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pierre kyria
la plaie
et le couteau
Carnets intimes
2004-2008
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Je suis la plaie et le couteau
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Baudelaire, « L’Héautontimorouménos »
Les Fleurs du Mal
La plus grande chose du monde, c’est savoir être à soi
Montaigne
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Je tentais de trouver un bon repère en ce début janvier pour conjurer un temps pluvieux, neigeux, un ciel
bas, conjurer tout ce qui entraîne vers un état d’inappétence pour soi-même, impose une incertaine lassitude
qui annihile d’emblée le moindre projet actif, et vous
laisse dans ce flottement de l’esprit et du corps auquel
répond le beau mot de « morosité », climat intermédiaire entre attente et renoncement et qui n’est pas sans
un certain charme ambigu. De guerre lasse à tenter de
m’évader de moi-même, je ramassai à tout hasard sur
une pile de livres un essai consacré à Cioran (Le Dieu
paradoxal de Cioran de Simona Modreanu). Rien de
tel qu’un pessimiste avéré pour vous remettre les idées
en place. Ce sont les optimistes à tout crin qui sont
déprimants, ceux qui clament « Elle est pas belle la
vie ! », pas ceux qui sont le plus allergiques à leur amour
forcené de l’existence. Ce qui est fascinant chez ce
Roumain amer c’est avec quelle précision il est parvenu, dans une langue qui n’était pas la sienne, à dire
le moins pour signifier le plus, rejoignant par là cet art
sec, aigu, tenu, le classicisme des meilleurs moralistes
français, qui pourrait donner à croire que, à quelques
nuances de style près, il aurait aussi bien pu écrire à
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une autre époque. Malheureusement, les universitaires
en rajoutent souvent et le jargon de Mme Modreanu, si
lourdement explicatif, a fini par m’assoupir.
J’arpentais une avenue avec un ami qui ne l’est
plus mais qui l’était encore dans l’espace-temps de
cette somnolence imprévue. Arrivé à un carrefour, je
fus frappé par son aspect insolite. Il n’y avait plus
rien, sauf des perspectives boulevardières tirées au
cordeau, des arbres taillés en boule en forme de
topiaires et la silhouette unique d’une femme vêtue
de noir jusqu’aux pieds, le chef garni d’un grand chapeau, qui semblait s’être échappée de la Belle Époque. Je croyais voir la Mort dans ses plus beaux atours.
Pas une voiture, pas un passant, pas un bruit. Les façades des immeubles même, hautaines et éclairées,
avaient l’air de toiles peintes tirées à la manière d’un
décor théâtral. Étais-je encore vivant ? J’entraînai
l’ami, accablé d’une effrayante sensation d’angoisse
comme si j’étais soudain projeté dans une ville « dénaturée » et menaçante. Revenu à la rumeur urbaine,
à la foule, aux bruits de la circulation, je lui fis part de
ce que j’avais éprouvé et qu’il n’avait pas ressenti. Et
de l’engueuler : « Comment toi qui es poète, sais si
bien décoder l’envers des apparences, si habile à saisir la moindre nuance d’atmosphère, n’as-tu pas
éprouvé cet étrange climat de no man’s land où nous
avions échoué ? » Sur ses dénégations, je rouvris un
œil et abandonnai Mme Modreanu.
Toute littérature vraie est, par des voies détournées et non factuelles, une tentative de compromis
avec la mort et avec son sablier : la mémoire. Mais
n’est-ce pas là la grande affaire de toute vie ? « Le
continuel ouvrage de notre vie, c’est bastir la mort »,
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nous dit Montaigne. Tel est l’homme, zum tode sein
selon Heidegger, un être-pour-la-mort. S’exprimer,
quand on y met l’acharnement d’un insecte invisible
en train de tarauder le bois d’une poutre, ne laissant
pour trace de son activité qu’un peu de poudre à la
surface, c’est vouloir inventorier la marge trouble
entre l’existence et la prescience du néant, s’imposer
comme un être de défi en regard de l’inéluctable. Un
esprit savant, neurologue émérite, M. Jean-Didier
Vincent, écrit : « Dépeindre l’émoi qui en permanence
me parcourt revient à donner un relevé incomplet,
superficiel et dénaturé de mes sentiments. Un arrêt
sur émoi, en quelque sorte, qui ne peut rendre compte
du flux continu de mes sentiments » (Le Cœur des
autres). Je roule et boule dans ce flux et voudrais croire
que mes livres sont des bouées de sauvetage.
