1 Dossier pédagogique LATE AT NIGHT– VOICES OF
Transcription
1 Dossier pédagogique LATE AT NIGHT– VOICES OF
Dossier pédagogique LATE AT NIGHT– VOICES OF ORDINARY MADNESS Xiaolu Guo Documentaire, Angleterre / Suisse, 2013, 1h12 Xiaolu Guo nous présente un documentaire sur la gentrification progressive du quartier Est de Londres. Elle donne la parole aux habitants originaires de tous les continents, de toutes les couches sociales qui commentent l’évolution de leurs quartiers et de nos sociétés. Ce documentaire, à la fois dynamique et pamphlétaire, ouvre la voie à de nombreuses réflexions sur les grandes questions qui concernent le devenir de nos sociétés libérales et sur le coût humain du capitalisme. Et, tout en donnant la parole à « ces gens ordinaires », Xiaolu Guo s’oppose au sensationnalisme obsessionnel de nos univers médiatiques. La galerie de portraits qu’elle nous propose sont rythmés par des flash d’infos bidons qui entrent en résonance avec les pensées des grands philosophes du XXème siècle. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une citation d’un certain Samuel Beckett : “You’re on Earth. There’s no cure for that” qui font écho aux propos d’une femme à qui la réalisatrice donne la parole: “You have no choice about being here, you’ll have no choice about when you leave…” Le film nous offre l’occasion de goûter à la réalité des quartiers populaires londoniens affectés par la récession tout en nous dévoilant le revers de la médaille de nos économies libérales. Thèmes : Gentrification, immigration, classes sociales, pauvreté, économie, capitalisme 1. A propos du film 1.1. « Late At Night: Voices Of Ordinary Madness », 26 septembre 2013 (article en anglais) 2. L’East End londonien 2.1. L’East End, un extrait d’article d’après Wikipédia 2.2. « L'East End londonien bénéficie de l'effet JO », 31 Janvier 2012 3. La gentrification 3.1. « La gentrification », expliquée par Anne Clerval, docteure en géographie 3.2. « Face à la gentrification, revendiquons le droit à la ville », 3 décembre 2013 3.3. « Le droit à la ville », 12 octobre 2009 4. Autres sources 5. Questionnaire à propos du film 1 1. A propos du film 1.1. « Late At Night: Voices Of Ordinary Madness », 26 septembre 2013 Article publié le : 26 septembre 2013 Anton Bitel, Eye For Film http://www.eyeforfilm.co.uk/review/late-at-night-voices-of-ordinary-madness-2013film-review-by-anton-bitel Late At Night: Voices Of Ordinary Madness opens with black-and-white file footage of a chimp in a rocket. Next an actress (Juliette Brooks) is shown reading a real news item, jarringly accompanied by the text of an aphorism from Samuel Beckett. The actress and her 'late news' readings will recur periodically through the film, each time multiplied into a greater number of split-screen grids, Warhol-style, and with a different text (variously from Marcuse, Marx, Kant, Orwell, Joyce, Brontë, Nietzsche, Shakespeare, Blake, Huxley) to ironise and frame the mediated actuality. The chimp, too, will return for some ring-compositional closure. While all this helps lend shape and formal structure to what is otherwise a series of highly varied vox pops that director Xiaolu Guo (She, A Chinese; UFO In Her Eyes) has shot around London (or, in one slightly incongruous case, Glasgow), it also serves as a statement of intent. For Guo is likening the rush of our human experience amidst rapid changes beyond our individual control to the headlong flight of that doomed ape, while also presenting her work as an alternative nocturnal broadcast mixing street-level reportage with a broader ideological and philosophical framework. Guo herself may never appear on camera (although she is occasionally half heard posing the odd question), but this is very much in the territory of the film essay - a personal exploration of the madness, both literal and metaphorical, of contemporary British life. A key motif here is decline, whether it is the Ghanaian immigrant attributing his mental illness (the 'voices' that he hears - a reflex of the film itself) to the harsher life in England; or the market worker complaining, "The old times were better, stuff has changed"; or the painter reminiscing about "the good old days" and lamenting the current generation's work ethic; or the disgruntled tax accountant who regrets the loss of community spirit that she remembers from her childhood; or the model cum hairdresser cum fitness instructor who "just really can't stand the country any