LES BLAGUES, APPROCHE SOCIALE ET
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LES BLAGUES, APPROCHE SOCIALE ET
LES BLAGUES, APPROCHE SOCIALE ET PSYCHANALYTIQUE Olivier Coron Psychologue clinicien Quand j'étais jeune, j'avais une passion pour la chimie, vous savez, les mélanges qui font beaucoup de fumée et du bruit, les trucs bizarres, un peu magiques quoi… mais il y a bien un truc que je détestais, c'était les cours de chimie ! Je me demandais : Pourquoi ne fait-on des cours aussi ennuyeux avec une science aussi fascinante ? Les années ont passées et je suis passé à la psychologie aussi, ce soir je vais essayer de vous faire un cours de psychologie amusant… comme les cours de chimie que je n'ai jamais eut. Je suis personnellement passionné par une branche un peu populaire de l'humour qu'on appelle "les blagues". J'en ai toujours quelques unes dans mes poches et j'ai beaucoup de plaisir à les raconter pendant les repas, et puis un jour, je me suis posé une question un peu dangereuse, je me suis dit, finalement, pourquoi cette blague fait rire ? C'est une question un peu dangereuse parce que vous savez que quand on va chercher un peu trop loin, on risque de perdre certains plaisirs, mais comme on peut avoir du plaisir à comprendre les choses, j'ai donc continué de chercher qu'est ce qui fait rire ? On peut dès à présent commencer en racontant une blague médicale : Un patient va voir son médecin qui l'ausculte longuement, devant l'air très très inquiet du médecin, le patient lui dit : "Qu'est ce qui va pas docteur, je vais bientôt mourir ? Combien il me reste à vivre ? 10 répond le médecin. 10, mais 10 quoi ? Dix ans ? Dix jours ? "...10, 9, 8, 7, 6..." Alors on peut se demander : ce qui fait rire, est ce chaque fois quelque chose de nouveau ou les blagues ne sont elles construites autour de quelques moteurs identiques ? Pour dire les choses différemment : les blagues ne disent elles pas toutes la même chose ? On peut aussi s'interroger sur un phénomène assez particulier : l'oubli. Que de fois je ne me souviens plus d'histoires que j'ai beaucoup aimés et c'est très courant d'entendre "je ne me rappelle jamais des blagues que j'entend", voilà un phénomène sur lequel on peut aussi se pencher. Pour cette soirée, j'ai utilisé quelques outils théoriques qui vont nous permettre de mieux comprendre le fonctionnement des histoires drôles, je dois vous avouer que j'ai rencontré quelques difficultés bibliographique parce que si les livres sur "Le Comique" sont fréquents, ceux sur les blagues sont rarissimes. Ce phénomène est d'ailleurs très étrange parce que les blagues sont un effet de langage qui a du succès, et qu'à ce titre elles méritent toute notre attention. On pourra dire qu'à priori c'est un paradoxe de faire venir du monde ce soir pour réfléchir sur ces bêtises, mais c'est justement parce que ce sont des bêtises que nous allons y réfléchir! L'enseignement de Freud a été entre autre chose de nous avertir qu'il faut se méfier des paroles qui ont vraiment l'air d'être sans importance. Alors, actuellement, on assiste à une profusion de livres de blagues, allez faire un tour du coté des rayons livres dans les supermarchés, ce n'est pas ce qui manque ! Un des sites d'Internet le plus fréquenté dans les pays francophones est un site de blagues (le suivant est pornographique !). Cette profusion est je crois, très à la fois très dépendante d'un état d'esprit contemporain (largement analysé par Gilles Lipovetsky) et par la télévision, les émissions de blagues sont de plus en plus fréquentes, avant "Les grosses têtes" il y avait dans les années 70 "Alors raconte" et depuis quelques années Lagaf et Nagui prennent la relève de Bouvard dans les émissions du samedi soir. La profusion des histoires drôles est infinie, même si les moteurs qui structurent la blague se comptent sur les doigts d'une main. C'est clair que l'état de l'édition étant ce qu'il est (Jacques Lacan parlait de "poubelication"), la profusion des livres de blagues est quelque chose de nouveau puisque les blagues reposent principalement sur une tradition orale. Au moyen âge, les histoires drôles étaient mal vues, elles auraient progressivement disparues pour être remplacées par les fables dont les plus connues sont celle de Boccace dans son Décaméron. C'est au milieu du XIXè siècle que les blagues sont revenues sur le devant de la scène dans les revues satiriques comme "Le Rire" ou " L'Assiette au Beurre", ce retour en force de l'humour était déjà pressentit par Flaubert qui parlait de "pignouferie universelle". Un des auteurs les plus connu c'est Alphonse Allais, dont les textes ont traversés les époques. Je vais vous lire quelques extraits d'une histoire célèbre d'Alphonse Allais "Un drame bien parisien", célèbre dans le milieu lacanien en tout cas, puisqu'elle a été citée à plusieurs reprises par Lacan. A l'époque ou commence cette histoire, Raoul et Marguerite étaient mariés depuis cinq mois environ. Mariage d'inclinaison, bien entendu. (...) Le ménage eut été le plus heureux du monde sans le fichu caractère des deux conjoints. Pour un oui, pour un non, crac ! Une assiette cassée, une gifle, un coup de pied dans le cul. (...) Un jour pourtant, ce fut plus grave que d'habitude. Ils étaient allés au théâtre ou l'on jouait l'infidèle. - Quand