Le silence des machines
Transcription
Le silence des machines
Kostia Testut Le silence des machines – version finale – 1. Ext. Parking de l’usine “ Fil de soie ” – Matin. Un quadra sort d’une Clio bleue azur. Dans son dos, un panneau en forme de jambes de femme indique qu’il vient de se garer sur le parking de l’usine “ Fil de soie ” : “ Fil de soie - Fabriquant d’élégance depuis 1932 ” Tandis qu’il verrouille sa portière, l’homme en chemisette remarque un attroupement inhabituel devant l’atelier principal. Il s’avance vers le groupe. 2. Ext. Devant l’atelier – Matin. Des vélos et des mobylettes sont rangés le long de la façade. Une dizaine de femmes patiente en silence devant les portes de l’atelier. Certaines se prennent dans les bras. Marc Giraudet les rejoint. Marc Giraudet Alors les filles, on fait la grève ? Pas de réaction. Les visages sont fermés, les traits sont graves. Marc se penche vers sa voisine, pour l’embrasser. Marc Salut Muriel… Muriel reste de marbre, extrêmement tendue. Marc se penche vers une deuxième. Marc Salut Jeanne… Jeanne tire sur sa cigarette comme pour calmer l’angoisse. Marc se penche vers une troisième. Marc Salut Nouria… Nouria est pétrifiée. Des larmes coulent en silence le long de ses joues. Marc cesse toute politesse. Il se tourne vers un visage qui lui est familier. Marc Corinne, tu peux me dire ce qu’il se passe ici ? Corinne fait un geste du menton vers l’intérieur de l’atelier. Marc pénètre dans le bâtiment, sans comprendre. 3. Int. L’atelier – Jour. La pièce est sombre. Marc actionne un interrupteur. Les néons s’allument les uns après les autres, découvrant un grand espace vide. Au sol, des surfaces claires qui s’alignent successivement marquent l’ancien emplacement des postes de travail. Marc est sous le choc. Il s’avance pour constater les dégâts : il n’y a plus rien. Soudain, un clic se fait entendre depuis la grosse horloge accrochée en hauteur. Marc lève les yeux vers elle. Il est huit heures pile, à la date du lundi 25 juin. Une sonnerie retentit. Thème musical des ouvrières, sur un air de tango. Les ouvrières qui patientaient dehors pénètrent dans l’atelier. Chacune attrape sa blouse au portemanteau et l’enfile. Marc Où… où sont passées les machines ? Les ouvrières ne répondent pas. Elles s’installent devant ce qui était auparavant leurs postes de travail. Elles miment mécaniquement des gestes de couture. Les ouvrières Il ne reste plus rien Dentelles, corsets, baleines, rubans Sont si loin… Adieu jolie lingerie Culottes, bustiers, nuisettes, shorty C’est fini ! Il ne reste plus rien Aiguilles, tissus, ciseaux, portants Sont si loin… Adieu jolie lingerie Bâti, ourlets, piqués, replis C’est fini ! Au Au Au Au chômage chômage chômage chômage ! ! ! ! Dans son bureau, Marc attrape une blouse et l’enfile. Sur le mur adjacent, un panneau est réservé à l’affichage syndical. Des articles de presse font leurs titres sur des délocalisations dans l’industrie textile. Sur l’un d’eux, une main a griffonné : “ à qui le tour ? ”. Marc passe dans les rangées d’ouvrières. Il vérifie le travail de ses collègues. les ouvrières De quoi s’ra fait demain ? Congés, sécu, salaires, temps-plein Sont si loin… L’avenir on oublie Projets, santé, maison, crédits C’est fini ! Tandis qu’elles chantent, les ouvrières se désarticulent au fur et à mesure. L’une prend appui contre un buste de couture ; deux autres s’assoient sur un carton ; certaines se servent d’une étagère renversée comme d’un banc… les ouvrières De quoi s’ra fait demain ? Essais, modèles, patrons, mannequins Sont si loin… Tout se termine ici Amants, amis, enfants, maris C’est fini ! Fin du thème 1 Soudain, un claquement de porte leur fait reprendre leurs esprits. Anna, en retard, pénètre dans l’atelier. Elle attrape sa blouse au passage. Elle est en train de l’enfiler quand elle constate l’absence des machines. Anna …Où sont passées les machines ? Marc & les ouvrières Elles sont parties pour la Chine ! Anna s’avance jusqu’à son poste, au milieu de la pièce. Anna Mais… mais… Thème musical des ouvrières, sur un air de swing. Anna Mais qu’est-ce qu’on va faire à présent ? Ce que vous m’apprenez me choque… Corinne (qui la rejoint) Pas question de rester sagement Nous laisser plumer comme des coqs ! Nathalie (qui les rejoint) Allons voir le représentant Du syndicat et faisons