more, what it's become"; or the cafe owner who describes the drift of his traditional East End customers to Essex; or the landlady at an ex-servicemen's club who describes her dwindling business as "too old fashioned"; or the working-class kid who aspired to take up a radical priesthood but on the way became a social worker, a committed atheist, and finally a banker, and who now acknowledges that the current accumulation of virtual debt in his profession has little to do with the ideal that wealth creation can serve wealth redistribution. All this culminates in Mark Fisher, cultural critic and author of Capitalist Realism: Is There No Alternative? (2009), arguing - amidst a montage of images of the City's glistening financial centre - that even the so-called End of History is coming to an end. 2 And finally, with the last word on madness, is the ex-crim and ex-con who claims he strangled his prison psychiatrist "because he wasn't listening to me" and "I was just fuckin' angry", rather than because he was, as it says in his official records, "a schizophrenic with psychotic tendencies". Built upon a variety of different perspectives, Guo's politically engaged sort-of documentary is more an episodic tapestry of suggestions than anything like a coherent argument - or a series of British snapshots rather than a panoramic view. Were it not for its abbreviated duration or its artificial 'late news' structure, the film might even seem meandering or directionless. Yet as it stands, Late At Night: Voices Of Ordinary Madness gives an economically and culturally diverse group of (mostly) Londoners a platform to have their say about the state of the nation, and so comes to resemble Hyde Park's Speaker's Corner - where part of it was also filmed, and where yet another video'd contributor gives voice to ordinary madness by enthusiastically singing the praises of colonialism and human exploitation as the markers of Britain's greatness. 2. L’East End londonien 2.1. L’East End, extraits d’article d’après Wikipédia L’East End est un quartier de Londres en Angleterre, à l’est d’une ligne délimitée par les murailles médiévales de la cité de Londres et le nord de la Tamise, bien que ses limites ne soient pas officiellement fixées par des lignes universellement acceptées. L’utilisation du terme, péjorative à l'origine, est attestée à la fin du xixe siècle, alors que l'expansion de la population de la cité provoque une surpopulation extrême dans toute la zone, les pauvres et les immigrants se concentrant dans East End. Ces problèmes sont exacerbés par la construction des Docks de St Katharine en 1827 et des terminus ferroviaires du centre de Londres (1840–1875), qui nécessite la destruction des anciens taudis, causant le déplacement d’importantes populations vers le East End. En l’espace d’un siècle, l’East End était devenu synonyme de pauvreté, de surpopulation, de maladie et de criminalité. L’East End se développe rapidement au cours du xixe siècle. À l’origine, la zone est caractérisée par des villages regroupés autour des murs de la cité ou le long des principaux axes de circulation, entourés de terres cultivées, avec des marais et de petites communautés près du fleuve, répondant aux nécessités de la navigation et aux besoins de la Royal Navy. Jusqu’à l’érection de docks maçonnés, les navires devaient débarquer leur cargaison dans le Pool of London – l’étendue de la Tamise se trouvant au sud de la Cité de Londres – mais des entreprises spécialisées dans la construction, l’entretien et l’approvisionnement des navires s’étaient implantés dans la zone dès l’époque des Tudor. L’endroit attire un grand nombre de ruraux à la recherche d’embauche. Des vagues successives d’immigration commencent avec l’arrivée des réfugiés huguenots, créant un nouveau faubourg hors-les-murs à Spitalfields au xviie siècle. Ils sont suivis par des tisserands irlandais, des Juifs ashkénazes7 et, au xxe siècle, des Bangladais. La plupart de ces immigrants trouvent un travail dans la confection. L’abondance de travail peu ou pas qualifié mène à de faibles salaires et de mauvaises conditions de vie dans tout l’East End. Cette situation attire l’attention des réformistes sociaux au cours du xviiie siècle, et 3 conduit à la fin du siècle à la formation de syndicats et autres associations d’ouvriers. Le radicalisme de l'East End contribue à la formation du parti travailliste et aux revendications en faveur de l’émancipation des femmes. De tout temps, l'East