Dossier pédagogique du Théâtre des Marionnettes de Genève

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Dossier pédagogique du Théâtre des Marionnettes de Genève
Théâtre des Marionnettes de Genève
Dossier pédagogique – saison 2012 - 2013
L’OPÉRA DU DRAGON
Un spectacle du Fracas – CDN de Montluçon (F)
Du 22 au 26 MAI 2013
Un spectacle du Centre Dramatique National de Montluçon (F). En
coproduction avec la Cie Théâtre de Romette, La Comédie (Scène Nationale
de Clermont Ferrand), L’Arc (Scène Nationale du Creusot), Le Polaris
(Centre Culturel de Corbas), avec le soutien de la Ville de Cournon et la
Communauté de Communes du Pays de Murat.
Texte : Heiner Müller (traduction de
Renate et Maurice Tazman)
Mise en scène : Johanny Bert assisté
de : Antoine Truchi
Interprétation : Maïa Le Fourn,
Pierre Yves Bernard, Maxime Dubreuil
et Christophe Noël
Musique : Thomas Quinart
Formes marionnettiques : Judith Dubois
Dramaturgie : Julie Sermon
Scénographie et construction :
Kristelle Paré et Carl Simonetti
Régie générale et vidéo :
Stephen Vernay
Création lumières : Guillaume Lorchat
Théâtre des Marionnettes de Genève
3 Rue Rodo | 1205 Genève
Réservations : 022 807 31 07
ou www.marionnettes.ch
~ 80 minutes
Adultes, ados
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Le spectacle
1. L’histoire
Il était une fois un peuple qui, de luimême, s’était placé sous l'empire d’un
dragon par crainte du choléra. En
contrepartie, le monstre réclame chaque
année son tribut de chair fraîche que les
citoyens livrent sans frémir sous la forme
d’une jeune fille sacrifiée, la charmante
Elsa cette fois-ci. Lancelot, un chevalier
démuni, parviendra-t-il à la sauver ?
Monsieur le Dragon est un monarque
tout-puissant, régnant sur les politiques,
arbitrant la justice et manipulant les
médias. Le héros, mélange de Lancelot
L’Opéra du dragon.
et d’Héraclès, a la lourde tâche de
"libérer une ville qui ne veut pas se
libérer". Conte théâtral, concentré mythologique et fable politique, L’Opéra du dragon de Heiner
Müller impressionne par sa sobriété incisive et son inventivité constante. Plus de quarante ans ont
passé depuis l’écriture en 1968. Le texte est pourtant le miroir de nos sociétés actuelles,
uniformisées, formatées, aveuglées. Le spectacle nous donne à voir notamment une scène durant
laquelle la vidéosurveillance de tous les villageois permet au Monstre dictateur repérer un résistant.
Le despote que tout un jeu sur les lumières et l’obscurité de ses yeux, vu comme de menaçantes
cavernes, rend singulièrement inquiétant porte un costume évoquant un grand prêtre, voire le leader
d’une secte.
Ce livret d’opéra est utilisé ici comme matériau théâtral qui, sous les habits de la fiction politique
fantastique – croisant contes et mythes populaires –, laisse affleurer le thème éternel du pouvoir au
cœur d’une tyrannie déguisée en démocratie. Ce conte sur la tyrannie déguisé en démocratie
s’inspire de la pièce d’Evgueni Schwartz Le Dragon, lui-même influencé par un récit d’Andersen.
Suite à "L’Opéra de quat’sous" de Bertolt Brecht (2008), Johanny Bert confie une nouvelle fois à
des marionnettes la parole d’une œuvre politiquement engagée, évoquant les totalitarismes et
les soumissions volontaires d’hier et d’aujourd’hui. Tête articulée et silhouette masquée par un
grand tissu, à l’intérieur duquel se glisse une partie du corps de l’acteur, l’oppression est
ouvertement suggérée. Constituées d’une tête et d’un grand tissu représentant le corps, les
marionnettes ont cet air austère des masques du théâtre antique grec ou de figures religieuses.
Quatre comédiens, dont une récitante, manipulent à vue ces "corps-costumes", leur insufflant
mouvement, voix et présence tandis qu’un musicien, à la fois DJ et homme-orchestre, les
accompagne de son insolite ménagerie sonore. Tous distillent avec humour et poésie un
dialogue subtilement réglé entre mots, sons et gestes.
