EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE À L`ÉPOQUE COLONIALE

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EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE À L`ÉPOQUE COLONIALE
Le 27 mai 1934, M. Raphaël Antonetti, gouverneur général de
l’Afrique-Équatoriale française (AEF), pose solennellement le dernier tronçon de rail du chemin de fer Congo-Océan, qui relie Brazzaville à Pointe-Noire après un trajet de 500 kilomètres à travers les
denses forêts tropicales recouvrant le massif du Mayombe. La
construction de cette ligne ferroviaire, commencée dès 1924, a été
l’occasion d’une migration de travailleurs parmi les plus importantes
qui se soient déroulées en Afrique dans l’entre-deux-guerres. Les
conditions dans lesquelles s’est passée la construction de la ligne
représentent ce qu’un pouvoir de type colonial, allié à des intérêts
privés soucieux de la seule multiplication des profits, peut réaliser
de pire en matière de recrutement et de gestion de la main-d’œuvre
immigrée.
Le projet de cette voie de chemin de fer se dessine dès les années
1910 pour permettre le transport vers l’océan des richesses produites
dans les territoires de l’AEF sans passer par le chemin de fer installé par les Belges sur la rive gauche du Congo. La réalisation du
gros œuvre est confiée à la Compagnie des Batignolles qui, pour réaliser des profits élevés, entend recourir de manière intensive au travail indigène, à l’époque presque gratuit. Mais le territoire du
Moyen-Congo, où la ligne doit être construite, est alors faiblement
peuplé en raison des nombreuses maladies tropicales qui y sévissent.
En outre, les populations locales ont été déjà durement éprouvées
par les nombreuses réquisitions que favorisait le régime des conces-
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par
Jacques Barou,
CNRS,
Grenoble
Les États africains doivent eux aussi affronter aujourd’hui les enjeux
de l’intégration des populations issues de l’immigration, et faire face
à des tentations nationalistes. Cette situation est une conséquence,
entre autres, de la domination coloniale, qui a stimulé les migrations à grande échelle sur le continent. Souvent contraints et organisés
en fonction des intérêts des colonisateurs, ces mouvements de populations ont certes ouvert les régions africaines les unes aux autres ; mais,
contrairement aux migrations traditionnelles, ils se sont déroulés sur une
très courte période : les sociétés n’ont pas eu le temps de se recomposer.
L’HÉRITAGE COLONIAL
MIGRATIONS ET TRAVAUX FORCÉS
EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE À
L’ÉPOQUE COLONIALE
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L’HÉRITAGE COLONIAL
sions instauré en 1899, lequel donnait à une quarantaine de sociétés anonymes pratiquement carte blanche pour exploiter toute la
zone située entre le Moyen-Congo et l’Oubangui. Il faut donc songer
à trouver ailleurs la main-d’œuvre nécessaire à un chantier qui,
devant passer à travers de nombreux obstacles naturels, s’annonce
particulièrement difficile.
Souvent recrutés par la force,
Le gouverneur prend donc les dispoles “travailleurs migrants”
sitions réglementaires pour étendre le
recrutement obligatoire à toute l’AEF.
vont connaître la maladie, et souvent
En ce temps où il n’existait encore ni
la mort, avant même d’être
excavatrices, ni bulldozers, où les
à pied d’œuvre.
camions ne pouvaient guère être utiliLa faim et les mauvais traitements
sés en raison de l’absence de chaussées
auront raison des autres.
carrossables, la presque totalité du travail qu’exigeait un tel chantier ne pouvait se faire qu’à main ou à dos d’homme. Les ingénieurs de la Compagnie des Batignolles évaluent à 8 000 le nombre de manœuvres
nécessaire à la construction de la ligne. En fait, une telle prévision
s’avérera très vite largement insuffisante, au vu de l’extrême morbidité que vont générer les conditions de transport de la main-d’œuvre
et les conditions de vie sur le chantier.
ESCLAVAGISME MODERNE
SOUS ADMINISTRATION FRANÇAISE
Les populations recrutées habitent pour la plupart les hauts plateaux et la savane de l’actuelle République centrafricaine et du Tchad.
