TRACES 14 Consentir : domination, consentement et déni

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TRACES 14 Consentir : domination, consentement et déni
Le procès de production comme jeu*
MI C H AEL BURAWO Y
TRAD UI T D E L’ AMÉRI C AI N PAR J O S É A N GE L C A L D E R Ó N
Introduction
Michael Burawoy est sociologue et enseigne à l’université de Californie, à
Berkeley, où il a passé la quasi-totalité sa carrière. Il a mené d’importantes
recherches sur les mutations du travail ouvrier dans les régimes de production capitaliste et socialiste, à partir d’enquêtes de terrain qui l’ont conduit en
Zambie (Burawoy, 1972), dans la banlieue de Chicago où il a fait ses études
et soutenu sa thèse (Burawoy, 1979), en Hongrie et en Angleterre (Burawoy,
Lukacs, 1992) et enfin en Russie (Burawoy, Verdery, 1998). Défenseur d’une
méthode ethnographique dont il a proposé des raffinements (Burawoy, 2003,
à paraître), son travail est nourri de références à la tradition marxiste tout
en pratiquant l’observation participante, ce qui fait de Michael Burawoy une
curiosité dans le paysage sociologique américain. Il a contribué à forger une
« théorie du procès de travail » s’appuyant sur ses expériences de terrain dans des
entreprises privées ou d’État, étudiant dans le second cas le phénomène de transition des économies postsoviétiques. Récemment, en cosignant des ouvrages collectifs avec certains de ses étudiants, il a encore élargi par leur intermédiaire son
champ d’investigation et le domaine d’application de cette théorie (1991, 2000).
Aujourd’hui, il se fait le défenseur d’une « sociologie publique » qu’il a contribué
à diffuser lorsqu’il a été élu président de l’American Sociological Association en
2004, et dont l’ambition est de restaurer la prétention civique et morale de la
sociologie au profit du public (2006).
*
Burawoy Michael, 1979, « The labor process as a game », Manufacturing Consent: Changes in the
Labor Process under Monopoly Capitalism, Chicago, The University of Chicago Press, chap. 5,
p. 77-94. Reproduit avec l’aimable autorisation des Presses de l’université de Chicago (The
University of Chicago Press). Nous remercions Marc Lenormand pour sa relecture attentive
d’une première version de cette traduction.
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Dans Manufacturing Consent (1979), qui reprend sa thèse de doctorat, il
rend compte d’un travail de terrain par observation participante dans un atelier d’usinage d’Allied Company, empruntant le même chemin que Donald Roy,
autre sociologue formé à l’université de Chicago, qui avait entrepris une enquête
sur le même site trente ans plut tôt quand l’entreprise s’appelait Geer (Roy,
2005). La problématique centrale du livre est la suivante : pourquoi les ouvriers
consentent-ils à travailler ? En dépit de différences de méthode ( Fournier, 1996),
Michael Burawoy établit une comparaison précise entre l’usine telle que Roy la
décrit et ce qu’il a observé lorsqu’il y travaillait lui-même, et en tire des conclusions importantes sur les changements qui ont affecté le capitalisme en l’espace
de trois décennies. Le principal enseignement porte sur le changement de régime
de production : on passe, selon Burawoy, d’une organisation du travail fondée
dans les années quarante sur la contrainte, à une organisation qui repose, dans
les années soixante-dix, davantage sur le consentement. Il lie cette transformation au développement d’un marché du travail interne où la valorisation de
l’ancienneté incite à la stabilité, et d’une organisation politique interne qui
octroie des droits et des obligations aux travailleurs et fait coïncider, grâce à la
négociation, les intérêts des ouvriers et de la direction (Burawoy, 2004). Nous
avons choisi de vous proposer la traduction du chapitre 5 de cet ouvrage, « Labor
process as a game », parce que Burawoy y examine avec un soin tout particulier
la production du consentement au travail dans l’atelier. Si ses interprétations
paraissent parfois datées, certaines de ses intuitions formulées ici conservent une
rare pertinence. Le cœur de l’analyse repose sur l’idée qu’à côté des incitations
économiques, c’est un jeu, le « jeu de s’en sortir », qui produit le consentement
au travail.
La postface de José Angel Calderón qui suit cette traduction revient sur les
origines et la postérité de cette théorie en sociologie du travail.
Paul Costey
À la suite de Marx, le marxisme au xxe siècle a trop souvent et trop aisément réduit les travailleurs salariés à la condition d’objets manipulés, de
marchandises achetées et vendues sur le marché, d’entités abstraites incapables de résistance, de victimes des forces inexorables de l’accumulation
capitaliste, de porteurs, d’agents ou de supports des relations sociales¹. Il
1
Ce fut la position tant du « marxisme scientifique » et de l’école structuraliste française de Louis
Althusser, Étienne Balibar et Maurice Godelier, que du dénommé « marxisme occidental »
représenté par les œuvres de Georg Lukács, Max Horkheimer et Theodor Adorno. Pourtant,
le marxisme a récemment redécouvert la « subjectivité spontanée » dans les travaux d’Henri
Lefebvre, Cornelius Castoriadis, Jürgen Habermas, Maurice Merleau-Ponty et d’autres encore,
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revient à la sociologie industrielle de réhabiliter le moment subjectif du travail, de mettre en doute l’idée d’un sujet sans subjectivité et de souligner la
résistance omniprésente de la vie quotidienne. Mais cette réaffirmation du
moment subjectif se fait au détriment du moment objectif, jugé immuable
par la sociologie industrielle. Le travail salarié et la privation inhérente au
travail industriel sont ainsi présentés comme une conséquence inévitable et
éternelle de l’existence matérielle dans un système qui organise la pénurie.
Comme l’on pouvait s’y attendre, les thèses de la sociologie industrielle
ont été confirmées par les enquêtes de conduite réalisées parmi les ouvriers.
Celles-ci mettent en évidence le fait que les travailleurs sont résignés à la
privation inhérente au travail et adoptent une attitude que Michael Mann
qualifie d’« acceptation pragmatique de leur rôle » (1970). Dans le même
temps, ils s’efforcent de compenser ou de réduire au minimum les privations qu’ils considèrent inexorables ou inévitables.
Les ouvriers s’accrochent à la possibilité d’obtenir dans leur travail une satisfaction résiduelle… Dans toute activité, malgré l’abrutissement provoqué par
la mécanisation, il y a toujours une marge d’initiative qui permet de satisfaire
jusqu’à un certain point l’instinct ludique et l’impulsion créatrice… Même
lorsque le déroulement de l’activité est prescrit avec une minutie absolue et
conformément aux impératifs stricts du système taylorien, il existe toujours
des brèches, des possibilités de se soustraire à la routine qui offrent de temps à
autre au travailleur le luxe de l’autodétermination dans l’exercice de son activité.
(Man, 1927, p. 80-81, cité dans Roy, 1958, p. 160)
Mieux que tout autre sociologue, William Baldamus a analysé la nature des
compensations offertes aux ouvriers de l’industrie :
L’intensité du travail ne se traduit pas nécessairement ni uniquement par des
sensations de dégoût, elle peut aussi produire des satisfactions. En fait, toutes
les privations du travail peuvent être reliées à ce que j’appelle des « satisfactions
relatives ». Il y a des sensations d’atténuation temporaires de l’inconfort lié à
certaines situations productives, qui apparaissent quand ces facteurs sont devenus partie intégrante de l’interprétation habituelle de la situation du travailleur.