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2. Poésie, drame et humour
Rencontre avec Johanny Bert, metteur en scène
Quel est, à vos yeux, la qualité d’action scénique
de l’écriture de l’auteur ?
Johanny Bert : L’écriture de Heiner Müller nous
offre une trame dans laquelle tout se dit en peu de
mots, de façon presque lapidaire, nécessaire,
comme le squelette dramaturgique essentiel. Il n’a
pas écrit une réduction de la pièce de Schwartz. Il a
L’Opéra du dragon.
porté son regard personnel, historique sur cette fable
ancienne qui semble être immémoriale et de tous les
temps. La pièce a traversé les générations en
convoquant un langage simple, poétique, qui laisse la place à l’action et à l’image interprétative.
Sur la brûlante actualité de ce texte, qui parle de soumission volontaire.
Müller vient nous poser quelques questions décisives : les hommes sont-ils faits pour la liberté ? Ontils le courage de s’émanciper des régimes totalitaires et à quelles conditions ? La pièce interroge,
aussi, la place que nos sociétés font encore à l’utopie, le crédit qu’elles accordent aux perspectives
de bonheur collectif.
Vous prolongez au plateau plusieurs types de présence et interrogez l’exercice même de la
démocratie.
Sur la scène, évoluent et dialoguent en permanence quatre langages, qui sont aussi quatre formes de
présence : les figures marionnettiques (foule d’individus similaires, uniformément privés de corps,
dont n’émergent que quelques identités singulières) ; trois acteurs manipulateurs, qui donnent les
impulsions physiques et prennent en charge la partition gestuelle des marionnettes ; une actricerécitante qui interprète toutes les voix des personnages ; un musicien qui, entouré de ses nombreux
instruments, entrelace sa partition sonore à celle des mouvements dramatiques, chorégraphiques et
vocaux.
Dans ces interactions multiples, s’offre alors au spectateur une vision, en acte, non pas de la finalité
de l’Histoire (pouvons-nous croire au Sauveur, à l’avènement d’un monde définitivement meilleur ?),
mais de sa fabrique démocratique, dans la (re) négociation permanente du contrat qui lie ceux à qui
ils délèguent leurs pouvoirs. Il y a aussi tout un questionnement sur l’origine de la parole, des corps
qu’elle traverse, et des représentations qu’elle conditionne.
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Le corps de l’individu qui se sacrifie au nom du "bien commun" est aussi au centre de
Philoctète, autre pièce de Heiner Müller. Un corps démythifié et réduit à ses souffrances
corporelles comme celui de Lancelot dans L’Opéra du dragon. Comment avez-vous travaillé
ce corps souffrant qui traverse la pièce ?
A mes yeux, Lancelot est la représentation archétypale du héros tiraillé entre devoir et amour que l’on
sort du sac quand on en a besoin. D’où l’idée de l’emballer sous vide au début de la pièce, de l’en
faire sortir par nécessité, avant qu’il retourne dans sa housse plastique à la fin. C’est la seule
marionnette fabriquée avec un corps entier visible pourvu de ses articulations et qui n’est pas sous un
"tissu masque".
Côté matière, il donne l’impression d’être frêle, fragile, mince. Etant plus lourd et faisant du bruit lors
d’une chute, il est souvent articulé, manipulé par deux acteurs, comme s’il était accompagné, soutenu
presque par eux. Voici une sorte de fantoche dont l’héroïsme n’est convoqué que pour mieux
l’étouffer une fois accomplie la mission de délivrer la population du règne dictatorial du dragon.
Comme souvent chez Müller, l’histoire des Vainqueurs est le résultat d’un mensonge qui ignore les
sacrifices exigés et le héros est instrumentalisé à des fins politiques.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
3. Prologue
Mesdames et messieurs, nous n’en ferons
pas un mystère
C’est un conte qu’aujourd’hui nous vous
racontons
Du nouveau, nous l’espérons, pour les
oreilles et les yeux.
IL ÉTAIT UNE FOIS, personne ne l’a vu,
Pourtant, ici ou là, cela arrive encore
Vous verrez le Dragon, qui fait bouillir de
l’eau.
C’est bon contre le choléra. Mais le
bienfaiteur
Du bec et des griffes, exige ces honoraires
Bon an, mal an, il rafle ses dividendes
Sur le dos de ses patients reconnaissants
Qui de gaieté de cœur entament son refrain.
