Du journal intime au blog : quelles métamorphosesdu texte
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Du journal intime au blog : quelles métamorphosesdu texte
Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Du journal intime au blog : quelles métamorphosesdu texte ? Oriane Deseilligny Communication & langages / Volume 2008 / Issue 155 / March 2008, pp 45 - 62 DOI: 10.4074/S033615000800104X, Published online: 11 March 2009 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S033615000800104X How to cite this article: Oriane Deseilligny (2008). Du journal intime au blog : quelles métamorphosesdu texte ?. Communication & langages, 2008, pp 45-62 doi:10.4074/ S033615000800104X Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 19 Feb 2017 45 Du journal intime au blog : quelles métamorphoses du texte ? L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU ORIANE DESEILLIGNY L’apparition des blogs ainsi que de divers systèmes d’édition de contenu (dits Content Management System ou CMS) et leur diffusion massive auprès des usagers d’Internet depuis quatre à cinq ans a considérablement facilité les modalités de publication à l’écran. De nombreux médias s’en sont fait l’écho en analysant leurs contenus et en soulignant la rapidité de l’appropriation par les internautes de ces outils de communication et de publication. Au cours des années 2002-2003, nombre d’articles et de chroniques journalistiques ont insisté sur la dimension privée des écrits diffusés sur les blogs en mettant en lumière la nature apparemment paradoxale du geste consistant à diffuser en ligne une écriture apparentée à celle d’un journal intime. De tels discours médiatiques analysaient les blogs intimes comme relevant d’une « rupture radicale », d’une « révolution » dans les manières de communiquer, mais plus encore dans le rapport à l’intime. Ils postulaient en effet un coup décisif porté à la distinction selon eux séculaire entre ce qui était censé ressortir au domaine de l’intime et ce qui devait plus naturellement relever du domaine public. Par rapport à ces discours qui avaient tôt fait de rendre compte de la complexité de ces phénomènes en célébrant la superposition des sphères publiques et privées, nous voudrions ici mettre en perspective l’écriture et la textualité de blogs intimes par une contextualisation de leur apparition dans l’histoire des modes de publication en ligne, mais plus encore par une interrogation sur les genres discursifs qui fondent ces écritures de soi sur le web. Contrairement aux présupposés véhiculés par ces discours d’accompagnement, l’appropriation des blogs par les scripteurs et l’engouement suscité par ces outils de publication se sont construits Les premiers journaux personnels publiés en ligne ressemblent à des lettres adressées à des lecteursinternautes. À l’écran, la confusion des formes mobilisées dans ces textes de réseau saute aux yeux. L’analyse de la morphologie et de l’énonciation mises en œuvre dans un corpus de journaux personnels en ligne manifeste l’interpénétration des formes communicationnelles que le média Internet exalte. Oriane Deseilligny revient ici dans une perspective diachronique sur les chassés croisés anciens entre le journal intime et la lettre pour montrer dans quelle mesure les pratiques actuelles d’écriture de soi héritent de formes anciennes tout en les métamorphosant. Le texte numérique signale sa dette à l’égard de pratiques discursives et communicationnelles qui se sont souvent mêlées. Soulignant la perméabilité de l’épistolaire et du journal, et les régimes de citation d’une forme à l’autre, elle s’interroge sur le débordement numérique des genres de discours. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 46 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU progressivement. À cet égard, nombre de travaux en sciences de l’information et de la communication ont commencé à travailler sur les métamorphoses médiatiques du texte en s’attachant à en cerner les origines, les mutations et les « captations ». Dans cette lignée, le postulat d’une certaine labilité des textes de réseau, tributaires d’une part des dispositifs de communication qui les promeuvent et des formes de textes qu’ils prescrivent, d’autre part des modes d’appropriation par les usagers et des intentions des sujets-scripteurs constituera la toile de fond problématique du présent article. Si l’on peut considérer que le format blog – comme dispositif complexe de publication en ligne – est bien sans précédent dans l’histoire des supports de communication, il convient cependant de le replacer dans une histoire tout autant culturelle que sociale pour mieux en comprendre les formes textuelles et les usages actuels. Pour le dire autrement, il apparaît que l’écriture de blogs intimes n’est pas surgie ex nihilo à la faveur d’une offre technologique innovante, faisant table rase des modes d’écriture ancrés dans la société et rompant radicalement avec les pratiques antérieures. L’hypothèse défendue dans cet article est bien plutôt que les formes textuelles et communicationnelles qui composent actuellement les blogs héritent de genres antérieurs et que l’écran en exalte et en révèle en même temps la permanente métamorphose. En d’autres termes, pour être complexe jusqu’à remettre en question les catégories génériques traditionnelles, le matériau composite de la textualité numérique tel qu’il s’instancie dans les pratiques actuelles de l’écriture de soi en ligne n’en est pas moins issu de formes textuelles et d’usages scripturaires plus anciens mis en abyme dans l’espace écranique. Dans l’évolution des pratiques d’écriture et de publication, dans un premier temps de l’histoire d’Internet, les sites personnels apparus avant les blogs ont été des espaces de cristallisation de formes textuelles héritées et de pratiques plus innovantes. Partant, ils constituent des ressources importantes pour la compréhension des métamorphoses médiatiques liées au numérique. Cet article se fonde sur l’analyse précise d’un corpus de sites de journaux personnels en ligne créés entre 1998 et 20031 et dont certains sont par la suite devenus des blogs. C’est donc précisément de l’attention à accorder à ces héritages discursifs et génériques qu’il sera question ici. L’approche conduite sera triple pour tenter de proposer une (première) grille de lecture de la détermination technique, discursive et sémiotique des formes textuelles. Les études littéraires nous fourniront d’abord un cadre conceptuel et théorique dans l’analyse des genres et des formes discursives convoqués dans les pratiques communicationnelles contemporaines. Pour appréhender la textualité plurisémiotique promue par les écritures d’écran, la théorie littéraire – relayée par des éclairages linguistiques plus localisés – permettra de dresser un panorama des genres de discours impliqués dans les blogs intimes. Dans le vaste champ des écritures dites ordinaires, deux genres, le journal intime et la lettre, retiendront notre attention dans la mesure où ils sont susceptibles d’apporter 1. Il se fonde sur une thèse intitulée « L’écriture de soi, continuités et mutations. Du cahier aux journaux personnels sur le Web (1998-2003) », et soutenue à l’université Paris X - Nanterre en mai 2006. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 47 des compléments essentiels à la compréhension des pratiques d’écriture de soi en ligne. Outre la perspective littéraire, l’approche communicationnelle permettra d’articuler l’appréhension des formes à la question des dispositifs qui les promeuvent et à celle de l’intentionnalité des scripteurs qui les produisent. Parce qu’elle tente de penser ensemble formes, supports et geste d’écriture de soi, celle-ci se donne les moyens de questionner le texte et ses métamorphoses dans le passage d’un support à l’autre. Pour saisir la spécificité de la textualité2 composant les journaux personnels en ligne nous partirons de l’observation de l’image du texte dans la page-écran et de l’analyse morphologique des mises à jour. Peut-on identifier dans l’écran des régimes de citation de modalités discursives et rhétoriques connues ? Sur cette base, nous pourrons dans un second temps comparer précisément les formes textuelles mobilisées dans les écritures contemporaines et leur éventuel renouvellement à travers les dispositifs de publication que sont les blogs. Enfin, à partir des genres de discours identifiés, nous nous interrogerons sur l’efficacité des catégories génériques à l’endroit de la textualité numérique. C’est bien le paradoxe apparent du journal personnel en ligne qui sera abordé ici à travers la question des genres : peut-on encore parler de journaux personnels et d’écriture de soi à propos des blogs ou bien s’agit-il d’une écriture qui exhibe précisément les présupposés attachés aux genres de discours, leur efficacité pragmatique mais aussi le perpétuel dépassement des conventions qu’ils désignent ? JOURNAL EN LIGNE ET RHÉTORIQUE ÉPISTOLAIRE En première approche, il convient de décrire la forme textuelle dans laquelle se donnent à lire les journaux personnels apparus dans les premiers temps de l’histoire d’Internet. La description morphologique et graphique du texte composant ces journaux personnels en ligne permettra en effet de dégager des récurrences formelles qui, tout en se référant aux pratiques papier du journal, pointent d’autres effets de citation et relèvent d’autres formes d’écriture ordinaire. Analyse morphologique Dans la tradition du journal intime papier, les mises à jour se donnent à lire selon des agencements bien entendu propres à chaque diariste3. Au demeurant, l’observation de cahiers ou de carnets personnels différents permet d’identifier une structuration visuelle hiérarchisée fondée sur les invariants de l’écriture diaristique. En effet, comme pratique d’écriture maillée sur le quotidien et le calendrier, le journal personnel est composé d’entrées certes de longueurs inégales, mais datées et fragmentées. Outre cette fragmentation et cette datation qui fondent le geste même d’écriture de soi, le dispositif graphique du journal de chaque diariste est également 2. Dans le cadre de cet article et pour les besoins de la démonstration, nous avons focalisé l’étude sur trois des couches qui composent la textualité numérique. La morphologie ou matière visuelle, l’énonciation et le discours constituent trois composantes du texte, mais sont également à considérer comme solidaires de la dimension sémiotique et du substrat technique du dispositif communicationnel. 3. Le terme « diariste » est issu du latin dies, jour, et a donné en anglais le mot « diary », journal intime. Le français a emprunté ce terme à l’anglais pour désigner le rédacteur d’un journal personnel. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 48 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU marqué par une certaine constance4 matérielle dans le type de papier utilisé, la gestion des blancs de la page, la taille des marges qui encadrent l’écriture. La régularité de l’écriture donne ainsi à chaque journal une identité rédactionnelle, graphique et matérielle spécifique. Compte tenu de la nouveauté du support numérique, si les premiers journaux en ligne ont pu être appréhendés comme des espaces d’écriture aux formes parfois plus ludiques ou éphémères (dans la diversité des fonds d’écran, des icônes, des typographies utilisés), certaines récurrences formelles apparaissent nettement dans la disposition du texte dans l’espace graphique. D’un point de vue morphologique d’abord, on constate que les entrées composant les journaux personnels en ligne se donnent à lire dans une disposition spatiale qui, pour être soumise à certaines variations, n’en est pas moins prégnante. Au sein de l’espace graphique, certains blocs de texte se détachent visuellement les uns des autres dans une logique de différenciation matérielle des énoncés – et éventuellement des formes discursives qu’ils recouvrent. Figure 1 : Morphologie du journal en ligne 4. Constance dans l’environnement et le support matériel de l’écriture de soi qui frise l’obsession voire un certain fétichisme chez certains diaristes. On sait par exemple toute l’énergie employée par Claude Mauriac à retrouver exactement le même papier pour la rédaction de son journal. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 49 Une première similitude entre les journaux de notre corpus consiste en un régime de visibilité particulier accordé à la datation de chaque mise à jour5. Ainsi la figure 1 exhibe-t-elle ce traitement graphique particulier accordé à la datation de l’écriture par une position de surplomb par rapport au reste du texte et de surcroît une différenciation typographique et colorimétrique de la date. On retrouve dans le geste d’inscription de l’entrée dans le temps et dans la valorisation de la date un invariant de l’écriture de soi, quel qu’en soit le support. Cette première dissociation du bloc de texte principal d’autres énoncés spécifiques se poursuit par la mise en valeur, le cas échéant, de l’en-tête initial dans l’espace graphique. À cet égard, le « Chère Kitty » célèbre du journal d’Anne Frank illustre bien le besoin d’adresse que ressentent nombre de diaristes et que d’autres matérialisent ; fût-ce pour s’adresser au journal lui-même à travers un « cher journal » inaugurant chaque entrée. Bien que l’adresse inaugurale ne puisse être considérée comme un élément fondateur de l’écriture de soi dans la mesure où elle n’est guère systématique, elle est quand même l’un des motifs récurrents dans l’histoire des pratiques diaristiques. On n’est dès lors pas surpris de trouver un « cher réseau » en guise d’ouverture quotidienne dans le journal de Chien Fou6 (figure 1). Adaptée au contexte numérique, cette adresse souligne la nature irradiante du support qui donne à lire le journal. En toute hypothèse, c’est en creux de cette question de l’en-tête – et de son corollaire, la destination du texte - que surgit une des problématiques communicationnelles du journal. Mieux, la « livrée graphique » du journal personnel en ligne se rapproche ici largement de la lettre et de sa matière scripturaire. Car si les intentions et les gestes qui président à l’écriture d’un journal ou d’une lettre sont bien entendu différents, ces deux formes se donnent à voir et à lire selon des protocoles et des morphologies similaires. Ainsi, nombre de mises à jour sont disposées dans la page écran selon une structure qui réfère certes à la forme habituellement donnée aux journaux personnels rédigés sur le papier, mais qui n’est pas sans évoquer non plus celle de la lettre. Si elle peut engendrer un certain flou dans le processus d’identification d’un discours, cette similitude morphologique entre deux genres, révélée à l’écran, demande d’autant plus à être explorée qu’elle interroge les fondements discursifs, énonciatifs et matériels de ces derniers. L’analyse de la forme visuelle des journaux personnels publiés sur des sites personnels entre 1998 et 2003 souligne de manière plus précise cette proximité – dont nous envisagerons les antécédents historiques et littéraires plus loin – entre la lettre et le journal. L’étalement du texte diaristique dans la page écran renvoie à la matérialité graphique de l’écriture épistolaire, en d’autres termes au corps de la lettre. Pour l’exprimer dans la perspective de l’énonciation éditoriale7 telle qu’elle 5. À la différence de l’architecture préformatée des blogs qui automatise la mention de la date et de l’heure d’écriture de manière systématique, le geste d’inscription dans le temps de la mise à jour procède, chez le diariste, d’une intention intrinsèquement liée au projet de constance et de régularité dans l’écriture de soi. 6. http://membres.lycos.fr/narcissite/archives/juillet_2001.htm 7. E. Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, n˚ 6, Gallimard, Paris, 1998. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 50 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU a été décrite par Emmanuël Souchier, il apparaît que l’image du journal personnel en ligne évoque clairement l’« image du texte » épistolaire. Une telle affirmation postule à l’évidence une co-détermination de l’image du texte et du contenu informationnel. Plus encore, elle se fonde sur l’idée que certaines catégories de discours sont identifiables entre autres par les spécificités de leur mise en texte et de leur mise en page. Tout comme le dialogue théâtral, la recette de cuisine, la presse, la liste de course, la lettre se distingue d’autres formes textuelles par la structuration graphique de la page qu’elle instancie. En deçà d’éventuelles variantes subjectives ou ponctuelles dans la présentation d’une lettre, force est de constater une certaine constance architecturale dans sa mise en forme. Celle-ci repose, a minima, sur la différenciation de certaines catégories d’énoncés qui structurent l’écriture épistolaire : – la datation, en général placée en surplomb de la lettre ; – les séquences d’ouverture et de fermeture de la lettre situées en amont et en aval du corps de la lettre ; – l’identification de l’énonciateur en bas de la page par une signature ou par un nom. Figure 2 : Le journal ou l’« image » de la lettre, journal d’Alegria L’architecture graphique des journaux personnels en ligne donne également à voir – sinon reproduit – cette matière textuelle si caractéristique de la lettre. Dans la figure 2, on peut observer l’empreinte de la forme épistolaire dans la disposition communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 51 des énoncés et dans la différenciation des séquences. Comme dans la majorité des journaux personnels en ligne, la date du jour (lundi 17 mai 1999) est placée en surplomb, identifiée en outre ici par une typographie et une couleur de police différentes. L’en-tête initial (« Bonjour !! ») est mis en valeur par sa position supérieure et latérale. Pour être située dans le prolongement du texte, la séquence de fermeture (« Bon, je vous souhaite une excellente journée à tous !! Prenez du soleil, c’est bon pour la santé !!:) », n’en est pas moins isolée par l’interlignage. La forme du texte de la figure 3 présente les mêmes caractéristiques8 et une formule d’envoi plus courte (« A + »), mais comprend en outre une signature correspondant au pseudonyme de la diariste au bas de l’entrée, alignée dans la droite de la page (« Arum »). Ces deux exemples sont représentatifs de pratiques rédactionnelles courantes dans la communauté des diaristes qui a émergé dans les premières années de la diffusion d’Internet dans le grand public. La disposition visuelle du texte dans l’espace de la page, aisément identifiable, reprend par un jeu de mise en abyme les conventions ordinairement attachées à la rédaction d’une lettre. Par cette référence à la forme épistolaire, la mise en page du journal en ligne manifeste visuellement ainsi le travail d’une écriture de soi qui, sur le médium numérique, commence alors à intégrer des destinataires extérieurs et étrangers. À la communication de soi à soi s’ajoute – et non se substitue, nous y reviendrons – une communication à l’autre dans l’espace du journal, qui hérite tout autant de la forme diaristique classique que de celle de l’écriture épistolaire. Figure 3 : le journal en ligne emprunte la morphologie de la lettre 8. Pour des raisons techniques, la mention de la date n’apparaît pas dans la capture d’écran, mais elle figure bien dans la mise à jour du journal, surplombant le bloc graphique du développement. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 52 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU Une énonciation personnelle, fragmentée et datée Quels sont les éléments structurels qui permettraient d’expliquer ce rapprochement que l’écran révèle et exhibe entre le geste diaristique et le geste épistolaire ? L’analyse de l’énonciation va maintenant nous permettre d’éclairer plus profondément cette similarité graphique dans l’occupation de la page. Ces deux formes d’écriture ordinaire consistent en effet en un discours écrit à la première personne du singulier, explicitement situé dans le temps, par rapport à quelqu’un (le scripteur et/ou un destinataire extérieur), et fragmentaire. D’un point de vue méthodologique précisons que la lettre envisagée ici comme forme spécifique et comme énonciation personnelle ne recouvre pas toutes les catégories épistolaires. En tant que support de communication écrite entre un destinateur et un destinataire, le genre recouvre des contenus très divers (lettres de civilité, circulaires administratives, courriers professionnels, lettres publicitaires, lettres de réclamation, courrier des lecteurs, etc.). Sans compter toutes les formes textuelles qui empruntent à la lettre sa scénographie9 mais qui masquent des projets rhétoriques, marketing ou politiques tout à fait différents. Si toutes les catégories de lettres sont articulées selon une structure morphologique et formelle globalement identique (datation, en-tête, développement, envoi), elles ne déploient pas les mêmes ressorts argumentatifs ni ne promeuvent la même relation entre les énonciateurs. Dès lors, c’est bien la lettre familière, privée, intime qui sera mobilisée ici dans le cadre d’une comparaison avec le geste diaristique dans la mesure où elle révèle par son intimité même des structures plus globales. Le premier parallèle que l’on peut faire entre le journal et la lettre se situe dans l’énonciation qui s’y déploie, caractérisée par sa dimension personnelle et ancrée dans le temps du discours. Dans une approche classique du journal intime, l’unité et le « pacte » de l’écriture diaristique reposent sur l’instance personnelle de l’énonciation. Toutefois dans la lettre, le « je » de l’épistolier n’existe que parce qu’il écrit à quelqu’un, tout entier dirigé vers un « tu », ou vers un « vous » – alors que le « je » du journal est en principe auto-référé, autarcique. A priori donc, la lettre définit une relation intersubjective duelle alors que le journal est le lieu d’une énonciation subjective, unique et réflexive. Nous verrons dans quelle mesure ce schéma d’interprétation des deux formes tend à être bousculé par l’observation des pratiques d’écriture de soi. Modalité seconde de l’énonciation, le temps employé dans le journal comme dans la lettre est dominé par le régime temporel du discours – si l’on se réfère à la distinction entre récit et discours de Benveniste10. Le journal personnel et la lettre sont en effet des énoncés construits à partir d’embrayeurs (je, tu, ici, maintenant…) ancrés dans le temps présent, et qui entretiennent à ce titre un lien vivace avec l’actualité de l’énonciateur. Le discours qui s’y déplie est en outre fortement 9. Nous nous référons ici au concept de scénographie, développé par D. Maingueneau, et que ce dernier applique au genre épistolaire. Il montre en effet dans quelle mesure le mode d’énonciation et la structure propres à la lettre peuvent être mobilisés par des discours qui relèvent d’autres genres (publicité, communication politique, etc.) pour légitimer un énoncé. D. Maingueneau, « Scénographie épistolaire et débat public », La lettre entre réel et fiction, J. Siess, dir., SEDES, Paris, 1998, p. 55-71. 10. Benveniste distingue le récit marqué par l’absence d’embrayage du discours, qui embraye sur la situation d’énonciation et est marqué par un engagement plus fort du locuteur. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1974. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 53 modalisé, puisqu’il est émaillé de traces de la prise en charge de l’énoncé par l’énonciateur (modalités affectives, exclamations, interrogations, etc.). Comme nous l’avons vu à travers l’analyse de la surface textuelle, la datation précise de l’énonciation constitue un troisième point commun entre les deux formes : la date précède le début du texte dans l’architecture de la page. De plus, dans la lettre comme dans le journal, la datation de l’écriture est un véritable rituel qui donne à la fois son authenticité au texte et qui le place explicitement – en même temps qu’il le classe – dans la temporalité d’une histoire personnelle ou d’un échange intersubjectif et épistolaire. L’observation de la matière visuelle du texte du journal à l’écran nous a fait constater une certaine confusion dans l’agencement des formes ; l’image du texte renvoyant tantôt au journal dans sa tradition manuscrite, tantôt au protocole graphique de la lettre. L’analyse énonciative montre que cette confusion dépasse la surface du texte dans la mesure où les gestes scripturaires qui président à l’écriture d’un journal comme à celle d’une lettre sont également proches. L’analyse d’une troisième couche textuelle va permettre à présent de rentrer encore plus en profondeur dans la textualité des journaux en ligne et d’en dégager les spécificités discursives. LE JOURNAL EN LIGNE ET LA RHÉTORIQUE ÉPISTOLAIRE Le journal en ligne tend à absorber des formes discursives structurelles proprement liées aux usages rédactionnels et communicationnels qui composent le paradigme épistolaire. C’est en effet toute la rhétorique de la lettre qui est convoquée dans les journaux personnels en ligne et qui, selon notre hypothèse, est actuellement renouvelée dans la discursivité des blogs. Formules d’en-tête et d’envoi Les trois captures d’écran précédentes font valoir des formules d’en-tête et d’envoi qui participent pleinement de la rhétorique de la communication écrite entre personnes absentes – du paradigme épistolaire donc. Les séquences d’ouverture du type « Bonjour !! », « coucou !! », ou encore « Bonjour tout le monde ! » sont représentatives des formules par lesquelles les diaristes entament une mise à jour et impliquent directement le lecteur dans le geste d’écriture de soi. En effet, apparentant le début de chaque entrée à l’exorde épistolaire, cette séquence d’ouverture inscrit d’emblée l’écriture sous la figure d’un destinataire autre que soi. Comme dans une interaction verbale, les séquences encadrantes sont fortement ritualisées, et en tant que telles « ont une fonction essentiellement relationnelle, et une structure fortement stéréotypée11 ». De fait, si toutes les entrées ne sont pas closes de la même façon, nombre de diaristes achèvent d’inscrire leur propos dans un processus interactionnel, en employant une formule d’envoi du type : « A + », « À bientôt », « je vous laisse », « bisous », etc. Post-scriptums L’insertion, au bas d’une mise à jour d’un énoncé additionnel explicitement signalé comme un « post-scriptum » corrobore l’idée que le journal en ligne dépasse un processus clos de dialogue de soi à soi. Par exemple, à la fin d’une 11. C. Kerbrat-Orecchioni, « Interaction épistolaire », La lettre entre réel et fiction, J. Siess, dir., SEDES, Paris, 1998, p. 15-36. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 54 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU entrée très introspective et centrée sur la narration de soi, Ophélie introduit un complément adressé à une de ses lectrices en particulier : « Petit P.-S. pour Nada, désolée, j’ai vu ton message trop tard hier soir, je crois que tu avais déjà fini ta journée ». Nombreux sont les diaristes qui ajoutent un post-scriptum à la fin de leur entrée du jour. Avec cet additif, ils sortent d’un discours à dimension monologale et s’adressent à des allocutaires précis. Là encore l’insertion d’une forme qui fait explicitement référence aux usages épistolaires ne nous semble pas anodine : tout se passe comme si le post-scriptum constituait donc, en marge du récit de soi, un espace de la communication directe. À la suite d’une autre entrée, la même Ophélie écrit : « P.-S. Un peu beaucoup par paresse, j’ai décidé de laisser mes entrées du mois sur une même page. Si cela vous gêne, n’hésitez pas à me le dire 12 ». La diariste s’autorise ici une parole pleinement adressée, bien qu’indifférenciée. Désigné comme tel, assumé, le post-scriptum créé une séparation entre le récit de soi et le discours adressé à autrui. À cette seconde marque s’ajoutent encore d’autres indicateurs communicationnels13 qui reflètent la situation d’énonciation et de communication particulière instituée par la publication d’un journal en ligne. Reprises diaphoniques Davantage situés sur le plan du discours, certains processus spécifiques de réécriture et de reprises s’inscrivent dans la même dynamique interactionnelle. Les sites analysés sont émaillés de ce que le linguiste E. Roulet qualifie de « reprises diaphoniques », soit diverses formes de reformulation ou d’emprunts faits à partir du discours de l’interlocuteur ou du scripteur. Distincte du dialogisme, la notion de « diaphonie » forgée par E. Roulet désigne toutes ces situations d’interaction où « l’énonciateur ne se contente pas de réagir, sans la toucher, à une parole présente ou de se référer à des paroles absentes14 », mais où non seulement il les intègre dans son discours et s’en sert comme d’un tremplin pour construire le sien. E. Roulet définit en outre la diaphonie comme ce qui consiste à « reprendre et à réinterpréter dans son propre discours la parole du destinataire, pour mieux enchaîner sur celle-ci » ; processus polyphonique de production du discours donc, que l’interaction épistolaire favorise largement. Les reprises diaphoniques sont généralement assez courtes, puisqu’elles font l’objet de manipulations diverses de la part d’individus qui communiquent par écrit. « J’ai lu un peu mes collègues diaristes. Plusieurs se livrent à un mini-bilan de l’année. (…) Je remarque quand même l’allusion récurrente aux élections françaises du mois d’avril (mais non Ultraorange, on n’a pas oublié…) »15. 12. L’instant clic, le net journal d’Ophélie, entrée du 13/01/03. http://membres.lycos.fr/instantclic 13. Pour une typologie détaillée des indices de la communication à l’œuvre entre le diariste et les lecteurs dans les journaux personnels en ligne, voir O. Deseilligny, « Les marqueurs communicationnels dans les journaux personnels en ligne », Communication & Langages, décembre 2006, n˚ 150, p. 17-33. 14. La diaphonie est inspirée du dialogisme de M. Bakhtine par sa dimension polyphonique, mais E. Roulet la veut plus précise. Voir E. Roulet et al., L’articulation du discours en français contemporain, Berne, Éditions Peter Lang SA, Coll. « Sences pour la communication », 1985, p. 70-71. 15. http://www.chez.com/diariste/alterego/, entrée du 02/01/03. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 55 Dans cet exemple, la diaphonie concerne la parenthèse qui clôt l’énoncé (« mais non Ultraorange, on n’a pas oublié… »). Le scripteur s’adresse ici à une lectrice elle-même diariste qui avait insisté dans son propre journal sur les enjeux des élections présidentielles. Cette phrase illustre les deux caractéristiques du discours diaphonique : d’une part la condensation et la reformulation et d’autre part la subordination du discours de l’autre à celui de l’énonciateur. Par cette parenthèse, « Alter Ego » reprend les propos d’« Ultraorange » en les modifiant légèrement. La subordination de son discours est perceptible dans l’emploi du connecteur pragmatique « mais non » qui permet d’articuler les deux discours. Il y a là en effet plus qu’une séquence « dialogique » dans la mesure où cette reprise signale une forme d’interaction en différé. Si les reprises diaphoniques sont des processus fréquents dans toute forme d’interaction verbale, elles sont particulièrement marquées dans la communication écrite. Dans l’échange épistolaire, tout comme dans les formes plus modernes de courrier électronique, chque scripteur construit son discours par reprise, intégration et reformulation de celui de son destinataire. À plus forte raison les blogs, par le formatage de l’interaction que ces dispositifs architextuels instancient, favorisent-ils les reprises diaphoniques puisque les lecteurs peuvent réagir aux propos du diariste, et que dans un second temps, ce dernier peut répondre aux lecteurs via l’espace dédié aux commentaires. Figure 4 : Reprises diaphoniques dans les blogs communication & langages – n° 155 – Mars 2008 56 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU Par exemple, dans la figure 4, le troisième commentateur précise « je me disais bien qu’il y avait tempête sous un crâne pour que tu restes ainsi silencieuse ». Lou, la diariste, répond à cette lectrice en reprenant son expression : « Oui, mais une toute petite tempête quand même ». La fonction commentaire, propre aux blogs, instaure un espace interactionnel direct entre le diariste et ses lecteurs, les uns réagissant précisément aux propos des autres. L’analyse de la textualité du journal publié en ligne nous permet ainsi de dégager un modèle de texte qui emprunte à la pratique ancestrale du journal une partie de sa morphologie et de ses protocoles mais qui réfère également aux formes textuelles, rhétoriques et énonciatives de l’épistolaire. D’aucuns ont pu attribuer aux propriétés du support numérique la responsabilité de la confusion des formes textuelles, sémiotiques et discursives qui semble apparaître. À rebours de cette