Ces satisfactions sont apparentes et naissent en fait de la privation. (1961, p. 53)
Les conditions de travail (conditions physiques, répétitivité, monotonie)
donnent lieu à des privations – déchéance physique, ennui, fatigue – et
celles-ci génèrent à leur tour des satisfactions relatives – habituation, malléabilité et sensation de satisfaction (Baldamus, 1961, chap. 5-7).
bien qu’Herbert Marcuse l’ait qualifiée depuis longtemps de « fausse subjectivité » ou Paul
Piccone, plus récemment, de « négativité artificielle ».
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Comme l’ont observé de nombreux auteurs, ces satisfactions relatives
se présentent fréquemment sous forme de jeux, ce qui réduit la tension provoquée par « cette suite sans fin d’actes insensés » (Whyte, 1955,
p. 37). La manière dont les sociologues évaluent ces réponses des ouvriers,
prétendument autonomes, aux exigences du travail capitaliste, est profondément ambiguë. D’une part, ils reconnaissent que ces satisfactions relatives contribuent à leur bonne santé psychologique et sociale, mais d’autre
part, ils pensent qu’elles sapent les objectifs de l’entreprise. William Foote
Whyte formule ainsi ce dilemme : « Est-il possible de préserver la satisfaction qui accompagne le fait de jouer le jeu du travail à la pièce dans nos
usines, tout en réduisant la conflictualité qui en découle ? » (1955, p. 38). Les
jeux créent une opposition d’intérêts là où il n’y avait qu’harmonie. Dans
leur essai classique, F.-J. Roethlisberger et W. Dickson soutiennent que « les
employés ont leurs propres règles et leur propre logique qui, dans la plupart
des cas, sont en contradiction avec celles qui leur ont été imposées » (1939,
p. 457). « Ce niveau [de production] ne leur a pas été imposé, mais il semblerait qu’il ait été formulé par les ouvriers eux-mêmes. » (1939, p. 445) Dans
son interprétation du Bank Wiring Room Experiment ², George Homans
affirme que les normes du groupe telles que la limitation de la production
sont « produites spontanément » pour préserver l’identité du groupe (1955,
p. 155). L’idée selon laquelle, dans les ateliers de Hawthorne, les ouvriers établissaient leurs propres principes autonomes de travail, atteint son expression la plus aboutie dans les écrits d’Elton Mayo, qui parle de l’élaboration
« d’un code social à un niveau inférieur opposé à la logique économique [de
l’entreprise] » (1933, p. 119-120). De la même manière, Michel Crozier soutient que, dans un grand nombre d’établissements industriels, les subordonnés profitent de la marge d’indétermination du procès de production, ce
qui mène à des luttes de pouvoir et des jeux non coopératifs dirigés contre
l’entreprise (Crozier, 1976, 1964).
La thèse sous-jacente à toutes ces analyses est que les travailleurs établissent de façon autonome leurs propres systèmes culturels et de production, en opposition à la direction. Paradoxalement, les mêmes sociologues
qui réfutent catégoriquement les analyses classistes sont ceux qui soutiennent le plus vigoureusement ce genre d’approches. Malheureusement, la
faiblesse de leur base empirique va de pair avec l’insuffisance de leur ap2
N.d.t. Le Bank Wiring Room est l’une des expériences menées par E. Mayo et E. Lloyd Warner
dans le cadre du projet Hawthorne. Elle visait à évaluer l’influence des incitations financières
sur la productivité des ouvriers.
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proche théorique. Dans Management and the Worker, on trouve de nombreux indices qui suggèrent que le chef de groupe, le chef de section, le
contremaître adjoint et le contremaître tolèrent, voire même collaborent
au développement d’un jeu soi-disant préjudiciable aux intérêts de la direction (Roethlisberger, Dickson, 1939, chap. 19). Jason Ditton souligne que
l’indétermination provoquée par le relâchement des normes renforce le
pouvoir de la direction en même temps qu’elle permet l’élaboration de
jeux (1976, 1977). Stanley Matthewson nous propose quantité d’exemples
où la direction organise les formes de limitation de la production qu’Elton
Mayo attribue à l’opposition instinctive et non logique des ouvriers (1931,
chap. 2). D’autre part, lorsque les jeux (comme la pratique du doublement
sur la chaîne de montage) menacent les objectifs de l’entreprise, c’est-à-dire
lorsqu’ils mettent en danger les marges bénéficiaires, la direction s’y oppose
avec vigueur (Aronowitz, 1973 ; Rothschild, 1974). Crozier lui-même signale
que « la lutte de pouvoir, si elle n’était soumise à aucun contrôle, donnerait lieu à des conflits paralysants et à des situations insupportables » (1971,
p. 163). En bref, quand des jeux existent, ce n’est ni indépendamment ni
en opposition stricte à la direction.
Mes observations sur le rôle de l’encadrement dans le jeu de « s’en sortir »³ chez Allied, et celles de Roy chez Geer, corroborent ces conclusions.
J’ai déjà fait référence aux diverses formes selon lesquelles les contremaîtres
aident activement les ouvriers à « y trouver leur compte » (leur apprenant
des astuces pour « s’en sortir », s’agaçant des quotas de production stricts
fixés par le département des méthodes, utilisant le langage du jeu pour justifier leur rendement face à leurs propres chefs, etc.). Si leur production était
supérieure à la limite acceptée (de 140 ), il était probable que non seulement leurs compagnons mais aussi les chefs d’atelier protestassent. Ainsi, le
superviseur avait l’habitude de rendre aux ouvriers les fiches qui consignaient
une production supérieure à 140 , en les exhortant à diminuer le nombre
de pièces produites et à stocker le reste. Les chronométreurs vérifiaient aussi
que la limite de 140  n’était pas dépassée. Dans l’atelier, tous les échelons
de l’encadrement avaient intérêt à une production régulière et à une restriction des quotas : les ingénieurs ne leur étaient pas plus sympathiques
3
N.d.t. Nous avons choisi de traduire « the game of “making out” » par « le jeu de “s’en sortir” »
ou par « y trouver son compte », pour rester fidèle aux choix de Pierre Fournier, traducteur de
certains extraits de ce livre (1996), qui restituaient bien selon nous la dimension proprement
ludique du travail en usine que cherchaient à décrire tant Roy que Burawoy, et qui rendait à
leurs yeux le travail supportable.
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qu’aux opérateurs⁴. L’attribution d’un nouveau barème à une tâche pouvait
provoquer des mouvements de personnel, les ouvriers cherchant à se déplacer vers les postes où il est plus facile d’atteindre les quotas exigés, ce qui
aurait entraîné des coûts de formation, une diminution de la production,
une augmentation du nombre de pièces défectueuses, et ainsi de suite…
Ou bien, le nouveau quota étant « impossible » à atteindre, les opérateurs se
mettaient « à tirer au flanc », ce qui impliquait aussi une baisse du niveau de
production. Dans le chapitre 10, j’analyserai ces aspects et d’autres conséquences négatives du resserrement des quotas. Pour le moment, il suffit de
signaler que la direction de l’atelier non seulement incitait les opérateurs
à atteindre un volume prévu de production, mais tolérait ouvertement les
restrictions quantitatives imposées par les opérateurs ou, ce qui revient au
même, intervenait activement dans le jeu : les contremaîtres et les programmeurs participaient véritablement au jeu.