End a souffert d'investissements insuffisants à la fois au niveau du parc immobilier et des infrastructures. Depuis les années 1950, l'East End reflète, à échelle réduite, les changements structurels et sociaux affectant l'économie du Royaume-Uni. Ce territoire abrite une des plus fortes concentrations de HLM, héritage de l'élimination des bidonvilles et des dégâts de la guerre. La fermeture progressive des docks, la compression du personnel dans les chemins de fer, et la fermeture d'industries, à la suite des délocalisations, conduisirent à un long déclin et à la disparition d'emplois peu ou pas qualifiés. L'East End abrite aussi un certain nombre de galeries d'art, publiques ou privées, dont la Whitechapel Gallery récemment agrandie. Le quartier autour de Hoxton Square est devenu un centre pour l'art moderne britannique, avec notamment les galeries du White Cube, et les nombreux artistes du mouvement des Young British Artists qui vivent là. La zone autour d'Hoxton et de Shoreditch est devenue à la mode, ce qui a contraint de nombreux résidents et artistes à s'en aller à cause des prix élevés de l'immobilier. Une vie nocturne s'est développée, et plus de 80 bars se sont installés autour de Shoreditch. La majeure partie de cette zone demeure pourtant une des plus pauvres de GrandeBretagne, connaissant quelques-unes des pires misères de la capitale, ceci malgré la montée des prix de l'immobilier et la construction d'innombrables appartements de luxe, principalement dans les zones des anciens docks et le long de la Tamise. La croissance des prix dans les autres quartiers de la capitale, et la disponibilité dans cette zone de friches urbaines ont fait que l'East End est devenu un endroit tentant pour faire des affaires. 2.2. « L'East End londonien bénéficie de l'effet JO » Article publié le : 31 Janvier 2012 Le Nouvel Observateur http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20120131.FAP0190/l-east-end-londonienbeneficie-de-l-effet-jo.html LONDRES (AP) — L'East End de Londres était autrefois considéré comme une zone de non-droit, quartier défavorisé de l'ère victorienne où sévissait Jack l'Eventreur, et où serpente toujours l'une des rivières les plus polluées du pays, entre chantiers navals depuis longtemps désaffectés et entrepôts. Mais si le quartier a longtemps été négligé par les touristes, l'organisation des Jeux olympiques en août prochain va changer la donne. Les visiteurs lui ont ainsi longtemps préféré le West End, avec ses théâtres, ses palais royaux, Harrods et Oxford Street. Avec l'organisation des JO d'été dans la capitale britannique, l'East End fait l'objet d'investissements massifs et d'importants travaux de développement qui ont déjà commencé à transformer sa physionomie. A Stratford, ancien marécage mais surtout l'une des zones les plus pauvres de la 4 ville, un stade olympique immaculé, un gigantesque centre commercial et des lignes de train modernisées sont en place. Dans moins de six mois, il y aura aussi des pistes cyclables, des espaces verts et les rives auront été nettoyées. Ces investissements vont susciter un nouvel intérêt dans un secteur de Londres longtemps négligé. Alors, pour ceux qui n'ont jamais dépassé Brick Lane, il est temps d'aller plus à l'Est. Une (bonne) surprise sera au rendez-vous. De là, il faut éviter certains restaurant indiens dont la facture peut être salée pour une qualité incertaine. Le mieux est de se diriger vers le nord-est jusqu'aux secteurs de Shoreditch et Dalston pour leurs marchés de fin de semaine, leur vie nocturne trépidante, leur cuisine ethnique variée et leurs magasins vintage à la mode. Les loyers relativement faibles du secteur attirent depuis longtemps les jeunes artistes et les musiciens, bien qu'un certain embourgeoisement ait fait monter les prix ces dernières années, attirant vedettes et gens branchés. Un phénomène qui a repoussé les artistes encore plus loin vers l'Est. L'ambiance reste cependant très bohème: contrairement au West End, le développement des quartiers Est de Londres s'est fait de façon inégale et spontanée. Ainsi, des espaces d'art contemporain côtoient les fast-food et autres snacks. Il ne fait aucun doute que les JO vont amener de nouveaux venus dans le quartier, même si cette idée fait grincer certains des dents. "Je me fiche" des Jeux, affirme Speedie Gazelle, propriétaire d'un petit magasin vendant ce qu'il appelle du "kitsch rétro". Il souhaite que son quartier reste "à la mode, mais pas touristique", comme