L’une ou l’autre créature fait son petit profit
Et manie la brosse à reluire sur les griffes du monstre.
Vous verrez la belle Elsa, mal fiancée
Et son père, le grand archiviste qui n’y peut rien faire
Car en ce lieu, en ces temps-là,
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L’Opéra du dragon.
Le pain quotidien est le meurtre quotidien.
Le Dragon a fait élire Elsa, fiancée de l’année
Ce qui veut dire que ses jours sont comptés.
Le lit du dragon sera son cercueil,
La robe de mariée, un linceul.
C’EST LA VIE. Mieux vaut en prendre son parti.
C’est alors qu’intervient monsieur Lancelot
Qui se moque des dragons et n’attend rien des dieux.
Il engage un combat et le combat sera dur
Il se poursuit jusqu’au jour d’aujourd’hui.
Le dragon apparaît sous mille métamorphoses
La terre tourne, le MAKE-UP efface les rides.
Il combat avec du napalm et de l’aide alimentaire
Il proclame son humanité, son argent peut tuer.
Mais notre héros n’est pas seul et son épée n’est pas de bois.
Et de nombreuses têtes pensent sous le manteau qui le rend invisible.
À la fin, elles font une découverte :
Les têtes du dragon, elles aussi, tombent de haut en bas.
Mais il s’avère bientôt que l’on n’est pas au bout du chemin,
Car les géants sont grands grâce aux nains.
Dans la lueur de l’aube, de la semence du Dragon,
Surgissent démocratiquement des dragons en réduction
Pour les secondes noces avec la même fiancée.
La peau du fiancé est couverte d’écailles
Les citoyens font la fête mais la fiancée dit Non.
C’est alors que tourne le vent et que la pierre se met à danser.
Des murs s’écroulent, demain est aujourd’hui
Trois fois déclarée morte, la révolution en surgit.
Les écailles tombent. Qui n’apprend rien tombe aussi.
L’homme nouveau fait ses premiers pas.
Extrait de L’Opéra du dragon de Heiner Müller
4. N o t e s s u r l a p i è c e
La pièce dans son contexte
L’Opéra du dragon, écrit par Heiner Müller en 1968, est au départ un livret d’opéra destiné à un
projet de collaboration avec Paul Dessau, compositeur. Celui-ci a notamment composé pour Bertolt
Brecht Mère courage et ses enfants et La Bonne âme de Se-Tchouan. Heiner Müller s’est inspiré de
la pièce Le Dragon signée Evgueni Schwartz, lui-même inspiré par un conte de Hans Christian
Andersen. Heiner Müller considère L’Opéra du dragon comme un texte autonome et l’a ainsi publié
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parmi ses textes dans un livre surtitré Theater - Arbeit (travail théâtral) où figurent par ailleurs Le Dieu
Bonheur (pièce inachevée) et La Comédie des femmes.
Cette création ne travaille pas sur la partition musicale mais sur le texte de Heiner Müller comme
partition textuelle. Son écriture, ajoutée au fait que ce soit un livret, offre une trame dans laquelle tout
se dit en peu de mots, de façon presque lapidaire, nécessaire, comme le squelette dramaturgique
essentiel.
L’acteur et la forme marionnettique
Depuis la création de la compagnie en 2000, Johanny Bert a eu envie de développer et confronter
des écritures pour des acteurs et des formes marionnettiques. Comme pour chaque création, il
cherche à créer avec son équipe de nouvelles formes marionnettiques. L’utilisation de la marionnette
est pour lui une nouvelle façon de parler du rapport au corps. La marionnette est portée, soutenue par
l’acteur. C’est une sorte de prothèse à laquelle l’acteur donne souffle, corps, voix, mouvement.
Pour mettre en jeu cet Opéra du dragon, les acteurs ont des personnages marionnettiques qu’ils
manipulent à vue. Ces formes seront constituées d’une tête articulée et d’un grand tissu pour signifier
le corps.
L’oppression politique est transcrite
graphiquement par un principe de corps
masqués, cachés, comme si la
soumission passait aussi par la
disparition des formes du corps. Cette
esthétique serait comme un geste
graphique imposé à ces personnages,
les asservissant à un corps costume qui
pourrait faire référence à certains
costumes
traditionnels,
vêtements
religieux ou uniformes.
