340). Cette typologie des situations de travail à distance (Kurland et Bailey, 1999) est présentée sous la forme d’un continuum : ainsi, il serait plus difficile de gérer à distance une équipe virtuelle qu’un télétravailleur à temps partiel. En effet, dans le premier cas, le 119 collaborateur passe régulièrement dans les locaux de l’entreprise : le manager peut ainsi voir régulièrement son collaborateur, et dispose de nombreuses opportunités pour observer, conseiller et réorienter ses subordonnés. En outre, les collaborateurs ont la possibilité d’échanger de façon formelle et informelle avec leurs collègues, et ces interactions facilitent la diffusion de la culture d’entreprise et de ses normes auprès des travailleurs à distance. La situation se complique dans le cas de l’hoteling. En effet, comme le collaborateur ne dispose pas d’un espace de travail spécifique, il se trouve parfois à distance des personnes avec lesquelles il souhaite échanger, ce qui peut nuire et à son efficacité, et à son implication. En outre, comme le constate Harder (1997), le concept du « bureau-hôtel » peut faire naître des conflits entre sphère privée et sphère publique. Ainsi, les études menées à ce sujet montrent que les salariés qui ont la possibilité de personnaliser leur lieu de travail manifestent une plus grande motivation que les autres. Nous allons à présent nous intéresser plus spécifiquement aux avantages et aux risques de ces différentes situations de travail à distance, tels qu’ils sont présentés dans la littérature. 2) Avantages et risques du travail à distance Le management à distance est directement corrélé au déploiement de différentes formes de travail à distance. Il nous semble donc pertinent d’étudier les avantages attendus du travail à distance ainsi que les risques qui en découlent, avant d’approfondir les enjeux spécifiques du management à distance. 2.1) Avantages attendus du travail à distance Les avantages attendus du travail à distance diffèrent en fonction des situations précédemment décrites. La plupart des recherches réalisées semblent confirmer la corrélation existant entre la mise en place de programmes de télétravail et l’amélioration de la productivité (Bailyn, 1988 ; Baruch & Nicholson, 1997 ; Bélanger, 1999b ; Hartman, Stoner & Arora, 1992 ; Olson, 1985), allant en moyenne de 10 à 40%. D’après Huws (1993), les managers considèrent les télétravailleurs comme 47% plus productifs que leurs collègues de bureau ; dans 25% des cas, le travail est également de meilleure qualité. Chez IBM, les gains de productivité étaient estimés à 50% (Dubé & Paré, 1999) et 87% des personnes bénéficiant d’un « lieu de travail » autre que celui offert traditionnellement par l’entreprise estimaient que leur productivité et leur efficacité avaient progressé (Apgar, 1998). L’explication de cette 120 hausse de productivité est assez simple : le télétravailleur peut choisir des heures de travail adaptées à son mode de vie, il est davantage concentré sur sa tâche car moins souvent interrompu et profite d’une plus grande tranquillité liée à l’amélioration de son environnement de travail (Pinsonneault, Boisvert, 1996). En outre, il n’a plus à effectuer de trajets entre son domicile et son lieu de travail. Cependant, comme le soulignent Pinsonneault et Boisvert (1996), l’estimation objective des gains de productivité obtenus est délicate, les gestionnaires utilisant souvent à cet effet des critères subjectifs. Outre la productivité, Pinsonneault & Boisvert (2001) ont établi une liste des avantages principaux du télétravail, parmi lesquels figurent la loyauté envers son organisation, la satisfaction au travail, l’attraction et la fidélisation des salariés. Ainsi, une étude réalisée auprès des télétravailleurs d’IBM a montré une évolution de la satisfaction des individus en fonction de leur capacité à équilibrer vie personnelle et vie professionnelle (Davenport, Pearlson, 1998). Les autres situations de travail à distance n’ont pas fait l’objet, à ce jour, de recherches aussi approfondies sur leurs avantages potentiels. Notons cependant que les différentes formes d’hoteling ont pour avantage principal de réduire les coûts liés à l’immobilier dans une organisation. Ainsi, chez Accenture, le passage vers l’hoteling a permis de diviser par deux les coûts des locaux par consultant (passant de 6 400 € à 3350 € par consultant) et que la gestion d’équipes à distance permet un accès rapide à des expertises géographiquement dispersées ainsi qu’une meilleure connaissance des besoins des clients (Kurland, Bailey, 1999). 2.2) Risques du travail à distance Davenport et Pearlson (1998) proposent d’identifier les risques du travail à distance par contraste avec ce qui existe dans un contexte de proximité. Ainsi, même s’il est évident que de nombreuses activités n’ont plus besoin de se dérouler dans les locaux de l’entreprise, les locaux ont d’autres fonctions qui, aujourd’hui, ne sont pas remplacées par les technologies, à savoir : - la culture de l’entreprise : les bureaux sont un lieu de socialisation et d’intégration de la culture de l’entreprise. Dans le cas de l’hoteling, par exemple, les individus n’auraient plus le sentiment d’appartenir à l’entreprise. En outre, comme ils 121 n’occupent pas le même espace de travail à chacun de leur passage, ils ne savent pas où se trouvent leurs collègues. Certains préfèrent, du coup, travailler depuis chez eux (Davenport, Pearlson, 1998). - la loyauté : les bureaux facilitent l’identification du salarié avec son entreprise. Ce résultat est en contradiction avec ceux obtenus par Pinsonneault et Boisvert (2001), qui considèrent que le télétravailleur est plus loyal envers son entreprise que le travailleur « classique ». - la communication : les bureaux rendent possible des communications fréquentes et non planifiées. Les conversations face-à-face ne se limitent pas à l’échange d’informations : elles permettent de véhiculer les attitudes et les préoccupations des différents interlocuteurs, par le non-verbal notamment. - l’accès aux autres : les bureaux sont un lieu où les individus peuvent facilement se retrouver quand ils ont un problème à résoudre. La technologie facilite l’accès aux autres mais les auteurs considèrent qu’il reste difficile de communiquer à distance. Dans le cas du télétravail, la plupart des expérimentations menées témoignent du fait qu’au bout d’un an ou deux, les travailleurs ont le sentiment d’être déconnectés de leur entreprise et de leurs collègues, ce qui nuit à leur implication. - le contrôle managérial : le fait d’être présent dans l’entreprise signifie que l’on est en train de travailler. De nombreux managers se sentent mal à l’aise lorsqu’ils n’ont plus la possibilité d’observer le travail de leurs collaborateurs. Aussi les travailleurs nomades ont-ils parfois le sentiment que les technologies portables adoptées par l’entreprise servent à les contrôler (Davenport, Pearlson, 1998). Nous reviendrons plus en détail sur ce point ultérieurement. - l’accès aux documents non électroniques. - le statut : les bureaux (taille, emplacement, présence d’une secrétaire, etc.) sont autant de signes du niveau hiérarchique de son interlocuteur. Même si de nombreux managers se targuent de ne pas y être sensibles, nous avons remarqué qu’il existe, même dans des bureaux virtuels, des marques de statut préservées par les managers (Léon, 2002). Parmi ces différents risques, nous avons choisi d’étudier plus en détail les défis posés par la communication et la supervision à distance, car ils nous ont semblé, au cours d’entretiens exploratoires, emblématiques des enjeux du management à distance. 