tu auras assez vu M. Grosclaude, grincha Raoul, tu me le diras. - Et toi, vitupéra Marguerite, quand tu connaîtras Melle Moreno par cœur, tu me passeras la lorgnette. Dans le coupé qui les ramenait, Marguerite prit plaisir à gratter sur l'amour propre de Raoul comme sur une vieille mandoline hors d'usage. Aussi, pas plutôt rentrés chez eux, les belligérants prirent leurs positions respectives. La main levée, l'œil dur, la moustache telle celle des chats furibonds, Raoul marcha sur Marguerite qui commença dès lors à n'en pas mener large. La pauvrette s'enfuit, furtive et rapide, comme fait la biche en les grands bois. Raoul allait la rattraper. Alors, l'éclair génial de la suprême angoisse fulgura le petit cerveau de Marguerite. Se retournant brusquement, elle se jeta dans les bras de Raoul en s'écriant : je t'en prie, mon petit Raoul, défend moi ! Un matin, Raoul reçu le mot suivant : "Si vous voulez voir votre femme en belle humeur, allez donc jeudi au bal du Moulin Rouge. Elle y sera masquée et déguisée en pirogue congolaise. A bon entendeur salut ! Un Ami. Le même matin, Marguerite reçut le mot suivant : "Si vous voulez voir votre mari en belle humeur, allez donc jeudi au bal du Moulin Rouge. Il y sera masqué et déguisé en templier fin de siècle. A bon entendeuse salut ! Une Amie. Ces billets ne tombèrent pas dans l'oreille de deux sourds. Dissimulant admirablement leurs desseins, quand arriva le fatal jour, chacun trouva une bonne excuse pour des affaires qui devait les forcer à partir. Le bal du Moulin Rouge revêtit cette année là un éclat inaccoutumé. Beaucoup d'épaules et pas mal de jambes, sans compter les accessoires. Deux assistants semblaient ne pas prendre part à la folie générale : un Templier fin de siècle et une Pirogue congolaise, tous deux hermétiquement masqués. Sur le coup de trois heures du matin, le Templier s'approcha de la Pirogue et l'invita à venir souper avec lui. Pour toute réponse, la Pirogue appuya sa petite main sur le robuste bras du Templier et le couple s'éloigna. Laisse-nous un instant, fit le Templier au garçon du restaurant, nous allons faire notre menu et nous vous sonnerons. Le garçon se retira et le Templier verrouilla soigneusement la porte du cabinet ; puis, d'un mouvement brusque, après s'être débarrassé de son casque, il arracha le masque de la Pirogue. Tout deux poussèrent, en même temps, un cri de stupeur, en ne se reconnaissant ni l'un ni l'autre. Lui ce n'était pas Raoul. Elle, ce n'était pas Marguerite. Ils se présentèrent mutuellement leurs excuses, et ne tardèrent pas à lier connaissance à la faveur d'un petit souper, je ne vous dis que ça. Cette petite mésaventure servit de leçon à Raoul et Marguerite. A partir de ce moment, ils ne se disputèrent plus jamais et furent parfaitement heureux. Ils n'ont pas encore beaucoup d'enfants, mais ça viendra. Le coté futile des blagues a conduit les philosophes de la Grèce Antique à donner leur point de vue, ce qui nous permet de découvrir qu'il y a 2000 ans, en Grèce, chacun pouvait y aller de son histoire drôle ! Socrate écrit par exemple qu'on se réjouit des défauts des autres personnes, en particulier si elles en sont inconsciente ; par là, il évoque un comique de moquerie. Pour Platon, le rire est laid, indigne des hommes responsables, nobles et libres, et qu'il est dangereux pour la cité. Alors, en travaillant sur cet exposé, je me suis demandé par quel moyen j'allais pouvoir vous conduire aux conclusions auxquelles j'étais arrivé et puis une idée m'est venue, toute simple : je vais reproduire la façon dont les choses se sont passées pour moi, c'est à dire raconter des histoires drôles, rire un bon coup (comme on dit), et puis me poser la question : pourquoi c'est drôle ? Hé bien on pourra dire que sa première fonction c'est d'exister dans l'échange : les personnes qui lisent des livres d'histoires droles et qui n'en parlent pas sont rares, la blague existe parce qu'elle se dit. La blague ne s'écrit pas (ou très rarement), elle a besoin d'un auditeur, la blague existe oralement ; elle est donc un effet du discours (on raconte un récit) et effet de groupe. Effet de groupe au sens ou l'on raconte des blagues dans un groupe lorsqu'on a établi un certain niveau de relation ; d'où ma difficulté ce soir puisque je vais vous raconter des histoires drôles, obscènes, et que je ne vous connais pas! Par essence, la blague implique une certaine permissivité au sein du groupe (peut on raconter une blague durant une réunion de travail ?), permissivité au sens aussi ou le récit est futile (non productif), permissivité enfin au sens ou à priori la finalité c'est le rire. Le rire à la fin du récit s'impose presque obligatoirement, non pas que le récit est toujours drôle, mais l'absence de rire est souvent vécue par celui qui raconte, comme une non reconnaissance; pourquoi ? Parce qu'il y a de lui même dans la blague. Ainsi : "Jean-Marie le Pen a du sang Arabe… sur le pare-chocs de sa voiture". Fait rire les personne plutôt opposées aux idées de cet homme politique parce qu'elle implique une critique vis à vis de le Pen. On pourra dire alors que le rire est une sorte de connivence : le rire après la blague c'est le signe du lien entre deux sujets. Il nous est tous arrivé de voir un groupe rire d'une farce que nous trouvions