Elles appartiennent majoritairement aux ethnies batéké, yacoma,
baya, dagba et surtout sara. Il faut les acheminer sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à Brazzaville, où l’ouvrage doit commencer. La Compagnie des transports fluviaux est chargée de cet acheminement. Elle entasse plusieurs centaines de travailleurs sur des
péniches à moteur conçues pour transporter de la marchandise et
qui n’offrent aucun abri pour se protéger du soleil brûlant de la journée ou des froides pluies nocturnes, souvent torrentielles sous ces
latitudes. L’alimentation des passagers est à peine prise en compte,
alors que les périples durent facilement de quinze à vingt jours. Souvent recrutés par la force et conduits vers les péniches encadrés par
des tirailleurs, ces “travailleurs migrants” vont connaître la maladie,
et souvent la mort, avant d’être à pied d’œuvre. Sur 174 hommes
adultes “recrutés” dans les villages riverains de la Sangha, 79 seulement atteignent le chantier. Les maladies, la faim et les mauvais traitements ont eu raison des autres et leur ont peut-être épargné un
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calvaire encore plus long dans les forêts insalubres du Mayombe, où
se construisait la ligne ferroviaire.
Les conditions de travail dans le cadre du chantier ont été rendues tristement célèbres par le témoignage publié en 1929 par Albert
Londres, sous le titre Terre d’ébène. Peuples des savanes et des hauts
plateaux, les manœuvres ne sont pas habitués au climat malsain de
la forêt tropicale où se construit la ligne. Le taux de mortalité chez
eux sera de 45 % au cours des premiers mois de travail et ne descendra
jamais en dessous de 17 %, même quand les conditions de travail se
seront un peu améliorées sous la pression de l’opinion publique métropolitaine, alertée par quelques prises de position d’intellectuels
engagés qui dénoncent l’horreur esclavagiste se déroulant sur un chantier sous administration française.
Du côté de l’encadrement, on a aussi eu recours à l’immigration.
Les contremaîtres sont pour la plupart des Italiens, des Portugais et
des Russes. “Petits blancs” ou aventuriers pressés de gagner de l’argent, ils ne font preuve d’aucun égard pour les manœuvres placés sous
leurs ordres. Albert Londres note que les contremaîtres tapaient à
coup de chicotte sur le dos des manœuvres, qui à leur tour tapaient
sur les roches à coup de masse comme
dans une sinistre mécanique. Les
manœuvres d’ethnie sara, appréciés
dans ce type de travail en raison de leur
force physique, étaient devenus le symbole de ces travailleurs dépersonnalisés et interchangeables. “Sara a gwé !
Sara a gwa !” (dès qu’un Sara meurt, un
Sara le remplace) était le mot d’ordre
des contremaîtres sur le chantier,
témoignant d’une conception pour le
moins sommaire en matière de gestion
de main-d’œuvre. Quand le chemin de
fer arrive à Pointe-Noire, il aura coûté
18 000 cadavres, soit 36 par kilomètre !
Que reste-t-il aujourd’hui de cette
terrible épopée ? Si la migration
contrainte des travailleurs du rail a
sans doute engendré quelques installations sur place, celles-ci n’apparaisL’Assiette au beurre, n° 110, 1903. © Achac.
L’HÉRITAGE COLONIAL
QUAND UN SARA MEURT,
UN SARA LE REMPLACE
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L’HÉRITAGE COLONIAL
sent pas aujourd’hui comme un élément de la population nationale
congolaise qui aurait gardé la mémoire de ses origines. Par contre,
les Congolais ont conservé le souvenir de ces immigrés travailleurs
du rail, qui sont venus construire un ouvrage jouant encore un rôle
fondamental dans l’économie de leur pays. Une gare baptisée “Sara”
a été édifiée sur le parcours de la ligne en souvenir des nombreux
manœuvres de cette ethnie morts sur le chantier. On avait en effet
constaté que les trains déraillaient souvent à cet endroit et que c’était
sans doute les esprits des Sara décédés qui se vengeaient des souffrances subies autrefois. Peu importe que, dans une logique religieuse
traditionnelle, on ait voulu apaiser ces esprits ou que, dans une logique
sociale moderne, on ait souhaité rendre hommage aux travailleurs
du rail sacrifiés pour la construction de la ligne... L’essentiel est que
le souvenir de cette tragédie du travail s’inscrive dans les lieux où
elle s’est déroulée et résiste à l’oubli.