122 3) Enjeux spécifiques du management à distance 3.1) La communication à distance La communication est essentielle au bon fonctionnement d’une équipe, que celle-ci soit traditionnelle ou virtuelle. La communication électronique a partiellement aboli les contraintes de la proximité, rendant l’échange de messages possible entre des entités séparées tant au niveau spatial qu’au niveau organisationnel (DeSanctis, Monge, 1999). Elle permet de relier des organisations, des départements, des cultures différentes, créant ainsi une alternative (« anyone/ anytime / anyplace ») à l’expérience vécue classiquement (« same-time, same place, functionnally centered, in-house ») dans une organisation (O’Hara-Devereaux, Johansen, 1994). Sans outils de communication à distance, les membres des équipes virtuelles seraient dans l’incapacité de tisser des liens entre eux et de créer une entité (DeSanctis, Monge, 1999 ; Hertel, Konradt, Orlikowksi, 2004). Depuis longtemps déjà, les média de communication sont classées en fonction de leur richesse (feedback rapide, diversité des styles utilisés, personnalisation, etc.) et il n’y a pas de doutes sur le fait que les individus perçoivent des différences significatives entre les médias de communication qui leur sont proposés (Zmud et al., 1990). Cependant, la hiérarchie des préférences reste floue. Certains auteurs rapportent une nette préférence en faveur de la communication en face-à-face ou par téléphone par rapport à la communication électronique (Murray, 1991), d’autres considèrent que les individus choisissent le média adapté à leur besoin. D’après Maznevski et Chudoba (2001), les courriels, télécopies et appels téléphoniques doivent être utilisés pour obtenir des informations ; des appels téléphoniques plus longs et des conférences téléphoniques permettent de résoudre les problèmes ; enfin, les rencontres en face-à-face sont utiles pour générer de nouvelles idées. Si, ainsi que le souligne Zigurs (2003), il est logique de penser que la performance obtenue sera supérieure lorsque l’on choisit un média adapté aux besoins de la tâche en cours, toute la difficulté réside dans la définition des caractéristiques tant de cette tâche que du média. Ainsi, Zigurs (2003) estime que la richesse d’un média de communication est une donnée relative, car tout dépend du sujet traité (nature du problème, information à transmettre complexité, urgence, nombre de personnes concernées, besoin de personnalisation), du contexte (secteur d’activité de l’entreprise, taille, distance séparant les différentes unités, équipement en TIC, 123 habitudes de communication), et enfin des relations entre les protagonistes (maîtrise individuelle des outils, préférence individuelle pour l’oral ou l’écrit, stratégies personnelles des acteurs). La communication à distance, et tout particulièrement la communication électronique, ne donne que peu d’indices sur l’état d’esprit de son interlocuteur. En effet, la communication non verbale, qui compte pour près de 70% de la communication, est en partie occultée par ce type de transaction. Les expressions du visage, les gestes, les intonations, présents dans une communication en face-à-face, s’effacent à distance (Kiesler, Sproull, 1992 ; SarbaughThompson, Feldman, 1998 ; Kayworth, Leidner, 2000 ; Kurland, Bailey, 1999). Dans une étude portant sur des équipes travaillant à distance et utilisant différents média de communication, Kayworth et Leidner (2000) ont mis en évidence que cette perte d’information était directement corrélée à la richesse de la technologie utilisée. Ainsi, les équipes qui ne fonctionnent que par courrier électronique souffriraient davantage de perte et de distorsion de l’information que les équipes qui utilisent des médias plus riches. En effet, la porté de la communication demeure limitée (l’ironie, par exemple, ne fonctionne pas par courrier électronique) et certaines discussions sont jugées trop complexes pour être réalisées à distance (dans le cadre de négociations, notamment). Si l’on assiste au développement de ce que Isaac (2002b) qualifie de « virtualisation des échanges et de la communication », avec le développement du courrier électronique, des conférences téléphoniques, des visio-conférences, des forums électroniques internes et l’utilisation du travail collaboratif à distance (groupware), force est de constater que les modes traditionnels d’échange que sont la discussion en face-à-face, le téléphone et le courrier n’ont pas disparu, loin de là. Les résultats de l’enquête menée en 2001 par l’Observatoire du e-management de Paris-Dauphine montrent que, même si le courrier électronique se développe très rapidement, les réunions ne diminuent, quant à elles, que pour 15% des personnes interrogées (Kalika, 2002a). Kalika (2002a) souligne que, finalement, le rôle joué par la technologie dans les choix opérés en matière de média est relativement limité, par comparaison aux logiques internes et aux jeux d’acteurs. Ceci expliquerait en partie pourquoi les études menées sur la communication à distance montrent que les différents modes de communication se juxtaposent. Kalika (2002a) explique cette juxtaposition – qu’il surnomme « l’effet millefeuille des 124 moyens de communication » - par plusieurs facteurs complémentaires : « la méconnaissance des spécificités de chaque outil de communication, l’insuffisance de la formation à l’utilisation des TIC, le poids des habitudes et les logiques d’acteurs » (Kalika, 2002a, p.227). Kalika (2002b) juge cette situation paradoxale mais également inquiétante puisque la plupart des managers répondent à leur courrier électronique soit avant, soit après les réunions, c'est-àdire tôt le matin et tard le soir. Aussi pense-t-il qu’il existe un véritable risque de « surcharge mentale des managers » (2002b). Si la substitution ne s’opère pas, il est clair, selon lui, que l’utilisation des TIC va connaître des situations de blocage, car les managers atteindront les « limites temporelles » de leur charge de travail (Kalika, 2002b, p.103). Ce risque de surcharge est, d’une certaine manière, amplifié par les avancées de la technologie. En effet, les communications sont