Les récits de vie(s) de Ying Chen
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Les récits de vie(s) de Ying Chen
Les récits de vie(s) de Ying Chen : vers une esthétique de la transduction Gabrielle Parker L’œuvre de Ying Chen, citoyenne canadienne originaire de Shanghai et écrivaine d’expression française, a été considérée au premier abord comme appartenant à la littérature migrante québécoise, c’est-à-dire à un courant littéraire qui « se définit par des thèmes liés au déplacement et à l’hybridité et par des formes particulières, souvent teintées d’autobiographie ».1 Ce sont ces « formes particulières […] teintées d’autobiographie » qui nous intéresseront ici. En particulier, nous nous proposons de montrer comment le récit de vie(s)2 permet à l’écrivain migrant d’explorer une notion de déplacement à la fois temporel et spatial, mais aussi, à travers des identités fictives successives, de poursuivre la quête d’une identité plurielle ou encore d’identités plurielles. Cependant, la fiction pour Ying Chen est moins un outil identitaire qu’un travail d’écriture ; c’est dans ce sens que nous développerons ici la notion d’une esthétique de la transduction. Il 1. Daniel Chartier, « Les origines de l’écriture migrante : l’immigration littéraire au Québec au cours des deux derniers siècles », Voix et images, XXVII, 2.80, (hiver 2002), 303–16 (p. 305). Robert Berrouet-Oriol, originaire d’Haïti, est communément reconnu comme ayant inventé l’expression « écriture migrante » dans « L’effet d’exil » paru dans la revue montréalais Vice versa, 17 (décembre 1986–janvier 1987), 20–1 (p. 21, n.2). 2. Nous empruntons cette expression à Rosalind Silvester qui conclut un article sur Ying Chen par la phrase suivante : « The ‘récit de vies’ proves to be the ideal means by which to explore temporal and spatial displacement in narration, to provide imaginative scenarios pertaining to the afterlife, and to portray a richly ambiguous relationship between two seemingly opposing notions » , Rosalind Silvester, « ‘Le récit de vie(s)’ : Immobility and Fluidity in Ying Chen’s Works’, Forum for Modern Languages Studies, 43.1 (2007), 57–68 (p. 66). IJFrS 8 2008 88 PARKER est possible que la situation de l’auteure, elle-même « déplacée », 3 a influencé son choix de contenu et de forme littéraires. Les récits de vie ou d’étapes de vie chez Ying Chen Le premier récit publié au Canada, La Mémoire de l’eau,4 est, en effet, « teinté » d’éléments autobiographiques importants. Au moment de la narration, la narratrice a déjà quitté le lieu qui sert de cadre aux souvenirs qui font l’objet du récit — elle se trouve en fait dans un espace des plus transitoires : celui de l’avion qui la transporte entre deux étapes de sa vie et entre Shanghai et New York. Le récit de la vie de sa grand-mère, donc d’une autre époque, voire d’un autre pays, permettra à la narratrice de faire son deuil d’une époque révolue, d’une histoire achevée et d’un lieu et d’une culture abandonnés. Ce premier roman est aussi le seul des récits de Ying Chen qui suive un certain nombre des conventions du récit de vie traditionnel en se concentrant sur une suite d’étapes significatives : petite enfance, portrait de famille, éducation, fiançailles, mariage, naissances, apprentissage du travail, autant d’étapes déroulées sur une soixantaine d’années… Dans cette suite d’événements, le temps intérieur, celui de l’individu, de la famille, a toute son importance, même si le temps extérieur, celui des événements (et) de l’Histoire vient troubler et bousculer le cours des vies vécues. Cependant le temps extérieur, qui situe les personnages et s’immisce dans leur vie pour les perturber, va peu à peu disparaître des récits de vie de Ying Chen. De même, les vies elles-mêmes vont se resserrer pour se limiter à une étape, sinon à 3. L’expression est de Ying Chen elle-même : « Je précise que je me suis déplacée de Shanghai à Montréal en 1989. Ce n’était pas totalement un déracinement car le déracinement a eu lieu avant. », in « Encres vagabondes, entretien avec Brigitte Aubonnet » (sans date 2005) <http://www.encresvagabondes.com/rencontre/yingchen.htm> [consulté le 14 mai 2007]. 4. Ying Chen, La Mémoire de l’eau, (Montréal : Leméac ; Arles : Actes Sud, 1992). RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 89 un seul moment précis lequel opère une bifurcation décisive dans la trajectoire des personnages. Les rites de passage, aux sens littéral et métaphorique aussi bien que géographique, sont nombreux dans La Mémoire de l’eau et ils sont le plus souvent contrariés ou déviés par des événements extérieurs : il s’agit ainsi de bandage des pieds interrompu ; d’éducation perturbée ; de fiançailles et de mariage compromis par une mauvaise conjoncture des astres ; d’enfants abandonnés sur la rive à la suite de l’exil forcé et enfin d’une grossesse interrompue par une fausse-couche. Ces péripéties — à la fois au sens commun, c’est-àdire des accidents de parcours, des tournants, des bifurcations, mais aussi au sens aristotélien du terme, c’est-à-dire un revirement de l’action, un changement subit et imprévu qui bouleverse l’intrigue — deviennent un thème-clef de la fiction de Ying Chen. Il est vrai que l’événement qui change le cours du récit est très souvent le mariage, lequel opère un changement d’identité important — en tout cas pour les femmes s’inscrivant dans une culture traditionnelle. Dans les Lettres chinoises, 5 le moment charnière du récit est la migration de Yuan au Canada, laquelle donne lieu à une correspondance avec sa fiancée restée à Shanghai mais qui se prépare à le rejoindre. Limitée aux quelques mois correspondant à la durée de l’échange de lettres, la trame biographique du texte n’est fondée que sur quelques références culturelles et sur quelques souvenirs partagés ainsi que sur une poignée d’allusions à une amie en commun et aux familles respectives limitées aux parents et à une sœur. Les correspondants ne se préoccupent guère des événements extérieurs et le lecteur ne saurait s’en faire qu’une vague idée. De plus, la mort mettra fin à cet échange puisque la fiancée restée au pays est atteinte d’une maladie incurable. En ce qui concerne la narratrice de L’Ingratitude,6 la mort ne suffit pas pour mettre le point final au récit. Résolue à prendre en main son destin, c’est elle qui a suscité l’événement décisif, ou qui 5. Ying Chen, Lettres chinoises, (Montréal : Leméac, 1993) ; Lettres chinoises, nouvelle version, (Montréal : Leméac, 1998 ; Arles : Actes Sud, 1998). 