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e-mail : [email protected]
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’Ashtaroût
Cahier hors-série n°7 (février 2006) ~ Figures de la Déhiscence, pp. 16-21
ISSN 1727-2009
Claudia Ajaimi
La déhiscence climatérique en faveur du dernier-né
1.
2.
3.
4.
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6.
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8.
9.
Présentation
Vignette clinique : Shadya (50 ans)
Renoncement sexuel du milieu de la vie
Effroi devant la ménopause
L’enfant thérapeutique
La destitution du père en faveur du fils
Intrusion dans la vie intime du fils
Un objet sexuel incestueux refoulé
Le relais entre les générations
Présentation
« enfant climatérique ». Cet enfant semble remplir plusieurs fonctions. J’en ai décrit trois. Il
joue le rôle d’enfant thérapeutique, celui de bâton de
vieillesse, et celui de dernier enfant faisant office de
relais entre les générations.
L’analyse de plusieurs cas a révélé que l’enfant climatérique rejoue pour la deuxième fois le
drame le plus précoce du développement sexuel
féminin tel que Freud [5] en a établi l’équation
symbolique : Fèces  Cadeau  Pénis  Enfant.
Je voudrais consacrer la présente contribution au cas d’une quinquagénaire pour qui la
fantaisie du rédempteur joue un rôle fondamental dans la reconfiguration de son appareil psychique au moment du retour d’âge.
Cette enquête a fait l’objet d’une thèse sous la direction du Pr
François Pommier intitulée : Explorations cliniques du climatère au
Liban, qui sera soutenue en cours d’année devant l’Université
Paris V – René Descartes.
2 Cf. CLAUDIA AJAIMI, « La déroute du désir à la ménopause & la
fantaisie de l’âme sœur », in ’Ashtaroût, bulletin volant n° 20041020, octobre 2004, 6 p., repris in ’Ashtaroût, cahier hors-série
n°6, décembre 2005, pp. 62-67.
Shadya est une femme au foyer. Elle a cinquante ans. Elle est mère de trois garçons.
L’aîné a vingt-huit ans, le cadet vingt-sept et le
benjamin dix-huit. C’est une femme sympathique, vive, joyeuse et loquace. Je l’ai rencontrée
chez une amie, à une réunion matinale regroupant quelques femmes autour d’un café (Soubhiyyé). On discutait des problèmes de la femme
contemporaine. Shadya n’était pas maquillée, ce
qui contrastait avec les autres femmes présentes.
Elle était habillée modestement et elle faisait son
âge.
C’est une femme résignée. Elle accepte les
signes de la vieillesse qui apparaissent sur son
corps. Elle ne pense ni à les réparer ni à les
cacher. Elle affirme qu’elle assume les rôles de
grand-mère, et celui de la femme mûre et sage,
apanage de celles qui sont dans la deuxième
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1
Dans le cadre de l’enquête que j’ai menée au
Liban sur les notions de crise du milieu de la
vie et de climatère 1 j’ai été amenée à repérer
trois manières de négocier la ménopause chez la
femme libanaise : 1/ par la stase libidinale, 2/
par la fantaisie de l’âme sœur 2, et 3/ par la fantaisie du rédempteur. C’est de cette dernière catégorie que je vais traiter.
Un nombre élevé de Libanaises rêvent à ce
moment de leur vie – que j’ai désigné de crise du
milieu de la vie – de faire un enfant. Elles passent souvent à l’acte en mettant effectivement au
monde un enfant que je désigne à cet effet d’
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1
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Vignette clinique
moitié de la vie. Elle dit : « Ma cousine a presque
mon âge. Elle refuse d’être nommée mamie par
sa petite-fille. Elle n’accepte pas la chose. Elle
demande à la petite de l’appeler par son prénom.
Je ne suis pas comme elle, moi. J’aimerais bien
qu’on m’appelle bientôt mamie. » Elle ajoute :
« Ma sœur non plus n’est pas comme moi. Elle
n’aime pas qu’on la consulte pour les problèmes
de la vie courante. Elle ne veut pas avouer ni
assumer la sagesse que notre âge nous confère.