de plus en plus faciles et de plus en plus rapides. Il est donc tentant, pour le manager, de demander un maximum d’informations à ses collaborateurs avant de prendre une décision. Le fait d’être « toujours joignable », soit par courrier électronique, soit sur son téléphone portable, et ce pendant les soirées, les fins de semaine ou les vacances, peut l’inciter à vouloir contrôler davantage le travail de ses collaborateurs et, de ce fait, à moins déléguer. Si les membres de son équipe doivent le consulter pour chaque décision locale, le conduisant à demander à son tour des informations complémentaires ou le soutien de sa propre hiérarchie, le management à distance deviendra source de lenteur : « si l’on n’y prend garde, la rapidité et la facilité de communication peuvent considérablement augmenter le temps de décision, ce qui est peu souhaitable dans un monde où la rapidité d’action est un élément clé de la compétitivité » (Perlo, Hills, 1999, p.117) Le dernier point qui nous semble intéressant d’étudier dans le cadre de la communication à distance concerne la perte des indices sociaux. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, le statut social et hiérarchique de son interlocuteur est moins facilement appréciable à distance. La taille du bureau, le mobilier, les vêtements portés, la voiture (etc.) étaient autant d’indicateurs de la position de son interlocuteur. A distance, ces éléments sont souvent inconnus, ou minimisés (Daft, Lengel, 1986 ; Sproull, Kiesler, 1986). Cette perte d’indices sociaux aurait un effet « égalisateur » : les individus seraient moins sensibles à la hiérarchie sociale et, du coup, réagiraient différemment que dans un contexte de face-à-face. Walther (1992) conteste ces résultats. D’après lui, les individus tentent de compenser les décalages entre la communication en face-à-face et la communication électronique : 125 - pour pallier aux limites imposées par le format de la communication électronique, ils vont utiliser plus d’expressions verbales et imagées qu’ils ne le feraient dans un contexte de proximité ; - pour éviter la perte de repères de statut hiérarchique, ils utilisent un langage et des symboles rappelant à leur interlocuteur qui ils sont (en utilisant notamment certaines formes de salutations au début et à la fin du courrier électronique). 3.2) La supervision à distance Le passage de la supervision directe au contrôle à distance est considéré comme l’une des évolutions majeures du management à distance (Kurland, Bailey, 1999 ; Davenport, Pearlson, 1998). Le fait de devoir surveiller les performances d’individus qui ne sont pas à portée de vue semble plus difficile (Agpar, 2000 ; Perlo, Hills, 1998). Dubé et Paré (1999) constatent que les managers ont l’habitude « d’une supervision ‘à vue’ ou ‘de corridor’ ». A distance, le manager se trouve dans l’impossibilité d’observer physiquement le travail réalisé par ses collaborateurs. Or les managers ont spontanément tendance à penser que si leur collaborateur est loin d’eux, ils vont avoir du mal à vérifier qu’il est en train de travailler. Cette difficulté est l’une des plus grandes préoccupations des managers et explique leur réticence face au télétravail (Boivin et al., 1996). Ce n’est pas tant la performance qui est au cœur du problème. En effet, dans une étude réalisée en 1989 auprès des managers de télétravailleurs, Christensen (1992) indique que près de 80% des managers se montraient « satisfaits » ou « très satisfaits » des performances au travail de leurs collaborateurs. En revanche, ils n’étaient toujours pas à l’aise dans leur rôle de supervision à distance puisque le pourcentage de managers satisfaits n’était que de 50%. Cependant, Christensen (1992) constate que le fait d’être à côté de ses collaborateurs n’est pas, en soi, une garantie : « in a service economy, most of the work done is often done in the head, not by the hand, so simply observing employees is no guarantee they are actually working » (Christensen, 1992, p.133). Travailler à distance nécessite le développement de nouvelles compétences et de nouvelles attitudes chez les managers et les managés (Davenport, Pearlson, 1999). Comme la distance ne permet pas le contrôle direct de visu, le management à distance conduirait le manager à 126 déléguer plus fréquemment, mais en contrôlant davantage les résultats. Les différentes stratégies utilisées par les managers de télétravailleurs sont les suivantes : « contrôle électronique (vérification des temps d’accès, des fichiers consultés, etc.) ; contrôle par l’usage de spécification formelles et rigoureuses (cibles à atteindre, procédures très détaillées, formalisation, etc.) ; et finalement le contrôle par le marché (paiement aux résultats ou à la pièce) » (Pinsonneault, Boisvert, 1996, p.79). Hertel et al. (2005) explicitent les trois approches utilisées dans le cas de la supervision à distance d’équipes virtuelles : il s’agit de l’EPM (Electronic Performance Monitoring), du management par objectifs et de l’autogestion. L’Electronic Performance Monitoring signifie que les managers s’appuient sur la technologie pour suivre à distance l’activité - et la performance - de leurs collaborateurs. Ils sont à même de contrôler les heures d’arrivée et de sortie sur la base des connexions informatiques. Ils évaluent le rythme de travail en fonction du nombre de transactions traitées. L’EPM est souvent assimilé à de la « gestion invasive à distance ». Le suivi électronique de la performance rejoint alors des principes tayloriens d’organisation du travail (Lund, 1992) et contribue à accroître le niveau de stress des salariés (Aiello & Kolb, 1995). En ce qui concerne la performance proprement dite, il est intéressant de noter que ce suivi électronique a tendance à stimuler positivement les « high skilled workers » et à inhiber les « low skilled workers » (Davidson & Henderson, 2000). Si ces auteurs considèrent que le niveau de stress dépend de la compétence de la personne travaillant à distance, Sylvie Montreuil, professeure titulaire au Département des relations industrielles de l’Université Laval, pense, elle, que ce stress est davantage lié au flou des objectifs et de l’encadrement qu’au niveau de qualification des salariés. En effet, d’après elle, si les normes de rendement et les critères d’évaluation sont clairs, les travailleurs ne se sentent pas plus stressés à distance qu’en travaillant au bureau. Le management par objectifs est une alternative possible à l’EPM (Duarte & Snyder, 1999) ; l’accent est alors mis sur les objectifs à atteindre, la participation et le feedback sur le travail réalisé. A ce jour, peu d’études ont été réalisées pour explorer le management par objectifs dans les contextes de travail à distance (Hertel et al., 2005). La plupart des auteurs (Cascio, Shurygailo, 2003 ; Davenport, Pearlson, 1998) considèrent cependant que les objectifs doivent être fixés, et