« Peu de gens devineront combien il a fallu être
triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ! C’est
là une Thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a
poussé », écrit Flaubert à Ernest Feydeau, le 29 novembre 1859, à propos de Salammbô. C’est lui aussi
qui m’a poussé à écrire Comtesse Lipska. Je voulais
donner libre cours à l’imaginaire, trouver l’allant du
feuilleton sans glisser dans ses facilités, ne pas faire
un roman « pourpre » comme tonton Gustave, mais
carné avec des paillettes d’or et des esquisses fuligineuses, à l’image du beau tableau de James Tissot
choisi pour la couverture où, sur le flot des volants
saumonés d’une incroyable toilette d’apparat, le corselet enserrant la taille d’une jolie femme est noir
comme les silhouettes en habit des hommes qui l’entourent. C’est la corolle d’une beauté dans un carcan
mais qui finira par s’en libérer. Comme pour Made13
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moiselle Sarah, je suis parti d’une simple vision : le
geste d’une femme portant au cou de sa rivale l’estocade d’une de ces monstrueuses aiguilles à chapeau
auxquelles les dames avaient recours pour tenir en
place ces lourdes compositions qui donnaient à leur
port de tête un prestige architectural. « C’est ton double féminin », me dit Sylvain Goudemare de mon
héroïne. Peut-être bien, en effet, toutes proportions
gardées, tant il y a chez moi autant de fragilité, de
caressante ambiguïté, que de violence rentrée, de farouche détermination à protéger ma liberté. Quand
j’avais demandé à A. M. une arme à feu, il m’avait
répliqué : « Toi, jamais, tu serais tenté de t’en servir. » Ce qui est exact. La vie me semble tellement
illusoire que l’existence d’un individu me cherchant
cruellement querelle m’apparaîtrait aussi aléatoire
qu’elle et, par là, facilement annihilable. Et pourtant,
un seul récit d’atrocités me met en émoi. Quelles que
soient les motivations politiques, je ne peux me résoudre au sacrifice d’un être humain. « Tu ne tueras
point », c’est le seul commandement religieux qui a
pour moi une force de loi intangible.
Soignant les escarres de ma mère, le bouchon du
tube de pommade m’échappe. Je le cherche partout,
sur la table de nuit et jusque sous le lit. Un instant
plus tard, il réapparaît sur le chevet, en évidence. C’est
un fait indéniable, elle comme moi en sommes témoins. Ce genre de phénomène ne m’est pas étranger, et je ne m’en étonne plus. Ainsi, un soir de
déprime, abusivement abreuvé, ai-je eu l’envie de me
jeter par la fenêtre. « Il y en a marre, pourquoi ne pas
en terminer une bonne fois », me répétais-je. Les lois
organiques m’ont cependant contraint à aller pisser
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et, au moment d’entrer dans les W.-C., j’ai entendu
un crépitement. « Merde, encore un problème de fusibles », ai-je pensé. Et, là, devant moi, sur un pan de
mur, une flamme orangée a jailli, une fraction de seconde. Le plus curieux est que je n’en ai pas été surpris. Avais-je perturbé, par mon angoisse, le champ
électromagnétique dans lequel nous baignons ? Qui
peut le dire ? Mon ami Daniel Brossard, entrepreneur
de gros œuvre et esprit exact, décédé aujourd’hui, est
venu inspecter le pan de mur avec un appareil de détection. Il n’y avait aucun courant électrique passant
à cet endroit et aucune trace de brûlure.