6. Ying Chen, L’Ingratitude, (Montréal : Leméac, 1995, Arles : Actes Sud, 1995). 90 PARKER plutôt va tenter de le faire. Il s’agira d’échapper à une famille, et plus précisément à une mère, qui l’étouffent. Elle imagine donc un suicide, et en attendant s’évade dans des lieux de passage neutres et indéterminés tels café, gare et le parc dans lequel elle avait organisé sa défloration. La dimension temporelle de son histoire est tout aussi indéterminée, puisque la voix narrative s’énonce d’un au-delà. En effet, c’est de l’autre côté de ce passage qu’est la mort, mais encore située dans les limbes que sont les instants précédant l’évanouissement définitif de sa conscience, que la narratrice relate sa propre vie et son trépas. Elle sait donc qu’elle a raté son ultime projet puisqu’elle est morte non pas de sa propre main mais happée par un camion. Les récits qui suivront — Immobile et Le Champ dans la mer7 — ont pour moments décisifs des événements vraisemblables comme des rencontres et des liaisons, mais sur fond d’une remémoration qui l’est moins, puisque les narratrices se « souviennent » toutes d’autres vies ou d’événements improbables. De sorte que l’intrusion d’un double dans Querelle d’un squelette et de son double8, ou encore l’absorption par engloutissement de la fille par le père dans Le Mangeur9, servent de péripéties voire de facteurs de discontinuité marquants. Récits de vie(s) et transmutation du vécu Si fantastiques et détachés qu’ils soient de ces points de repère essentiels que sont le temps et le lieu dans les biographies conventionnelles, les récits de vie(s) de Ying Chen ne se nourrissent pas moins d’expériences autobiographiques : « l’inspiration ne vient pas de la langue mais d’un vécu », déclarait l’auteure au cours d’un 7. Ying Chen, Immobile, (Montréal : Boréal ; Arles: Actes Sud, 1998) ; Le Champ dans la mer, (Montréal : Boréal, 2001; Paris : Seuil, 2002). 8. Ying Chen, Querelle d’un squelette avec son double, (Montréal : Boréal ; Paris : Seuil, 2003). 9. Ying Chen, Le Mangeur, (Montréal : Boréal ; Paris : Seuil, 2006). RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 91 entretien à Radio-Canada à propos de la parution de son roman, Le Champ dans la mer : Il est vrai que je n’écris pas une littérature autobiographique au sens strict, par pudeur, et aussi par besoin de sortir de la réalité brute en recourant à la métaphore, à la dramatisation et au dynamisme du langage, afin d’atteindre une réalité plus vraie.10 Et elle précisait par ailleurs : [J]e n’aurais pas écrit Le Champ dans la mer […] si je n’avais pas moi-même vécu dans un tiers monde, si je n’avais pas vu de mes propres yeux l’anéantissement d’une culture ancienne, si je n’avais pas vu des milliers de paysans chinois rôder dans les villes industrialisées; je n’aurais pas écrit ce livre-là si je n’avais pas connu un amour absolu, si je n’avais pas souffert de sa perte.11 Elle affirmait, de même, à propos du roman suivant, Querelle d’un squelette avec son double : Je n’aurais pas pu écrire un tel livre si moi-même je n’avais jamais connu le gouffre de la vie, si j’étais insensible aux misères des autres, si je ne m’étais jamais livrée au douloureux examen de ma propre conscience.12 Il est donc possible de conclure que les récits de Ying Chen sont « teintés d’autobiographie » en ce sens qu’ils s’inspirent du vécu de l’auteure. Ils ne constituent pas pour autant des « mémoires » mais relèvent d’une réinvention de la mémoire. Ce sont des remémorations 10. Ying Chen, entretien à Radio Canada suivant la parution de Le Champ dans la mer (sans date 2002 ), <http://www.radio-canada.ca/Medianet/CBUFBonjour20 0209270840_masx>. 11. Ying Chen, ‘Madame et son fantôme’, entretien d’ Éric Paquin (29 mai 2003), <http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?article=26384§ion=10>. Ces diverses déclarations sont reprises dans Quatre mille marches. Un rêve chinois, (Paris : Seuil, 2004), p. 104. 12. Ibidem. 92 PARKER fictives et peu sûres qui explorent le caractère ambigu et illusoire des notions mêmes d’identité et de mémoire.13 En outre, si le temps et l’espace sont précisément les deux dimensions essentielles de toute expérience de la migration, ces deux coordonnées s’effacent paradoxalement chez Ying Chen au fur et à mesure que l’écrivaine avance dans sa recherche esthétique. Non seulement avec chaque nouveau roman l’intrigue semble se resserrer, mais les pesonnages, de plus en plus délocalisés et détemporalisés, perdent jusqu’à leurs noms. Les récits glissent de la Chine au Canada et du passé au présent pour les deux premiers, puis peu à peu vers des lieux et des temps indéterminés, tous les repères s’estompant ou disparaissant progressivement de l’écriture. En dehors de la narratrice de ces récits de fragments de vies plutôt que d’existences complètes, les personnages ne sont plus que des « types » : la mère, le mari, le père… Si bien qu’il est difficile de les imaginer comme faisant partie d’une communauté ou d’une société spécifiques. Ces personnagestypes rappellent le théâtre classique