idiote parce que nous n'étions pas dans ce groupe. Et puisque le rire est un effet de groupe, il est aussi profondément social : certaines situations comiques (moeurs...) ne sont pas exportables dans d'autres pays et se démodes rapidement. Bergson, dans son livre intitulé "Le Rire" cite d'ailleurs une jolie anecdote qui va bien dans ce sens : un homme à qui on demandait pourquoi il ne pleurait pas d'un sermon ou tout le monde pleurait a répondu "je ne suis pas de la paroisse". Durant la guerre froide, trois espions américains sont largués en parachute au-dessus de l'URSS, le premier est arrété à peine arrivé au sol ; le second cache son parachute et se fait prendre par une patrouille dix kilomètres plus loin. Le troisième arrive à Kiev ou il est arrété et rejoint ses collègues en prison. - Comment se fait-il que tu aies été pris si vite, toi qui était le meilleur spécialiste de l'Union soviétique ? - Eh bien je suis rentré dans un restaurant, j'ai commandé un repas, deux types se sont approchés de moi en disant : voilà notre troisième. Alors je me suis rendu mais les types avaient l'air très étonnés. Cette histoire est incompréhensible pour les occidentaux qui ignorent que dans certains restaurants d'URSS, l'usage veut qu'on ne serve les repas que par trois… Tout à l'heure j'évoquais les histoires d'Alphonse Allais, ce sont des histoires drôles mais elles se distinguent des blagues par la construction du récit : dans les textes d'Alphonse Allais l'espace, l'intrigue et les personnages sont décrits avec beaucoup de détails, il y a relance dans le comique, par exemple dans le texte que je vous ai lu, on compte jusqu'à quatre relances qui reposent sur un mécanisme cher à Alphonse Allais et que nous allons étudier tout à l'heure. La blague ne s'embarrasse pas de descriptions, elle est courte, va droit au but, pourquoi ? Parce qu'elle est essentiellement orale, et par ce fait là, la blague est très limité au niveau des ressources comiques qu'elle peut utiliser, beaucoup plus limitée que le récit pour rire (Alphonse Allais) ou la mise en scène comique au cinéma par exemple. Lorsqu'on se penche sur les histoires de la belle époque, on y découvre aussi des acteurs qui ont disparus de la trame des histoires actuelles, par exemple, un des acteurs extrêmement présent au XIXè c'est la prostitué, un autre c'est le domestique ; en se penchant sur les thèmes utilisés à cette époque, on remarque aussi qu'ils ne correspondent pas souvent aux thèmes des blagues actuelles, cela nous indique déjà que la blague renvoie parfois à des préoccupations sociales particulières à une époque. Maintenant, penchons nous sur les blagues elles mêmes. Sont elles toutes du même registre ? C'est clair que non. Un des registre de la blague c'est le registre groupal, en cela, nous pouvons faire un parallèle entre la blague et la rumeur au sens ou toutes deux se véhiculent oralement et surtout, au sens ou la rumeur possède une dimension cathartique que l'on retrouve dans un type particulier de blagues. Quelles sont les caractéristiques de la rumeur ? Tout d'abord nous pouvons tenter une définition : la rumeur est une information non officielle. Une information essentiellement orale qui parle d'un tiers absent (par exemple "Isabelle Adjani a le Sida"). Nous allons voir que certaines blagues reposent sur le même schéma, ainsi : " Dans un avion ayant atteint son altitude de croisière, le commandant de bord branche le micro et annonce aux passagers : "Mesdames et messieurs, nous avons atteint notre altitude de croisière qui est de 12 000 m d'altitude. La température extérieure est de - 60 degrés, et notre vitesse est de Mach 1." Puis, malencontreusement, il oublie de déconnecter le micro, et dit au copilote : "Continue tout seul à piloter l'engin. Moi, je vais aller pisser un coup, et après je vais sauter la petite hôtesse qui vient d'arriver dans notre compagnie..." Rouge de confusion, l'hôtesse ayant entendu ce monologue depuis la cabine du fond, remonte le couloir de l'avion pour aller avertir le commandant de sa bêtise. Puis, en plein milieu de la carlingue, une vieille dame arrête notre hôtesse et lui dit : "Doucement, vous avez le temps ma petite, il a dit qu'il allait d'abord aux toilettes !" Formulons cette histoire sous forme de rumeur : "C'est bien connu que les pilotes d'avion se tapent les hôtesses", au même titre que nous aurions pu trouver une histoire racontant les pratiques sexuelles dans les hôpitaux. Blagues et rumeurs sont un vivier d'idées reçues et de généralisations, nous pourrions même tenter la formule suivante : la blague est une mise en scène de rumeurs. On pourra ajouter un autre point commun entre la blague et la rumeur c'est la notion "d'optimisation": lorsque les sociologues analysent les rumeurs, ils constatent qu'elles évoluent, qu'elles deviennent de plus en plus incisives au fil du temps, de plus en plus performantes ; il en est de même pour les histoires drôles, on peut retrouver les mêmes histoires racontées par différentes personnes avec plusieurs mois d'intervalles et parfois le récit a changé, il s'est modifié pour gagner en performance. Mais si les points communs entre la blague et la rumeur sont importants, la différence se situe sur un trait crucial : la blague n'est pas racontée pour être crue mais pour