Toutes voiles dehors. Il a fallu se résigner à une
loi condamnant le port du voile islamique dans l’enceinte d’un lycée comme si la loi de 1905 ne suffisait
pas à conforter la laïcité garantie à l’enseignement
par la République après tant d’années et de combats
pour l’arracher au prosélytisme de l’Église. Tout cela,
parce que le professeur Jospin n’a pas autrefois eu le
courage de sommer deux jeunes filles de retirer leurs
voiles pour suivre leur cours, a saisi le Conseil d’État
qui a donné un arrêt mi-chèvre mi-chou. Les démocraties meurent de leurs scrupules et de leur attentisme et, mine de rien, peu à peu, s’effritent en croyant
promulguer la tolérance. Car, bien entendu, ces islamistes qui proclament, au nom de la liberté démocratique, la nécessité d’afficher leur foi ne cherchent qu’à
pousser leur avantage, exprimer la loi coranique au
sein même du corps le plus sensible de la République, celui de son système éducatif qui doit réfuter
tout signe d’allégeance politique ou religieux. Je crois
me souvenir que Nostradamus avait prédit pour notre
époque la lutte de la Croix et du Croissant. Il y a des
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lois pour condamner, à juste titre, l’antisémitisme, le
racisme, l’homophobie… On envisage maintenant de
l’étendre aux injures, du style « sale juif » ou « sale
pédé ». Comme si la condamnation de ces odieuses
outrances verbales pourrait conjurer la bêtise, l’animosité de qui les profère et qui, refoulées, inciteraient
d’autant plus facilement à des actes condamnables.
D’une façon générale, cette société si facilement portée à émettre des jugements d’une portée morale, à
veiller à notre sauvegarde, à nous prévenir contre toute
dérive d’humeur mal sonnante, à proclamer les droits
à la différence, à prôner la repentance pour les aléas
tragiques de l’Histoire, à revendiquer les droits du
communautarisme, à mettre en pratique le principe
de précaution importé d’outre-Atlantique, cherche,
plus ou moins, à bâillonner le citoyen suspect d’échapper au consensus mou du politiquement correct. On
individualise à l’excès pour mieux uniformiser.
On ne manque pas de s’en émouvoir ici ou là.
Élisabeth Lévy a écrit un ouvrage pour dénoncer cette
« judiciarisation des mœurs » et le mépris du sens
commun dans un climat de propagande-spectacle (Les
Maîtres censeurs). De son côté, Jean-François Kahn
écrit : « Chacun s’enferme dans le bunker de son clan,
de sa caste, de son nombril ou de sa corporation, personne n’écoute plus personne. On débat comme on
tue. L’intolérance est devenue le dernier chic » (Marianne, 8-14 février 1999). Cette société qui lave plus
blanc finira par user jusqu’à la trame le principe
d’autonomie et de libre-pensée.
Un écrivain devrait se persuader qu’on ne lui doit
rien, que les critiques n’ont pas d’obligation morale à
s’apercevoir de son existence, de ses accomplissements,
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il devrait se moquer du silence relatif où tombe son
roman et juguler ses aspirations à la reconnaissance.
Il devrait méditer les termes de la belle lettre que
Flaubert écrit, le 18 juin 1852, à Maxime Du Camp,
qui le presse de venir à Paris et d’« arriver » : « Être
connu n’est pas ma principale affaire. Cela ne satisfait entièrement que les médiocres vanités. D’ailleurs,
sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s’en tenir ? La célébrité la plus complète ne vous assouvit
point, et l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom, à moins d’être un sot. Donc
l’illustration ne vous classe pas plus à vos yeux que
l’obscurité. Je vise à mieux : à me plaire. Le succès
me paraît un résultat, non pas le but […] Que je crève
comme un chien, plutôt que de hâter ma phrase qui
n’est pas mûre. »
C’est là une application d’une grande sagesse qu’il
lui est difficile de suivre car un écrivain est à tout
l’opposé d’un sage, hélas. Je ne suis pas différent d’un
autre plumitif. À voir le peu d’empressement que des
journaux où j’ai collaboré mettent à rendre compte
de ma dernière production, à constater qu’une fin de
non-recevoir est opposée par le rédacteur en chef d’un
hebdomadaire féminin au critique qui a aimé le roman et voulait en parler dans ses pages, je conçois
une certaine amertume et fais un grand effort pour la
juguler. Mais comment ne pas l’éprouver ? On est
porté à croire à une hostilité déguisée à votre endroit,
ce qui peut être le cas, mais le plus souvent il ne s’agit
que d’une simple indifférence, d’une paresse d’humeur et les effets d’une préoccupation servile souvent commune aujourd’hui aux gens de presse à
remplir un contrat implicite : propulser vers une notoriété accrue l’individu qui l’a déjà par l’importance
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de sa position sociale, de sa surface médiatique, de
l’attrait qu’il exerce au registre people. Je me souviens que lorsque les éditions Grasset s’étaient mises
en tête de me faire entrer au prix Médicis où trois
sièges étaient à pourvoir, il leur avait été répondu que
je n’étais pas assez « médiatisé ». Évidemment, en la
circonstance, je ne pouvais exclure l’hostilité d’un des
jurés influents, Dominique Fernandez, qui ne pardonne jamais rien et dont j’avais éreinté abusivement
l’un des premiers livres – Lettre à Dora – dans un
article en première page du supplément littéraire de
Combat. Rien ne se perd et tout profite dans la république des Lettres, j’ai mis du temps à l’apprendre
aussi bien pour ce qui touche à la sympathie qu’à l’animosité. Mais j’étais de grand feu alors, aujourd’hui
je ne fais que ranimer les braises d’une ferveur intempestive que je n’ai plus.