L’acteur est en prise directe avec la
L’Opéra du dragon.
forme et manipule la tête d’une main et
de l’autre peut insérer sa main dans le
tissu pour qu’elle devienne la main du
personnage. Au-delà de la main, ce
principe permet de faire apparaître d’entre les plis du tissu, une partie du corps des acteurs (un bras,
un pied, une poitrine…). Ces morceaux de corps semblent étranges et parfois disproportionnés. Ce
corps de tissu permet également d’imaginer des corps transformables en taille et en amplitude.
Le son et l’image
Mettre en scène est ici un questionnement sur le rapport entre le texte et les images qu’il peut
suggérer. Cette réalisation s'inscrit dans une démarche qui consiste à séparer le son (la voix, la
musique) de ce qui est donné à voir (corps des interprètes manipulant des formes marionnettiques).
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Plusieurs envies ont motivé cette recherche
mais d'abord peut-être s’agit-il d’affirmer la
force de chaque élément et de jouer du
rapport entre les deux. Au centre de
l’espace de jeu, il y a un cadre à images
dans lequel évoluent les acteurs et les
formes marionnettiques. De part et d’autre
de cet espace, un musicien et une
comédienne sont leurs accompagnateurs.
La comédienne est la récitante
interprétant toutes les voix des personnages.
La comédienne est la récitante interprétant toutes les voix des personnages. Les trois autres
comédiens sont les acteurs-manipulateurs qui donnent à voir une parole gestuelle, chorégraphiée. Ce
travail nécessite une coordination et une écoute sensible pour que les impulsions vocales répondent
aux impulsions physiques. Le texte est pris en charge comme une partition par une seule
comédienne, comme dans certains théâtres de marionnettes traditionnels étrangers.
L’envie est d’utiliser le livret de Heiner Müller comme matière de jeu tout en considérant la dimension
musicale de son écriture. La musique sera mêlée au texte non pas dans une forme opératique
chantée mais comme un dialogue de mots et de sons. Johanny Bert a imaginé une présence sonore
continue, régulière, comme un rouage musical, qui, dans une forme épique, est partie prenante de la
dramaturgie.
Thomas Quinart joue du thérémin. Cet instrument grâce auquel le musicien manipule dans l’air un
signal audio émis par deux antennes. Ses mains devenaient des personnages qui semblaient
dialoguer. Son travail l’interpelle parce qu’il mêle instruments anciens et nouvelles technologies.
Multi-instrumentiste, il est l’inventeur du "philophone". Invention à l’étymologie parfaite (philo : l’ami,
phonè : la voix), cet "ami de la voix" réunit un orgue de barbarie, un phonographe, un saxophone et
un thérémin. Le philophone, bestiaire d’instruments insolites, le pose d’emblée en monsieur loyal de
cette ménagerie sonore : à la fois DJ, homme-orchestre et "noteur" de carton perforé. Il donne un
traitement actuel à des instruments de musique mécaniques datés de la révolution industrielle.
Le musicien est présent en scène, avec les acteurs, et crée un univers sonore par des improvisations
avec ses instruments hétéroclites. Il est à part entière et aux côtés des acteurs, un des manipulateurs
pour ainsi mêler son univers sonore à la langue de Heiner Müller.
5 . U n te x te a ty p i q u e
Texte atypique dans le parcours de Heiner Müller cet opéra est une œuvre inspirée du Dragon, pièce
d’Evgueni Schwartz. Entre propos politique et fable sociale, il mêle mythologie et contes populaires.
L’histoire est celle d’un peuple placé de lui-même sous la protection d’un dragon l’ayant sauvé du
choléra. Le tribut à payer est le sacrifice annuel d’une jeune vierge... Müller raconte cette histoire
cruelle dans une langue sans emphase, sobre et précise. Pour renforcer cette concision littéraire et
conserver le caractère musical, Johanny Bert fait appel à une musique originale et instaure un
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dialogue avec un musicien paré d’un
instrumentarium hétéroclite. Plus que la
dimension musicale, c’est le texte qu’il
travaille comme une partition. Le décor est
planté pour accueillir les créatures, les
formes, les objets, les comédiens et tout
l’univers de Johanny Bert.
La soumission passe aussi
par la disparition des formes du corps.