occidental ou encore le répertoire de l’opéra chinois, en particulier dans Immobile. Les intrigues de plus en plus simplifiées, ajoutées au respect d’une sorte d’unité de temps et de lieu, contribuent à renforcer cette impression d’un certain classicisme théâtral. De même, l’action réduite au dialogue dans Querelle d’un squelette et de son double fait penser au théâtre de Beckett et en particulier à Oh les beaux jours14, ce dépouillement général créant en outre une résonance poétique d’ailleurs recherchée. L’auteure se réclame en effet d’une certaine intention poétique : « [...] depuis Immobile [1998], je fais de la poésie. J’ai toujours rêvé d’écrire 13. Le titre du film que Ying Chen a réalisé avec Dufaux (Voyage illusoire (1997)) évoque parfaitement la futilité d’une tentative de retour au pays natal, puisque ce pays n’a pas ou plus d’existence réelle. Voir aussi Simone de Beauvoir : « Dire que [l’existence] est ambigüe, c’est poser que le sens n’en est jamais fixé, qu’il doit sans cesse se conquérir. », Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, (Paris : Gallimard, 1947), p. 180. 14. Samuel Beckett, Oh les beaux jours, (Paris : Minuit, 1963). RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 93 des poèmes et d’être poète. »15 Pour Ying Chen, il s’agit donc avant tout de trouver sa voie scripturale, un style qui lui convienne : Je crois que j’ai enfin trouvé un style qui me convient. Un style peu descriptif, dépouillé à l’extrême, avec une intensité intérieure. J’espère que cela se rapproche de la poésie et du théâtre. [...] Je me préoccupe du rythme, de la musicalité du texte. Je voudrais que chaque phrase, sinon chaque mot, ait un sens double ou ambigu, tout en étant clair et direct. Car c’est ainsi que je perçois la réalité.16 Des choix esthétiques Comment interpréter donc le fait qu’au fur et à mesure que Ying Chen s’affirme en tant qu’auteure, on assiste à une perte de repères spatiotemporels dans son écriture ? Si ce tournant dans son parcours d’écrivain est significatif, c’est qu’il résulte non seulement d’une recherche personnelle mais aussi de sa réaction à la réception de ses premiers écrits. L’auteure s’en est expliqué à plusieurs reprises. Ainsi, répondant à la question du rôle joué par la littérature dans son rapport à l’exil, à la mémoire de son pays natal, elle répondait : Malgré ces liens [familiaux et linguistiques gardés avec la Chine], mon pays c’est le Canada, s’il me faut désigner un pays d’une manière simple et claire, comme le font mes enfants. Mon exil a toujours été plus existentiel qu’autre chose, c’est ainsi que j’ai besoin de la littérature.17 15. Ying Chen répondait à la question : « Depuis la publication de vos premiers romans, on vous a cataloguée parmi les écrivains migrants ou francophones. Pensez-vous que cette étiquette s’applique toujours à vous aujourd’hui alors que votre écriture change pour devenir peut-être plus universelle? », Yvon Le Bras, « Entretien avec Ying Chen, Provo, Utah » (18 mars 2002) <http://linguaromana.byu.edu/yinchen.html>. 16. « À propos du Champ dans la mer », in Ying Chen, Quatre mille marches, (Paris : Seuil, 2004), p. 99. 17. Ying Chen, « Encres vagabondes ». C’est nous qui soulignons. 94 PARKER Et plus récemment : À la suite de la publication de mon deuxième roman, Les Lettres chinoises, j’ai été sollicitée à parler pendant des années sur la problématique de l’immigration et à comparer les cultures. Je m’adapte très mal à ce rôle qui, je trouve, n’est pas vraiment le mien, ou qui convient peu à la vie que je mène, une vie sans repère ni destination fixe, rendant ainsi toute comparaison difficile. Ce qui résulte de cette vie n’est rien d’autre que des impressions du moment […].18 Ainsi, parallèlement au tournant professionnel qu’est le passage de la traduction à l’écriture, lui-même ayant suit le déplacement géographique de l’auteure, on constate une deuxième bifurcation dans son parcours d’écrivain à partir du moment où elle se voit imposer une identité par la critique. En effet, en tant qu’« écrivain migrant » elle s’est vu infliger le rôle de pont ou de passeur entre deux cultures. Se voyant en outre affublée d’exotisme, elle s’est attachée à gommer dans son écriture tout référent culturel : En écrivant comme je le fais maintenant, j’espère être un peu moins l’ambassadrice ou la représentante d’une culture ou d’un groupe particulier. Aujourd’hui, on me considère comme un écrivain francophone d’origine chinoise, un écrivain néoquébécois, une femme écrivain et tout cela à la fois. C’est vrai, les étiquettes ne manquent pas à mon sujet. Et si demain, je déménage, comment m’appellera-t-on? Cela ne dépend pas de moi. Ce qui est certain en tout cas, c’est que je vise de plus en plus à l’abstraction, peut-être pour me débarrasser un peu de ces étiquettes.19 Si donc les thèmes de son écriture semblent coïncider avec les préoccupations et les poncifs d’un courant littéraire identifié par la critique, en l’occurrence celui de l’écriture migrante, le fait est que 18. Ying Chen, « La poussière des étoiles », Frontières, 19.2 (2007), 73–4. 