À son émission sur Europe I où il me convie pour
mon roman, Frédéric Mitterrand loue mon sens de
l’Histoire. Je lui réponds que j’ai voulu éviter un traitement « copié-collé » comme le fait Régine Deforges
dans ses fictions à cadre historique, pour ressusciter
le climat de l’empire d’Autriche sous le règne de
François-Joseph, ce royaume-pivot de l’Europe qui
s’est si lourdement rompu pour déclencher une énorme
boucherie et a provoqué une recomposition totale de
la carte géopolitique. À partir de quelques faits avérés indispensables au déroulement de l’intrigue, j’ai
cherché à instiller, par petites mesures, les singularités d’une société, d’un pouvoir, dans la tessiture même
du parcours narratif et du comportement des personnages, m’appliquant à éviter tout effet de « plaqué »
auquel l’aspect rocambolesque des périodes et figu18
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res historiques n’incite que trop. Il faut avoir l’imagination intuitive de l’Histoire, après les repérages nécessaires, pour donner le sens, la couleur d’une époque
déterminée qui sollicitent la sensibilité du lecteur en
lui épargnant une accumulation d’événements qui
écrasent le déroulement de la fiction en prétendant
l’enrichir. D’où ma réticence à mettre dans la bouche
d’un personnage historique des phrases qui sont très
accommodantes pour les intentions romanesques
d’un auteur et confortent sa paresse imaginative. Les
petits faits coutumiers – l’allure d’une robe, le chatoiement d’une assemblée, les accessoires usuels, le
roulement d’une voiture, les rites domestiques et
mondains, la tournure des phrases propres à une certaine société, etc. – nous donnent un aperçu visuel,
émotionnellement ressenti, bien mieux que l’évocation appliquée des batailles, conflits politiques, particularités dynastiques… Ici la lumière doit être
projetée de biais et non pas plein pot. Il est vrai que
j’ai beaucoup aimé l’Histoire dans ma jeunesse, seule
discipline, avec l’anglais, où j’ai montré un peu de
brillance dans mes études. J’ai dévoré Alexandre
Dumas, préféré de beaucoup à Jules Verne, mais ce
qui m’enchantait c’était la couleur, les contrastes, le
mouvement, l’art du relief et de la mise en scène.
De ce fait, je ne crois pas avoir écrit des romans « historiques » mais des fictions qui ont un cadre historique car, de ce point de vue, un roman strictement
contemporain est tout aussi bien « historique ».
Ce qui a étonné Frédéric Mitterrand c’est que je
n’ai jamais mis les pieds à Vienne ; il m’a assuré, lui
qui la connaît bien, que j’ai su en restituer le climat.
Y aurais-je été que j’aurais été gêné dans mon approche imaginative, l’observation requise, la nécessité
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de trop montrer, la surcharge des détails pittoresques
auraient singulièrement alourdi mon esquif. Pareillement, je n’ai jamais été aux Antilles qui sert pour partie de décor au Valet noir.