clarifiés, lors de rencontres en face-à-face entre le manager et son collaborateur. Pour Dumoulin, « le management à distance est un mode de management 127 contractuel, centré sur des objectifs » (Dumoulin, 1999, p.8). La manière dont les résultats vont être évalués doit également être précisée au cours de ces entretiens, afin que chaque collaborateur sache à la fois ce qui est attendu de lui et comment son supérieur hiérarchique appréciera sa performance. Ce mode de fonctionnement est particulièrement adapté aux fonctions commerciales. Aussi de nombreux programmes de travail à distance ont-ils été, dans un premier temps, développé pour ces populations (Merrill Lynch, IBM, etc.). Si, pour les populations commerciales, la fixation et le suivi des objectifs s’appuient en effet sur des données chiffrées, Kurland et Bailey (1999) rappellent que pour la plupart des autres employés, le suivi et la mesure de la performance demeurent délicats à mettre en œuvre à distance. Si la culture du résultat obtenu est adaptée à certains contextes, elle pose problème dans le suivi et l’accompagnement professionnel d’une nouvelle recrue, ainsi que dans la gestion de collaborateurs dont le travail n’est pas aisément quantifiable. En effet, mesurer le résultat signifie que l’on est capable de spécifier et de quantifier ce résultat. Or, la nature même du travail managérial (Mintzberg, 1973) rend parfois difficile l’expression précise, en amont, des résultats attendus (O’Donnell, 2000). Dès 1973, Mintzberg attirait notre attention sur le fait que l’environnement dans lequel évoluent les entreprises peut rendre la définition d’objectifs extrêmement complexes, car les orientations stratégiques sont susceptibles d’évoluer de plus en plus rapidement. La troisième approche, enfin, consiste à laisser les équipes se gérer seules (Hertel et al., 2005). Dans ce cas, le contrôle s’effectue via les évaluations de ses pairs ; chaque équipe choisit un leader dont le rôle principal est de faciliter la réalisation des objectifs en jouant davantage un rôle de coach que celui d’un manager (Davenport, Pearlson, 1998). Cependant, comme le travail réalisé dépasse le cadre de l’équipe, les managers doivent trouver des moyens d’évaluer la performance individuelle de leurs managés à distance qui soient en phase avec leur environnement de travail. Ainsi, s’il existe quelques exemples d’équipes ayant particulièrement bien réussi la mise en œuvre de l’auto-gestion, les recherches montrent que la plupart des équipes virtuelles ont besoin d’un manager pour les guider et les épauler (Duarte & Snyder, 1999 ; Jarvenpaa & Leidner, 1999). Pour conclure sur ces trois approches développées dans le cadre du travail à distance, l’electronic performance monitoring est davantage perçu comme « un retour au XIXème 128 siècle » (Congrès du Cefrio, 1999), les pratiques du management par objectifs et de l’autogestion étant jugées plus adaptées à la gestion de la distance entre manager et managés (Hertel et al., 2005). A ce jour, peu de recherches ont été menées sur les pratiques du management à distance. En outre, la plupart des études menées sur les équipes virtuelles ont eu pour terrain des entreprises nord-américaines, souvent dans le domaine des hautes technologies… par conséquent des entreprises qui sont nées au même moment que les TIC, et dont les organisations n’ont pas eu à connaître de changements d’envergure liés à la dématérialisation et à l’accélération des échanges. Il nous a donc paru intéressant d’aller étudier le management à distance dans une entreprise industrielle d’origine française (mais aujourd’hui leader dans le monde entier), où le management à distance découle d’une réorganisation visant à améliorer les résultats opérationnels. 4) Méthodologie de recherche Notre terrain de recherche est une grande entreprise industrielle, leader mondial dans son activité. Une réorganisation récente en business units matricielles a entraîné la démultiplication du management à distance, auparavant réservé aux populations commerciales. La Direction Générale de la zone Europe souhaitait donc réaliser une enquête sur ce thème, afin d’identifier et de corriger d’éventuels dysfonctionnements. Dans ce cadre, nous avons pu mener quinze entretiens semi-directifs avec des managers et sept entretiens semi-directifs avec des collaborateurs gérés à distance, afin de comparer les perceptions des uns et des autres. Les managers rencontrés sont tous responsables d’une activité se déroulant à l’échelle européenne, voire mondiale sur certains produits. Chacun d’entre eux gère en direct entre huit et vingt personnes situées à distance. Au global, la taille de leurs équipes est très variable, pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines de personnes. Les entretiens ayant été organisés par l’entreprise, l’accès à ces managers a été très largement facilité. Réalisés entre mars et mai 2003, ces entretiens ont duré en moyenne une heure et vingt minutes (avec un écart allant de 50 minutes à 2 heures et demi). Ils ont tous été enregistrés et ont fait l’objet d’une retranscription sur traitement de texte. 129 En ce qui concerne les collaborateurs gérés à distance, nous avons réalisé les entretiens par téléphone (il était, en effet, difficile de rencontrer physiquement des personnes disséminées en Europe). Les personnes interrogées ont fait l’objet d’une sélection par les relais RH locaux de l’entreprise et nous n’avons pas réussi à connaître les critères qui avaient présidé à ces choix. Cependant, il fallait que les personnes interrogées puissent s’exprimer correctement en anglais ou en français, faute de quoi nous n’aurions pas pu les comprendre. Nous étions assez dubitatifs sur ce mode d’enquête souhaité par l’entreprise. En effet, il nous paraissait peu vraisemblable que ces collaborateurs, ne nous connaissant pas, se sentent libres dans leurs propos. Cependant, nous avons été agréablement surpris par la qualité des échanges qui nous ont permis d’appréhender certaines des contraintes spécifiques au managé à distance. Nous avons donc réalisé sept entretiens par téléphone les 26 et 27 juin 2003. Les personnes interrogées appartenaient essentiellement aux services centraux (ressources humaines, informatique, etc.) qui avaient été touchés de plein fouet par la réorganisation en business units. La durée des entretiens a été d’une heure en moyenne. L’entretien le plus riche a duré plus de deux heures. L’enregistrement de la conversation n’étant pas aisé, nous avons pris des notes pendant tous les entretiens, que nous avons ensuite retranscrites le plus fidèlement possible. Les limites de cette étude sont donc nombreuses : taille réduite des échantillons (surtout pour les managés), organisation des entretiens sur un planning très serré, ne permettant pas la prise de recul et l’ajustement des guides d’entretien, utilisation exclusive du discours des managers et des managés limitant l’analyse aux perceptions des uns et des autres, etc. Cependant, cette étude exploratoire met en exergue certains des enjeux du management à distance pour les managers et leurs collaborateurs, enjeux que nous allons détailler dans notre prochaine partie. 