Pour résumer, on peut affirmer qu’en règle générale, les jeux des opérateurs ne s’établissent pas de façon autonome en opposition à la direction,
comme cela a pu être soutenu par des auteurs provenant de traditions aussi
différentes qu’Elton Mayo ou Cornelius Castoriadis. Historiquement, les
jeux apparaissent plutôt dans un processus de lutte et de négociation, mais
ils se développent dans les limites définies par la nécessité de salaires minimum et de marges bénéficiaires acceptables. L’encadrement, du moins à
ses échelons inférieurs, participe activement non seulement à l’organisation du jeu, mais aussi à l’application de ses règles. Le désir de participer
à ces jeux naît autant de l’implacable nécessité de se rendre au travail et
de se soumettre aux exigences du procès de production, que de l’apparition de « besoins radicaux », d’une « nouvelle conception du travail » ou de
l’élaboration d’un « code non logique ». On entre dans le jeu pour obtenir
des satisfactions relatives, ce qu’Herbert Marcuse appelle des satisfactions
répressives. Le jeu représente un besoin qui, au sens strict, est le produit
d’une société « dont les intérêts dominants appellent la répression » (1966,
p. 65). La satisfaction de ce besoin reproduit non seulement la « soumission
volontaire » (le consentement) mais aussi une plus grande richesse matérielle. Nous devons maintenant analyser concrètement de quelle manière la
participation à un jeu contribue à la reproduction des relations capitalistes
et à l’augmentation de la plus-value.
4
Ronald Dore observe un conflit similaire entre contremaîtres et agents de méthode dans les
usines anglaises. Voir Dore (1973, p. 93). Dans une communication personnelle, Bill Friedland
indique que l’opposition entre les contremaîtres et les départements des méthodes adoptait
une forme analogue dans l’industrie automobile états-unienne.
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Occulter et garantir l’excédent du travail
Le jeu de « s’en sortir », décrit au chapitre 4, intègre le travailleur dans le
procès de production en tant qu’individu plutôt que comme membre d’une
classe définie par sa relation particulière avec les moyens de production. Les
opérateurs contrôlent leurs propres machines au lieu d’être contrôlés par
elles, ce qui renforce leur autonomie. Ils font fonctionner leurs machines
sans aucun type d’aide extérieure, ce qui crée l’illusion que chacun d’entre
eux peut transformer la nature en des biens utiles. Le système de rétribution est fondé sur l’effort individuel et non collectif. Ensuite, la combinaison de l’autonomie à l’égard des machines, d’une part, et de la dépendance
vis-à-vis du personnel auxiliaire, d’autre part, contribue au déplacement du
conflit, de l’axe hiérarchique vers un axe latéral où les ouvriers individualisés
entrent en conflit ou en concurrence les uns avec les autres. La constitution
des travailleurs comme individus en conflit ou en concurrence occulte leur
appartenance commune à une classe d’agents de production vendant leur
force de travail en échange d’un salaire, en opposition à une autre classe qui
s’approprie leur travail non rémunéré.
La signification de cette création d’un jeu à partir du procès de production excède toutefois le seul fait d’y trouver son compte. Le fait même de
participer à un jeu génère le consentement à ses règles. Il ne s’agit pas seulement ici de mettre en valeur l’idée qu’il est impossible de participer à un jeu
et en même temps de contester ses règles. La question est de savoir si la participation au jeu est antérieure, logiquement et empiriquement, à la légitimité
des règles. Je ne suis pas ici en train d’affirmer que jouer le jeu repose sur un
large consensus. Au contraire, le consentement repose – est construit – sur
le fait de jouer. Le jeu ne reflète pas une coïncidence sous-jacente d’intérêts ; il est bien au contraire à l’origine de cette coïncidence. Il ne puise pas
ses sources dans un consensus préétabli sur les valeurs, mais dans des luttes
historiques spécifiques visant à s’adapter à la privation inhérente au travail,
et dans des luttes avec la direction autour de la définition des règles.
Ces règles, qui se présentent dans le cas que nous avons examiné sous
la forme d’un ensemble de relations sociales dans l’espace de production,
sont évaluées du point de vue des résultats prévus du jeu (y trouver ou ne
pas y trouver son compte) et non pas en fonction d’un ensemble plus large
de résultats qui sont aussi la conséquence du jeu, comme la production de
bénéfices, la reproduction des rapports capitalistes de production, et ainsi
de suite. C’est pourquoi le jeu, dans la mesure où il est institutionnalisé
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(comme c’est le cas ici), devient une fin en soi, obscurcissant, masquant
et même inversant les conditions qui sont à son origine. Les ouvriers étant
impliqués dans un jeu qui engage leur relation avec la machine, leur subordination au procès de production devient un objet d’assentiment. De la
même manière, la participation à un jeu qui implique d’autres agents de
production (ouvriers, contremaîtres, etc.) provoque l’adhésion aux relations
sociales de contrôle inscrites dans le procès de production, c’est-à-dire aux
rapports de production. Voici donc exposées deux conséquences de la participation au jeu : en premier lieu, jouer le jeu obscurcit les rapports de production sur lesquels le jeu est originellement fondé ; en second lieu, jouer le
jeu engendre un consentement aux rapports sociaux de production qui en
définissent les règles.
La violation individuelle (opposée à la violation collective) des règles du
jeu mène à une sanction rituelle qui renforce ces effets d’obscurcissement et
d’engendrement du consentement. C’est-à-dire que la violation des règles
renforce leur influence sur les activités productives et sur les rapports de
production. Ainsi, des tentatives faites par la direction pour extraire un
surplus de la main-d’œuvre renforcent fréquemment les relations consensuelles dans l’atelier. Les opérateurs chez Allied se plaignaient constamment d’être « arnaqués » par l’entreprise, ce que j’avais associé au départ à
un vague sentiment d’exploitation. Très vite, j’ai compris que ces craintes
traduisaient l’incapacité de l’entreprise à fournir les conditions nécessaires
au déroulement du jeu : par exemple, les foreuses risquaient de prendre feu,
le mode d’emploi de disparaître, les machines de ne pas fonctionner correctement, etc. Autrement dit, les ouvriers accusaient l’entreprise de « tricher », de ne pas jouer selon les règles, et ces accusations servaient à réaffirmer la légitimité des règles et les valeurs associées au jeu de s’en sortir. De
cette manière, le cadre consensuel se trouvait continuellement refondé et
renforcé.
Néanmoins, l’occultation des relations de propriété et l’adhésion des
ouvriers aux rapports de production ne suffisent pas : il est nécessaire qu’ils
produisent une plus-value supérieure à la valeur de leurs salaires. De quelle
manière les ouvriers peuvent-ils être amenés à collaborer à la recherche du
profit ? Évidemment, une des solutions possibles (mais rarement la plus
efficace) consiste à utiliser la coercition de manière permanente, c’est-à-dire
à licencier ceux qui n’atteignent pas un quota donné. Sans aucun doute,
la coercition est inhérente au rapport salarial, mais l’organisation d’un jeu
crée les conditions nécessaires à la coopération active et au consentement
des ouvriers.