l'était le Lower East Side new-yorkais au milieu des années 1990. Autrefois, l'absence de toute liaison rapide depuis le centre de Londres constituait l'un des principaux freins à toute incursion dans l'Est. Ce n'est plus un problème: en plus des rénovations apportées aux stations de métro décrépies, les autorités ont inauguré des trains flambant neufs et confortables qui relient désormais le centre avec les localités de l'East End, avec neuf lignes desservant Stratford, le "hub" des Jeux olympiques. Un train à grande vitesse, baptisé le Javelin Shuttle, reliera Stratford à la gare de St Pancras, le terminal de l'Eurostar. Les canaux d'East London, longtemps réputés pour leurs eaux peu profondes et boueuses, seront également nettoyés. Colonne vertébrale de l'activité commerciale de la capitale avant l'arrivée du rail, ces canaux négligés étaient un aimant à saletés et criminels. Mais avec les JO, ils seront comme la rivière Lea, près du stade, en pleine lumière. Les organisateurs souhaitent que les spectateurs puissent marcher ou pédaler jusqu'aux sites olympiques. Et les chemins de halage, qui vont de l'ouest à l'est le long de Victoria Park, sont parfaits. Une vaste campagne de volontariat est en cours pour encourager les Londoniens à nettoyer le réseau d'ici juillet. Une organisation caritative, Thames21, essaie de recruter 4.000 bénévoles, dont de nombreux écoliers, pour ramasser les détritus, retirer les mauvaises herbes et planter des fleurs près des canaux. Les travaux sont encore en cours, tout comme ceux du futur Parc olympique qui ressemble davantage pour l'instant à une flaque géante entourée d'immeubles neufs et vides. Mais d'ici quelques mois, cette friche industrielle deviendra le plus grand parc urbain d'Europe en 150 ans. Pour les habitants, ce n'est que le début d'un plan 5 ambitieux de restauration, et de nombreuses années de perturbations. Selon les promoteurs, le projet olympique devrait avoir des conséquences sur les 25 prochaines années, avec la création de milliers de nouveaux logements et emplois. Reste à savoir quelles seront les conséquences de l'"héritage olympique" sur le quartier de Stratford: certains craignent en effet qu'il ne devienne un nouveau Canary Wharf, un immense complexe de gratte-ciel également dans l'East End, et parfois critiqué pour son indifférence à l'égard de la pauvreté des communautés environnantes. En attendant, un projet se fait déjà remarquer: le centre commercial Westfield Stratford City, qui se vante d'être le plus grand d'Europe avec ses 300 magasins, un casino et ses fausses rues... Ce complexe incongru au milieu de rues ternes fait le plein de visiteurs depuis son ouverture en octobre. Pour certains, c'est une monstruosité de mauvais goût. Mais pour les nombreux jeunes qui lorgnent avec envie du côté du West End, c'est une bénédiction. "Pour être honnête, le West End reste une attraction, mais c'est un bon début", souligne Cicero Fernando, interne en médecine âgé de 29 ans. "On progresse". 3. La gentrification 3.1. « La gentrification » Anne Clerval, 2004 http://www.hypergeo.eu/spip.php?article497 La gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement qui concerne les quartiers populaires et passe par la transformation de l’habitat, voire de l’espace public et des commerces. Cette notion s’insère dans le champ de la ségrégation sociale et implique un changement dans la division sociale de l’espace intra-urbain, qui passe aussi par sa transformation physique. À l’origine, gentrification est un néologisme anglais inventé en 1964 par Ruth Glass, sociologue marxiste, à propos de Londres. Le mot est composé à partir de gentry, terme qui renvoie à la petite noblesse terrienne en Angleterre, mais aussi, plus généralement, à la bonne société, aux gens bien nés, dans un sens péjoratif. Ce nouveau mot a donc à l’origine un sens critique par rapport au processus qu’il désigne. À Londres dans les années 1960, il s’agissait de la réhabilitation de l’habitat ancien populaire à travers son appropriation par des ménages aisés, en particulier dans le district d’Islington, au nord de la City. Ce n’est que dans les années 1970-1980 que la notion est reprise par des chercheurs anglais et nord-américains, principalement géographes, qui théorisent la notion. La gentrification est reconnue comme une bifurcation dans l’évolution sociale des quartiers centraux dégradés des grandes villes, à rebours des modèles d’écologie urbaine de l’École de Chicago. On