« Ce que l'on ne peut pas encore dire on peut
peut-être le chanter déjà », écrivait Heiner
Müller dans une série de réflexions sur
l'Opéra, en 1968, alors qu'il achevait la rédaction d'un livret commandé par Paul Dessau. Le
dramaturge berlinois connaissait alors de réelles difficultés pour travailler, il venait d'être exclu de
l'Union des écrivains de la RDA. Sans l'aide de Dessau, le compositeur qui fut (avec Kurt Weill) un
très proche collaborateur de Brecht, L'Opéra du dragon n'aurait probablement jamais vu le jour.
Seule expérience connue de Müller dans l'écriture lyrique, l’opus est une oeuvre politique qui mêle
mythes populaires et contes pour enfants. Il était une fois, à variable époque, un peuple qui s'était
placé de lui-même sous l'empire du dragon par crainte du choléra. En contrepartie, le monstre griffu
réclame chaque année sa victime sacrificielle. Sauf que Lancelot le héros en mal d'action
flamboyante ne supporte pas de voir les yeux d'Elsa promis à la pitance du dragon... Sous
l'apparente naïveté de la fable comique, affleure le thème, müllerien par excellence, du pouvoir et de
l'asservissement.
6. L e L a nc elot légenda ire
Fils de Ban de Bénoïc, roi de la Petite Bretagne et de la Gaule, et de la reine Elaine, Lancelot est l'un
des plus célèbres chevaliers de la Table Ronde. Le château familial de Trèbe réputé imprenable fut
toutefois incendié par un voisin. Le roi en mourut de chagrin laissant sa femme et ses enfants dans la
détresse. Il fut élevé par la fée Viviane dans son domaine du Lac, d'où son surnom de Lancelot du
lac. Il tomba amoureux de la reine Guenièvre et il eut un fils, Galaad, d'Elaine, la fille du roi Pellès. Il a
la réputation d'être "le meilleur chevalier du monde".
Ses espérances sont contées par Chrétien de Troyes dans son roman en octosyllabes Lancelot ou le
Chevalier à la Charette (vers 1170). Devenu le type du parfait amant courtois, le héros consent même
au déshonneur social pour "servir" sa dame, Guenièvre, femme du Roi Arthur.
Lancelot incarne le type idéal du chevalier : vaillant guerrier, amant parfait. Il représente bien mieux la
chevalerie bretonne que son successeur Perceval, le héros au "cœur pur" qui conquit le Saint-Graal.
La personnalité de Lancelot est bien connue par le récit de son amour coupable pour Guenièvre,
femme du Roi Arthur. C’est un passionné, qui ne redoute nulle humiliation, jusqu’à passer pour un
lâche en plein tournoi si cela plaît à sa dame ; c’est pour elle qu’il accomplit maints exploits, pour elle
aussi qu’il brave l’ignominie ainsi qu’il est raconté dans Lancelot ou le Chevalier à la Charrette ; sa
valeur va de pair avec sa flamme. Il parvient ainsi à un équilibre entre amour et gloire qui le situe audessus des autres chevaliers, lesquels, selon les lois du temps, distinguaient deux codes contraires :
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celui de l’amour et celui de la chevalerie. Il
était ardu de les respecter simultanément,
l’amour
éloignant
des
entreprises
généreuses, et ces dernières excluant le
parfait amour.
Lancelot est un passionné
qui ne redoute aucune humiliation.
Personnage de cour, Lancelot vit au sein
d’un monde où les valeurs spirituelles sont
codifiées : il ne ressent pas l’offense qu’il fait à son seigneur comme un remords accablant, mais
plutôt comme un devoir de la garder secrète et de rester lui-même scrupuleusement fidèle au Roi
Arthur en tout ce qui ne touche pas à son amour pour Genièvre. Jeu habile qui demande une
soumission absolue, un contrôle permanent de soi, un respect total des règles de l’amour. Ayant
rempli son devoir dans les domaines amoureux et chevaleresque, Lancelot devra, avant de mourir,
confesser la loi chrétienne, le troisième grand code de la chevalerie bretonne ; dans les ultimes
années de sa vie il se fait ermite repentant, détaché pour toujours de l’empire des sens.
7. H einer Mü ller
Figure emblématique de la scène théâtrale européenne du 20e siècle, Heiner Müller (1929 1996) a construit son oeuvre dramatique sur les ruines de l’après-guerre. Ses pièces
empruntent leur thématique tant à la tragédie grecque, à la mythologie et au conte, qu’à des
épisodes de l’histoire allemande et aux conflits sociaux.