faire rire, pour autant elle véhicule un message qui nous informe sur certaines représentations sociales. Si la rumeur peut indiquer les représentations imaginaires d'un groupe, elle est très souvent là pour formuler une critique, au même titre que certains types de blagues. Cette fonction critique de certaines blagues a d'ailleurs bien été repérée par certaines dictatures, c'est ainsi qu'en préface d'un livre d'histoires droles Russes, Wladimir Boukovski écrit : s'il y a environ deux cent histoires dans votre livre, sa rédaction et sa lecture représenteraient en Union soviétique environ six cents ans de camp, à raison de trois ans par histoire. Dans son livre "Une journée d'Ivan Denissovitch", Soljénitsyne écrit que l'avantage des camps de concentration, c'est qu'on s'y exprime plus librement qu'en liberté ! Revenons à des blagues européennes : Vous savez comment un psychanalyste change une ampoule électrique ? Hé bien d'abord, il cherche à voir si elle veut vraiment changer. Nous avons là, entre autre chose, la critique d'une profession accusée de ne pas faire grand chose, le patient devant faire tout le boulot. Ou bien : Un savant vient d'inventer une machine à augmenter le QI, elle ressemble à une cabine téléphonique avec un siège et des fils partout, un homme se propose comme cobaye, il rentre dans la cabine et la machine est mise en marche, elle démarre : QI 100, 110, 120, 130 le savant commence à voir de la fumée qui sort, le cadran s'arrête et tourne à l'envers 130, 100, il baisse le levier 70, 60, 40 Stop ! Le type sort, fait le tour de la cabine, regarde le savant, fait encore le tour de la cabine, s'approche du savant et dit "Vous avez les papiers du véhicule ?". Le registre des rumeurs est donc identique à celui de la critique dans les blagues, ainsi, la rumeur affirmant à la fin des années 70 que V.G D'Estaing avait été giflé par un laitier (il klaxonnait afin que le camion du laitier redémarre), stigmatise de façon drôle le comportement hautain de Giscard. De la même manière que l'histoire récente du président Chirac qui ne sait pas ce que c'est qu'une souris en informatique, bien qu'histoire véritable, peut être mis au rang de rumeur parce que le récit condense une critique autour du président de l'an 2000 qui ne connait rien à l'informatique. Le père de Jean-Marie Le Pen est mort dans un camp de concentration. Il est tombé d'un mirador. L'effet comique suppose un escamotage d'information (Freud parlait de condensation), ainsi qu'un jeu sur le sens. Si le père de Le Pen est mort ce n'est pas en tant que juif mais en tant que SS, autrement dit, la blague propose une idée (père Le Pen Juif, Le Pen Arabe), pour l'exclure immédiatement, pour la mettre à l'extrême opposé. La critique d'un groupe social, professionnel, religieux ou politique fait dont partie du fond de la plupart des blagues, et lorsque je parle de groupe social, cela peut autant être : les hommes, les femmes, les groupes ethnique (arabes, belges...), bref, la blague nous parle de l'autre, elle est une construction qui schématise, qui simplifie, qui réduit l'autre à un point critique souvent existant dans le discours ambiant, ce trait est vraiment important parce qu'il explique le fait que pour qu'une blague fasse rire, il faut qu'elle soit racontée à des personnes possédant des représentations communes. Les traducteurs des émissions comiques étrangères se cassent d'ailleurs souvent la tête pour adapter le récit par rapport au public du pays, par exemple, le nom des vedettes ou des hommes politiques est modifié. Parfois la critique de l'autre devient agressivité, violence dirigé contre l'autre, il suffit de penser à toutes les blagues construites autour de la mort de Lady Di. C'est un Belge qui est devant un distributeur de boissons et qui met régulièrement des pièces de monnaie, les boites de Coca tombent, une, deux, trois, quatre... au bout d'un quart d'heure il y a la queue derrière lui et les gens s'impatientent, ils commencent à se plaindre. Alors le Belge se retourne et dit, "Laissez moi terminer, pour une fois que je gagne à tout les coups". Au Québec, la critique de l'autre peuple ce n'est évidement pas celle des Belges mais des habitants de Terre Neuve (les "newfie"), considérés comme des idiots. Qu'est ce que vous faites l'été au Québec ? Cette journée là je me baigne dans ma piscine. On voit maintenant que si la blague expose une critique de l'autre, elle peut être aussi la critique du pays de l'autre. En Islande, après six mois d'enquête, un commissaire interroge son premier suspect : "Que faisiez vous dans la nuit du 20 novembre au 6 avril ?" Alors, si la critique sociale se déploie dans l'histoire drôle, elle peut aussi n'être que le support à un humour qui repose sur d'autres mécanismes: En 1983, lorsque le prix de l'essence est devenu libre, on racontait l'histoire suivante : - Deux stations d'essence se font la guerre des prix, chaque jours l'une propose un prix inférieur à celui de l'autre. Un matin, un des deux pompistes se lève, voit le prix du voisin, prend un bidon, va dans la station d'en face et dit "faites moi le plein". L'effet comique est directement lié à un problème politique, on pourrait donc parler d'histoire d'actualité pour rire. Mais dans un même temps, on peut dire que l'histoire est drôle