Quant à moi, beaucoup de gens me consultent,
surtout les amies de mes enfants. Elles me
parlent de leurs problèmes intimes. Je réussis
souvent à les aider. Elles me remercient souvent
en me montrant leur affection et leur reconnaissance. »
Shadya est une femme ordonnée. Sa vie et sa
maison sont bien rangées. Elle prend ses mesures à l’avance et prévoit certains événements
avant leur arrivée. Elle aime toujours être prête.
Elle fait beaucoup de calculs. Elle est bien adaptée à son entourage. Elle s’entend avec toutes les
générations et traite avec humour tous les problèmes qui lui arrivent. Elle est réputée pour son
enjouement, pour son calme et pour sa sagesse.
Shadya s’est mariée à l’âge de vingt ans. Elle
a formé avec son mari un couple idéal que tout
le monde vantait et admirait. Leur amour était
connu dans leur région. Elle accompagnait son
mari partout dans ses voyages. Les gens étaient
habitués à les voir ensemble dans toutes les circonstances. Ils s’aimaient éperdument. Elle disait : « S’il arrivait qu’on voit mon mari seul on
s’inquiétait de moi. On demandait à mon mari si
je n’étais pas malade. Nous nous entendions à
merveille. Nous avons passé de très beaux moments ensemble. Nous dépensions tout ce que
mon mari gagnait. Nous faisions tout ce que
nous souhaitions. Notre amour était connu partout à la ronde. »
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Renoncement sexuel
du milieu de la vie
Il semble que cette lune de miel, qui a duré
plusieurs dizaines d’années, se soit terminée
depuis un certain temps pour Shadya. Faire
l’amour avec son mari ne l’intéresse plus vraiment. Elle continue à le satisfaire par courtoisie.
Elle disait : « Je ne veux pas lui faire de mal.
Lorsque nous faisons l’amour je fais un effort
pour lui montrer que je suis complètement heureuse et satisfaite. Je simule la joie parce que,
moi, je n’ai plus envie de faire souvent l’amour.
Ça me fatigue, mais je ne lui dis rien parce que je
l’adore. L’âge et les travaux du ménage m’épuisent abominablement. Je ne suis pas de bonne
humeur tout le temps. » Elle affirme qu’elle aime
toujours son mari mais que la sexualité ne l’intéresse plus. Elle a perdu son désir sexuel pour
son mari, comme pour tout autre homme.
Le caractère joyeux de Shadya, son sens de
l’humour, sa famille équilibrée et sa grande histoire d’amour avec son mari ne laissaient guère
prévoir un pareil déclin au milieu de la vie. On
aurait plutôt imaginé qu’elle traverserait tranquillement la crise du milieu de la vie avec les béquilles qui soutiennent ordinairement la femme dans
de pareils moments. Contre toute attente 1
Shadya perd son désir sexuel pour son mari et
pour tous les hommes. Apparemment, ça ne la
dérange pas. Elle juge cela normal et le relie à
l’épuisement dû à l’avancement en l’âge. Outre le
désir sexuel, Shadya semble perdre parfois sa
bonne humeur et son sens de l’humour. Elle
passe parfois par des moments de déprime, de
tristesse et d’ennui qu’elle attribue également à
l’âge sans en être trop convaincue. Elle semble
témoigner d’une fragilité psychique inattendue.
On se demande pourquoi cette femme
amoureuse perd son désir sexuel au seuil de cette
On reconnaît dans cette expression un colophon de l’inconscient, tel que Dostoïevski l’a magistralement notifié dans l’incipit
de L’Éternel mari (1870).
1
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nouvelle étape de la vie tandis que le désir sexuel
de son mari ne change pas pour elle ? Qu’est-ce
qui a provoqué l’extinction de son désir alors que
son mari continue de l’aimer comme autrefois et
qu’elle n’éprouve elle-même aucune inclination
pour un autre homme ?
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la sexualité n’est pas liée à la reproduction. Pendant plus de vingt ans elle a recouru à la pilule
sans états de conscience.