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L’objectif du système de travail à la pièce, tel que Taylor et ses disciples l’ont énoncé, est de faire coïncider les intérêts de la direction et ceux
de l’ouvrier grâce à un intéressement commun au gain obtenu par l’effort
supplémentaire de la main-d’œuvre. La raison ultime de cet effort additionnel est à rechercher dans l’incitation financière. Des études inspirées
de la tradition des relations humaines⁵ mettent en avant l’idée que la limitation de la production est une preuve manifeste de l’échec des incitations
économiques. Mais, conformément aux conclusions de Roy et à ce qui
a été exposé plus haut, la limitation de la production est en réalité cohérente avec l’hypothèse de maximisation des bénéfices. Cependant, et cela
confirme les observations de Roy comme les miennes, l’incitation financière n’est pas une explication convaincante de la coopération mise en
œuvre pour « s’en sortir ».
Si nous acceptons le comportement « verbal » des ouvriers comme indicateur d’une
tendance réelle [nous soulignons], il serait aisé d’expliquer le succès partiel du
système de rétribution à la pièce en termes « d’incitation financière », et d’attribuer son échec relatif à la mauvaise gestion de cette incitation…
D’un autre côté, certains « cas négatifs », qui semblaient démentir la toutepuissante influence de « l’incitation financière » et suggéraient la nécessité d’une
analyse plus profonde des réponses générées par ce système à la pièce, ont attiré
l’attention de l’auteur. À titre d’exemple, parfois les ouvriers ne fournissaient
pas l’effort nécessaire pour obtenir le rendement associé à un certain barème,
alors que le quota était facilement atteignable, et parfois même ils stoppaient la
production avant d’arriver à ce niveau. De plus, ils manifestaient leur indifférence quant à la possibilité de maximiser leurs revenus nets (a) en refusant des
heures supplémentaires, (b) en « abandonnant rapidement » sans finir leur service quand certaines tâches ne leur convenaient pas, ou (c) en démissionnant
pour éviter un travail monotone. En outre, leur comportement « verbal » semblait indiquer parfois « qu’ils n’étaient pas intéressés par l’argent ». (Roy, 1952,
p. 499-500)
Pendant mon immersion chez Allied, j’ai pu observer des schémas de
comportement analogues qui contredisaient la thèse de la motivation
économique comme seule base du jeu de « s’en sortir », même si ces comportements étaient souvent formulés dans le langage de l’intérêt économique.
D’autre part, si la motivation économique avait été à la base des activités
5
N.d.t. Le mouvement des relations humaines a rassemblé des chercheurs qui s’intéressaient aux
questions d’organisation au moment où, dans les années vingt, se faisaient sentir les premiers
effets du taylorisme. Ils ont mené des expériences portant sur les liens entre relations sociales,
motivation et productivité au travail, notamment les fameuses « Hawthorne studies » à la
Western Electric Company. Parmi les représentants les plus célèbres de ce mouvement, citons
Ernest Mayo, Jacob Moreno et Abraham Maslow.
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d’atelier, l’ordre de préférence des travaux aurait été en fonction de la rétribution économique, ce qui n’était pas le cas. Un grand nombre de postes
rétribués à la journée étaient considérés comme plus désirables que les
tâches à la pièce, alors même que cette dernière formule rapportait davantage d’argent. Le procès de travail s’organisait plutôt sous forme de jeu, et
les objectifs définis par le jeu correspondaient aux valeurs qui ont cours
dans l’atelier. Roy l’expose avec sa clarté habituelle :
Le jeu de « s’en sortir » peut-il être considéré comme une fin en soi ? On pourrait suggérer qu’atteindre le « quota » était la preuve de la réalisation avec succès
d’une « opération » ou d’une « tâche » dont le résultat final dépendait largement
du travailleur, même si la chance n’y était pas complètement étrangère. Le jeu de
« s’en sortir » demandait des aptitudes et une forte dépense d’énergie ; il offrait
des occasions de « s’exprimer ». L’incertitude du résultat, introduite par les possibilités toujours présentes de mauvaise fortune, faisait de la réalisation du quota
un « jeu passionnant » joué contre-la-montre, où les éléments de maîtrise représentés par la mise en application de connaissances, d’aptitudes, de ruses, de
vitesse et d’énergie augmentaient l’intérêt et procuraient un sentiment « victorieux » d’« accomplissement ». Et même si, dans leurs conversations, les ouvriers
décrivaient toujours leur expérience dans le « langage de l’argent » (gagner plus
ou moins d’argent), en réalité ils communiquaient les résultats d’un « jeu » ou
d’une « compétition » et non pas des succès ou des échecs économiques. Il n’est
même pas sûr que les ouvriers aient songé une seule fois qu’ils étaient en train de
« faire de l’argent ». Si quelqu’un avait clairement un jour exprimé cette idée, les
autres se seraient franchement moqués de lui dans l’atelier. (1952, p. 511)
Autrement dit, on ne peut pas simplement comprendre le jeu de « s’en
sortir » comme un objectif extrinsèque qui consiste à obtenir de plus gros
revenus. En réalité, sa prédominance dans la culture de l’atelier puise son
origine, et est incorporée, dans un ensemble spécifique de rapports de production qui reflètent en retour l’ambition de la direction de générer des
profits. Les compensations du jeu se définissent en fonction de facteurs
directement liés au procès de production (réduction de la fatigue, écoulement du temps, diminution de l’ennui, etc.) et de facteurs dérivés du procès de production (les compensations sociales et psychologiques associées
au fait de s’en sortir dans la réalisation d’une tâche difficile, ou inversement,
le stigmate et la frustration psychologique qui accompagnent l’échec dans
une tâche facile).
Ce n’est pas tant l’incitation économique qui coordonne concrètement
les intérêts de la direction et du travailleur, mais le jeu lui-même qui produit
un intérêt commun pour ses résultats et en faveur de sa poursuite. N’importe quel jeu qui offre des récompenses particulières à ses joueurs génère
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chez tous les participants un intérêt commun (qu’ils soient représentants
du capital ou du travail) à faciliter les conditions de sa reproduction. Aussi
longtemps que les jeux organiseront l’intégralité du processus de production, le système de valeur qu’ils ont créé prévaudra dans l’atelier. Les activités
s’évaluent et les intérêts s’établissent en fonction du jeu. En d’autres termes,
les intérêts ne sont pas préétablis, pas plus qu’ils ne sont importés dans l’atelier par des expériences de socialisation extérieures au travail ; ils s’organisent
plutôt selon les formes spécifiques des rapports de production : dans notre
exemple, ils sont définis dans le cadre du jeu de « s’en sortir ». L’expérience
au jour le jour dérive de l’organisation du travail et définit les intérêts des
différents agents de production, une fois que leur survie est garantie – ce
qui, dans le cas des ouvriers, prend la forme d’un salaire acceptable⁶ (Marx,
chap. xxi). Quand le procès de production s’organise sous la forme d’un jeu
impliquant la participation active de la direction et des ouvriers, les intérêts
des uns et des autres se trouvent concrètement coordonnés. Dans d’autres
situations professionnelles, le procès de production établit des constellations d’intérêts dont la nature peut provoquer des antagonismes irréductibles entre les intérêts des ouvriers et ceux de l’encadrement.