Toutes les migrations organisées sous l’administration coloniale
n’ont pas eu, heureusement, la dimension morbide du chantier
Congo-Océan, mais elles ont souvent comporté une part importante
de contrainte et ont abouti parfois à des recompositions du peuplement de vastes régions, avec des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui.
L’ADMINISTRATTION BELGE A PLANIFIÉ
LES MIGRATIONS CONGOLAISES
Voisin du Congo, l’ex-Zaïre, ironiquement rebaptisé aujourd’hui
République démocratique du Congo (RDC), est sans doute l’un des
pays où les mouvements de populations organisés par l’administration coloniale – en l’occurrence belge – ont été parmi les plus importants. À cela, il y a d’abord une raison d’ordre démographique initialement constatée par les premiers colonisateurs du pays : la
population est très inégalement répartie dans les différentes régions,
sans que l’on puisse mettre ce phénomène sur le compte de l’hostilité du milieu naturel. Les anciennes provinces du Kassaï et du
Katanga, régions de forêts claires facilement pénétrables et exploitables, s’avèrent n’avoir que des densités de population très faibles,
jusqu’à moins d’un habitant au kilomètre carré dans certaines zones.
À l’inverse, le bas Congo et les savanes de l’est du pays sont beaucoup plus peuplés. La découverte de cuivre et d’autres minerais dans
le haut Katanga, ainsi que la mise en exploitation de mines de diamants au Kassaï vont amener l’administration coloniale à organiser
des transferts de populations pour mettre en valeur les régions
riches et faiblement peuplées.
LES GRANDS DÉPLACEMENTS
ONT EU DES EFFETS NÉGATIFS
Malgré ces efforts, qui contribuèrent à atténuer le choc du déracinement, de tels mouvements de populations, réalisés de façon massive et sur une période très courte, ne pouvaient rester sans incidences
sur les comportements sociaux et politiques et sans effets sur les
repères culturels des gens déplacés. Certains conflits ethniques qui
ont marqué les premières années de l’indépendance du Zaïre sont la
conséquence des migrations organisées à l’époque coloniale. À l’est
du fleuve Kassaï, de nombreux Luba, population entreprenante et bien
encadrée par l’Église catholique, s’étaient établis dans le pays des
Lulua, où ils avaient mis en valeur de nombreuses zones autrefois
recouvertes de forêts. Les troubles qui suivirent l’indépendance du
pays favorisèrent un conflit ethnique qui, à travers de nombreux massacres, amena l’expulsion des Luba vers leur région d’origine.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
Tant que le Congo est l’État privé du roi Léopold II, l’administration ne s’embarrasse pas de préoccupations sociales. Le pays est soumis à une surexploitation de ses richesses et de ses populations, tenues
de livrer les quantités requises de caoutchouc, d’ivoire ou d’autres
denrées tropicales sous peine de prison, d’amputation ou même d’exécution(1). 5 000 ouvriers “déportés” vers
Tant que le Congo est l’État privé
les mines d’Élizabethville (aujourd’hui
du roi Léopold II,
Lumumbashi) trouveront la mort en
l’administration belge ne s’embarrasse
quelques années. Ces scandales, révélés
à l’opinion publique internationale par
pas de préoccupations sociales.
Le pays est soumis à une surexploitation. les missions anglaises et américaines, et
qui inspirèrent le roman de John
5 000 ouvriers “déportés”
vers les mines d’Élizabethville trouveront Conrad, Au cœur des ténèbres, amènent
Léopold II à céder, en 1908, “son” empire
la mort en quelques années.
colonial à la Belgique.