parle alors de « retour au « centre » » des classes aisées, même s’il s’avère qu’il s’agit plutôt d’un non départ en banlieue que d’un véritable retour. Dans les années 1980-1990, les 6 débats sont vifs et portent principalement sur les causes de ce processus : Neil Smith soutient que la gentrification est d’abord liée à un réinvestissement du centre par les pouvoirs publics et les acteurs privés de l’immobilier, produisant une nouvelle offre de logements haut de gamme dans les anciens quartiers populaires ; au contraire, David Ley, l’explique principalement par les choix individuels des ménages gentrifieurs, issus d’une nouvelle classe moyenne qui se caractérise par de nouveaux choix résidentiels. Pour expliquer cette préférence nouvelle des classes moyennes pour le centre, plusieurs travaux mettent en évidence l’importance de la place des femmes, à la fois actives et parfois élevant seules leurs enfants, ou l’affirmation de modes de vie différents comme les couples homosexuels. Ce n’est que plus récemment, depuis le milieu des années 1990, que les chercheurs s’intéressent en particulier au rôle des politiques publiques dans la gentrification et à ses conséquences sur les classes populaires, la plupart du temps évincées en périphérie. Avec Neil Smith, géographe marxiste élève de David Harvey, un fort courant de géographie radicale structure le champ de la gentrification, en lui donnant une assise critique. La gentrification a, dans un premier temps, été identifiée comme un processus de réappropriation par les classes moyennes des centres-villes délaissés des villes américaines et anglaises. Elle commence avec la revalorisation systématique des centres-villes américains dans les années 1950-1960 et la reconstruction en Angleterre à la même époque. Elle s’étend dans les années 19701980, s’accompagnant souvent de mouvements de résistance. La récession des années 1990 a fait prédire à certains le tassement du processus, voire un mouvement inverse, vite infirmé par les faits, la gentrification reprenant de plus belle et se généralisant dans les années 2000 sans plus occasionner de résistance. Elle est devenue aujourd’hui un objectif majeur des politiques urbaines dans de nombreuses villes à travers le monde, les pouvoirs publics jouant un rôle de premier plan dans la réappropriation des centres par les classes aisées au détriment des classes populaires. Parallèlement, le processus a évolué dans ses formes et ne se limite plus à la réhabilitation progressive des quartiers populaires par des ménages aisés. La gentrification inclut de multiples formes de transformation d’espaces populaires, pas nécessairement résidentiels – comme les espaces industriels, et en particulier les anciens docks – que ce soit par la réhabilitation ou la construction neuve (new-build gentrification), à l’initiative des pouvoirs publics, de promoteurs privés ou de nouveaux ménages résidents. Elle ne se limite plus non plus au centre des villes, et gagne les banlieues, en général bien reliées au centre-ville. … Depuis son invention, la connotation du mot a changé et varie selon les contextes culturels : dans le monde anglo-saxon, il est passé dans le langage courant et a en partie perdu sa charge critique à la suite de campagnes de valorisation menée par les promoteurs et les pouvoirs publics, « gentrification » étant alors synonyme de « renaissance » ou de « régénération urbaine », passant sous silence les mécanismes de ségrégation qu’elle recouvre. À l’inverse, en Belgique ou en Allemagne, le terme est toujours perçu comme fortement critique, comme en 7 témoigne l’arrestation des chercheurs allemands Mathias Bernt et Andrej Holm en 2007 à Berlin, accusés de « faire partie d’une association terroriste » à cause de leur proximité avec les milieux activistes de résistance à la gentrification. En France, le terme reste cantonné à la sphère scientifique et est peu utilisé par les médias, qui préfèrent parler des « bobos » ou de « boboïsation » ; paré de l’aura des mots anglais, il ne semble pas faire polémique. 