Comme nous l’avons déjà signalé, la conception du travail en termes de
jeux découle, en général, de l’hypothèse d’une irréductible harmonie. Les
jeux sont une création spontanée, autonome et délibérée des opérateurs, et
ils produisent des luttes de pouvoir et des conflits avec la direction. Réfutant le caractère préétabli des intérêts et soulignant le fait qu’ils dérivent de
l’organisation du travail, j’en arrive à des conclusions différentes. Il est vrai
que les initiatives des ouvriers, la recherche de modalités qui rendent supportable la subordination au procès de production, sont à l’origine du jeu,
mais la direction intervient aussi dans sa régulation, utilisant la coercition
si nécessaire. Pourtant, une fois qu’il est créé, le jeu peut adopter une dynamique propre, et il n’est pas certain qu’il reproduise sans cesse les conditions
de son existence. Au contraire, jouer le jeu tendrait à remettre en cause les
règles qui le définissent. Par exemple, dans la conception marxienne du
travail à la pièce, les ouvriers n’ont pas la force ni l’organisation suffisante
6
Pour donner une idée de la prédominance des valeurs du jeu de « s’en sortir », il suffit de rappeler
que les ouvriers se plaignaient rarement du niveau maximal de rétribution, ou de la limite imposée de 140  ; ils focalisaient plutôt leurs plaintes sur la difficulté ou l’impossibilité d’atteindre
certains quotas. Comme le signale Roy lui-même : « L’insatisfaction n’était pas provoquée par
les quotas maximaux : il y avait une acceptation évidente des limites des rétributions. Personne
ne se plaignait du fait que 1,25 dollar de l’heure était un tarif insuffisant, mais de la difficulté à
atteindre ce niveau. » (1952, p. 136) L’organisation du travail comme un jeu amène les ouvriers
à se focaliser sur les variations dans des limites prédéfinies, sans les remettre en question.
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pour imposer des limitations à la production (Marx, chap. xxi). Ils sont
contraints de se faire concurrence pour produire à un rythme toujours plus
élevé, ce qui par ailleurs incite la direction à réduire les tarifs attribués à
chaque pièce. Le « jeu » du travail à la pièce produit un engrenage pervers qui
mène à l’intensification du travail, à moins que les opérateurs ne stabilisent
ce processus en modifiant ses règles et en limitant la concurrence, comme
dans le jeu de s’en sortir. S’ils n’y arrivent pas, les ouvriers se trouvent face
à un « dilemme du prisonnier » : ce qui est dans l’intérêt du travailleur individuel (la maximisation de la production) se fait au détriment de leur intérêt collectif (des prix plus élevés pour chaque tâche). Peter Blau décrit un
conflit analogue entre rationalité individuelle et collective dans des jeux de
production au sein d’une agence publique de l’emploi. Dans son étude de
cas, la concurrence entre les employés augmente la production individuelle
aux dépens de l’efficacité collective. C’est-à-dire que le jeu crée lui-même
les conditions qui rendent plus difficile la participation. Blau ajoute : « Cela
soulève une question que nous ne pouvons pas résoudre ici : quelles sont les
conditions qui permettent que ce processus finisse par se stabiliser, ou au
contraire qu’il culmine dans un changement révolutionnaire qui transforme
la structure concurrentielle en une structure coopérative ? » (1963, p. 81). De
manière plus générale, il faudrait se demander : quelles sont les conditions
de reproduction des jeux ? Dans quelles conditions la dynamique même
du jeu peut-elle saper l’harmonie et provoquer une crise ? Ou, plus concrètement, quelles sont les conditions permettant que le jeu de « s’en sortir »
se perpétue dans l’atelier ? Ce jeu porte-t-il en lui des conséquences autres
que la production du consentement et du bénéfice (des conséquences qui
menacent continuellement sa reproduction) ? Porte-t-il en lui les germes de
sa propre destruction ?
Incertitude et crises
Nombre d’auteurs, marxistes et non marxistes, soulignent l’idée qu’il faut
réduire au minimum l’incertitude afin de promouvoir l’efficience et l’efficacité des organisations⁷. Je suggérerai ici que s’assurer la coopération des
ouvriers nécessite une incertitude minimale, qui consiste en la possibilité
pour les ouvriers d’avoir un certain contrôle, même limité, sur le procès de
production :
7
Voir, par exemple March, Simon (1958, chap. 6), Thompson (1967, chap. 1), Braverman
(1974).
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L’intérêt des opérateurs pour les « quotas » de tâches payées à la pièce semble être
soumis à une loi des « rendements décroissants ». McCann, par exemple, parlait
de l’ennui provoqué par un travail à la pièce « fastoche » [et affirmait] qu’il avait
fait tellement de pièces qu’il pouvait encore « en faire en somnolant ». Selon son
expérience, « trouver son compte » dans une opération restait un jeu intéressant
aussi longtemps que le travail constituait un défi et qu’il existait un certain degré
d’incertitude quant au résultat de l’activité. Le jeu perd de son intérêt en tant
que tel si la maîtrise de l’ouvrier est si grande que le « succès » devient une simple
routine il perd aussi de son intérêt si l’incertitude prévaut sur la maîtrise : le jeu
devient « exaspérant » si des « interruptions mal venues » rendent inutile l’application d’un savoir-faire. (Roy, 1952, p. 511-512)
Un jeu perd de son intérêt aux yeux des joueurs dans l’un des trois cas
suivants : d’abord, quand l’incertitude est trop grande et que le résultat
échappe entièrement au contrôle des joueurs ; ensuite, quand l’incertitude
est trop mince et que les joueurs peuvent contrôler entièrement le résultat ;
enfin, quand le résultat leur est indifférent.
Prenons un exemple de chacun de ces trois cas. Dans un poste qui me
déplaisait particulièrement, il fallait forer des orifices d’un diamètre de 3/16
de pouces et de 11 pouces de profondeur sur des pièces d’acier. Le jumping
jack de Bill⁸, puisque c’était son nom, était en permanence réglé pour ce
type de travail. Il forait deux pièces à la fois, avec des broches de 13 pouces.
La machine faisait d’abord une entaille superficielle dans la pièce, éliminait
les copeaux, forait de nouveau et ainsi de suite jusqu’à ce que l’orifice soit
parfaitement percé. Dès qu’elle se mettait en marche, la machine fonctionnait automatiquement jusqu’à ce que le trou soit terminé. Cependant, les
broches se cassaient fréquemment parce qu’elles étaient longues et parfois
peu affilées, et si on ne les retirait pas à temps, la pression sur les pièces pouvait envoyer des morceaux de métal dans toutes les directions. L’opération
était non seulement dangereuse mais aussi frustrante, puisque le quota établi
ne tenait pas compte de ce type d’événements. En outre, les conditions dans
lesquelles les broches pouvaient se casser étaient tout à fait imprévisibles :
la profondeur de l’acier ou la vitesse de l’opération, le nombre de fois que
l’on pouvait utiliser la broche avant qu’elle ne se brise… Le travail me faisait
peur et je n’ai jamais ne serait-ce qu’essayé d’y trouver mon compte après
avoir cassé une ou deux broches ; je préférais rester vivant et sain d’esprit. En
revanche, Bill, mon alter ego dans l’équipe de jour, un machiniste avec dix
8
N.d.t. Le jumping jack est un exercice physique qui consiste à sauter en écartant les jambes et les
bras. Ici, cette expression désigne la tâche accomplie grâce à une machine que l’un des ouvriers,
Bill, utilise avec dextérité.