parce qu'elle est totalement folle, c'est à dire qu'elle est insensé : ce qui prend le pas dans cette guerre des prix, ce n'est plus le fait de gagner des nouveaux clients mais de vaincre son concurrent. En allant chercher de l'essence, le concurrent le montre bien, il retourne en quelque chose cette surenchère, puisqu'il va se faire livrer par son concurrent qui vend moins cher que le grossiste. L'histoire drôle peut donc s'appuyer sur du social (en dénonçant), mais l'effet comique peut aussi venir du non sens, de l'explosion de toute cohérence, ce qui fait depuis quarante ans les beaux jours de Raymond Devos. - Un fermier trouve une chèvre verte dans une foire, il dépense une fortune pour l'acheter. Il aime beaucoup sa chèvre et s'en occupe. Quelques mois plus tard sa chèvre disparaît, il envoi son premier fils la chercher en lui promettant l'héritage si il la retrouve, le fils cherche, cherche, un soir il tombe d'une falaise et meurt. Quelques mois plus tard, le père envoi son deuxième fils, il rencontre une bergère, tombe amoureux, se marie et oublie son père et sa mission. Un an plus tard, le père envoi son dernier fils, en voyage il se perd dans la forêt et se fait bouffer par les loups... Désolé, j'ai oublié la suite ! Une autre, dans un compartiment de train non fumeur, une femme voyage avec un chien dans les bras. Entre un homme, cigare au bec. La dame lui demande de l'éteindre, il l'ignore, le ton monte, la dame prend le cigare et le jette à la fenêtre, l'homme prend le petit chien et le jette. Cinq minutes après on frappe à la porte. Qui est ce ? La chèvre verte. Le déploiement des histoires incohérentes est infini, ainsi la série des "qu'est ce qui ?" repose aussi sur des réponses invraisemblables : - Qu'est ce qui est jaune et pèse une tonne ? - Un canari. Gros. Alors, on pourrait s'interroger, en quoi l'incohérence, le non sens sont drôles ? Hé bien je crois que le non respect de la logique du monde est une transgression et c'est en raison de cette transgression que le récit devient drôle. Lorsque je parle de logique du monde, je parle autant de logique de l'espace réel (un canari ne peut pas peser une tonne), que transgression de la logique du discours qui veut par exemple que deux récits différents ne se rejoignent pas (cf. "Chèvre verte"). Les récits d'Alphonse Allais ne reposent presque que sur cela. Nous venons donc de voir deux type de transgressions dans la blague, la première, c'est la transgression à l'égard d'un groupe social (cf. les histoires Belges, les histoires sur les professions…), la seconde c'est la transgression de la logique du monde, que j'appelle l'explosion logique, "explosion" pour bien montrer que la jubilation vient de là. Arrivons maintenant à un troisième type de blagues, ce sont celle qui reposent sur la notion de rôle social, prenons donc pour commencer une histoire que j'adore : - Un mexicain entre avec son chapeau sur la tête dans une église, un homme lui tape sur l'épaule : "Senior, el sombrero ", il ne répond pas et continu, un autre homme l'aborde "Senior, el sombrero !", il poursuit, s'avance au bout de l'église "Senior, el sombrero !" lui dit un troisième. Il monte sur la chaire et dit : "A la demande zénérale, zé vais vous chanter "El Sombrero" !" Dans les années 60, un psychologue social, Irving Gofman a développé une théorie passionnante qui peut se résumer autour d'une grande idée : dans nos relations avec les autres nous sommes toujours en représentation, au même titre qu'un acteur de théâtre. Nous avons toute une gamme de rôles différents selon le contexte. Cette mise en scène du sujet est tacitement reconnue par tous et quand un acteur joue un rôle (qui a pour fonction de le maintenir dans une représentation sociale particulière), il demande implicitement à ses partenaires de prendre au sérieux l'impression qu'il produit. Pour vous donner un exemple simple, je crois que ce n'est pas la peine d'aller chercher très loin : notre conduite, notre façon de nous présenter est différente selon que nous avons à faire avec notre partenaire amoureux, nos camarades ou nos supérieurs hiérarchiques. Lorsque nous sommes en représentation (c'est à dire lorsque nous ne sommes plus seul), nous demandons aux autres de croire que le personnage qu'ils voient tous, possède les qualités qu'il donne l'apparence d'avoir. Que les choses ont bien l'apparence qu'elles doivent avoir. Si nous pensons à un dîner mondain, cela semble évident mais lorsque nous invitons des amis en changeant la nappe, les couverts, ou lorsque nous mettons des beaux habits "pour la circonstances", nous utilisons des accessoires pour une représentation particulière. On pourra dire qu'un des points déterminant de la représentation c'est la dissimulation : le sujet occulte certains éléments pour en amplifier d'autres. Gofman cite par exemple le danger que peuvent représenter les enfants durant un repas : ils peuvent révéler certains aspects de la famille qu'on ne souhaite pas faire connaître (les disputes, les problèmes d'argents etc....). Nous avons donc une nouvelle particulier d'effet comique : fonction du contexte, cette points considérés par le sujet théorie qui peut nous aider à mieux comprendre un type la vie sociale implique une série de mise en scènes en mise en scène repose sur la