19. Entretien avec Yvon Le Bras. RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 95 Ying Chen revendique bien plutôt son statut d’écrivain à la recherche d’un style qui lui soit propre. Ses réflexions sur l’élaboration de son projet retracent le cheminement de son esthétique particulière, et ce dès les essais rassemblés dans son recueil d’essais paru en 2004, mais dont les premières composantes datent de 1997. Véritable méditation sur l’écriture, Quatre mille marches représente près de dix ans de réflexion. Ainsi dans une lettre à son fils où elle évoque son « travail d’écrivain », Ying Chen affirme que ce dernier a pris « une tournure nouvelle en 1998 », c’est-à-dire à partir de la publication d’Immobile : Si je n’avais jamais voulu pratiquer le folklore et la littérature ethnique, désormais je ne les supportais plus. Je cherchais une esthétique et une approche propres à moi pour exprimer ce qui se passait réellement en moi, ce quelque chose de profondément historique, cosmique et existentiel lié au questionnement de l’identité qu’imposent les naissances successives, la tienne et celle de Lee.20 Or, le travail délibéré d’économie se lisait déjà dans la ré-écriture du second roman. Dans un article intitulé « Rewriting Les Lettres chinoises : The Poetics of Erasure »21, Emile Talbot a démontré combien la « nouvelle version » (parue en 1998) diffère de la première version (1993) dont l’auteure s’est déclarée insatisfaite – en particulier par la suppression de treize lettres (sur les soixante-neuf qu’il y eut à l’origine), y compris celles du fiancé à son père, et par la suppression de tous les personnages en dehors des trois correspondants euxmêmes. L’effet de ce travail d’effacement produit des personnages moins marqués, moins interprétés par d’autres, moins situés par des indicateurs socio-culturels ou géographiques. Et Talbot de conclure : [Ying] Chen’s decision to accept the losses a paring down of Les Lettres chinoises entails signals a shift in her artistic itinerary 20. « Lettre d’Umbertide », 24 août 2003, in Ying Chen, Quatre mille marches, p. 87. 21. Emile Talbot, « Rewriting Les Lettres chinoises : The Poetics of Erasure », Quebec Studies, 36 (2003–4), 83–91. 96 PARKER which has since then increasingly focused on writing the universal through a spatially and temporally abstracted particular. 22 Au lecteur le travail d’interpréter l’évolution de la psychologie des personnages privés d’indices sociaux ou culturels particuliers, et donc de les situer par rapport à l’universalité des émotions et de la nature humaine. Vers des non-lieux : décontextualisation et précarité identitaire « [P]lanter désormais mes romans dans des non-lieux et dans des temps à peine définis est d’abord et avant tout un choix esthétique, mis en pratique depuis Immobile publié en 1998 mais nourri depuis bien plus longtemps. »23 Le hors-lieu exploré par l’auteure n’est plus celui de l’exil — ou alors il s’agit de l’exil en tant que métaphore, métaphore de la non-appartenance, et métaphore sans doute aussi de la condition féminine. Les narratrices des récits de vie de Ying Chen n’ont pas de place, ou du moins ne trouvent pas leur place. On peut se demander toutefois ce qu’il reste du « récit de vie » lorsque tous ces repères sont effacés de propos délibéré. Il semblerait que ce qui demeure, ce sont des personnages féminins réduits à leur voix, à une parole. Ces personnages ont en commun un caractère indécis, velléitaire, qui semblerait constituer le reflet subjectif de leur position dans un espace social ou culturel liminaire. Cette instabilité identitaire était déjà en évidence dans les premiers romans. Ainsi, la grand-mère de La Mémoire de l’eau doit quitter sa famille de naissance et aller vivre chez sa belle-mère lorsqu’elle épouse le mari choisi par son père. Elle ne reverra plus jamais sa mère. Son deuxième exil est la conséquence d’événements extérieurs, mais il est aussi la conséquence de la situation de son mari. Pour Sassa, la fiancée des Lettres chinoises, rejoindre Yuan pour l’épouser comme ils se le sont promis signifierait littéralement l’exil puisque c’est ce que son fiancé a choisi. 22. Talbot, p. 91. 23. « En tant que moi », in Ying Chen, Quatre mille marches, p. 103. RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 97 Elle n’y échappe que par la maladie et la mort. Pour Yan-Zi, l’héroïne de L’Ingratitude, la perte délibérée de sa virginité avec un « fiancé » d’emprunt (c’est celui d’une collègue de bureau et il a le double mérite d’être disponible et de n’avoir pas été choisi par sa mère) est une rupture avec la tradition, et surtout une façon de défier l’autorité de sa mère qui d’ailleurs la renie et la chasse de la maison familiale. La narratrice d’Immobile, le quatrième roman de Ying Chen à paraître au Canada et le premier de ce qui va constituer une nouvelle série romanesque, a épousé A., un mari réduit à la première lettre de l’alphabet. A. comme le préfixe privatif a- : privatif de liberté ou encore d’identité ? A., comme pour signifier à la fois son caractère anonyme, et le fait que la première initiale venue fera l’affaire pour le premier homme disponible venu, interchangeable… Bien entendu, c’est aussi tout simplement l’initiale de son métier — archéologue. 24 A., c’est l’archéologue-type qui fouille, classe et situe les civilisations dans le temps et dans l’espace : autant de repères que les narratrices/épouses des romans successifs ont perdus. La narratrice l’a rencontré dans un train, donc dans un lieu transitoire, qui l’amenait d’un lieu à peine situé à un autre, encore inconnu d’elle. L’arrêt dans la ville de A. signifie un parcours interrompu, ou une bifurcation dans le destin tracé jusque là. Elle s’accroche à cet homme comme pour échapper à ce destin. Pourtant, elle se rebelle lorsque ce mari tente de l’assimiler dans sa famille, de la « fixer » dans le temps et le lieu.25 Elle s’évade dans une vie antérieure, celle-là aussi marquée par un 24. Un entretien que nous avons eu avec l’auteure (10 novembre 2008) privilégie cette dernière interprétation. Ying Chen affirme qu’il n’y a pas d’autre signification qui s’attache à la lettre A : « A..» pour « l’archéologue », de même que le personnage V. est simplement le voisin. 