Notre bonhomme de Premier ministre, Jean-Pierre
Raffarin, a du bagout et le sens de la formule imagée,
qui lui vient peut-être de son expérience ancienne de
Dir’com’ dans la société des cafés Jacques Vabre. Il
faut dire qu’il n’hésite pas à nous moudre le grain un
peu gros. On lui doit notamment « La France d’en
haut et la France d’en bas » qui a beaucoup diverti ;
lui, nonobstant ses hautes fonctions, doit se retrouver à l’aise au milieu de ces deux France, venu de
cette Charente-Poitou qu’il se plaît à évoquer et où
l’on baratte le beurre comme il baratte les mots. En
France, on aime assez les petits hommes replets,
genre notable ami des familles et du bon peuple qui
ont su garder un peu de glaise du terroir à la semelle
de leurs souliers. On ne manque cependant pas de se
gausser de certaines « raffarinades » où l’ingénuité
ronflante, le paternalisme cajoleur le disputent à la
cocasserie. À propos de la querelle des intelligences
que suscite la révision en baisse du budget de la
Recherche, on notera cette belle sortie parue dans
Le Figaro du 6/7 mars : « Puisque le débat sur l’intelligence est posé dans notre pays, il existe une intelligence de la main et elle n’a pas de complexe à avoir,
cette intelligence de la main, parce que, elle, elle communique directement avec le cœur. » La formule me
semble plus ou moins inspirée d’une consigne des
Compagnons du Tour de France. Mais de la main au
cœur, il y a un abus de langage. Mettrait-il à son crédit la masturbation ?
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J’ai souvent apprécié les petits livres de Georges Picard et, entre autres, Histoire de l’illusion, De
la connerie, Tout m’énerve, Petit traité à l’usage de
ceux qui veulent toujours avoir raison, Tous fous…
Il mêle, sous les parades d’une écriture tenue, élégante, racée, la satire des mœurs et rites contemporains, les réflexions philosophiques et moralistes de
plein terrain, des évasions bucoliques et un penchant
à la fantasmagorie. Dans la mesure de mes moyens,
qui ne sont pas grands, j’ai tenté de le soutenir par
quelques notes dans Le Monde des livres. Mais il
reste trop inaperçu comme l’atteste la dédicace de
son dernier ouvrage, Le Bar de l’insomnie, où il me
remercie de mon « insistance à parler de [s]es livres,
rompant ainsi le quasi-silence de la critique à leur
égard ». Il est vrai qu’il publie chez José Corti, éditeur élitiste s’il en est, et dont la devise est « Rien de
commun », voilà bien de quoi effrayer les thuriféraires littéraires actuels.
On doit au poète Jean Orizet le concept poéticotemporel de l’entretemps, disons, plutôt que concept,
l’intuitive perception. Dans un ouvrage qui lui est
consacré – Le Voyageur de l’entretemps – il le définit
comme « un véritable état de vivre fait d’une quête
de moments, d’une dérive provoquée où le réel permanent se conjugue avec le besoin d’éveiller des présences endormies. On y accède en franchissant le mur
du temps et de l’espace, mélange de concentration
aiguë, d’exubérance maîtrisée et de pensée sans poids,
par une mobilisation de la mémoire et de l’imagination. D’ordinaire, nous ne percevons pas le temps mais
de simples événements qui s’inscrivent dans une durée. Nous ne percevons pas davantage l’espace mais
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des objets d’une certaine étendue. Le passage dans
l’entretemps gomme cette double infirmité : privilégiant le temps cyclique, il permet la réception globale d’un absolu d’espace-temps ».