hypothèse déterministe et hâtive, il nous semble plus judicieux d’essayer d’éclairer ces similitudes par l’histoire des pratiques scripturaires que ces genres recouvrent. ORIGINES DE LA CONFUSION DES FORMES La textualité des journaux personnels en ligne, composite par les formes sémiotiques qu’elle déploie16 et polyphonique par les couches discursives qui y résonnent, manifeste une double ascendance générique dans le champ des écritures ordinaires. L’écran exhibe sans doute là un système complexe, mais qui ne peut se satisfaire d’un simple constat d’entremêlement ou de confusion des formes. Notre hypothèse est bien plutôt que les pratiques communicationnelles actuelles tendent à exalter une interpénétration séculaire entre deux formes différentes de l’écriture de soi. Il convient donc à présent de revenir brièvement17 sur l’évolution des genres du journal et de l’épistolaire pour mieux cerner les usages actuels. Itinéraires croisés de la lettre et du journal L’histoire de ces genres peut être en effet relue en identifiant des zones et des temps de rapprochement profonds qui ont durablement marqué les usages scripturaires. Au regard des catégories de discours définies dès l’Antiquité, le journal personnel est un genre jeune, du moins dans sa forme laïque et moderne, issue du XVIIIe siècle. Du reste, dans l’histoire des pratiques de l’écrit, la fin du e XVIII siècle apparaît à bien des égards comme une charnière puisqu’elle est marquée par un double mouvement : la mutation historique de la lettre – et des 16. Nous ne détaillerons pas ici toutes les formes sémiotiques qui composent la textualité des journaux en ligne, dans la mesure où nous nous attachons ici à l’étude des formes discursives et communicationnelles. Nous renvoyons ici le lecteur aux articles de S. Bouchardon et A. Saemmer dans ce dossier-même pour l’analyse plus spécifique des formes multimédiatiques et plurisémiotiques du texte numérique. 17. L’objet de notre article ne nous permet pas de développer autant qu’il le faudrait la perspective historique pour mieux saisir l’évolution des deux genres. On pourra se reporter aux références suivantes : P. Ariès et G. Duby, dir., Histoire de la vie privée, t. 3 De la Renaissance aux Lumières, Seuil, 1985 ; A. Chamayou, L’esprit de la lettre (XVIIIe siècle), PUF, coll. « Perspectives littéraires » Paris, 1999 ; B. Mélançon, Diderot épistolier : contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Montréal, Fidès, 1991. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 57 modalités de la communication écrite qu’elle véhicule – et l’apparition du journal intime comme forme particulière d’expression de soi. Les itinéraires de ces deux formes se recoupent en effet durant cette période marquée d’un côté par la rupture avec l’âge d’or de la conversation18 (qui avait largement influencé les modèles épistolaires) et de l’autre par l’émergence progressive du « moi » et la reconnaissance d’une certaine sphère privée. En dépit de leurs différences fonctionnelles et énonciatives, ces deux genres semblent se convertir à l’intime. Historiquement et culturellement, la lettre familière et le journal intime s’inscrivent dans une dynamique commune qui voit d’une part une certaine désaffection pour le paradigme sévignéen de la lettre et d’autre part la réévaluation de la notion de personne. Dans l’histoire du genre épistolaire, l’esthétique de la conversation mondaine – bien menée, alerte et fondée sur un ton qui se veut « naturel » – a longtemps joué un rôle prescripteur dans les pratiques de communication écrite. En outre, dans l’usage mondain de la lettre comme dans la sociabilité de cour, le moi est haïssable. Lettre et conversation se donnent comme l’art de la civilité, de l’effacement de la personne assujetti à la mise en valeur de l’autre. La correspondance de Madame de Sévigné illustre cette esthétique de la négligence recherchée mais y perce par ailleurs ici ou là une perspective intime, familière, qui était rare auparavant. Cette évolution s’accentue après la diffusion des lettres de la marquise, à partir de 1725 : la lettre se met lentement au service de l’expression des sentiments personnels. Les confidences s’introduisent ainsi, dans le geste épistolaire, dans la seconde partie du XVIIIe siècle19, dessinant un territoire de l’écriture privée qui peut devenir une forme d’écriture de soi. Dans un contexte d’avènement de la subjectivité fondée sur l’expression du je par lui-même, le XVIIIe s est ainsi marqué par une pénétration inédite de l’intime. Car une des origines du journal intime se situe dans « l’intériorisation de la lettre familière : c’est pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’idée est venue de s’adresser à soi-même par écrit les confidences qu’on réservait jusqu’alors à un ami intime20 ». La reconnaissance du moi comme constitutif de la personne, objet d’introspection et motif de l’écriture – ordinaire ou littéraire – se déclinera et s’affirmera, on le sait, tout au long du siècle suivant. Dégagé de ses ancêtres que sont le livre de comptes et les livres de raison, le journal dans sa forme intime hérite de formes de discours conduites antérieurement dans la lettre. Il devient également l’espace privilégié d’un rapport réflexif du sujet à lui-même et le support d’une parole intime que celle-ci était la seule à accueillir. Pour bien signifier l’influence réciproque des deux formes et leur évolution concomitante, Françoise Simonet-Tenant décrit le journal intime du début du XIXe siècle comme « l’asymptote de la lettre familière21 ». Ce glissement 18. À ce sujet voir E. Godo, Une histoire de la conversation, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2003. 19. M.-C Grassi, L’art de la lettre au temps de La nouvelle Héloïse et du romantisme, Genève, Slatkine, 1994. 20. P. Lejeune, C. Bogaert, Un journal à soi. Histoire d’une pratique, Paris, Seuil, coll. « Textuel », 2003. 21. F. Simonet-Tenant, « Lettre et journal : ressemblances et hybridations », communication prononcée lors du séminaire de l’AIRE, « Lettre et journal », université Paris VII, en octobre 2005. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 58 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU progressif de la lettre au journal, avéré dans les écrits littéraires comme dans les pratiques d’écriture ordinaires, se manifeste donc par l’intégration, au sein de la structure dialogique propre à la lettre, de formes réflexives au travers desquelles le scripteur finit ainsi parfois par ne plus s’adresser qu’à lui-même. De la lettre au blog : la nécessité d’une adresse Cette pénétration progressive de l’intime dans la lettre poursuivie par l’émergence d’une forme spécifiquement consacrée à l’exploration spéculaire du moi ne signifie pas pour autant que dans les pratiques, le journal se substitue à la lettre. Mais l’un comme l’autre se donnent comme des dispositifs d’expression de la subjectivité empruntées alternativement ou simultanément par des scripteurs en quête de leur individualité. L’ethnographie des écritures ordinaires22 tout comme les études littéraires mettent au jour des pratiques hybrides, au travers desquelles le texte intime mêle autant l’adressivité que la réflexivité, autrement dit le geste d’adresse à un destinataire extérieur et une dimension spéculaire. Si le journal et la lettre mettent en œuvre un modèle de communication a priori différent (de soi à soi pour le journal, de soi à l’autre pour la lettre), ne peut-on pas les considérer comme deux voies d’accès à soi ? L’enquête lancée par P. Lejeune via le Magazine littéraire en 1988 conforte l’idée qu’ils ressortissent au même « continent » des écritures de soi. Parmi les témoignages recueillis, plusieurs soulignent même la fusion des deux formes, tel cet homme qui écrit que la correspondance qu’il échangeait avec sa compagne « ressemblait à un journal », et cette femme, qui pose clairement l’analogie : « (…) mes lettres sont mon cahier ! »23. Ainsi, l’observation des pratiques scripturaires montre que les deux genres sont marqués par une certaine perméabilité qui resurgit dans les formes actuelles du journal en ligne. Trop fréquents pour être anecdotiques, les cas de prolongement du geste épistolaire par l’écriture d’un journal nous indiquent que la porosité des formes recouvre des dynamiques de réflexivité proches. Parmi les diaristes qui composent notre corpus, deux exemples illustrent avec force ces chassés-croisés entre les genres. Möngôlo assimile les longues lettres qu’il envoyait régulièrement à ses amis à des premiers fragments épars du journal qu’il tiendra ensuite. Plus encore, à l’origine de son journal publié sur le Web, il y a la correspondance quotidienne qu’il a entretenue par voie électronique à partir de 1997 avec un ami. Ensuite, note P. Lejeune, Möngôlo « a eu l’idée d’élargir le cercle des destinataires en transvasant sur un site personnel le courrier déjà écrit, et en continuant publiquement cette chronique quotidienne de sa vie et de ses idées.24 ». De la lettre manuscrite au journal en ligne en passant par la correspondance électronique, la construction progressive d’une écriture intime tendue entre le soi et l’autre n’est pas rare. Dans l’espace de la lettre et de ses formes dialogiques se met en place une recherche du 22. D. Fabre, éd., Écritures ordinaires, POL, Paris, 1993, et D. Fabre, dir., Par écrit. Ethnologie des écritures ordinaires, Paris, La Maison des Sciences de l’Homme, 1997. 23. P. Lejeune, « Cher cahier… ». Témoignages sur le journal personnel, coll. « Témoins », Gallimard, 1989. 24. P. Lejeune, « Cher écran… », Journal personnel, ordinateur, Internet, Paris, Seuil, coll. « La couleur de la vie », 2000, p. 224. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 59 sujet par lui-même, sous le regard de son destinataire, qui peut éventuellement ensuite s’émanciper de cette adresse originelle. Un autre exemple illustre cette construction progressive de l’écriture de soi à travers différents supports matériels et communicationnels. À l’origine du journal en ligne d’Eva, il y a une correspondance électronique quotidienne avec un ami, sur un site personnel partagé (« Les yeux dans les yeux ») : « Au début, j’écrivais à Fred presque exclusivement. Puis, au fil des mois, Fred, pris par sa vie, s’est fait moins présent. Curieusement, alors que c’était lui qui l’avait ouvert, le journal qu’il avait créé est devenu véritablement le mien. Je me rendais compte au fur et à mesure que j’avais besoin de cette forme quotidienne d’expression. La dimension ludique avait laissé place à un réel besoin de retour à moi-même et de réflexion personnelle. La création des Regards solitaires à la suite des Yeux dans les Yeux n’a fait que concrétiser ce changement : l’acceptation d’une écriture personnelle et solitaire qui soit en même temps un partage (…). »25 La modalité première de l’expression de soi en ligne d’Eva passe ainsi par une écriture polyphonique mise en scène par un jeu d’alternance de voix et de couleurs reproduisant les changements d’énonciateurs. Figure 5 : L’échange de lettres comme première étape de l’écriture de soi en ligne 25. Extrait du J-Mag, (vol. 2, n˚ 1), magazine en ligne créé par Möngôlo et consacré à une réflexion sur l’écriture de journaux personnels sur le Web. Nombre de diaristes y ont publié des articles jusqu’à la fin de sa publication en 2001. http://journalintime.com/archives/sites/jmag/, Eva « Ce que m’a apporté mon journal intime on line. Récit d’une expérience personnelle ». communication & langages – n° 155 – Mars 2008 60 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU Le site personnel consiste d’abord en un dialogue épistolaire rendu public, et chaque jour reconduit. Puis l’écriture d’Eva s’affranchit de son adresse initiale à Fred et s’accomplit dans une énonciation autonome, illustrée par le titre du journal qu’elle écrit désormais seule sur le Web, « Regards solitaires ». Ces deux exemples soulignent la perméabilité entre les formes d’écriture de soi : dans l’oscillation entre structure épistolaire et geste spéculaire apparaît la dialectique d’une écriture qui, sur le Web, pouvait apparaître comme paradoxale. Dans le passage de la lettre au journal s’exprime l’idée que l’épistolaire est aussi, dans une certaine mesure, propice à l’établissement d’un rapport de soi à soi qui sollicite l’autre pour parvenir à une meilleure connaissance de soi. L’apparente confusion des formes diaristiques et épistolaires décrite précédemment dans les journaux personnels en ligne et exacerbée encore dans les blogs trouve dans ces retours historiques des éléments d’explication. Il reste à présent à envisager la dimension théorique de ce brouillage des genres et le rôle que peut jouer le dispositif numérique dans la prescription des formes scripturaires et communicationnelles. LE DÉBORDEMENT NUMÉRIQUE DES GENRES Si le journal peut être défini comme circulatoire par le mélange des formes discursives qu’il révèle (conversation, monologue, correspondance, journal), on peut également dire de la lettre qu’elle est une écriture « ambulatoire », « qui migre constamment d’une forme à l’autre et ignore les frontières génériques » 26. Comme d’autres spécialistes, P. Lejeune constate qu’« il n’y a pas une