Au cours des cinquante-deux ans que durera l’administration
belge du pays, les migrations internes vont se poursuivre et s’amplifier, mais elles se dérouleront dans un contexte planifié qui visera à
limiter les abus et même à garantir des conditions d’installation très
avantageuses pour les populations déplacées. L’administration limitait le recrutement à 25 % des hommes adultes dans une collectivité
afin de ne pas priver les villages de l’essentiel de leurs forces. Les
ouvriers des mines bénéficièrent, après la Seconde Guerre mondiale,
1)- Lire à ce sujet
de divers avantages : assurances maladie, accident et vieillesse, alloAdam Hochschild,
Les fantômes du roi Léopold.
cations familiales, salaire minimum et souvent logement de fonction.
Un holocauste oublié,
Belfond, Paris, 2000.
Le paternalisme patronal belge se transférait sous les tropiques.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
Même quand ces migrations n’aboutirent pas à des conflits interethniques entre anciens et nouveaux occupants, elles entraînèrent un
déracinement massif qui ne fut pas sans effets sur la décomposition
que connut ultérieurement la société zaïroise. Au moment de l’Indépendance, trois millions de personnes – soit près du quart de la population du pays – vivaient en dehors de leur société traditionnelle. En
1966, Hubert Deschamps laissait entrevoir les conséquences qui
devaient être celles de ces grands déplacements de populations réalisés sous l’administration coloniale : “… L’attraction des salaires et
des villes avait provoqué ces déracinements, cette ‘détribalisation’
d’un grand nombre de Congolais ; les conséquences en furent multiples quant à leur manière de vivre, où l’économie monétaire remplaçait les techniques de subsistance, où la solidarité tribale disparaissait pour laisser l’individu solitaire et désarmé, où l’action
missionnaire se substituait au monde mythique traditionnel ; un
quart des Congolais vivait ainsi dans un monde abstrait, hors de
leur nature, rapprochés à certains égards des modes de vie et de penser des blancs, mais restant en marge de la société blanche.”(2)
Les migrations massives organisées par l’administration coloniale
ont affecté d’autres aires géographiques du continent, en particulier
l’Afrique du Sud, où les déplacements autoritaires de populations à
l’époque de l’apartheid ont contribué à alimenter des conflits ethniques – qui représentent aujourd’hui un redoutable potentiel de
déstabilisation pour le pays – et à générer un déracinement qui n’est
pas sans liens avec l’anomie sociale et la violence tous azimuts qui
sévissent dans les townships d’aujourd’hui. Si les migrations constituent un processus qui accompagne logiquement tout développement
économique, le fait de les accélérer, de les diriger de manière excessive, de les contraindre en fonction d’objectifs qui échappent aux populations concernées contribue à priver ces dernières de l’autonomie
nécessaire à la reconstruction de leurs structures sociales originelles
dans le lieu d’immigration, et à leur ôter toutes ressources propres
pour y retrouver une stabilité.
RÉORIENTATION
DES MIGRATIONS SPONTANÉES
Il serait injuste de dire que les migrations qui se sont produites en
Afrique sous administration coloniale se réduisent toutes à des mouvements de populations dirigés avec autoritarisme pour l’accomplissement d’objectifs étrangers à l’intérêt des colonisés. En créant de nombreuses voies de communication, en assurant une plus grande sécurité
et en développant l’exploitation des richesses locales, les administra-
2)- Jean Ganiage et Hubert
Deschamps, L’Afrique
au XXe siècle (1900-1965),
Sirey, Paris, 1966, p. 455.
DES IMMIGRÉS SONINKÉ AU CONGO
Les horizons migratoires dominants deviennent, pour cette ethnie, la région de culture arachidière du Sine et du Saloum, avec
laquelle se mettra en place un mouvement saisonnier valant aux
migrants le nom de navetanes, du terme navet, désignant en wolof
la période correspondant à l’hiver tropical. Ultérieurement, les
grandes villes portuaires de Saint-Louis, Dakar et même Abidjan, qui
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L’HÉRITAGE COLONIAL
tions coloniales ont contribué à créer les
conditions facilitant les migrations spontanées des populations et à offrir à cellesci de plus grandes possibilités de mouvement. Les mouvements migratoires ont
été une constante dans l’histoire de
l’Afrique, comme l’atteste le peuplement
de nombreuses régions où se superposent
des groupes arrivés à des époques différentes. La période coloniale a contribué
à réduire les distances et à élargir les horizons potentiels de ceux pour qui le voyage
constituait une tradition.