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ans d’expérience sur des opérations très variées et pas du genre à refuser un
défi mettant à l’épreuve son ingéniosité et son habileté, essayait toujours de
« s’en sortir », et généralement, quand bien même la tâche ne lui plaisait pas
non plus, y parvenait avec un quota de 125 . Ainsi, ce qui, pour certains,
était un degré trop élevé d’incertitude représentait pour d’autres un défi.
Mais la conclusion demeure valide : quand l’incertitude est trop grande, les
joueurs renoncent à participer au jeu.
Les postes qui travaillaient avec des scies automatiques, sur lesquels il
était facile d’obtenir 125 , se trouvent à l’extrême opposé de l’exemple
précédent. La tâche était ennuyeuse puisqu’elle réclamait peu d’attention,
surtout quand il fallait travailler sur de l’acier en barres, de 9 pouces de diamètre, puisque la scie n’était capable de couper que quatre pièces d’acier par
heure. Dans ces situations-là, je quittais mon poste et partais à la recherche
d’autres activités pour me constituer une cagnotte pendant que la machine
fonctionnait toute seule.
En définitive, que peut-on dire de l’évaluation des résultats ? J’ai déjà
dit quel mépris Roy et moi-même, à peine embauchés, ressentions pour le
jeu, et comment nous nous étions, dans les faits, progressivement pliés à
ses exigences. Nous avons fini complètement absorbés par le jeu et sommes
devenus des joueurs avides. Je dois avouer que, du moins dans mon cas personnel, ce dédain initial était surtout un mécanisme de défense, dû à mon
incapacité manifeste à « m’en sortir » et au faible espoir d’y arriver un jour.
Mais quel jeu permettrait à n’importe quel Tom, Dick ou Harry de s’en sortir immédiatement, à peine débarqué d’autres horizons et sans expérience
préalable ? Autrement dit, le fait de patienter plusieurs mois avant d’obtenir des primes, comme ce fut le cas pour Roy et moi (et, probablement,
pour n’importe qui d’autre travaillant pour la première fois dans un atelier
de mécanique), explique la valeur et le prestige associés au jeu. On donne
aux nouveaux venus les tâches aux quotas les plus stricts, une pratique qui
engendre à court terme des réactions de repli sur soi et d’amertume, mais
qui à long terme renforce l’adhésion aux valeurs du jeu. Comme Roy et moimême l’avions très tôt compris, il fallait « s’en sortir » pour être quelqu’un
dans l’atelier. Échouer revenait à être mis à l’écart de la vie de l’atelier, à ne
pas être apprécié ni pris au sérieux⁹. Plus nous tardions à « nous en sortir »,
9
On pourrait en conclure que, plus les différences entre les postes de travail sont grandes en ce
qui concerne la possibilité de « s’en sortir », plus les divisions, et donc la hiérarchie, sont fortes
dans l’atelier. On ne connaît pas les différences sur ce point entre les machines en 1945, mais il
semblerait qu’elles n’étaient pas aussi importantes qu’en 1975. Ce facteur expliquerait l’existence
de liens de solidarité beaucoup plus fermes parmi les ouvriers de l’immédiat après-guerre.
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plus notre réputation et la considération dont nous jouissions diminuaient.
Cette pression pour « s’en sortir » ne provenait pas seulement des chefs (elle
jouait un faible rôle dans mon cas), mais des collègues et du personnel auxiliaire. De plus, le fait de participer au jeu apporte, outre des compensations
sociales, des compensations psychologiques. Lorsqu’on essaie de « s’en sortir », le temps passe plus vite (trop vite, même) et la sensation de fatigue
se fait moins sentir. La différence entre « s’en sortir » ou pas n’est donc pas
seulement d’ordre économique ; elle se mesure aussi en termes de prestige,
d’épanouissement et de fierté. La participation au jeu éliminait une bonne
part de la pesanteur et de l’ennui associés au travail industriel.
Dans l’analyse que nous avons jusqu’ici menée concernant les réponses générées
par le travail à la pièce, on ne peut pas soutenir l’idée que la motivation « économique » ne joue aucun rôle dans la réalisation des « quotas ». Il est cependant
possible que le travail à la pièce produise une gamme plus importante d’incitations. Les « motivations du travail à la pièce » incluent la « motivation économique » mais elles ne s’y réduisent pas. Ainsi, le fait que le système fonctionne
dans certaines circonstances, c’est-à-dire le fait qu’il soit capable de motiver les
travailleurs à fournir un effort productif dans une situation donnée, n’est pas
nécessairement imputable à la seule motivation économique, pas plus que ne
le serait d’ailleurs l’échec du travail à la pièce. Les témoignages des ouvriers, du
style « je me fiche de l’argent », n’indiquent pas tant l’insuffisance de l’incitation
économique en soi que l’absence, dans cette situation, de possibilités de rétribution économique d’une ampleur suffisante pour susciter une « motivation ».
(Roy, 1952, p. 517-518)
La participation au jeu présuppose une double limitation de l’incertitude
du résultat : il faut garantir, d’une part, un salaire minimum aux salariés, et
d’autre part, un profit minimum à la direction. Pourtant, si le jeu de « s’en
sortir » ne constitue jamais une menace contre le salaire minimum, il peut
en revanche, dans certaines circonstances, mettre en danger les profits. On
serait alors face à ce que j’appelle une crise du système. Un second type de
crise peut venir du refus des ouvriers de participer au jeu, parce que l’incertitude qui pèse sur les résultats de celui-ci est trop forte ou trop faible (crise
de légitimité ) ou parce que le jeu a complètement perdu de son intérêt pour
les joueurs (crise de motivation)¹⁰.
La crise du système pose la question fondamentale : comment un capitaliste peut-il s’engager par avance à verser un salaire défini, tout en ayant
l’assurance de réaliser une marge acceptable ? À l’époque de Geer, l’extraction de la plus-value était essentielle à la survie de l’entreprise et sa direction,
10 L’origine de ces expressions est à chercher chez Jürgen Habermas (1975, chap. 3).
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poussée par cette recherche impérieuse de bénéfices, c’est-à-dire par la
volonté d’éviter une crise du premier type, avait provoqué à plusieurs
reprises des crises du second type. L’augmentation des quotas, la modification des normes et la réduction des coûts de substitution des machines
avaient contribué à une crise de légitimité qui déboucha sur la grève dont
j’ai parlé plus haut. À l’inverse, Allied a été capable de surmonter une
crise de système sans provoquer de crise de légitimité. Quand la division
des moteurs de la compagnie a connu des pertes (par exemple en 1974)
pour des raisons étrangères au jeu (tel que je le montrerai plus tard dans le
chapitre 8), la direction n’a pas cherché à saper les bases du jeu en modifiant
les normes ou les quotas. L’entreprise a absorbé les pertes ou les a répercutées sur le marché, et a nommé un nouveau directeur à la tête de la division
des moteurs.