essence éternelle de la lettre, mais l’existence fluctuante et contingente d’un certain mode de communication par écrit, qui, combiné avec d’autres traits, a pu remplir des fonctions différentes dans des systèmes différents »27. Dans le champ des écritures de soi, on l’a vu, une certaine porosité marque historiquement les genres de discours. Ce débordement des catégories génériques semble en effet intrinsèque au geste d’écriture de soi et souligne l’idée – développée par ailleurs par Michel Foucault – qu’une tension entre communication et réflexivité est présente de longtemps dans les écrits personnels28. Mieux, qu’une circulation permanente entre des formes différentes est à la source de l’écriture de soi. En dépit des changements de supports, émerge ainsi une certaine « résistance » morphologique dans les formes et les protocoles d’écriture de soi. Cette résistance manifeste la permanence du geste par-delà les spécificités du support médiatique. Pour autant, sur un plan discursif, certains glissements apparaissent dans les journaux en ligne et dans les blogs, portés par la nature irradiante du média et par l’énonciation éditoriale qu’il impose. Dans ces derniers, la systématisation et la standardisation des formes relatives globalement à l’énonciation – telles que l’automatisation de l’inscription de la date et du pseudonyme du scripteur dans chaque post – entérine des usages sociaux et rédactionnels anciens mais apparaît en effet comme préformatée par le dispositif technique. 26. B. Diaz, L’épistolaire ou la pensée nomade, PUF, coll. « Ecriture », 2002, p. 97. 27. P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 315. 28. M. Foucault, «L’ écriture de soi », Corps écrits, n˚ 5, février 1983, p. 3-23, et L’herméneutique du sujet. Cours au collège de France, 1981-1982, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2001. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 Du journal intime au blog 61 Nous avons donc identifié des régimes de citation, d’emprunts et de transformation de protocoles diaristiques et épistolaires dans les journaux personnels en ligne puis dans les blogs. La juxtaposition, à l’écran, des formes historiquement et culturellement situées manifeste un double héritage, avant l’émergence potentielle de nouveaux genres de discours. Cette hybridation des formes textuelles médiatiques au sein de notre corpus prend sa source dans un double mouvement : d’une part dans la lignée historique de chassés-croisés entre des genres proches, et d’autre part dans le tâtonnement des pratiques scripturaires liées à l’appropriation par le grand public de dispositifs communicationnels nouveaux. Dès lors, cette hybridation des formes n’est plus le seul fait de pratiques innovantes et émergentes, mais se situe avant tout dans le prolongement de l’évolution historique des genres de discours. On sait que les catégories génériques fonctionnent, du point de vue de la réception comme des conventions pragmatiques permettant aux lecteurs d’aborder un texte, une œuvre, avec une grille de lecture. « Le genre, écrit A. Compagnon, comme code littéraire, ensemble de normes, de règles du jeu, informe le lecteur sur la façon dont il devra aborder le texte, et il en assure ainsi la compréhension »29. Pour autant, les discours et les écritures de l’ordinaire, tout comme les œuvres littéraires se plaisent à détourner les genres pour faire bouger les frontières et les référents génériques. Fondamentalement, ils outrepassent les classifications et désignent l’hétérogénéité des phénomènes30 auxquels se réfèrent les noms de genres. Pour décrire les métamorphoses médiatiques du texte, nombre de travaux concluent à une « hybridation » unilatérale des formes et des genres de discours. Si nous sollicitons ici ce terme, c’est cependant dans une perspective légèrement différente. L’expression est trop souvent employée sur un mode conceptuel, alors qu’elle ne peut selon nous être pertinente et opératoire que pour la description de dynamiques non stabilisées dans la production textuelle. La labilité des textes de réseaux ne doit en effet par faire écran à la perception de l’épaisseur de processus plus enfouis de transformation par intégration de formes anciennes. Plus encore, elle ne doit pas occulter, dans l’analyse scientifique, les processus diachroniques profonds qui les sous-tendent. Les métamorphoses de la textualité numérique s’inscrivent ainsi dans l’histoire plus longue des écritures ordinaires, mettant en lumière d’une part un perpétuel débordement des genres de discours par les scripteurs, et d’autre part la nature ouverte de ce processus. Dans la même perspective, les pratiques médiatiques contemporaines soulignent les tensions constitutives des genres de discours et les processus de renégociation permanente des usages communicationnels et scripturaires avec la tradition. Journaux personnels en ligne et blogs mettent en abyme dans l’espace écranique l’épaisseur de l’énonciation éditoriale qui les constitue ; ils cristallisent ainsi les jeux de tensions qui les nourrissent de longtemps, tout en exaltant la recherche de formes émergentes. Comme nous avons tenté de le mettre en œuvre, il nous semble important d’un point de vue méthodologique et épistémologique de 29. A. Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1998, p. 168. 30. J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Seuil, coll. « Poétique », 1989. communication & langages – n° 155 – Mars 2008 62 L’ÉCRITURE AU RISQUE DU RÉSEAU cerner précisément les ferments de filiation et de métamorphose dans les textes numériques pour comprendre comment se constituent les pratiques d’écriture, tendues entre des usages mimétiques, des dispositifs techniques et les gestes communicationnels qui les portent. En convoquant des analyses littéraires et linguistiques nous avons cherché à mettre l’accent sur la pluralité des formes citées à l’écran et l’épaisseur de la matérialité de ces textes, irréductibles à des genres envisagés étroitement. Surgit ainsi un objet scientifique feuilleté qu’une approche disciplinaire épuise d’autant moins lorsque l’on pose l’hypothèse, avec T. Todorov31, d’une corrélation possible entre les genres de discours, les pratiques sociales d’écriture et les formes politiques dont se dotent les sociétés. En creux des héritages qu’ils exaltent et des métamorphoses vers d’autres formes, sans doute les blogs comme formats d’écriture ont-ils encore beaucoup à nous apprendre sur notre conception du politique et de la société. ORIANE DESEILLIGNY 31. T. Todorov, Les genres du discours, Seuil, 1978. communication & langages – n° 155 – Mars 2008