5) Principaux résultats Dans le cadre de cet article, nous avons choisi d’organiser la présentation de nos résultats en fonction des thèmes suivants : tout d’abord, quels sont les atouts perçus du management à distance par les managers et les managés ? Nous verrons ensuite que les difficultés majeures du management à distance se situent au niveau de la communication et de la supervision. Nous conclurons cette partie en présentant notre modèle de recherche, modèle qu’il nous reste à tester dans le cadre de recherches ultérieures. 130 5.1) Atouts perçus du management à distance 5.1.1) Perceptions des managers Du côté des managers, le management à distance représente la déclinaison organisationnelle logique de la stratégie de l’entreprise. Depuis cette réorganisation, l’entreprise connaît d’excellents résultats opérationnels et demeure, plus que jamais, leader sur son marché. Le management à distance a permis de maintenir des équipes locales là où les relations clients / fournisseurs l’exigeaient, tout en réduisant les coûts. Au-delà de l’adéquation avec la stratégie, les managers se félicitent de l’intérêt de gérer des équipes multiculturelles, considérant ces dernières comme plus créatives que les équipes monoculturelles. Certains se déclarent séduits par les possibilités ouvertes aujourd’hui par les technologies de l’information et de la communication, rendant possible la constitution d’équipes européennes. Les managers expliquent qu’ils ont dû développer de nouveaux outils de reporting pour faire face à la diversité des pratiques locales et adapter leurs modes de management en fonction de leurs interlocuteurs. Ceux qui déclarent avoir modifié leurs habitudes de travail estiment aujourd’hui manager de manière plus efficace à distance qu’à proximité car la distance les contraint à mieux s’organiser : « J’aurais tendance à dire que je pratique un tout petit peu mieux le management avec les gens que je gère à distance, parce que les gens que j’ai à proximité, je les vois tous les jours. Ayant la facilité de réaliser quand je veux un petit entretien sur les objectifs, sur un problème ou un autre, je pratique sans doute moins [le management]. (…) Donc quelque part, je sens que je suis même plus orienté, plus organisé en tant que manager avec les extérieurs qu’avec les gens que j’ai quotidiennement autour de moi. Parce que c’est plus facile avec les gens qui sont près de moi, sans doute. Je ne sais pas si c’est plus facile, mais parce que je les ai sous la main ! », déclare l’un d’entre eux. Les managers s’estiment également satisfaits quant à la régulation des échanges avec leurs collaborateurs. Lorsque manager et managé partagent le même espace physique, le managé peut relativement facilement contacter son manager ; pour cela, il lui suffit d’identifier que le manager est physiquement présent dans les locaux (est-il ou non à son bureau ?), de voir avec sa secrétaire le meilleur moment pour le voir (entre deux réunions, le soir, à déjeuner…), ou bien de camper devant le bureau de son manager jusqu’à ce que ce dernier se rende 131 disponible... A distance, le managé ne dispose plus de moyens visuels pour identifier où se trouve son manager. Il peut le contacter par courrier électronique ou par téléphone mais, dans les deux cas, le manager peut choisir d’être – ou non – disponible. Et le managé n’a aucun moyen de vérifier si le manager est réellement indisponible ou s’il n’a pas envie d’être dérangé ! Cette possibilité de choix, pour les managers, représente une réelle liberté dans l’organisation quotidienne de leur travail. Ainsi certains, passant près de 70% de leur temps en réunion, demandent à leurs collaborateurs de fonctionner exclusivement par courrier électronique. A l’issue de leurs réunions, ces managers s’installent à leur bureau et traitent les différentes demandes émanant de leurs équipes. Le téléphone ne sert alors que pour les cas d’urgence, où le collaborateur a besoin de l’aval ou de l’avis immédiat de son supérieur hiérarchique. Enfin, les managers considèrent que le management à distance permet de développer l’autonomie des managés qui, livrés à eux-mêmes au quotidien, doivent prendre des décisions et assumer des responsabilités qui n’étaient pas de leur ressort lorsque leur manager était à proximité. 5.1.2) Perceptions des managés Cette autonomie, le fait de pouvoir travailler sans avoir « son chef sur le dos » est un des avantages majeurs perçus par les collaborateurs à distance : « Un chef de proximité a tendance à vouloir être trop impliqué. Il rentre dans votre bureau, il regarde par-dessus votre épaule et vous fait des suggestions dont vous ne vouliez pas », explique l’un d’entre eux. Cette liberté se retrouve également dans l’organisation quotidienne de son travail : « Je suis complètement autonome, je fais des points de situation ponctuels, je prends la décision tout seul et, si je me trompe, j’assume mes responsabilités ». Certains ont même le sentiment de « gérer leur propre entreprise » : « je suis fier d’être arrivé à une autonomie presque totale, mis à part les aspects budgétaires. Je me sens comme le chef de ma petite entreprise, je ne suis pas un fonctionnaire qui applique les règles. Ce que je fais pour X [nom de l’entreprise], je le ferais pour ma propre entreprise : c’est positif et je le vis bien ». Si le managé réalise que, pour une raison ou pour une autre, il aura des difficultés à atteindre les objectifs qui lui ont été fixés, c’est à lui de contacter son manager pour en discuter avec lui et évaluer les différentes alternatives. Il a également la responsabilité de décoder, pour son manager, le contexte local, afin de limiter les risques d’erreurs dans les prises de décision à distance. 132 Cette autonomie dans les moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs s’est accompagnée d’une meilleure formalisation des objectifs fixés aux managés. Ainsi que l’exprime l’un d’entre eux : « avant, mon chef et moi écrivions ensemble mes objectifs à la fin de l’année, au moment de l’évaluation. Depuis deux ans, mes objectifs sont écrits clairement en début d’année ». Les objectifs à atteindre sont donc « contractualisés » en début d’année et font l’objet de revue régulière au cours de l’année : ils deviennent réellement la base des échanges entre les managers et les managés. Ce formalisme semble indispensable au management à distance car il n’y a plus de contacts quotidiens entre le manager et ses équipes : les possibilités d’ajustement en temps réel sont donc réduites à leur strict minimum. Le suivi des différents processus internes est également perçu comme plus rigoureux. L’évaluation annuelle devient un moment privilégié de contact entre manager et managé. Ainsi, les deux parties préparent cet entretien de manière bien plus approfondie qu’auparavant. En outre, les managers doivent établir tous les 2-3 ans avec leurs collaborateurs des Plans de Développement Personnels (PDP), initiative qui n’avait guère été suivie dans le cadre du management de proximité, mais qui a pris toute son ampleur dans le développement du management à distance. Après avoir vu les différents avantages perçus par les managers et les managés dans le management à distance, il nous semble à présent important d’identifier les enjeux majeurs de cette forme d’organisation, enjeux qui, s’ils sont mal compris sur le long terme, peuvent avoir des répercussions graves sur le fonctionnement de l’entreprise. 