Cela semble particulièrement vrai pour
la région la plus connue pour le rôle structurel qu’y jouent, encore aujourd’hui, les
migrations saisonnières et temporaires
internes ou internationales : la vallée
du fleuve Sénégal. De nombreuses
recherches d’historiens(3) situent vers le
“Honneur aux héros de l’expansion coloniale”, 1910. © Achac.
XIVe siècle l’apparition d’une classe de
commerçants dans le pays des Soninké. Ceux-ci, qui seraient probablement les ancêtres des Jula actuels, ethnie de commerçants parlant
aujourd’hui le mandingue et répartie dans toute l’Afrique de l’Ouest,
3)- En particulier Abdoulaye
auraient émigré alors dans tout le Soudan occidental pour y faire en
Bathily, Les portes de l’or :
particulier le commerce des esclaves, et contrôler les échanges entre
le royaume de
Galam (Sénégal) de l’ère
les produits agricoles résultant du travail servile et les produits manumusulmane au temps
des négriers
facturés d’importation qu’ils partent revendre ailleurs avec d’impor(VIIIe-XVIIIe siècles),
tants bénéfices. En 1900, le régime colonial abolit l’esclavage et déveL’Harmattan, Paris, 1989.
loppe les cultures d’exportation dans les zones situées à proximité du
4)- Sékou Traoré,
littoral. La migration soninké se dirige alors vers ces nouvelles activi“Les modèles migratoires
soninké et poular de la vallée
tés, comme le note Sékou Traoré : “Lorsque le commerce licite supdu fleuve Sénégal”,
Revue européenne des
plante la traite des esclaves et que s’instaure l’agriculture arachidière
migrations internationales,
d’exportation, les Soninké sont les premiers à s’y convertir.”(4)
vol. X, n° 3, 1994, p. 66.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
offrent des possibilités d’emplois
plus divers et mieux rémunérés,
prennent le relais. C’est à partir
de là que s’embarqueront les
matelots qui, dès les années
trente, constituent à Marseille
les premières communautés africaines implantées en métropole.
La période coloniale a aussi favorisé la mise en place de migrations intra-africaines lointaines,
par le biais des coopérations
entre les différentes administrations. Le Congo du roi Léopold a
ainsi pu recruter, dès la fin du
XIXe siècle, des travailleurs sénégalais qualifiés, parmi lesquels
se trouvaient de nombreux
Soninké. Reprenant leur tradition commerçante, ceux-ci constitueront au Congo belge, puis au
Zaïre, une couche de commerçants urbains connue sous le nom
de bahaushé, forme bantouisée
de l’ethnonyme hausa, qui
désigne les commerçants dans
une grande partie de l’Afrique occidentale et centrale(5). Restés en
contact avec la vallée du fleuve et, par ce biais, avec les communautés
installées en France, ces Soninké du Congo contribueront à soutenir financièrement leur pays d’origine et à aider, dans les années
soixante, les candidats à l’émigration lointaine à payer leurs voyages.
Ils joueront aussi un rôle important au niveau de la connexion qui
se mit en place au début des années quatre-vingt entre les migrations maliennes et zaïroises vers la France.
Malgré les restrictions que l’administration coloniale s’est efforcée de mettre aux déplacements des populations africaines vers la
métropole, en interdisant par exemple aux matelots africains de
dépasser le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie, elle a contribué à mettre en place les conditions qui faciliteront le développement des flux migratoires depuis la vallée du fleuve Sénégal vers la
France après l’indépendance. En effet, les migrations de travail à l’intérieur du continent encouragées à l’époque coloniale ont permis à
Photomontage, couverture
du journal Vu, mars 1934.
© Achac.