25. « A... ne me laisse pas tranquille. Il m’aime. Il s’épuise à m’apprivoiser, à me transformer, avec l’espoir généreux de m’enterrer plus tard dans le même cimetière que lui. Sûr de son pouvoir, il ne me lâche pas. Il veut une femme moderne et il l’aura. Il s’obstine comme je le faisais autrefois vis-à-vis de mon esclavage. Je sais qu’il va échouer comme moi. Il va tomber là où je me suis redressée. », Immobile, pp. 14–15. Voir aussi l’évocation de la « ré-éducation » de la narratrice, pp. 55–60. 98 PARKER mariage-enlèvement avec un prince d’opérette et une fugue manquée avec l’esclave S. reçu en cadeau de mariage et devenu son amant. La narratrice du Champ dans la mer est aussi l’épouse de A. Le début de son récit coïncidant avec la fin du récit d’Immobile, pour peu que le temps historique que le lecteur ne peut s’empêcher de superposer au récit soit fiable, ses réminiscences sont cependant plus rapprochées dans le temps. En revanche, A. reste dans les coulisses, en quelque sorte, du drame qui se déroule dans Querelle d’un squelette et de son double, même si c’est lui, ou l’idée de ce personnage, qui paralyse et immobilise la narratrice dont les velléités d’action ont toutes pour objet de se conformer à ses attentes : être une bonne hôtesse qui fasse honneur à son mari en recevant ses amis de façon appropriée. Elle n’y parvient pas, toutefois, et se ligote dans les fils d’un dialogue surréel avec son double, lequel est sur le point de mourir à la suite d’une catastrophe naturelle : un tremblement de terre dans la ville voisine. En épousant A., la narratrice du Mangeur a tenté d’échapper à un père pédophage, si nous pouvons nous permettre ce néologisme; mais elle a dû mourir pour pouvoir accomplir ce passage. De fait, à partir de L’Ingratitude les narratrices provoquent elles-mêmes une rupture qui se scelle par une nouvelle alliance. Or, ces ruptures apparentes sont en fait des passages d’une tutelle à une autre. Les narratrices tentent de s’arracher à une famille en s’accrochant à un homme-prétexte dont la pérennité est remarquable puisque la narratrice du dernier roman de Ying Chen, Un enfant à ma porte, a toujours A. pour mari. Lorsque la narratrice de ce récit adopte un enfant qu’elle trouve littéralement sur son seuil, A. se glisse aisément dans le rôle du père (A. comme absent, cette fois), tandis que sa femme joue à fond, jusqu’à l’abnégation, celui de la mère. Ainsi, dans une quête identitaire inquiète et permanente les narratrices de Ying Chen s’essaient à jouer des rôles (fille obéissante ou ingrate, épouse attentionnée, volage ou encore incapable, mère dévouée ou indigne, etc.). Paradoxalement, et peut-être du fait même de son rôle de stéréotype, A. se révèle dans ses avatars successifs un point stable du récit. Il ne s’agit pas pour autant d’un cycle, car l’intrigue est discontinue et chaque récit est indépendant des autres, même s’il y a RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 99 des recoupements. Si bien que ce qui se met en place c’est plutôt une série de récits de vies. Une esthétique de la transduction Il est clair que « le déplacement et l’hybridité » sont des thèmes fondamentaux de la fiction de Ying Chen et que « l’autobiographie », ou plus exactement le vécu de l’auteure, nourrit son imaginaire. Cependant, le décalage entre le personnage social perçu par la critique — une jeune Chinoise qui a choisi d’écrire en français, d’une part, et de l’autre, les choix de l’écrivaine, est source de malentendus autant que de frustrations pour l’auteure : Je rêve de n’être plus une personnalité exotique ou un soi-disant pont entre les cultures. J’espère que mes lecteurs me lisent non pas pour connaître mon pays natal mais pour se connaître euxmêmes.26 L’ambition de Ying Chen dépasse toute catégorisation restrictive. Ce qui l’intéresse en tant qu’écrivain (de nationalité chinoise ou canadienne, de telle langue ou de telle autre, peu importe), c’est en quelque sorte la mise en œuvre de ses recherches dans les profondeurs de la conscience. Ainsi, l’expérience personnelle pourra acquérir une valeur universelle par le biais de l’écriture : Bref, quand j’écris, j’ai l’impression que ma vie entière (y compris mes émotions) est cristallisée dans le livre, entre les lignes, qu’elle devient une sorte d’objet d’art. Je crois que la littérature sert à cela. Il faut que l’œuvre dépasse l’auteur. C’est pour moi le sens d’écrire et de vivre.27 26. « Journal de voyage », texte lu par Ying Chen dans le film Voyage illusoire (1997), repris partiellement dans Ying Chen, Quatre mille marches, p. 15. 27. « ‘ Madame et son fantôme’, entretien d’Éric Paquin avec Ying Chen ». 100 PARKER Or, simultanément, le phénomène inverse se produit dans la mesure où l’auteure devient ses personnages : « Après les craintes, viennent les doutes. Lorsque j’invente un personnage, je ne le représente pas, je le deviens. »28 Ce changement profond, cette transsubstantiation, s’opère par le processus de l’imagination créative : l’écriture en est l’outil et la langue le matériau. Comme nous l’avons vu, le parcours personnel de l’auteure révèle deux bifurcations, deux moments charnières : le changement de pays et de langue d’une part, avec lequel coïncide plus ou moins un changement de métier ; et l’évolution du projet d’écriture d’autre part. Les deux fils de ce parcours s’enchevêtrent. En se « déplaçant » de Shanghai à Montréal l’auteure a non seulement changé de langue mais aussi de métier puisque de la traduction elle passe à la création et à l’écriture. Pourtant, la rétention de la traduction comme discipline ou exercice accessoire a une valeur personnelle, voire identitaire, qui permet aussi de retenir la langue d’origine ; c’est un enjeu identitaire. Ainsi à l’occasion d’une rencontre-atelier entre écrivains et traducteurs où elle intervenait à la fois en tant qu’auteure et en tant que traductrice, Ying Chen commentait : L’auto-traduction […] est pour moi non seulement un exercice intéressant, mais surtout une question