À l’image de ses premiers textes comme Le Briseur de Salaire (1956) ou Le Chantier (1964) qui
visent à une représentation critique des réalités économiques et sociales de l’Allemagne de l’Est, son
écriture est largement traversée par l’histoire contemporaine et l’imaginaire de son pays. Dans Le
Briseur de Salaire, pièce très didactique comme peuvent l’être les pièces les plus militantes de
Brecht, l’auteur explique que la transition vers le socialisme ne peut allers sans heurts et sans pleurs.
Toutefois une partie de sa production s’émancipe de ce contexte est-allemand en convoquant
Homère, Sophocle, Shakespeare, Laclos et Nietzsche pour interroger notre modernité. Ses rapports
avec les textes anciens sont alors envisagés comme un "dialogue avec les morts" : les réécritures
qu’il propose ramènent le passé dans le présent, reconnectent des circuits interrompus et tâchent de
procéder à un examen des mythes fondamentaux en en proposant une lecture contemporaine. Au
début des années 80, l’activité théâtrale de Heiner Müller se diversifie, dans la mesure où il
commence à mettre en scène certains de ses propres textes : La Mission (1980), sa réécriture de
Macbeth (1982), Le Briseur de salaire (1988), Hamletmachine (1990), Mauser et Quartet (1991). En
1992, il devient membre du collectif de direction du Berliner Ensemble et monte notamment La
Résistible Ascension d’Arturo Ui (1995) de Bertolt Brecht. À la fin de sa vie, Heiner Müller a été
particulièrement sollicité par les milieux théâtraux et musicaux, dans des circuits institutionnels ou
plus alternatifs.
Sa célébrité a fait relativement bon ménage avec la dissidence : Müller voyage librement à l’Ouest,
autre preuve, parmi d’autres, de l’inconséquence des régimes dictatoriaux, de l’arbitraire qui dominait
la vie culturelle est-allemande. Après la réunification, le dramaturge, bien loin d’émigrer, choisit de
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préserver certains acquis culturels de l’ancienne République. Quoiqu’il en soit sa gloire littéraire, sa
renommée théâtrale demeurent énormes : il est devenu pour l’opinion internationale un classique de
la littérature allemande contemporaine.
Tous ses textes exposent le moment où, sous l'effet du mensonge, de la trahison ou de
l'aveuglement, l'individu se retrouve, dans ses passions et ses actions, face à une image
méconnaissable, parfois monstrueuse, de lui-même. Cette expérience est d'abord collective,
historique et politique : c'est le communisme, une espérance devenue méconnaissable pour avoir
ignoré son propre potentiel de violence et forcé ceux qui s'en réclamaient à être hantés par des
millions de victimes. Une telle expérience requiert l'invention d'une écriture capable d'évoquer les
dimensions tragiques de l'événement, alors même que la forme de la tragédie et son rapport au
mythe sont séparés de l'auteur contemporain par une distance sans doute infranchissable.
En d’autres termes, le théâtre de Heiner Müller est avant tout le théâtre d’une "bête de scène", qui a
su se situer entre Artaud et Brecht et ménager le plaisir, voire la fascination. Son théâtre n’est jamais
un acte d’embrigadement politique. Il explique : "Une raison essentielle d’écrire des pièces réside
dans le malin plaisir, il est la source de tout humour… c’est là je crois un modèle de base du théâtre
et également du comique."
9 . E v g e n u i S c h w a r tz
Écrivain russe, Evgueni Lvovitch Schwartz
(1896-1958) est l'auteur de nombreuses
pièces de théâtre. Les unes, écrites
"Le Dragon" ne cesse de surprendre comme
spécialement pour les enfants, reprennent
des contes de Perrault (Le Petit Chaperon
ses mécaniques ludiques qui révèlent toujours
rouge, 1937 ; Cendrillon, 1947) ou d'Andersen
(La Reine des neiges, 1938) ; d'autres, tout
de nouveaux tiroirs secrets.
en s'adressant au public adulte, gardent des
sujets et une coloration féeriques, même si
elles ont un sens satirique ou allégorique : Le
Roi nu, et surtout Le Dragon, la pièce la plus
connue de Schwartz. Dans ces pièces, il dénonce la peur, la soumission, le double langage propre à
tout totalitarisme et au stalinisme en premier lieu. Il choisit pour héros ceux qui ont su résister et
lutter. Aussi a-t-il fallu attendre la mort de Staline pour voir certaines de ses pièces sur scène.