5.2) Enjeux du management à distance Dans cette partie, nous allons principalement nous intéresser à la supervision et à la communication à distance, qui ont été des thèmes récurrents de tous les entretiens. 5.2.1) La supervision à distance 5.2.1.1) Perceptions des managers Le management à distance se caractérise – nous l’avons vu précédemment - par l’incapacité du supérieur hiérarchique de voir ses subordonnés. Ceci n’est pas sans poser problème pour le manager, qui comme tout gestionnaire, s’appuyait sur l’observation pour identifier les problèmes et mettre en œuvre des actions correctives (Thiétart, 1998). A 133 distance, le manager peine à évaluer la charge de travail de son collaborateur ainsi que le niveau de stress atteint par ce dernier. N’étant plus en mesure d’observer l’activité de son collaborateur, le manager éprouve parfois des difficultés à évaluer sa performance et à lui prodiguer des conseils adaptés à la situation. La distance jouerait ainsi un rôle amplificateur des défis posés à tout manager. Les managers ne constatent pas de difficultés à suivre l’activité « chiffrable » de leurs collaborateurs, du fait du déploiement du reporting (« on arrive à faire fonctionner [le management à distance] sans grande difficulté »). Ils avouent être moins à l’aise pour évaluer les méthodes mises en œuvre pour atteindre les objectifs. Si les résultats business sont bons, le manager, pris par le temps, ne cherchera que rarement à aller plus loin ; par conséquent, il n’est que peu conscient des difficultés rencontrées par ses équipes pour atteindre ces résultats, et ne perçoit pas les efforts réalisés sur le terrain. La distance présente également des risques : il devient ardu d’identifier suffisamment tôt les problèmes. Ainsi, le manager constate qu’il n’a pas toujours conscience des faiblesses de ses collaborateurs : « quand quelqu’un est en train de se planter, on le détecte souvent trop tard et on a du mal à intervenir, à décoder et à détecter suffisamment tôt. C’est ce qu’il y a de très dur, car on est focalisé sur nos chiffres, on est très axé sur notre business ». Ceci pose de réels problèmes si le collaborateur à distance occupe, à son tour, des fonctions de management. En effet, alors qu’il semble aisé d’identifier un « mauvais chef » à proximité, la détection devient ardue à distance : « Vous mettez un mauvais manager quelque part à distance, ça ne se verra pas tout de suite : ça prendra peut-être trois mois, six mois. Et, entre temps, le mal aura été fait, et c’est ça un autre danger du management à distance, c’est que comme il est plus virtualisé, on n’a pas la sanction immédiate de la qualité du management, comme on l’a dans un management classique ». Et l’augmentation du nombre de personnes à gérer ne fait qu’amplifier cette difficulté : « Ce qui est difficile à faire à distance, c’est apprécier la façon dont la personne manage ses équipes. Parce qu’on appréhende la personne en ligne directe mais pas les personnes qu’elle manage derrière, sans compter que la question du nombre de personne se fait de plus en plus lourde quand on descend la hiérarchie ». Aussi une mauvaise supervision à distance peut-elle avoir des conséquences graves sur le long terme : « Mal vécu, ça [le management à distance] peut être des gens isolés, des gens qui ne tiennent pas leurs objectifs, des gens qui ne comprennent pas où on les emmène, ça peut être catastrophique (…) », déclare un manager. 134 5.2.1.2) Perceptions des managés En ce qui concerne les collaborateurs, ces derniers regrettent de ne pas avoir davantage d’occasions pour s’entretenir avec leur hiérarchie. Du fait de leur faible quantité, les interactions portent exclusivement sur les résultats. La relation hiérarchique devient donc « contractuelle », ce qui peut générer un sentiment d’isolement chez le managé : « J’avais l’habitude d’avoir un chef qui téléphonait pour savoir quelles étaient mes difficultés, au-delà des indicateurs. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que notre définition du management est plus restrictive et se limite à l’atteinte des objectifs ». En outre, cette focalisation sur les résultats nuit à toute volonté d’amélioration de l’existant. Comme le constate un managé, « ce n’est pas parce que les résultats sont atteints qu’il ne faut pas en discuter, car on peut toujours améliorer l’existant ». Les managés sont également tentés de reproduire le comportement de leur hiérarchique avec les équipes qui sont sous leur responsabilité, ce qui est dommageable, sur le long terme, pour la qualité du management dans l’entreprise. L’entretien d’évaluation, considéré comme l’un des moments forts de la relation manager / managé (« le moment où le chef s’assoit et discute des résultats et des difficultés ») se heurte à cette méconnaissance du vécu du collaborateur. Les managés regrettent que l’entretien d’évaluation annuel devienne le seul point de contact où le manager prend le temps de les écouter. Cette difficulté est amplifiée par la faible durée des couples managers / managés (en moyenne, un collaborateur sera géré entre 2 et 3 ans par le même manager). L’appréciation du hiérarchique est donc parfois perçue comme illégitime : « Il ne me connaît pas, il ne connaît pas mon activité, mon travail, je me sens très réduit… Je n’ai pas l’impression qu’il puisse vraiment évaluer mon travail ». Le fait de changer de chef hiérarchique trop fréquemment rend impossible tout travail à moyen terme : « A chaque fois, il faut reparamétrer les méthodes de travail, nous n’avons pas le temps de bien nous connaître… et il faut tout recommencer de nouveau avec une nouvelle personne (…) et expliquer en quatre heures ce que nous avons fait en quatre ans ! ». Le développement de l’autonomie présente également des points négatifs. Ainsi, certains collaborateurs ont le sentiment que le manager ne souhaite pas être mis au courant des mauvaises nouvelles. Le managé doit alors trouver seul une solution et n’informer son supérieur hiérarchique qu’une fois le problème résolu. En fait, les managés souhaiteraient trouver le bon