de survie linguistique. Je me suis disposée à traiter la version en chinois comme une version originale, comme si j’écrivais le même texte une deuxième fois. Je refuse de croire qu’une langue première puisse reculer au second rang. Cette attitude provient du fait que l’ombre du doute n’a pas cessé de guetter mon travail. Le doute envers ma connaissance de ma langue maternelle. Le doute aussi envers ma mémoire, envers tout ce qui est acquis par la naissance, la honte de déclarer encore du chinois « ma langue maternelle ». […] Peur de perdre cet héritage, facile à recevoir et difficile à garder. Effroi devant le spectacle où ma vie d’avant s’engouffre dans le vide en emportant la mémoire de la langue. Je vois dans ma volonté de me traduire un souhait, un rêve, un désir de me réconcilier avec le passé, une possibilité de récupérer ma vie d’avant, une illusion de survivre 28. Ying Chen, « La poussière des étoiles », p. 74. RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 101 non seulement ailleurs, mais là précisément où je me croyais morte […].29 Il est clair qu’un certain nombre des thèmes fondamentaux de la fiction de Ying Chen sont ici évoqués à l’occasion d’un simple atelier de traduction : l’attachement à la langue maternelle, le doute identitaire, la mémoire aléatoire et l’anamnèse. Bien plus encore, l’auteur évoquait déjà lors de cette rencontre « le plaisir d’avoir l’occasion de présenter son texte en deux langues », et elle reviendra d’ailleurs plus tard et dans un autre contexte sur l’aspect ludique et gratifiant de la traduction : J’adore traduire. Quand pour une expression, une image, une atmosphère, une blague en une langue je trouve vite l’équivalent exact dans une autre langue, c’est de la joie. Cela prouve que la traduction est possible, que la communication est possible, que la paix est possible, que l’universel n’est pas seulement un idéal, une idée […]. Lorsque c’est réussi, la récompense est encore plus grande, la joie est encore plus intense.30 Tout comme le processus créatif, la traduction demeure donc pour Ying Chen une discipline et une jouissance — une ascèse. À l’instar de la traduction, la transduction implique le passage d’un code à un autre et la transformation d’un matériau en un autre. En informatique, par exemple, le terme désigne le fait de traduire un code source en un code objet. Utilisé dans un certain nombre d’autres contextes scientifiques (comme la physique, la biologie, la génétique, mais aussi la logique), le terme implique la conversion d’une forme en une autre. C’est cette conversion qui nous semble à l’œuvre dans le travail d’écriture de Ying Chen. 29. Pour plus de précisions concernant ce colloque intitulé « Lettres chinoises / Lettres françaises », voir <http://www.lettreschinoises-lettresfrancaises.mshparis.fr/textes_alibi_3/ALIBI_n3_synthese%20_la%20recompense.pdf>. 30. « Encres vagabondes, entretien avec Brigitte Aubonnet ». C’est nous qui soulignons. 102 PARKER Si nous proposons ici la notion de la transduction pour expliquer le sens des œuvres de Ying Chen, c’est qu’elle paraît intégrer à la fois la notion du déploiement d’une langue étrangère comme outil du travail d’écriture, et aussi la notion que l’effet de ce travail est d’opérer un changement de nature, d’identité et d’essence même. En effet, l’auteure écrit dans une langue qui est une langue seconde, apprise, en rupture avec la ou les langues premières, le Chinois [pǔtōnghuà], et plus précisément le dialecte de Shanghai [wu] et c’est donc au sens propre que la langue française lui est étrangère et que se produit dans son écriture une forme d’auto-traduction. Mais c’est aussi le matériau même de l’expérience qu’elle transforme au moyen du style et de la poétique qui lui sont propres.31 Ce sont les passages — par le biais de l’écriture — non seulement d’un texte ou d’un récit à l’autre, mais aussi d’une forme de vie à une autre, qui font penser au phénomène de la transduction . Ce travail de transformation implique un écart, une distance dans le temps et l’espace, qui est aussi un décalage culturel. Il constitue aussi une occasion de dédoublement, car l’auteure se trouve souvent sur l’une et l’autre rives, parfois avec un décalage ou un vaet-vient, parfois simultanément. C’est là, nous semble-t-il, dans cet écart ou cet entre-deux où s’effectuent des transformations permanentes et inquiètes, qu’il faut trouver l’explication de l’évolution de la composition de l’œuvre de Ying Chen. Et si la référence géographique est devenue pratiquement absente de son écriture, ou à tout le moins assez neutre et indéfinie pour éviter tout enracinement, le temps — mais un temps abstrait, asynchrone — prend d’autant plus d’importance : 31. Voir les « Conclusions » de Marcel Proust dans Contre Sainte-Beuve, (Paris : Gallimard, 2002), p. 297. Cette notion est reprise par Gilles Deleuze : « l’écrivain, comme dit Proust, invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte », in Gilles Deleuze, Critique et Clinique, (Paris : Minuit, 1997), p. 15. Julia Kristeva réfléchit plus avant à cette idée dans « L’autre langue ou traduire le sensible », French Studies, 52.4 (1998), 385–96. RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 103 Ces dernières années je pense beaucoup au temps. La différence culturelle est en quelque sorte un décalage de temps. La mémoire est un produit du désaccord entre le temps extérieur et le temps intérieur vécus par une même personne. À l’époque moderne, le temps est exploité et découpé à outrance. D’où vient la peur de la mort, le désir insensé de l’éternité ? Et pourtant tout le monde sait que le temps n’est qu’une illusion, une invention arbitraire. Je crois que j’ai encore beaucoup à écrire sur cela.32 En effet, c’est tout un travail de mémoire qui explique le