Dès lors, passé et présent ne font plus qu’un et la
vision d’un site ancien peut renaître dans une intemporalité qui est la vision même de qui l’observe. J’ai
dit ailleurs dans ces carnets que j’avais toujours voulu
contenir une éternité dans une fraction infinitésimale
du temps. Comme romancier, j’ai introduit, ici ou là,
ces « temps-clés », ces « temps-arrêts » sur le parcours
destructeur du temps soumis aux données factuelles,
comme il y a des arrêts sur images, où un geste va
beaucoup plus loin que son apparente portée. Je crois
que certains de mes personnages, à un carrefour décisif de leur destin, vivent ainsi fugacement dans une
sorte de transe figée qui les rend intensément présents
à eux-mêmes en se ressentant, du même coup, complètement hors situation, extérieurs à ce qu’ils sont
pour les autres, agissant comme s’ils étaient agis par
tout ce qu’ils ont pu être – point de convergence où le
passé irradie le présent et fait corps avec lui dans une
sorte d’éblouissement fatidique qui éclipse jusqu’à la
notion même d’identité. La lueur qui court sur le canon d’un revolver braqué sur un ennemi n’est que la
réverbération d’une antique disposition à détruire et le
baiser accordé à un nouvel amour n’est que la contrefaçon de celui qui a scellé un premier émoi amoureux
inabouti.
Notre président qui privilégie le grand geste sur la
réflexion s’est déclaré favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Il a même assuré le
gouvernement turc de son soutien lors d’une visite à
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Ankara en 1999. En 1980, autant que je m’en souvienne,
il se gaussait d’une telle perspective, se demandant
pourquoi pas le Zimbabwe. Et voici que, à la veille des
élections européennes, son parti godillot, l’UMP, s’est
déclaré contre cette adhésion. Au parti socialiste on
serait divisé sur la question et même tête en l’air, à
l’image de Mme Ségolène Royal qui a proféré une
ânerie, expression de son inculture : « Les Turcs sont
quand même très proches des Grecs, pourquoi on prendrait les Grecs et pas les Turcs ? » Le mot « proches »
est jubilatoire : pour un peu elle eût pu mettre aussi les
Arméniens dans son paquet-cadeau. On se demande
bien pourquoi, en effet, la « Turquie d’Europe », fraction de l’ancienne Thrace, qui ne représente que 3 %
du territoire total de ce pays, a vocation à s’insérer dans
la communauté européenne sinon, sans doute, parce
qu’elle est membre de l’OTAN et alliée des USA. Estce aussi cette arrière-pensée qui a conduit certains pays,
et notamment la France, à s’opposer à la mention des
« racines chrétiennes » dans le préambule du projet de
Constitution européenne ? Par ses croyances, sa religion, son autoritarisme si peu respectueux des droits
de l’homme et qui, au fil des siècles, au temps du sultanat, et même après, quand Mustafa Kemal a chassé
les Grecs d’Anatolie, ce pays qui a été un adversaire
de l’Occident peut-il être le compagnon de route d’une
communauté qui aujourd’hui affirme plus ses divergences que sa cohérence ? Mon grand-père paternel a
quitté Constantinople aux premières années du
XXe siècle pour s’établir en France où il avait obtenu
un contrat de travail et y faire souche ; interrogée lorsque j’étais enfant, ma grand-mère maternelle m’affirma
que c’était aussi pour échapper aux Turcs. Ont-ils subi
brimades ou vexations ? Je ne le saurai jamais.
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DU MÊME AUTEUR
aux éditions de la différence
Merci pour tout, carnets intimes 1962-1988.
chez d’autres éditeurs
FICTION
Manhattan Blues, roman, René Julliard ; Fayard.
L’Été, à cœur perdu, roman, Mercure de France.
La Mort blanche, roman, Fayard ; Livre de poche.
Mademoiselle Sarah, roman, Fayard ; Livre de poche.
Pierrot des solitudes, nouvelle, Balland.
L’Heure froide, roman, Julliard.
Le Valet noir, roman, Éditions du Rocher.
« Une histoire française » :
* Vincent Hauttecœur, roman, Grasset.
** Le Partage des ombres, roman, Le Cherche-Midi Éditeur.
Pile-Poil, roman, Le Cherche-Midi Éditeur.
Comtesse Lipska, roman, Le Cherche-Midi Éditeur.
Les Yeux de la nuit, roman, Éditions du Rocher.
ESSAIS
Jean Lorrain, essai, Seghers.
Lisbonne, récit, Champ Vallon.
La Passion Goncourt, essai, France Loisirs.
« Les extases lagunaires de Jean Lorrain » in Amoureux fous
de Venise, Olivier Orban.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010.
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