La crise du système est paradoxale dans le sens où il est impossible de la
concevoir avant qu’elle ne se produise. Les niveaux individuels de production dans le département des composants de l’usine pendant les 11 premiers
mois de 1975 suggèrent qu’un rendement constant inférieur à 75  des
normes définies par les ingénieurs est inacceptable. Mais aucun moyen ne
permet de savoir quelle devrait être en fait la production minimale permettant d’assurer des bénéfices, puisque cela dépend du rendement de chacun
des opérateurs de l’atelier de mécanique et que ce rendement est fluctuant.
Une crise du second type peut être évaluée en comparant les niveaux de
production des différents postes de travail. Si la marge d’incertitude dépasse
les limites acceptables, par excès ou par défaut, les rendements individuels se
regrouperont autour d’un niveau moyen de 140  ou de 80 , ou les deux
à la fois¹¹. L’existence de rendements intermédiaires indique que certains
ouvriers au moins participent au jeu, que la marge d’incertitude est acceptable et qu’ils ne sont pas indifférents au résultat de leurs activités. Au fur et
à mesure que les opérateurs acquièrent de l’expérience et de l’ancienneté, ils
se tournent vers les machines qui offrent un rendement stable de 140  (par
exemple, le mandrin automatique, les tours à barre ou les décolleteuses automatiques). Le réglage de ces machines requiert un haut degré d’adresse et
d’expérience, mais une fois qu’on le maîtrise, l’incertitude disparaît et « s’en
sortir » n’est plus un problème pour ces opérateurs ; toutefois, si la crise de
motivation ne survient pas dans l’atelier, ils continueront à s’approcher des
140 . Ces salariés occupent le rang le plus élevé dans l’échelle du prestige
11
Le regroupement des taux de production autour de ces valeurs pourrait aussi indiquer des
formes de tricherie généralisée.
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alors que les autres doivent réaliser des efforts considérables pour atteindre
des quotas de 125 . Beaucoup de ces ouvriers expérimentés se complaisent
dans la gloire de leur autorité et de leur statut. Toutes choses égales par
ailleurs, leur conscience de classe devrait être plus développée que celle des
autres salariés qui participent plus activement au jeu de « s’en sortir ». De
fait, un certain nombre de ces ouvriers manifestaient une hostilité considérable envers l’entreprise, et d’autres militaient activement dans le syndicat.
Cependant, les comparaisons entre ces ouvriers et les autres doivent prendre
en compte le facteur de l’ancienneté qui tend à compliquer les choses. Il
plaide d’un côté pour un investissement plus grand dans l’entreprise (fondé
sur les avantages associés à l’ancienneté, en termes de retraite et de sécurité
de l’emploi), et de l’autre côté renforce la possibilité d’un engagement syndical. Un exemple qui confirme la première de ces tendances nous est offert
par un ou deux opérateurs qui ont risqué leur réputation en fournissant à
l’entreprise des recommandations pour augmenter la productivité sur leurs
propres machines ! Malgré les affirmations de McCann, une crise de légitimité peut survenir plus facilement lorsque les barèmes sont contraignants
que lorsqu’ils sont peu précis. Depuis que Roy a quitté Geer, les quotas sont
devenus moins stricts et les mutations d’un poste à l’autre sont facilitées par
la mise en place d’un système de candidature. Par conséquent, après quelques
mois, les opérateurs peuvent occuper des postes qui leur offrent tous les défis
et toutes les récompenses associés au jeu. Dans ces circonstances, une crise
de légitimité est devenue extrêmement improbable.
En dernier lieu, il faut soulever la question des relations entre les crises
du système et les crises de légitimation ou de motivation. Assurément, une
crise du second type ne peut que précipiter une crise du système. Mais ces
dernières peuvent aussi être provoquées par des facteurs autres que l’échec
du jeu. Par exemple, elles peuvent être produites par une hausse importante
des coûts de formation ou par un nombre excessif d’heures supplémentaires (voir chapitre 8). D’un autre côté, une crise de système peut-elle être
la conséquence du jeu lorsqu’il est pratiqué selon les règles ? Si la réponse est
positive, à quelles conditions trouver son compte précipitera-t-il une telle
crise ? Évidemment, la réponse dépend en grande partie des types possibles
de distribution des rendements individuels. L’augmentation de la mobilité
entre les différents postes de travail est un facteur qui peut réduire le niveau
de distribution. À quelles conditions une crise du système peut-elle provoquer une crise de légitimité ou de motivation ? C’est-à-dire, dans quelles
circonstances la direction s’attaquera-t-elle aux conditions de déroulement du jeu lorsque les profits déclinent ? En d’autres termes, la direction
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précipitera-t-elle le conflit si elle se trouve confrontée à une crise du profit ?
Je reviendrai sur ces questions dans le chapitre 10.
Les conditions de la participation au jeu et de son efficacité pour
occulter et garantir la plus-value nous permettent d’établir une distinction
entre au moins deux types de jeux. Les jeux du premier type, confinés à la
relation entre les travailleurs et la technologie, ont été décrits par William
Baldamus (1961), Donald Roy (1958) et Harvey Swados (1957). Ces jeux,
pour peu qu’ils durent, peuvent générer un consentement aux structures de
privation inhérentes au travail. Mais comme Donald Roy le souligne, il n’a
pas lui-même porté un intérêt soutenu à son jeu « particulier » dès lors qu’il
a su dominer sans difficulté chacune de ses nuances et éliminer par ce biais
l’essence même du jeu : l’incertitude. Les jeux limités aux ouvriers individuels et à leur relation avec le procès de production permettent seulement
de leur faire oublier la privation, et encore temporairement ; surtout, ils
ne génèrent pas de consentement aux rapports de production. Pour produire ce consentement, un second type de jeu doit être mis en place, un
jeu impliquant d’autres agents de la production. Ces jeux durent potentiellement plus longtemps à partir du moment où ils engagent plus profondément l’attention des ouvriers et élargissent le spectre de l’incertitude. Ils
requièrent des compétences non seulement techniques mais aussi sociales
dans la sphère plus incertaine des relations humaines.
L’efficacité des jeux dans le processus d’occultation et de garantie de la
plus-value dépend de leur capacité à encadrer la vie quotidienne de l’atelier. S’en sortir constitue peut-être à cet égard un exemple paradigmatique.
À l’extrême opposé, la subordination à une chaîne de montage impose des
limites à l’étendue des jeux, bien que celle-ci ne soit en aucune façon aussi
restreinte que l’on pourrait l’imaginer. Vraisemblablement, plus l’organisation du procès de production est rigide, plus elle aura tendance à faire émerger des rapports de classe antagonistes dans les ateliers. Pour comprendre la
manière dont ces luttes de classe sont maîtrisées, il nous faut analyser deux
autres domaines d’occultation et de garantie de l’excédent du travail : le marché du travail interne et l’organisation politique interne de l’entreprise.