3.2. « Face à la gentrification, revendiquons le droit à la ville » Article publié le 3 décembre 2013 Anne Clerval, Alternative Libertaire Source: http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article5586 Dans son ouvrage Paris sans le peuple, Anne Clerval analyse la gentrification des anciens quartiers populaires de Paris comme un processus lié à la production capitaliste de la ville. Retraçant l’histoire et la cartographie de cette dépossession des classes populaires à partir d’analyses statistiques et d’enquêtes de terrain, l’ouvrage donne des clés pour la combattre et, plus largement, pour se réapproprier collectivement la ville. AL : Tout d’abord, peux-tu nous dire ce qu’est la gentrification, et en quoi ce processus est lié aux transformations du capitalisme ? Anne Clerval : La gentrification correspond à l’appropriation matérielle et symbolique des anciens quartiers populaires centraux ou péricentraux par une classe sociale mieux placée dans les rapports de classe que les classes populaires, qui sont progressivement évincées en périphérie. Elle est directement liée à deux traits contemporains du capitalisme : d’un côté, les transformations du système vers un régime d’accumulation flexible fondée sur une internationalisation de la production, qui entraîne une nouvelle division internationale du travail marquée par la désindustrialisation et la métropolisation (concentration des activités tertiaires stratégiques dans certaines grandes villes) dans les pays capitalistes avancés ; de l’autre, la production capitaliste de la ville. Celle-ci est marquée par le rôle croissant de l’investissement (ou du prêt) immobilier dans l’accumulation du capital. La gentrification est typique du développement géographique inégal, à l’échelle mondiale, régionale ou locale, que produit le capitalisme. À une phase de désinvestissement succède un cycle de réinvestissement pour une autre finalité économique et sociale, et ce cycle correspond à la gentrification à l’échelle de la ville. Ce processus peut être appuyé ou freiné par les politiques publiques (notamment par le contrôle des loyers en vigueur jusqu’aux années 1980 en France), mais il dépasse ces politiques, qui ne font qu’encadrer la production capitaliste de la ville. La gentrification s’inscrit dans un rapport de classes : qui sont donc les gentrifieurs ? Au sens large, les gentrifieurs sont les acteurs de la gentrification, à savoir les propriétaires immobiliers, les promoteurs, les agences, les banques, ou encore certains commerçants et les pouvoirs publics. Dans un sens restreint, il désigne les nouveaux habitants et habitantes des quartiers populaires qui se transforment: ces habitants jouent un rôle direct (en acquérant et réhabilitant un logement par exemple) 8 ou indirect (en étant seulement locataire) dans la gentrification. Ils appartiennent généralement à une classe sociale intermédiaire que Pierre Bourdieu appelait la nouvelle petite bourgeoisie [1], que Jean-Pierre Garnier appelle la petite bourgeoisie intellectuelle [2] et qu’Alain Bihr appelle l’encadrement capitaliste [3]. En pleine ascension numérique depuis plusieurs décennies, cette classe a une fonction d’intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat (formé aujourd’hui des ouvriers et des employés peu qualifiés des services), en assurant l’encadrement direct des classes populaires (cas des cadres) ou, le plus souvent, un encadrement indirect, idéologique, en assurant la reproduction de l’ordre social (cas notamment des professions culturelles ou éducatives). Il existe donc un rapport de domination entre cette classe intermédiaire et les classes populaires et la gentrification en est l’une des matérialisations. Le livre ouvre plusieurs perspectives politiques : est-ce qu’un retour au gel des loyers serait suffisant ? Le contrôle ou le gel des loyers est une mesure qui permet d’entamer les prérogatives de la propriété privée (lucrative), c’est donc une revendication qui peut être mobilisatrice, dans une lutte contre la production capitaliste de la ville. La production publique de logements sociaux, qui est souvent le seul horizon des luttes dans ce domaine, n’est pourtant pas suffisante pour contrer les mécanismes ségrégatifs et excluant liés à ce mode de production de la ville. En outre, elle suppose une gestion étatique et bureaucratique du logement et de la ville, qui reste souvent paternaliste à l’égard des classes populaires. Face à la gentrification, c’est le droit à la ville qu’il faut revendiquer et se réapproprier ici et maintenant. Cette idée portée par Henri Lefebvre en 1968 désigne l’organisation collective de la production et de la gestion de la ville, c’est-à-dire des logements, de l’espace public et des lieux de travail. Elle fait pendant à l’autogestion de la production et écho au communisme libertaire. Y a-t-il des formes de résistance qui voient le jour pour contrer