parcours à rebours de La Mémoire de l’eau ; de même, l’échange épistolaire permet les va-et-vient entre deux temps, deux lieux, deux cultures dans Lettres chinoises. Mais l’Ingratitude est un récit post-mortem qui voit la narratrice naviguer entre un présent et un passé séparés par une rupture définitive, de sorte que l’ici et l’ailleurs sont en fait un ici-bas et un au-delà. Quant à la narratrice d’Immobile, elle vit plusieurs vies sur une multiplicité de plans : un présent, un passé remémoré ou imaginé et enfin un passé fait de positionnements successifs où les rôles du répertoire de l’opéra chinois classique se superposent et finissent par se confondre avec la « vraie vie » de la narratrice, si une telle notion est concevable. Dans Immobile, et plus encore dans Le Champ dans la mer, les lieux et les époques se sont rapprochés puisque il y a surimpression d’un cadre sur l’autre — le champ est bien dans la mer dans une construction en abyme — et les époques différentes pourraient avec quelque vraisemblance être comprises par une mémoire humaine. Querelle d’un squelette avec son double, comme l’indique le titre, met en scène une seule narratrice dont le dédoublement est statique, puisque l’une est paralysée par une atonie qui l’empêche d’agir et qui lui ôte toute possibilité de déplacement ; l’autre, son alter ego, est prisonnière des débris qui l’ont à moitié ensevelie à la suite d’un tremblement de terre. Le seul mouvement possible se situe donc dans le dialogue, et le passage du temps est limité à celui de cet échange. Pour ce qui est enfin du Mangeur, dans ce récit l’expérience spatio-temorelle est tenue de manière encore plus 32. Ying Chen, in « Encres vagabondes », entretien avec Brigitte Aubonnet . 104 PARKER compréhensive dans l’étreinte une conscience unique. Maïté Snauwaert écrivait ainsi à propos de ce roman : Évoquant différentes vies successives que l’on reconnaît pour les avoir lues dans les précédents romans de l’auteure, le principe de réincarnation sur lequel repose le récit apparaît comme une extrapolation de ce que fabrique une mémoire d’ordre transgénérationnel. Simplement, au lieu d’être généalogique, cette mémoire composite est incarnée dans une seule descendante […]. 33 Toute l’esthétique de Ying Chen tiendrait ainsi dans le passage entre une anamnèse problématique et une transformation secondaire, esthétique, de l’expérience vécue, cette transformation s’effectuant par le biais de l’écriture. L’expérience vécue ne constitue qu’un pré-texte qui se transforme par le phénomène de l’écriture, lequel permet à l’auteure d’explorer une dimension identitaire qui n’est pas nécessairement liée, ou qui n’est en tout cas limitée, à l’exil ou au déplacement. Ainsi le lecteur découvre dans l’œuvre de Ying Chen des récits d’étapes significatives dans un certain nombre de vies fictives. Ces récits sont à la fois vraisemblables (en tant qu’ils sont fondés sur un travail de mémoire), et invraisemblables (pour la même raison, puisque la mémoire n’est pas fiable). Les récits de vie(s), dont l’esthétique évolue au fur et à mesure de la maturation de l’écriture, représentent donc chez Ying Chen bien plus que des exemples d’une « forme particulière » qui la situerait dans la mouvance des écrivains de la migration. Il s’agit bien plutôt d’une veine d’inspiration pertinente pour explorer une migrance qui n’est plus seulement celle d’un passage d’un pays à un autre, d’une langue à une autre, mais aussi celle d’un état à un autre et d’une forme d’écriture à d’autres. Ainsi l’exploitation de cette veine permet d’approfondir la quête de l’identité — y compris celle de l’identité féminine. Le travail scriptural et stylistique favorise donc 33. Maïté Snauwaert, « Voix d’outre-monde , compte rendu de Ying Chen, Le Mangeur » , Canadian Literature, 193 (2007), 117–19. RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 105 l’exploration des thèmes qui hantent tout particulièrement l’œuvre de Ying Chen : la mort, la mémoire, l’identité, le passé, le présent, l’entre-deux et le double. Le caractère indécis, velléitaire des personnages féminins qui servent de narratrices est le reflet subjectif de leur positionnement dans un espace social ou culturel liminaire : ni, ni. Ni encore adolescentes, ni femmes ; ni mineures, ni émancipées ; ni ‘exilées’, ni ‘intégrées’ ; ni tout à fait vivantes, ni déjà trépassées ; en suspens, situés dans l’entre-deux. Ces récits fragmentés et pluriels, de par leur inscription même dans une série narratif, permettent l’exploration d’identités successives, pour ainsi dire « hybrides ». Certes, la quête d’identité ou d’identités est une préoccupation probablement liée au déplacement originel vécu par l’auteure ; reste, toutefois, que le récit de vie « teinté d’autobiographie » privilégié par Ying Chen est pour elle essentiellement un prétexte à l’exploration de l’écriture elle-même et que le vrai enjeu de ces récits de vie concerne non pas tellement une quête de l’identité mais une quête du sens d’une vie, voire de la vie en tant que telle. Par des récits non proprement autobiographiques, mais puisés dans une expérience migrante qui est déterminante pour les narratrices et les personnages déconstruites ou dédoublées dont l’identité est toujours une construction précaire, Ying Chen s’insère paradoxalement dans une certaine tradition québécoise si nous nous référons à l’analyse de Lise Gauvin : Cette littérature [québécoise] je crois qu’elle est et qu’elle a toujours été une littérature de l’intranquillité […] Littérature de l’intranquillité, dans ce sens que rien ne lui est jamais acquis et qu’elle vit de ses paradoxes mêmes. […] Écrire au Québec, c’est aller à la rencontre de cette étrangeté, sachant qu’il n’y a de littérature possible que dans l’inconfort et l’intranquillité. […]. Les écrivains choisissent de se dire dans une conscience aiguë de leurs 106 PARKER limites et d’une précarité qu’ils s’appliquent à déjouer avec patience. 