dissimulation de certains comme contredisant sa représentation. Dans l'histoire du sombrero, nous assistons à ce que Gofman appelle "une rupture de représentation", comme le médecin qui faisait le compte à rebours, cet homme qui entre dans l'église ne respecte pas le contexte, les convenances, on seulement il ne les respecte pas mais en plus il en rajoute ! Nous verrons tout à l'heure que cette analyse est partielle et qu'il faudra aller plus loin pour comprendre la force comique de ce type d'histoires. Dans le même esprit : C'est le dictateur d'un petit pays d'Amérique du sud qui en a marre de voir que son peuple est incapable de travailler, ce sont des fêtards, un point c'est tout. A bout de nerf il convoque son peuple et essaye de leur faire rentrer dans le crâne qu'ils doivent arrêter de faire la fête pour travailler, il donne une formule : "no fiesta, trabaro !", répétez "no fiesta trabaro", répétez encore !"no fiesta trabaro", "no fiesta trabaro" (en chantant) "no fiesta trabarooo ho ho ho !". Vous noterez au passage deux transgressions, la première se situe au niveau de la critique d'un groupe (une ethnie d'Amérique du Sud : des fainéants ralentis qui ne sont bons qu'à faire la fête) et la seconde au niveau du non respect (donc d'une transgression) vis à vis d'un supérieur hiérarchique, en l'occurrence un président, ce qui n'est pas rien ! Soit dit en passant, je ferai une parenthèse cinématographique pour évoquer Rowan Atkinson (Mr Bean) qui se réfère à Jacques Tati, alors que son comique n'a rien à voir avec celui de M. Hulot : Bean s'inscrit tout à fait dans la rupture de représentation et dans la transgression sociale: il ne respecte rien; en cela il ressemble plus à Charlot qu'au personnage de Tati dont l'humour repose essentiellement sur une perte de contrôle de l'univers ambiant. Un autre type d'histoire repose sur des mécanismes bien plus intéressants. Tout d'abord, il est clair qu'une bonne partie des blagues possèdent un contenu sexuel évident, allons même plus loin en disant qu'elles possèdent une fantasmatique sexuelle évidente, au sens ou la blague décrit une pratique sexuelle particulière, celle de l'autre. Deux soeurs naines se marient avec deux nains, le soir des noces la première se pomponne dans la salle de bain. Lorsqu'elle arrive dans la chambre son mari dort, elle est très en colère, se couche et ne ferme pas l'oeil de la nuit. Elle entend son beau frère dans la chambre à coucher qui fait "hop" "hop" sans arrêt. Le lendemain matin, une soeur dit à l'autre, ben dis moi, tu as dû passer une bonne nuit, tu as de sacrés cernes ! Ne m'en parles pas, mon mari s'est endormi et je n'ai pas fermé l'oeil ; mais toi ? J'ai entendu ton mari faire "hop, hop" toute la nuit, t'as pas du t'ennuyer, ça s'est passé comment ? M'en parles pas, répond l'autre, il a passé la nuit à essayer de monter sur le lit ! Au premier abord, on pourrait penser que ce qui fait rire, c'est la défaillance de l'homme, mais si c'était que ça, l'histoire s'arrêterait à sa première partie (l'homme s'endort), la défaillance est drôle parce que nous avons supposé quelque chose d'autre avant, nous avons prit les "hop hop" au même niveau que la soeur, c'est à dire quelque chose de sexuel. Ce qui fait rire, c'est donc le lien entre notre propre construction sexuelle autour du "hop hop" et le décalage dans la réalité. L'intérêt de ce type d'histoires, c'est qu'on les trouve sous forme simplifiée dès les écoles primaires. Les blagues à caractère sexuel reposent sur des transgressions multiples : transgression de l'intimité de la pratique d'autrui, transgression du bien parler (souvenez vous du "caca-boudin"), transgression du silence sur les pratiques sexuelles elles mêmes. Dans un déploiement presque infini, et surtout jubilatoire, les blagues disent le sexe, la sexualité de l'autre, ce qu'il fait, ce qu'on lui suppose de faire, de même que toute une série de fantasmes sexuels; les blagues à caractère sexuel sont une mise en scène d'un acte pour lequel à priori il n'y a pas de spectateur : l'acte sexuel. Les blagues à caractère sexuel (au même titre que le succès des sites pornographiques sur l'Internet) nous indiquent bien que notre société soit disant permissive et libérée ne l'est peut être pas tant que ça. Dans la blague à contenu sexuel, l'interdit est double : d'une part le groupe parle de sexualité sous couvert de parler de l'autre (le nain, la prostitué etc.) et d'autre part celui qui raconte déploie un récit sexuel particulier, qui ne pourrait pas se déployer autrement, en effet, qui parle de sexualité en groupe si ce n'est par l'intermédiaire des histoires ? Deux spermatozoïdes discutent : il va falloir qu'on se dépêche, on est même pas encore dans l'utérus. Effectivement, dit l'autre, on a même pas dépassé les amygdales. Il y a 100 ans, Freud évoquait le fantasme de la scène primitive comme une construction imaginaire de l'enfant se représentant le coït de ses parents; dans la blague nous assistons au déploiement le plus impudique de la pratique sexuelle que l'on suppose à l'autre. Les blagues à caractère sexuel sont l'expression de notre voyeurisme naturel, mais refoulé. Lorsque je travaillais pour cette conférence, je me suis penché sur le livre de Freud intitulé "Le mot d'esprit et ses rapport avec l'inconscient", un