Lancelot, chevalier sans reproche, décide de débarrasser un village d’un dragon qui l’opprime et de
sauver ainsi la belle Elsa. Une gente demoiselle menacée, un infâme dragon, un preux chevalier : on
serait tenté de crier au déjà lu/vu. Mais Le Dragon ne cesse de surprendre, comme ces mécaniques
ludiques qui révèlent toujours de nouveaux tiroirs secrets. L’art de Schwartz est bien un art du jeu :
jeu parodique avec le conte d’Andersen, jeu avec les mots, les archétypes, les niveaux de lecture.
Ainsi, le conte recèle, tout d’abord, une satire (Staline ne s’y est pas trompé en l’interdisant), mais
cette satire n’est qu’une facette d’une fable à portée universelle. Car non seulement le chevalier
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l’emporte en vain, et un usurpateur vient occuper la place du dragon terrassé, mais le dragon s’est
fait homme, et se niche dans l’âme de tous ceux qui disent : "faisons comme si de rien n’était" ou "on
ne peut rien y faire". C’est là l’actualité de la pièce et sa force. Dire que le despotisme est l’affaire de
tous, dire que si un dragon quelle que soit sa tête (impérialiste ou nationaliste, par exemple ?) nous
dévore, c’est que nous avons abdiqué avant que de combattre.
Une lucidité amère domine cette œuvre où l’auteur présente un dragon qui règne sans partage sur
une ville et exige annuellement son tribut sous la forme d’une jeune fille vierge. Apprenant cette
nouvelle, Lancelot est surpris de constater que la population de la cité s’accommode très bien de la
présence du monstre et accueille avec réticence la proposition du jeune héros qui s’offre à l’en
débarrasser. A peine le dragon succombe-t-il sous les coups de Lancelot que c’est un habitant de la
ville qui usurpe le pouvoir devenu vacant. Même si, en fin de compte, Lancelot est reconnu comme
un héros et épouse Elsa, la jeune fille qui devait être livrée en pâture au monstre, la tonalité générale
de la pièce n’est pas des plus optimistes : la population se range toujours du côté du plus fort et
préfère une situation de dépendance aux risques de la liberté.
10. Bibliographie
Heiner Müller
•
Heiner Müller, L’Opéra du dragon, Paris, Ed. Théâtrales, 2000
•
Heiner Müller, Fautes d’impression. Textes et entretiens, Paris, L’Arche, 1991
•
Heiner Müller, Erreurs choisies. Textes et entretiens, Paris, L’Arche, 1998
Pour aborder l’univers d’Heiner Müller
•
Florence Baillet, Heiner Müller. Voix allemandes. Paris, Belin, 2003
•
Christian Klein, Heiner Müller ou l’idiot de la République. Le dialogisme sur scène, Berne,
Francfort, P. Lang, 1992
•
Jean-Pierre Morel, L’Hydre et l’ascenseur. Essai sur Heiner Müller, Paris, Circé, 1996
Sur la télésurveillance et le contrôle social abordés dans la pièce
•
Jacques Arnould, La Terre d’un clic, Paris, Jacob, 2010
11
•
Gérard Wacjman, L’Oeil absolu, Paris, Denoël, 2010
•
Maureen Webb, L’Illusion sécuritaire, Montréal, Ecosociété, 2010
Au sujet de la source principale d’Heiner Müller
•
Evegenui Schwartz, Le Dragon. Textes et documents. Mise en scène de Benno Besson,
Genève, Comédie de Genève, 1985
Sur démocratie et régime autoritaire
•
Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1998
•
Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Laffont,
2000
► Les ouvrages cités dans cette sélection bibliographique ont été choisis pour vous.
Ils sont disponibles dans le cadre des Bibliothèques Municipales et de la Bibliothèque de Genève.
Pour des informations complémentaires :
Bertrand Tappolet
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Pour les Réservations Ecoles :
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tél. +41 (0) 22 807 31 06
e-mail [email protected]
L’Opéra du dragon. Photos du spectacle libres de droits à télécharger sur : www.marionnettes.ch – presse –
images.
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