5)- F. Zuccarelli,
“Le recrutement
de travailleurs sénégalais
par l’État indépendant
du Congo (1888-1896)”,
Revue française d’histoire
d’outre-mer, XLVII, 475-481,
1960.
RÔLE STRUCTUREL
DES MIGRATIONS ÉCONOMIQUES
L’héritage colonial en termes de migrations est aussi perceptible
dans une autre grande aire géographique marquée par l’importance
des flux de travailleurs. Le sud de la Côte d’Ivoire, actuellement une
des régions d’Afrique les plus concernées par la présence de migrants
nationaux ou étrangers, a connu à l’époque coloniale une forme de
développement qui rendait nécessaire le recours à l’immigration de
travail. À partir de 1910, l’administration entreprend des travaux d’aménagement des zones forestières du sud du pays, et des colons français
commencent à y développer des plantations de caféiers et de cacaoyers.
Il s’avère rapidement que la population présente dans le sud ne
suffit pas à fournir la main-d’œuvre
nécessaire au fonctionnement de ces
Les planteurs organisent
exploitations agricoles. Les planteurs
d’abord des recrutements
organisent d’abord des recrutements
dans les régions de savanes du centre
dans les régions de savanes du centre et
et du nord de la Côte d’Ivoire.
du nord du pays. Assez vite, l’adminisL’administration française intervient
tration intervient pour contrôler les flux
pour contrôler les flux migratoires,
migratoires, limitant les risques d’abus
limitant les risques d’abus de la part
de la part des colons mais élargissant
des colons mais élargissant aussi
aussi les zones de recrutement. En 1925,
les zones de recrutement.
elle institue des contrats de travail obligatoires entre travailleurs autochtones
et employeurs privés, et se réserve la primauté sur le secteur privé
pour le recrutement des travailleurs indigènes.
En 1933, le sud de la Haute-Volta est rattaché à la Côte d’Ivoire.
Ce redécoupage administratif a surtout pour but d’orienter la migration des Voltaïques vers les zones contrôlées par la France, alors que
traditionnellement, ceux-ci émigraient surtout vers la Gold Coast
britannique, l’actuel Ghana. Les Mossi du sud de l’actuel Burkina-Fasso
vont composer, dès les premières années de l’entre-deux-guerres,
la majorité des travailleurs agricoles employés dans les plantations
de la basse Côte d’Ivoire. Après 1946, les flux migratoires en provenance du pays mossi s’accroissent encore, pris en charge par un
organisme privé créé par les planteurs pour ravitailler leurs exploitations en main-d’œuvre immigrée : le Siamo, Syndicat interprofessionnel pour l’acheminement de la main-d’œuvre. Au cours des
L’HÉRITAGE COLONIAL
LE
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certaines populations d’acquérir une capacité d’organisation autonome de la migration et d’apprendre où et comment trouver l’argent
nécessaire pour financer de plus longs périples.
L’HÉRITAGE COLONIAL
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années cinquante, 20 000 Voltaïques en moyenne entreront chaque
année en Côte d’Ivoire(6).
LES
DÉMONS DE L’“IVOIRITÉ”
Le gouvernement de la Côte d’Ivoire indépendante poursuivra cette
politique. En misant sur les exportations agricoles pour assurer le développement du pays, il rend son économie de plus en plus dépendante
de la main-d’œuvre étrangère. Dans les années qui suivent l’Indépendance, le départ des colons permet la fragmentation des plantations
et leur rachat par les Ivoiriens. Les habitants des régions du sud deviennent propriétaires agricoles et abandonnent souvent toute activité de
travail productif devant la facilité qu’ils trouvent à utiliser une maind’œuvre étrangère peu coûteuse. Dès 1967, Samir Amin notait le paradoxe de cette situation : “Les populations d’origine se sont transformées en planteurs non travailleurs, le travail agricole étant fourni
presque exclusivement par des ouvriers agricoles venus du nord.”(7)
La politique ivoirienne a longtemps été très libérale en matière
d’immigration et Félix Houphouët-Boigny s’est prononcé à plusieurs
reprises pour un accueil généreux des migrants étrangers. Depuis
quelques années toutefois, la crise économique et politique qui
secoue le pays accroît les tensions entre les nationaux, crispés sur
leurs possessions et leurs avantages, et les descendants d’immigrés
qui, après plusieurs générations d’installation dans le pays, aspirent
et souvent parviennent à améliorer leur situation économique. Dans
un tel contexte, politiciens et idéologues peuvent être tentés de
réveiller les vieux démons de l’“ivoirité” et provoquer des conflits ethniques qui ne pourraient qu’être dommageables à l’ensemble du pays.