bloc ! Marc J’y ai pensé, malheureusement, Il est en vacances au Maroc… Muriel Et si on faisait pression en S’emparant des cartons du stock ? Marc À l’heure qu’il est ils sont sûrement À Moscou ou Vladivostok… Jeanne (menaçante) Et pourquoi pas directement S’en prendre au patron, ce vieux schnock ? Si on kidnappait ses enfants ? Elise (jouant avec un briquet) Ou si on brûlait sa bicoque ? Marc Soyons raisonnables un instant ! De tous les moyens qu’on évoque Pas un ne paraît suffisant Pour nous éviter les allocs… Marc a ramassé un catalogue « Singer ». Il le feuillète d’un air pensif. Les ouvrières sont stressées. Nouria arrache le catalogue des mains de Marc. Nouria La présente situation Vient de la disparition De nos machines électriques… Mais si on se rééquipe C’est fini les assédics Le caniveau et les larmes. Ses collègues mettent en scène les idées qui leur viennent. Muriel (elle descend l'escalier comme à Broadway) Il faut des sous pour cela Si on faisait juste une fois Un calendrier de charme ? Anna (elle soulève ironiquement sa blouse) Ta solution me désarme… Et pourquoi pas une kermesse Où l’on montrerait nos fesses ? Jeanne (un loup sur les yeux) On a qu’à braquer une caisse D’épargne et avec l’argent On rachèterait l’équipement… Elise (idem) Ou bien chez un concurrent Se faufiler dans la nuit Pour lui voler ses outils ! Les filles ne sont pas convaincues. Edith prend la parole. Edith Moi je pense à une amie Qui possède une vieille machine Rangée au fond du grenier… Qu’en pensez-vous les copines ? Sylvie pourrait la prêter… Il suffit de demander ! Les filles sont ravies. Elles tiennent leur solution. Elles se tournent vers Marc, pour avoir son avis. Corinne Marc, se faire prêter des machines... c’est une bonne idée, non ? Qu’est-ce que tu en dis ? Marc dessine des choses dans son petit carnet. Il fait la moue, d’une manière de dire ni oui, ni non. Les filles sont excédées par son attitude. Elles deviennent oppressantes. Emilie Tu critiques sans arrêt… Nathalie C’est vrai tu nous fais chier ! Poussé par ses collègues, Marc tombe à la renverse. Il se relève d’un bond. Marc J’allais vous exposer Une idée que j’avais… La porte de l’atelier s’ouvre dans un grincement. Une balayeuse, avec un sceau et un balai, rentre dans la pièce. La balayeuse …Où sont passées les machines ? Marc & les ouvrières Elles sont parties pour la Chine ! Les ouvrières ont les yeux rivés sur leur chef d’atelier. Elles attendent la suite. Corinne Alors, Marc… Cette idée… C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Marc tourne son carnet vers elles. Il a dessiné son idée dessus. 4. Ext. Le parking – Jour. Des bruits mécaniques se font entendre derrière la façade de l’atelier. Soudain, les ouvrières, en groupe, débouchent sur le parking. Elles émettent chacune un son qui la distingue. Le bruit qu’elles produisent est comme celui d’une machine à coudre : piston, saccades, et ronflement de moteur. Marc apparaît à son tour. Il contrôle et supervise la machine à bruit. Marc Plus de bruit les filles… Il faut se faire entendre ! Des badauds arrivent sur les lieux. Il y en a un qui s’approche. Le badaud Où sont passées les machines ? La réponse de Marc et des ouvrières prend la forme d’un vrai vacarme. Marc & les ouvrières (sous forme de bruit) Elles sont parties pour la Chine ! Le badaud est interloqué. Marc et les ouvrières se mettent à taper du pied sur le bitume. Ils sont joyeux et semblent avoir repris espoir. 5. Int. Atelier de confection / Shenzhen, Chine – Jour. Le rythme venant de France produit des vibrations qui se répandent dans tout l’atelier. Intriguées par le bruit, les ouvrières en train d’assembler de la lingerie lèvent la tête en hauteur, avant de se remettre au travail. Soudain, de la poussière et du plâtre tombent sur la tête d’une des filles. L’ouvrière se redresse, comme transformée. Elle prend la caméra à témoin. L’ouvrière (dans sa tête) Wo shou tong [J’ai mal aux mains] Wo bei tong [J’ai mal au dos] Wo yao tong [J’ai mal aux reins] Wo gouto tong [J’ai mal aux os] Wo xuyao fang yi tian jia [J’ai besoin d’un jour de repos] Zai zhe gongchang wo gan tai duo huo [Dans cet atelier on bosse trop…] Jinzao songlai de jiqi [Les machines reçues ce matin] Lao shi jian, wo bu xiang yao [Honnêtement je m’en passerais bien] La musique continue sur le générique de… FIN