la gentrification des grandes villes ? Il existe une fédération de collectifs locaux pour le droit à la ville aux États-Unis, Right to the City [4], des luttes ouvertes à Berlin ou en Espagne, dans des contextes sociaux et politiques où l’auto-organisation est une pratique plus ancrée qu’en France et où on s’en remet moins volontiers à l’État. En France, des collectifs luttent contre des projets publics et privés de gentrification (le Collectif des quartiers populaires de Marseille, Ivry sans toi(t) à Ivry-sur-Seine) ou pour la réappropriation populaire de la ville (Prenons la ville à Montreuil et Bagnolet), parfois en lien avec les luttes contre les grands projets inutiles (de Notre-Dame-des-Landes au projet de centre commercial Europa City à Gonesse). Mais ces luttes ont besoin d’être développées. La ville peut être une voie de prise de conscience anticapitaliste et de mobilisation autogestionnaire et émancipatrice. Propos recueillis par Violaine Bertho [1] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. [2] Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Marseille, Agone, 2010. [3] Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste, Paris, L’Harmattan, 1989, et aussi Alain Bihr, Les rapports sociaux de classe, Lausanne, Éditions Page 2, 2013. [4] http://www.righttothecity.org 9 3.3. « Le droit à la ville » Article publié le 12 octobre 2009 David Harley, La Revue Internationale des Livres et des Idées Source: http://cyberlearn.hesso.ch/pluginfile.php/173004/mod_resource/content/0/Matos/Harv ey_Droit_a_la_ville.pdf Extrait de l’article : Des villes et des vies en mutation Comme toutes les phases qui l’ont précédée, cette toute récente expansion du processus urbain a suscité d’énormes mutations de style de vie. La qualité de vie urbaine, de même que la ville elle- même, est désormais une marchandise réservée aux plus fortunés, dans un monde où le consumérisme, le tourisme, les industries de la culture et de la connaissance sont devenus des aspects majeurs de l’économie politique urbaine. Le penchant postmoderniste pour la formation de niches, tant dans les choix de style de vie urbain que dans les habitudes de consommation et les formes culturelles, pare l’expérience urbaine contemporaine de l’aura de la liberté de choix – à condition que vous ayez de l’argent. Centres commerciaux, multiplexes et grandes chaînes prolifèrent, de même que les fast-foods, les marchés vendant des produits artisanaux, les petites boutiques, tout cela contribuant à ce que Sharon Zukin a joliment appelé la « pacification par le capuccino ». Les lotissements les plus incohérents, les plus monotones, les plus fades, trouvent à présent leur antidote dans un mouvement de « nouvel urbanisme » qui nous vend de la communauté et du style de vie, produits grâce auxquels les promoteurs prétendent réaliser les rêves urbains. Dans ce monde, l’éthique néolibérale de l’individualisme possessif et son corrélat, la fin du soutien politique à toute forme d’action collective, pourraient devenir le modèle de socialisation de la personnalité humaine. La défense des valeurs de la propriété revêt un si grand intérêt politique que, comme le note Mike Davis, les associations de propriétaires dans l’État de Californie sont devenues des bastions de la réaction, sinon même des fascismes fragmentés de quartier. Mais les villes où nous vivons sont aussi de plus en plus divisées, fragmentées et conflictuelles. Notre vision du monde et des possibles varie selon le côté de la barrière duquel nous nous trouvons et selon le type de consommation auquel nous avons accès. Au cours des dernières décennies, le tournant néolibéral a rendu aux élites riches leur pouvoir de classe. Par exemple, depuis la conversion du Mexique au néolibéralisme, quatorze milliardaires sont apparus dans le pays, qui peut même se prévaloir de compter parmi ses habitants l’homme le plus riche du monde, Carlos Slim, alors qu’au cours de la même période, les revenus des pauvres ont soit stagné, soit diminué. Ces processus sont irrémédiablement gravés dans les formes spatiales de nos villes, qui ont toujours plus tendance à se muer en agrégats de fragments fortifiés, de ghettos dorés et d’espaces publics privatisés constamment maintenus sous surveillance. Dans le monde en développement, tout particulièrement, la ville «se scinde en différentes parties séparées, et de multiples « « micro-États » semblent s’y former. Des quartiers riches, dotés de toutes sortes de services (écoles exclusives, 10 terrains de golf, cours de tennis, police privée patrouillant 24 heures sur 24), s’entrelacent avec des campements illégaux : pour eux, qui sont privés de système sanitaire, l’eau n’est disponible qu’aux fontaines publiques, et seuls les quelques privilégiés qui savent la pirater ont accès à l’électricité ; les rues se transforment en flots de boue dès qu’il pleut, et l’habitat partagé est la règle. Chaque fragment paraît vivre et fonctionner en totale autonomie, en s’accrochant de toutes ses forces à ce qu’il a pu obtenir dans son combat quotidien pour la survie.» Dans ces conditions, les idéaux d’identité, de citoyenneté et d’appartenance urbaines, déjà menacés par le malaise grandissant suscité par l’éthique néolibérale, sont encore plus difficiles à soutenir. La privatisation de la redistribution par l’activité criminelle menace la sécurité individuelle tout en poussant la population à en appeler la répression policière. La seule idée que la ville puisse fonctionner comme corps politique collectif, comme lieu dans lequel et duquel pourraient émaner des mouvements sociaux progressistes, paraît perdre toute plausibilité. Et pourtant, il existe des mouvements sociaux urbains qui cherchent à vaincre les isolations et à refaçonner la ville selon une image sociale différente de celle donnée par les forces des promoteurs soutenus par la finance, du grand capital et d’un appareil d’État local de plus en plus gagné à l’esprit d’entreprise. Mais l’absorption de surplus par la transformation urbaine possède un aspect plus sombre encore : il s’agit des brutales phases de restructuration urbaine par «destruction créative», laquelle présente toujours une dimension de classe puisque ce sont habituellement les pauvres, les défavorisés et tous ceux qui sont tenus en marge du pouvoir politique qui pâtissent le plus de ce type de processus. 11 4. Autres sources : Article Wikipédia assez complet sur l’East End: http://fr.wikipedia.org/wiki/East_End#Aujourd.27hui Dans les racines de la « working poverty » à Londres avec deux auteurs classiques de la littérature anglaise: Jack London (États-Unis, 1876-1916), Le peuple d’en bas (The People of the Abyss ) En 1902, Jack London invente le reportage extrême et part vers... l’East End, quartier pauvre de Londres, la capitale industrielle mondiale depuis des décennies. Il témoigne dans ce livre de la misère profonde qui règne dans ce «ghetto», qu’il qualifie « d’abattoir social ». L’auteur vit au jour le jour la déchéance, l’alcoolisme, l’inconfort de ses camarades entassés là, malades et affamés, attendant vainement les miettes d’une industrie toute puissante. Un texte politique fort, une dénonciation de la sauvagerie du capitalisme. Georges Orwell (Angleterre, 1903-1950), Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and out in Paris and London) Un livre autobiographique de George Orwell paru en 1933. L'auteur, à travers sa vie de travailleur pauvre et de vagabond, y décrit la misère à Paris et à Londres à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Orwell s'attache à nous décrire ce qu'est la pauvreté : entre l'exploitation au travail, l'alcool, les maladies précoces et la faim presque permanente, l'écrivain livre une image très poignante de ces hommes qui n'ont rien ou presque. Sur la gentrification Garnier J.-P., 2010, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Marseille, Agone, coll. Contre-Feux, 254 p. Anne Clerval, « L’occupation populaire de la rue : un frein à la gentrification ? » L’exemple de Paris intra-muros, Espaces et sociétés, 2011, n° 144-145, p. 55-71. Source : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=ESP_144_0055 12 5. Questionnaire à propos du film 1. Mise à part l’accroissement du prix des loyers, où peut-on observer des éléments conséquents du phénomène de gentrification ? Dans quels secteurs ? 2. A Genève, peut-on dire que la hausse du prix des loyers est due à un phénomène de gentrification ? Si, oui, expliquez pourquoi. 3. Cette hausse des loyers est-elle aussi présente dans d’autres villes en Suisse ? Lesquelles selon vous ? 4. Quels seraient selon vous les marques de la gentrification à Genève? Où peut-on observer ces signes ? 5. A Genève, quels seraient, selon vous, les quartiers subissant une certaine gentrification ? 6. Selon-vous dans quelles villes peut-on observer des phénomènes de gentrification ? Est-ce un phénomène réservé aux grandes villes seulement ? Aux villes occidentales ? 13