Les États africains contemporains, héritiers d’une situation migratoire créée à l’époque coloniale, pour des raisons de rationalité économique, ont eux aussi à affronter aujourd’hui les enjeux de l’intégration
des populations issues de l’immigration, avec tout ce que cela comporte
de luttes contre les inégalités, les discriminations et les tentations nationalistes. Ce bref article est bien loin de rendre compte de l’ampleur des
migrations qui se sont développées en Afrique subsaharienne à cette
époque. Il entend simplement rappeler que les mouvements de populations liés à la recherche du travail ne sont pas, en Afrique, un phénomène récent, et qu’ils touchent de vastes aires de ce continent.
UN
HÉRITAGE COMPLEXE
Ce qui s’est passé pendant la période coloniale en matière de politique migratoire est à bien des égards critiquable. Les migrations
furent au départ systématiquement contraintes. L’administration,
6)- Raymond Deniel,
De la savane à la ville.
Essai sur la migration
des Mossi vers Abidjan
et sa région, Casha,
Aix-en-Provence, 1967.
7)- Samir Amin,
Les migrations
contemporaines en Afrique
de l’Ouest, Oxford University
Press, 1967, p. 43.
8)- Abel Poitrineau,
Remues d’hommes, essai
sur les migrations
montagnardes en France,
XVIIe-XVIIIe siècles, AubierMontaigne, Paris, 1983.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
autant pour répondre aux appétits des intérêts privés que pour créer
les grandes infrastructures nécessaires au développement des régions
qu’elle contrôlait, usa de moyens coercitifs, comme les recrutements
sous la menace, et favorisa un encadrement des travailleurs de type
pénitentiaire ou esclavagiste. Progressivement, elle promulgua des
lois visant à protéger les travailleurs et à leur assurer des conditions
de vie plus décentes. Les migrations rendues nécessaires à la mise
en valeur de vastes zones sous-peuplées prirent parfois, en Afrique
centrale et australe en particulier, un caractère massif et définitif,
et firent l’objet d’un encadrement qui, pour être bienveillant, n’en
aboutissait pas moins à éloigner les migrants de leurs références culturelles et à les priver de leur capacité d’organisation autonome.
En définitive, d’importantes recompositions du peuplement de
vastes aires du continent se sont déroulées sur un temps très court
et de façon organisée, alors que les mouvements migratoires précoloniaux se faisaient plutôt sur des périodes séculaires, par la
conquête de zones déjà peuplées ou par le défrichement de zones
vierges, avec tous les aléas que comportent les conflits guerriers et
les incidents bioclimatiques.
Le temps d’adaptation au nouvel environnement et le temps de
recomposition des sociétés touchées par le phénomène migratoire
sont malheureusement plus longs que celui du seul déplacement et
de la première installation. Les conséquences de ces grandes “remues
d’hommes”, selon l’expression devenue classique de l’historien Abel
Poitrineau(8), se font encore sentir aujourd’hui. Les tentations nationalistes et les idéologies ambiguës de l’authenticité prospèrent souvent sur les difficultés de cohabitation entre “autochtones” et descendants d’immigrés. Pour les jeunes nations nées de l’indépendance,
il y a là un défi lourd à relever. Cependant, cette politique coloniale
de stimulation des migrations à grande échelle a tout de même abouti
à créer les conditions d’une ouverture des différentes aires du continent les unes aux autres, et peut favoriser la prise de conscience des
nécessaires complémentarités économiques entre les unes et les
autres, tout en offrant une occasion de rencontre entre les différentes
✪
cultures représentées en Afrique.