Conclusion
Dans ce chapitre j’ai essayé de montrer comment la constitution du procès
de travail en jeu contribue à occulter et garantir la plus-value. Cependant,
le concept de « jeu » est bien plus qu’un outil explicatif. Il est aussi, et même
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nécessairement, un instrument critique¹². En premier lieu, il incarne le lien
entre la rationalité individuelle et la rationalité du système capitaliste. De la
même manière que les joueurs d’un jeu adoptent des stratégies qui influent
sur son résultat, peut-être dans un sens qui n’est pas toujours anticipé, nous
faisons dans notre vie quotidienne des choix qui affectent les résultats de
nos actions. La variation possible de ces résultats est sans doute mince, mais
elle n’échappe pas complètement à notre maîtrise. C’est-à-dire que nous faisons l’histoire, mais pas comme nous le souhaitons. Nous faisons l’histoire
« sans nous en rendre compte », autant au travers des conséquences anticipées de nos actes que de leurs conséquences non anticipées. La métaphore
du jeu suggère une « histoire » avec ses propres « lois », des lois qui échappent
à notre maîtrise mais qui sont néanmoins produites par nos actions. C’est
aussi vrai du jeu de « s’en sortir », d’une partie d’échecs, de l’achat d’une
nouvelle voiture, de l’élection d’un président ou d’une guerre que ça l’est,
malheureusement, d’une révolution.
En second lieu, de la même manière que la participation au jeu génère
le consentement à ses règles, la participation aux choix que le capitalisme
nous impose génère à son tour le consentement à ses règles et à ses normes.
C’est par la constitution de nos vies comme une série de jeux, un ensemble
de choix restreints, que les relations capitalistes deviennent non seulement
objet de consentement, mais plus encore qu’elles nous apparaissent naturelles et immuables. Nous ne décidons pas collectivement des règles du jeu,
nous sommes plutôt amenés à le jouer et à défendre par ce même biais ses
règles. Troisièmement, de la même manière que le jeu définit une série d’objectifs à atteindre, le capitalisme produit une série d’intérêts. Ces intérêts
ne sont pas univoques et peuvent changer au fil du temps, néanmoins ils
sont le produit du capitalisme, de la même manière que les intérêts définis
par le jeu de « s’en sortir » sont le produit, un produit dont j’ai d’ailleurs
montré qu’il était changeant, d’une organisation particulière du procès de
production. Les intérêts apparaissent comme des évidences ; tout comme
12
J’utilise ici une notion de jeu qui est à l’opposé de celle utilisée généralement dans la théorie
critique, à savoir : « un ensemble de principes d’organisation de l’expérience, constitués par
une activité volontaire et ouverte (c’est-à-dire, libre de contraintes externes et internes), non
instrumentale (dans le sens où elle a une finalité en soi et où son centre d’intérêt est le processus
en soi) et transcendant les états habituels d’être et de conscience » (Hearn, 1976-1977, p. 145).
Herbert Marcuse oppose le jeu au travail : « Le jeu exprime l’autoérotisme sans objet et gratifie
les instincts qui s’orientent vers le monde objectif. Le travail, en revanche, est subordonné à
des finalités qui lui sont étrangères : l’autoconservation » (1955, p. 196). Dans cette perspective,
la notion de jeu que j’utilise s’assimile plutôt à la notion de travail.
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les règles, ils ne sont pas le produit d’un consensus démocratique¹³. Enfin,
tout comme la possibilité de gagner ou de maximiser son utilité rend un jeu
attractif, la possibilité de réaliser ou de satisfaire ses propres intérêts et ses
propres besoins (définis par le capitalisme en général et par le jeu de « s’en
sortir » en particulier) est le moyen de produire le consentement aux règles
et aux rapports de production, en les présentant comme naturels et inévitables. Les alternatives sont éliminées ou rangées dans la case de l’utopie.
C’est pourquoi l’insatisfaction traduit moins l’impossibilité de satisfaire un
ensemble transcendant de « nécessités radicales » ou l’incapacité à décider
collectivement quelles devraient être ces nécessités, que l’impossibilité de
satisfaire les nécessités produites par le capitalisme en général, ou par le jeu
de « s’en sortir » en particulier. En résumé, l’insatisfaction contemporaine,
bien qu’intense, n’est pas dirigée contre le capitalisme mais contre sa reproduction en tant que système.
En tant qu’instrument de critique, la métaphore du jeu implique une
certaine conception d’une société émancipée, où les personnes font l’histoire elles-mêmes pour elles-mêmes, de manière consciente et délibérée.
Dans cette société, il n’y a plus de conséquences inattendues et la distinction entre norme et loi disparaît ; il y a coïncidence entre la rationalité individuelle et la rationalité collective. Il existe aussi un dialogue rationnel et
authentique sur les moyens et les fins, si tant est que cette distinction soit
toujours d’actualité. Les besoins ne sont plus prédéterminés, mais soumis
à la décision collective. Le conflit et la contradiction ne disparaîtraient
pas dans cette société, tout comme les conflits opposant la satisfaction de
besoins différents, mais ces différences devraient être résolues dans le cadre
d’un dialogue politique public et ouvert¹⁴.
Ayant focalisé notre attention sur le double écart entre moyens et résultats d’une part, normes et lois d’autre part, sur la nature dérivée des besoins
et sur la production du consentement par la possibilité de leur satisfaction,
nous risquons de fournir une image excessivement statique de la société :
une image que la métaphore du jeu nous oblige à dépasser. On l’a vu, la
participation au jeu peut remettre en cause les conditions de sa reproduction. J’ai déjà suggéré quelles étaient ces conditions et indiqué le type de
13
Dans cette partie, je fais allusion aux concepts de formation politique du consensus, de sphère
publique et de communication sans distorsion chers à Habermas. Voir par exemple son ouvrage,
Theory and Practice (1973).
14 Nombre de marxistes, suivant Marx, ont eu tendance à supposer que dans une société postrévolutionnaire ou émancipée, la politique disparaîtrait. Cette hypothèse manque totalement
de fondement. Voir Korsch (1975), Castoriadis (1976), Lefort (1976).
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crises qu’elles pouvaient provoquer. De cette façon, la métaphore du jeu
permet d’inférer une dynamique susceptible de nous faire comprendre le
sens de certaines transformations du capitalisme. Ainsi, les différences entre
l’organisation du travail chez Geer et chez Allied suggèrent un éventail de
choix « quantitativement » toujours plus large dans un cadre toujours plus
restreint. Cette tendance importante a été négligée par Harry Braverman,
qui concentre son analyse sur la séparation entre conception et exécution,
l’expropriation de la connaissance ouvrière et la limitation de l’autonomie,
qu’il identifie comme la tendance majeure d’évolution du procès de travail dans le système capitaliste. La première tendance constitue pourtant
le fondement du consentement dans notre société, et permet à la dégradation du travail de se poursuivre sans crise prolongée. Par exemple, nous
avons montré que l’existence de machines plus fiables, la mise en place de
quotas plus faciles à atteindre, la multiplication des possibilités de tricher
ainsi que d’autres facteurs analogues, augmentent les options offertes au
travailleur dans le jeu de « s’en sortir ». Cette tendance prend aussi forme,
de façon plus générale, dans la mise en place de programmes d’enrichissement du travail et de polyvalence. Comme je vais le montrer dans les deux
prochains chapitres, cet accroissement des choix possibles dans des limites
plus étroites, trouve une expression aboutie dans l’apparition du marché du
travail interne et la consolidation de l’organisation politique interne.
Bibliographie
Aronowitz Stanley, 1973, False Promises. The Shaping of American Working Class
Consciousness, New York, McGraw-Hill.
Baldamus William, 1961, Efficiency and Effort, Londres, Tavistock Publications.
Blau Peter, 1963, The Dynamics of Bureaucracy, Chicago, The University of Chicago Press.
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