34 Ainsi, si le travail de Ying Chen tourne autour de la mobilité, de l’étrangeté et des perspectives interstitielles que produisent le déplacement, il n’est pas certain que cette thématique soit spécifique à l’écriture migrante. Elle serait plutôt dans l’air du temps — et peutêtre aussi du pays, le Canada, si nous suivons l’interprétation de Lise Gauvin. Certes, la fragmentation, la discontinuité, l’ambigüité, la simultanéité, le sujet déstructuré, le temporaire ainsi qu’un certain minimalisme sont les paradigmes caractéristiques de la pensée postmoderne en particulier, mais il est vrai aussi que l’écriture littéraire est en soi et depuis toujours une forme d’exil, en partie parce qu’elle exige une ascèse, une solitude, une situation face à soi-même et à la page blanche ; en partie aussi parce que l’écrivain doit re-créer sa langue. Au travail sur la langue s’ajoute chez elle une réflexion sur le concept d’identité dans le contexte d’une atopie totale. Ce sont le refus de l’enfermement ainsi qu’une certaine indépendance d’esprit qui auraient fait naître chez Ying Chen la volonté d’exil. Il n’est donc pas surprenant que l’auteure se soit refusé d’une part à jouer les rôles attendus d’elle selon un exotisme imposé du dehors, d’autre part à se laisser enfermer par la critique dans quelque catégorie ou courant littéraire prédéterminé. Revendiquant l’hybridité du genre littéraire comme une forme de liberté,35 elle déclare qu’elle « préfère être considérée comme écrivain, plutôt que comme romancière ».36 Pour elle, l’écrivain entretient avec la langue une relation complexe, « la langue de la littérature » étant comparable aux bonsaïs, « ces arbres dénaturés avec beauté ou horreur » : 34. Lise Gauvin, « La littérature québécoise — Une littérature de l’intranquillité », Le Devoir, mercredi 26 avril 2006. 35. « La distinction entre les genres ainsi qu’entre toutes choses est très risquée, souvent réductrice », Ying Chen, « À propos du Champ dans la mer », in Quatre mille marches, p. 98. 36. Ibidem. RÉCITS DE VIE DE YING CHEN 107 Les mots disent plus ou autre chose qu’ils ne disent. Ils émergent souvent de l’inconscient qui est le vécu concentré de l’écrivain, ou d’une mémoire qui remonte au-delà de la naissance de l’écrivain, jusque peut-être dans la nuit des temps, qui ne serait pas à sa portée sans l’écriture. […] L’écrivain […] est irrésistiblement attiré par la langue de la littérature, cette chose vague, indéfinie et sans cesse en devenir, qui risque à tout moment de lui filer entre les doigts. L’écrivain est en exil dans la langue.37 De fait, la série de métamorphoses identitaires et scripturales que nous avons relevées dans les récits de vie de Ying Chen constitue avant tout une mise en abyme de la faille initiale de l’exil, confirmant en cela que l’écriture se constitue comme le vrai lieu de l’écrivain, sinon sa « patrie ». Ying Chen se défend toutefois d’avoir un ‘message à délivrer’38 – et ce de façon sans doute caractéristique, en créant une distance entre deux aspects de sa propre conscience: Il n’y a pas de sujet. Il n’y a que des impressions. Je suis convaincue d’ailleurs que le moi qui écrit des romans n’est pas le moi qui en parle. Et, en tant qu’écrivain, j’ai de la difficulté à m’adresser au second moi, au moi critique. 39 Dans le processus de création littéraire, l’auteur sert de truchement entre sa propre intuition et son expression, réalisant ainsi une autre dimension importante de l’esthétique de la transduction : Il y a des structures narratives qui ont le pouvoir de mettre l’écrivain en possession de ses moyens mieux que d’autres. L’écrivain a une intuition de cela avant de commencer à écrire, il le perçoit comme une vibration du style, comme un chant qui s’élève du bouillon des mots encore silencieux, comme un 37. Ying Chen, « La vie probable », in Quatre mille marches, p. 80. 38. Ibid., p. 60. 39. Ying Chen, « La poussière des étoiles », pp. 73–4. « Impressions » est le titre d’un recueil de poèmes bilingues, français/chinois, écrits et traduits par l’auteure : il s’agit de haikus — le genre de l’impression par excellence, Ying Chen, Impressions d’été, (Saint-Nazaire : Les Bilingues, 2008). 108 PARKER mouvement dans la mer profonde où s’agitent des forces intérieures, des forces que l’écrivain peut sentir dans son propre corps. Je me soumets donc, malgré moi, à une logique dont le sens m’est inconnu, à une logique de l’écriture que je ne voudrais pas suivre, qui me dépasse, qui va probablement au-delà des sujets, audelà des drames (on ne trouve que de faux drames dans mes livres), au-delà de cette intuition de mort et de défaillance corporelle. De toute façon, le contenu véritable d’une œuvre littéraire ne réside pas dans les sujets ni dans les intentions. Ce contenu se trouve, à la différence des traités scientifiques et des écrits de témoignage, dans la mystérieuse combinaison des mots et de l’enchaînement des phrases. 40 Ce sont ces réflexions de l’écrivaine sur sa propre écriture qui nous amènent à proposer la notion de « transduction » pour caractériser une esthétique selon laquelle l’écrivaine modifierait, tel un transformateur ou un médium, le courant — vécu et imaginaire — qui passe à travers elle. Le projet d’écriture de Ying Chen opère ainsi par transduction à plusieurs niveaux : le sujet même de la fiction est la transmigration, le passage d’un état à un autre ; le matériau biographique est transformé par la mémoire et l’imagination; enfin, le travail d’écriture fonctionne en lui-même comme un processus de transduction. Middlesex University 40. Ying Chen, « La poussière des étoiles », p. 74.