des problèmes de ce livre c'est qu'il ne traite pas des blagues à proprement parler mais des mots d'esprit qui sont un autre type de transgression dont on pourra dire qu'il surgit dans l'instant d'une relation, alors que la blague suppose un tiers absent : celui qui a inventé la blague. Freud repère bien la dimension trangressive du mot d'esprit mais s'arrête sur des points qui l'intéresse plus : la structure linguistique du mot d'esprit et sa fonction du point de vue de la dynamique psychique inconsciente. Je dois reconnaître que je n'ai pas réussi à rentrer dans les idées de Freud, soit elles étaient trop compliquées pour que je puisse en faire quelque chose, soit elles ne correspondent pas à la structure des blagues qui jouent rarement sur les mots. Toujours est il que Freud a une idée géniale pour expliquer la fonction du mot d'esprit, il s'arrête sur sa fabrication. Utilisons donc ce procédé pour les blagues et posons nous la question suivante : comment les blagues sont fabriqués ? Lorsque j'étais adolescent, j'aimais beaucoup Mandrake le magicien, une bande dessinée. Dans un épisode, Mandrake rencontre un type qui se pose la même question que moi : comment fabrique t-on les blagues ? A la fin du récit, il trouve un château ou toute une équipe passe ses journées devant une table à inventer des histoires drôles qui vont faire le tour du pays… Alors on pourrait mener une enquête, chercher les créateurs dissimulés dans l'ombre, on trouverai déjà des humoristes comme Smaïn ou Devos dont certaines histoires se sont transformées pour passer dans le domaine public. Mais pour le reste nous serions bien embêté ! J'ai déjà dit tout à l'heure qu'au même titre que la rumeur, la blague évolue, le récit s'optimisait, se transformait pour être au goût du jour, qui est l'auteur alors ? On peut aussi se demander pourquoi certaines histoires racontées en France se retrouvent dans d'autres pays francophones ou dans d'autres langues ? Je disais tout à l'heure que la blague est une construction, hé bien toutes ces questions trouvent leurs réponses lorsqu'on déconstruit la blague. C'est l'histoire d'un commercial qui part en voyage d'affaire pendant les fêtes de Noël. Pendant son voyage, il décide d'envoyer un cadeau à sa femme restée à la maison. Le colis arrive alors chez son épouse. Elle l'ouvre, c'est un pantalon sur lequel est écrit sur la jambe droite : "joyeux Noël" et sur la jambe gauche : "bonne année". Au téléphone, sa femme le remercie pour son cadeau et rajoute :"J'espère que tu viendras me voir entre les fêtes". Première analyse, c'est une blague racontant la pratique sexuelle de l'autre. Bon, maintenant déconstruisons là : un couple est séparé, l'épouse demande à son mari s'il va bientôt rentrer car elle souhaite faire l'amour avec lui. Ce n'est vraiment pas drôle ! Imaginez un peu si quelqu'un ne racontait que des histoires de ce type, quel ennui ! Alors, vous me voyez peut être venir : le procédé de fabrication de la majorité des blagues est un procédé de dissimulation (l'exception étant les blagues d'explosion logique), refoulement d'un point autour duquel toute la blague va se déployer. Si la dissimulation est trop forte l'histoire n'est pas drôle et s'il n'y a pas de dissimulation ce n'est plus une blague du tout. Prenons un autre exemple, cet homme qui subit une expérience ratée d'augmentation du QI : "vous avez les papiers du véhicule" dit il à la fin, il est donc devenu flic. Lorsqu'on cherche ce qui n'est pas dit, on tombe sur un lieu commun : les flics sont des idiots. Si je me contentais de dire cela, ce ne serai pas drôle, ce qui est drôle c'est que je ne le dis pas et que je construise un récit qui le mette en scène, qui est la preuve que ce lieu commun n'en n'est pas un ! J'espère que vous voyez ou les choses se dessinent, je crois que l'histoire drôle doit être entendu (au même titre que le mot d'esprit) comme un effet particulier du discours qui vise à laisser entrevoir de l'interdit, une sorte de fenêtre sur quelque chose de refoulé. L'effet comique, c'est cette bascule, cette oscillation entre le dit et l'inter-dit. Le sujet qui construit une histoire drôle va donc partir sur ce qui ne se dit pas et va construire un récit pour le laisser apparaître mais pas trop, car sinon, si il nous montre vraiment ce qu'il dissimule, son histoire tombe à l'eau. Alors vous allez me dire, en quoi le fait de dire que les flics sont idiots doit être refoulé ? Hé bien je crois qu'à partir du moment ou nous produisons un discours critique à l'égard de l'autre, il y a quelque chose de la transgression sociale qui opère; après tout, même si on peut dire à haute voix que l'on trouve les flics idiots, il ne viendra à personne de Le leur dire ! Le paradoxe de la blague, c'est donc qu'elle transgresse un silence pour mieux le dissimuler, la blague est un récit qui rajoute du refoulement à quelque chose qui l'est déjà ! C'est quand même un comble ! La blague ne transgresse pas ce qui doit rester cacher puisque le ressort comique a besoin pour fonctionner que tout ne soit pas dit. Pour confirmer cette hypothèse, je peux m'appuyer sur un autre type de récit : les mots d'enfants. Gofman rappelait le danger que représentent les enfants au bon ordre des convenances. A table, ma fille de 4 ans nous parle à de notre