niveau d’autonomie dans leur relation avec leur supérieur hiérarchique : « Je n’ai pas besoin de quelqu'un présent tout le temps mais j’ai besoin d’avoir des échanges. Je 135 ne demande pas que mon chef me donne sa solution mais j’aimerais pouvoir faire avec lui des briefings opérationnels ». L’un des enjeux essentiels de cette relation hiérarchique à distance réside dans l’équilibre délicat entre contrôle et confiance. Ainsi, certains collaborateurs ont le sentiment d’endosser les erreurs commises par d’autres sans pouvoir se justifier : « le chef n’est pas là et il peut imaginer ce qui se passe ». Les managés considèrent que les résultats négatifs sont amplifiés par la distance : « On va donner beaucoup d’importance à une réclamation et on perdra une demi-journée à expliquer pourquoi il y a eu un problème pour quatre XXX [nom du produit ]. A côté de ça, personne ne me demandera comment j’ai réglé les problèmes liés à la grève », déplore l’un d’entre eux. En outre, ce n’est pas parce que le chef est sensibilisé au contexte qu’il peut agir sur le terrain. Ainsi, « mon chef connaît bien mon travail mais il y a un certain décalage entre mon chef au siège et ses possibilités d’interventions sur les problèmes de l’usine ». Ceci pose problème pour les petites équipes dont les difficultés spécifiques ne sont pas gérées par les services du personnel sur place, étant donné leur faible importance numérique. En outre, la distance ne permet pas au manager de s’assurer que ses directives sont prises en compte et appliquées par les parties en présence. Enfin, la dernière difficulté majeure de la supervision à distance – telle qu’elle est vécue par les managés – est la faible équité existant entre les membres de l’équipe gérés à distance et ceux gérés localement. Ainsi, les managés à distance ont le sentiment d’être « mis à l’écart » ; ils n’ont pas l’impression que le manager s’attache à leur développement individuel ni au développement de leur carrière. Certains se renferment complètement sur eux-mêmes et se consacrent exclusivement à leur travail, au détriment de toute relation personnelle : « Je cherche dans mon travail la satisfaction que j’attendais avant de mon chef et qui n’arrive pas ! ». Les difficultés de la supervision à distance trouvent pour partie leur origine dans une communication à distance défaillante, thème que nous allons à présent développer. 5.2.2) La communication à distance 5.2.2.1) Perceptions des managers Ainsi que nous l’avons mentionné précédemment, le manager fixe les règles de la communication car il contrôle la fréquence et la durée des rencontres en face-à-face (« Tout d’abord, chaque année, mes collaborateurs reçoivent un planning de visites que je leur 136 envoie. Il savent que je viens telle semaine, deux, trois ou quatre semaines, ça dépend. Ils savent que cette semaine-là, je serai dans leur zone pour travailler avec eux, faire le point sur leurs objectifs, sur leur réalisation, pour faire le point sur leurs problèmes, les aider à résoudre un problème, et visiter quelques clients majeurs s’ils le souhaitent ou si je le souhaite ») et choisit d’être (ou non) disponible quand ses collaborateurs cherchent à le contacter à distance. On retrouve ici ce souci d’optimiser au maximum les échanges… et de simplifier le management ! : « A chaque visite, on passe ¼ heure à discuter des objectifs fixés pour l’année : c’est une check-list très rapide et c’est un support de management. C’est pour ça que le management, ce n’est pas compliqué ». Si les réunions et les déplacements des managers sont organisées en fonction d’un planning établi souvent très en amont, les contacts téléphoniques suivent des lois bien plus aléatoires qui reposent souvent sur trois critères : le niveau d’autonomie du managé (tel qu’il est perçu par son manager), l’urgence de la situation et la disponibilité du manager. Aussi y a-t-il autant de types de contacts que de couples manager / managé : « Par contre au téléphone, c’est très variable [par comparaison avec les fréquences des visites]. Il y a des gens avec lesquels je n’ai pas de problème, donc je les appelle pas trop souvent parce que, finalement, ces rencontres-là suffisent, et puis il y a les échanges de mails qui suffisent aussi. Quand on a des problèmes, par exemple avec l’usine asiatique en ce moment, c’est tous les jours que j’ai des contacts avec lui (…)Le management à distance, ce n’est pas mal parce que ça permet de s’ajuster, ça permet de se concentrer sur l’essentiel en terme de contact. Et puis, il y a des gens qui ont besoin de plus de suivi que d’autres ». Ainsi, en fonction des personnes interrogées, les modalités de contact sont-elles très variables : « on peut se téléphoner pour un oui ou pour un non, et on sait qu’on ne se dérangera pas parce que ça ne durera pas longtemps», explique un manager. Vision complètement opposée à celle d’un autre interlocuteur, sensible, lui, à la distance linguistique: « ces gens-là [les managés à distance], ils font tous l’effort d’apprendre le français. Mais de par le temps d’adaptation, à chaque fois que vous passez sur une autre langue qu’ils ne pratiquent pas au quotidien, vous avez un temps d’adaptation. Donc il vaut mieux programmer un entretien un peu long que dix petits entretiens qui sont difficiles à suivre pour eux ». De fait, les managers doivent faire face à des problèmes de compréhension liés à la distance linguistique et / ou culturelle. Selon eux, leurs collaborateurs n’oseraient pas leur avouer qu’ils n’ont pas compris ce qui leur était demandé. Aussi certains managers affirment- 137 ils qu’il leur « faut répéter, répéter, répéter : ce n’est pas parce que les personnes disent avoir compris que c’est vrai ». Tous les managers insistent sur la nécessité de développer une capacité d’écoute hors du commun, permettant de « sentir » les situations à distance : « je pense que ça fait partie à un moment donné du rôle de manager de reprendre le contrôle quand il y a des personnes qui sont en train de déraper, qui sont dans des conflits complètement stériles, et donc ça, il faut arriver à le détecter, et c’est une grande difficulté à distance si on n’a pas un certain feeling avec les gens, une certaine capacité d’écoute ». Manquant de temps pour étudier en profondeur les situations locales, les managers constatent qu’ils ont tendance à vouloir faire passer trop de messages à la fois : « les personnes qui sont juste à côté, on a une grande facilité à accélérer, à freiner, à faire passer des messages. C’est quasiment quotidien, dans le management, on peut être très réactif. Quand vous êtes avec des personnes éloignées, vous savez qu’il faut systématiquement optimiser le temps qu’on passe avec eux. Donc on cherche toujours à faire passer trop de messages, on remplit toujours du maximum de choses ce qu’on peut leur passer et on sait que l’opportunité qu’on aura pour le faire après, c’est dans quinze jours ou dans un mois. Donc la fréquence des contacts fait qu’on n’a pas le même niveau de communication. On est obligé d’être beaucoup plus précis, beaucoup plus professionnel sur des contacts à distance ». 