Les boutiques obscures Thérèse Raquin – Le Ventre de Paris – Au

Transcription

Les boutiques obscures Thérèse Raquin – Le Ventre de Paris – Au
É. Zola, Comment on se marie – Comment on meurt
Les boutiques obscures
Thérèse Raquin – Le Ventre de Paris – Au Bonheur des dames
I/ Thérèse Raquin
Qu’est-ce qu’une boutique dans une narration qui ne doit plus rien aux contes mais qui n’est pas encore
naturaliste ?
Thérèse Raquin (1867) nous l’apprend : un tombeau :
« À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées, laissant échapper des
souffles froids de caveau. Il y a là des bouquinistes, des marchands de jouets d’enfant, des
cartonniers, dont les étalages gris de poussière dorment vaguement dans l’ombre ; les vitrines,
faites de petits carreaux, moirent étrangement les marchandises de reflets verdâtres ; au-delà,
derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans
lesquels s’agitent des formes bizarres. »
C’est dans un de ces trous que Thérèse s’installe avec Mme Raquin et Laurent. Elle n’en
sortira plus. Quand elle entre dans la boutique pour la première fois « il lui semble qu’elle
descend dans la terre grasse d’une fosse ».
De fait, le macabre est omniprésent dans ce premier roman publié : la seule scène de plein air est
un déjeuner sur l’herbe suivi d’un meurtre. Le dehors ne renvoie qu’au huis clos mortifère.
II/ Le Ventre de Paris
Dans le Ventre de Paris (1873), Florent s’évade du bagne de Cayenne. Il arrive à Paris en 1858 et
retrouve son demi-frère Quenu, qui tient une boutique de charcuterie, face aux Halles centrales
récemment construites par Baltard. Ces Halles fascinent Zola ; il aime cette nouvelle architecture de fer
et de verre ; ce monstre regorgeant de nourriture.
Mais quels sont ceux qui prennent part au festin ?
Zola répond par une satire de l’abondance. Quenu est un « gras », il a un « ventre boutiquier ». Sa
femme posant sur le devant de la charcuterie propose un motif quasi pictural jouant de l’appétit et du
désir. Lisa devient le parangon de l’honnêteté bourgeoise. Un devenir-marchandise, dirait Deleuze.
Lisons :
(…) « Mais Florent n’avait d’attention que pour la grande charcuterie, ouverte et
flambante au soleil levant.
Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait,
toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses
marbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans
un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une
peinture recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints
Zola, Comment on se marie – Comment on meurt © Lettres - Académie de Rouen
1/3
et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes
de porc, de guirlandes de saucisses ; et ces natures mortes, ornées d’enroulements et de
rosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle que les viandes crues y prenaient des tons roses
de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines
rognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées,
changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes
choses, de choses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contre la glace, il y avait
une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés
venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par
un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : les langues fourrées de Strasbourg,
rouges et vernies, saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon ; les
boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles ; les andouilles, empilées deux à
deux crevant de santé ; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes
d’argent ; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes ; les gros
jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de
sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et
des hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de
rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’achards, de coulis, de truffes conservées, des
terrines de foies gras, des boîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromages
laiteux, et une autre caisse, pleine d’escargots bourrés de beurre persillé, étaient posées aux
deux coins, négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d’une barre à dents de loup, des
colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des
cordons et à des glands de tentures riches ; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine
mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de
cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls
pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons
rouges nageaient, continuellement.
Florent sentit un frisson à fleur de peau ; et il aperçut une femme, sur le seuil de la
boutique, dans le soleil. Elle mettait un bonheur de plus, une plénitude solide et heureuse, au
milieu de toutes ces gaietés grasses. C’était une belle femme. Elle tenait la largeur de la porte,
point trop grosse pourtant, forte de la gorge, dans la maturité de la trentaine. Elle venait de se
lever, et déjà ses cheveux, lissés, collés et comme vernis, lui descendaient en petits bandeaux
plats sur les tempes. Cela la rendait très propre. Sa chair paisible avait cette blancheur
transparente, cette peau fine et rosée des personnes qui vivent d’ordinaire dans les graisses et
les viandes crues. Elle était sérieuse plutôt, très calme et très lente, s’égayant du regard, les
lèvres graves. Son col de linge empesé bridant sur son cou, ses manches blanches qui lui
montaient jusqu’aux coudes, son tablier blanc cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient
voir que des bouts de sa robe de cachemire noir, les épaules rondes, le corsage plein, dont le
corset tendait l’étoffe, extrêmement. Dans tout ce blanc, le soleil brûlait. Mais, trempée de
clarté, les cheveux bleus, la chair rose, les manches et la jupe éclatantes, elle ne clignait pas les
paupières, elle prenait en toute tranquillité béate son bain de lumière matinale, les yeux doux,
riant aux Halles débordantes. Elle avait un air de grande honnêteté.
– C’est la femme de votre frère, votre belle-sœur Lisa, dit Gavard à Florent. »
Zola, Comment on se marie – Comment on meurt © Lettres - Académie de Rouen
2/3
III Au Bonheur des dames
Dans Au Bonheur des dames (1883) Zola compose « le poème de l’activité moderne ». La boutique
devient le symbole du petit commerce moribond face aux grands magasins incarnés par l’incertain
plaisir que promet le titre.
Le trajet de Denise Baudu, arrivée à Paris par le train de Cherbourg avec Pépé et Jean, ses deux
frères, est à cet égard édifiant : de la gare Saint-Lazare à la rue de la Michodière, où son oncle Baudu
tient une boutique, se trouvent les vitrines du magasin de nouveautés.
Le Paris ancien et la petite boutique côtoient ainsi le grand magasin du Paris moderne. Les
temps changent :
« Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme,
ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie : Au Vieil
Elbeuf draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d’un ancien
badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui l’avoisinaient, n’avait
que trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sans persiennes, étaient simplement
garnies d’une rampe de fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout
Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur des Dames, ce fut la
boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baies
de prison, en demi-lune. Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vert bouteille que le
temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait, à droite et à gauche, deux vitrines
profondes, noires, poussiéreuses, où l’on distinguait vaguement des pièces d’étoffe entassées.
La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbres humides d’une cave. »
Voir la boutique dans l'Assommoir :
http://lettres.ac-rouen.fr/zola/parlect/intertext/esquisses_assom.htm
Zola, Comment on se marie – Comment on meurt © Lettres - Académie de Rouen
3/3