boucher qu'elle trouve gros, nous l'avertissons que cela ne doit pas se dire devant l'intéressé. Le lendemain, elle dit au boucher : Monsieur le boucher, vous êtes beau. Mon épouse lui demande aussitôt "qu'est ce que tu as dit ?" "J'ai pas dit qu'il était gros, j'ai dit qu'il était beau !" Si elle avait dit au boucher "vous êtes gros", et cela fait partie des mots d'enfants, cela aurait déjà été drôle, mais ce qui est plus drôle c'est que justement, ce n'est SURTOUT pas ça qu'elle dit ! Le rire vient donc là aussi d'une ouverture sur de l'inter-dit, c'est à dire sur quelque chose de censuré. Nous voyons donc que la blague repose sur le couple assouvissement/refoulement : le récit assouvi un point obscur, mais dans un même temps il opère un refoulement en ne dévoilant pas tout. Venons en maintenant à un dernier type de blague. C'est un type qui collectionne les lunettes. Un jour il s'arrête devant la vitrine d'un opticien et voit marqué "Nouvel arrivage", il rentre, la fille lui présente de nouvelles paires, il les a toutes. Finalement, la vendeuse sort du carton une paire un peu bizarre, "celle là, vous ne l'avez certainement pas", effectivement, il ne l'a pas, ce sont des lunettes qui permettent de voir tout nu, incroyable ! Il met les lunettes, la vendeuse est à poil, il enlève les lunettes elle est habillé ! Génial, il paye, 5000 francs, c'est très cher, mais il les lui faut. Il sort du magasin, un flic met un P.V. à sa voiture, il met les lunettes, il est à poil, il enlève les lunettes il est habillé, il monte dans la voiture tout content, s'arrête au feu rouge, les gens passent, il met les lunettes, ils sont tous à poil, il enlève les lunettes ils sont habillés ! Il rentre chez lui, ouvre la porte, il voit sa femme et son meilleur ami dans le salon, à poil, il met les lunettes, ils sont à poil, il enlève les lunettes ils sont à poil, il remet les lunettes ils sont à poil, alors il enlève les lunettes et dit, "Putain, 5000 balles et ça marche déjà plus !". Dans ce type de récit, comme dans les blagues du "Sombrero" et de "No fiesta, trabajo", nous assistons à une mise en scène d'un sujet qui fait la sourde oreille, l'histoire est d'autant plus intéressante que ce type complètement aveugle vis à vis de ce qui se passe devant lui, est un collectionneur de lunettes ! Dans un congrès de sexologie, un intervenant explique qu'il n'y a pas de normes en matière de fréquence des rapports sexuels. Il demande dans la salle qui à des rapports tout les jours, des mains se lèvent, qui à des rapports une fois par semaine, d'autres mains se lèvent, une fois par mois puis une fois par an, à ce moment là un type très content lève la main très haut en criant : moi ! moi ! Le conférencier lui demande "Pourquoi vous êtes si content d'avoir des rapports qu'une fois par an ? ", "Parce que c'est ce soir !". Là encore, c'est le colmatage, le refoulement d'un point particulier qui fait rire, si il levait la main en étant malheureux, cela ne serait pas drôle, ce qui est drôle c'est qu'il censure tout les autres jours de l'année. Nous avons donc vu ce soir que toutes les blagues reposent sur une transgression, et que si les thèmes sont infinies, du point de vu de la structure il n'existe que deux types de blagues : - Les blagues reposant sur l'explosion logique (chèvre verte…) qui rappellent les jeux insouciants de l'enfance. - Les blagues reposant sur le double mécanisme assouvissement/refoulement, ces dernières sont les plus fréquentes. Il y a assouvissement parce que la blague laisse apparaître chez l'auditeur un point critique, (que Freud qualifierait de "pulsionnel"), généralement dissimulé : les pratiques sexuelles, l'opinion que l'on peut avoir d'un groupe social, d'un pays et le fait que nous ne devons pas sortir de notre rôle social. C'est dans le refoulement au sein même de la blague, c'est à dire dans le fait que tout n'y est pas dit, que nous avons le ressort comique, si l'auditeur sait qu'il va rire, il ne sait pas de quoi; le rire est une réaction de surprise, et lorsque anticipons la chute, nous ne rions pas. Cette réaction de surprise a tout de même quelque chose d'unique parce qu'elle ne s'use jamais, ce qui devrait nous surprendre nous, puisque je vous ai démontré que le ressort comique des blagues se compte sur les doigts d'une main ! Il y a dans ce plaisir toujours identique, mais qui parait chaque fois nouveau, un assouvissement partiel; quelque chose se révèle (l'agressivité, le voyeurisme, l'infantile) et disparaît dans le rire. Rit-on pour ne pas penser ? C'est donc parce qu'elles sont une porte entrouverte sur certains points obscurs de notre psyché que les blagues s'oublient si facilement, oublier une blague cela consiste à rajouter définitivement de la censure à un récit qui l'est déjà ! Bibliographie : H. BERGSON : LE RIRE, ed PUF S.FREUD : LE MOT D'ESPRIT ET SES RAPPORTS AVEC L'INCONSCIENT, ed Gallimard JEAN-CHARLES : LA FOIRE AUX CANCRES, ed Librio M. SOULE : ŒDIPE AU CIRQUE, ed PUF 1980 REVUE "HUMEURS" : RIRES, ed Laboratoires Organon "LE MONDE" : 8 octobre 1997 A. et P. MEYER : "LE COMMUNISME EST-IL SOLUBLE DANS L'ALCOOL ?", ed Points Actuels GILLES LIPOVETSKY : "L'ERE DU VIDE", ed Gallimard Remerciements à : Alain Carabœuf, Jos Tontlinger, Benjamin Thiry, Jean-Marc Bouville, Véronique Paré.