5.2.2.2) Perceptions des managés Les obstacles générés par la distance linguistique et /ou culturelle sont également évoqués par les managés. Certains d’entre eux trouvent difficile de comprendre leur manager au téléphone (intonation, débit, vocabulaire utilisé), ce qui nuit au développement d’une relation de confiance. Aussi certains managés demandent-ils systématiquement à leur chef de leur confirmer par courrier électronique ce qui vient d’être dit. La plupart des managés se considèrent comme responsables de cette situation (« c’est moi qui ai des problèmes à bien m’exprimer »). Ces problèmes de compréhension sont sources de stress ; certains managés les considèrent même comme « le problème principal du management à distance ». Les managés déplorent également l’absence de tout « contact gratuit ». Ainsi, certains constatent que leur manager ne les contacte que lorsqu’il a identifié un problème à résoudre, et rarement, si ce n’est jamais, pour leur permettre d’exprimer leurs préoccupations. Poussée à l’extrême, cette tendance donne l’impression aux collaborateurs que les visites de leur supérieur hiérarchique ne sont, finalement, qu’un audit supplémentaire du siège. En outre, les 138 managés ne se sentent pas tous libres de « déranger » leur manager. Ils sont conscients que ces derniers sont très occupés, souvent en réunion : « Quand je le lui demande, il me donne du temps. Mais il est toujours en réunion et je ne veux pas le déranger», résume l’un d’entre eux. Les managés insistent sur les différences culturelles d’appréhension de la communication. La manière dont un message est transmis est, selon eux, éminemment culturelle et certains souffrent des disparités existant à ce sujet entre les membres de l’équipe : « ce n’est pas parce que je n’appelle pas mon manager tous les jours que je n’ai pas besoin de sentir et de savoir que ce dernier s’intéresse à mes problèmes ». D’après les managés, les supérieurs hiérarchiques analyseraient les réactions des managés grâce au prisme de leur propre grille culturelle : ainsi, le fait d’appeler son manager tous les jours serait considéré par certains comme une preuve de zèle, par d’autres comme une preuve d’autonomie insuffisante. De la même façon, le fait de ne pas appeler son manager serait parfois traduit comme un manque d’intérêt et d’implication dans son travail ! Cependant, le problème crucial en matière de communication à distance réside, selon les collaborateurs, dans la différence existante entre le « langage technique, métier » et le « langage personnel, relationnel, émotionnel ». S’ils sont à l’aise pour discuter « techniquement » dans une langue étrangère, ils le sont beaucoup moins pour évoquer leurs préoccupations. Ils ne maitrisent pas suffisamment le vocabulaire adéquat (« Quand je veux parler de l’évaluation de mon personnel, le concept que je veux utiliser, je n’arrive pas à l’exprimer vraiment, donc c’est un peu réduit »). Cette réduction est encore plus sensible quand il s’agit de parler de problèmes personnels : la spontanéité est impossible (car il faut préparer la traduction) et la traduction appauvrit singulièrement le message qu’ils souhaitent faire passer... Aussi certains managés préfèrent-ils ne rien dire à leur manager. Ce problème est amplifié par le sentiment de certains managés qui estiment que leur manager accorde une importance démesurée aux rumeurs circulant au sein de l’entreprise. Il leur semble que les rumeurs sont utilisées pour pallier à une communication défaillante au sein de l’équipe. De fait, comme les managers sont, pour la plupart, réunis au siège de l’entreprise, ils sont régulièrement amenés à discuter de manière informelle sur ce qu’ils ont pu voir lors de leur passage dans les différents sites de l’entrepris. Si une relation de confiance s’est créée, en amont de la rumeur, entre le managé et son manager, ce dernier contactera son collaborateur pour s’assurer de la véracité des informations qui lui ont été transmises, et lui 139 demandera son avis. Dans le cas contraire, les managés se rendent compte d’un changement d’attitude de leur manager à leur égard, sans pouvoir y remédier puisque aucun grief ne leur est exposé, ni aucune explication demandée…. Les collaborateurs ayant pâti de ce type de situation deviennent très prudents dans leurs contacts avec le siège et avec leur manager. Ces différents exemples attestent de l’importance du thème de la communication à distance dans la compréhension du phénomène du management à distance. Conclusion Si le management à distance n’est pas un fait nouveau, le développement des technologies de l’information et de la communication, facilitant « l’ubiquité » du poste de travail, a amplifié ce phénomène, autrefois réservé à certaines populations ou à des contextes très précis. La distance géographique peut, dans certains cas, être accompagnée de distances culturelles / linguistiques (etc.) qui la rendent plus complexe à gérer. Les enjeux principaux de cette forme d’organisation résident, selon nous, dans les difficultés de la supervision et de la communication à distance. Cette étude exploratoire a permis de confirmer ce postulat et de comparer les perceptions des managers et des managés. Nous conclurons notre propos en présentant le modèle que nous avons développé suite aux entretiens qualitatifs et à leur analyse. Nous nous intéressons actuellement à l’impact du management à distance sur les attitudes au travail des managés, impact dont nous n’avons eu qu’un rapide aperçu au travers des entretiens. Ce modèle récapitule un certain nombre d’hypothèses qu’il nous reste aujourd’hui à tester auprès d’échantillons représentatifs de managés à distance. A cette fin, un questionnaire a été développé et des discussions sont en cours avec différentes organisations pour pouvoir l’administrer. 140 Effets sur les attitudes au travail Modalités du management à distance Distance géographique manager/ managé Pays Ville Site Bâtiment Distances Culturelle, linguistique Qualité de la relation managériale Fréquences, motifs et moyens de contacts Lieu de travail du managé & isolement social Implication organisationelle Travail Travail Travail Travail Travail à domicile mobile en équipe groupée en équipe virtuelle « individuel » Satisfaction au travail Confiance interpersonnelle Justice procédurale 141 Bibliographie Aiello J.R., Kolb K.J. (1995), « Electronic performance monitoring and social context : impact on productivity and stress », Journal of Applied Psychology, vol.80, pp.335-353 Bailyn L. (1989), « Toward the perfect workplace ? », Communications of the ACM, n°32, pp.460-471 Baruch Y., Nicholson N. 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