Shadya manifeste une certaine jalousie envers
la génération de ses enfants. Elle envie ces
derniers parce qu’ils disposent d’une grande
liberté sexuelle. Elle évoque avec amertume que
de son temps la situation était complètement
différente. Elle disait : « Nos parents étaient très
sévères à notre égard. Non seulement nous ne
disposions pas d’une vie sexuelle avant le mariage, nous n’étions pas même informées sur ce
sujet. On ne nous parlait des relations sexuelles
qu’avant le mariage. Il y avait même des filles qui
se mariaient sans avoir aucune idée de la vie
sexuelle. C’était au mari qu’incombait la responsabilité de l’initiation sexuelle complète. Vous
êtes très chanceuses, vous. Votre génération a
bénéficié d’une très grande liberté affective et
sexuelle. Je vois ça à travers les copines de mes
fils. »
Shadya maintient une très bonne relation
avec ses fils devenus adultes. Elle évoque leur
adolescence disant que c’est elle qui les a aidés à
s’initier à la vie sexuelle. Elle leur donnait de
l’argent pour le dépenser à leur guise et pour le
plaisir, tout en les mettant en garde contre les
dangers et les risques possibles de la dépravation
sexuelle. Elle disait : « À l’époque où ils étaient
étudiants et qu’ils ne gagnaient pas encore leur
vie, c’est moi qui leur donnait de l’argent. Je leur
disais : prenez ça, c’est pour acheter des bonbons. Je ne suis pas idiote, moi. Je savais bien
qu’ils allaient dépenser cet argent avec des filles.
Il fallait qu’ils sachent que je suis au courant et
que ça ne me gêne pas. Je ne veux pas me quereller avec eux. Je fais tout pour ne pas perdre
leur affection. Je reçois souvent leurs petites
amies chez moi. Je les traite comme si elles
étaient mes propres filles. Elles m’adorent. Je me
dis toujours que ces jeunes filles pourraient devenir un jour mes belles-filles. Alors pourquoi ne
Effroi devant
la ménopause
Shadya parlait joyeusement et tranquillement
durant tout l’entretien. Elle ne se renfrogna
que lorsque j’ai évoqué avec elle la question de la
ménopause. Ses répliques devinrent courtes et
froides. Elle ne paraissait pas vouloir en parler.
Elle disait qu’elle est très proche de la ménopause
et que ses règles avaient parfois des ratées. Son
gynécologue l’a prévenue de l’approche de la
ménopause. Elle affirma que cela ne la gênait pas
trop. Ses yeux larmoyants trahissaient cependant
une amertume et un regret qu’elle ne réussissait
pas totalement à cacher. Elle disait : « C’est normal d’être ménopausée à mon âge. C’est la loi de
la vie. Je le savais depuis toujours. Hier c’était le
tour de nos mères, aujourd’hui c’est notre heure,
et demain ce sera la vôtre. Personne n’y échappe.
C’est un destin prédéterminé qui nous est réservé
depuis des millénaires. Nous devons tout simplement l’accepter avec sagesse. »
On se demande pourquoi cette femme résignée souffre autant de l’approche de la ménopause ? Pourquoi les projets qu’elle a déjà échafaudés pour cette étape de la vie n’ont pas
contribué à lui épargner cette douleur ? Qu’est-ce
qui la dérange dans ce phénomène pourtant
attendu comme un événement naturel appartenant à la deuxième moitié de la vie d’une femme?
Shadya ne semble pas regretter la perte de la
fonction de reproduction. Elle avait depuis
longtemps décidé de ne plus avoir d’enfant parce
qu’elle ne voulait pas avoir une famille nombreuse. Dans sa tête comme dans son univers culturel
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pas les choyer ? Du coup je conserve comme ça
l’amour de mes enfants. »
Shadya semble investir son énergie sur ses
enfants. Elle pense toujours à eux et cherche à
garder leur amour à tout prix. Ils accaparent ses
pensées. Elle dépense temps et énergie à chercher comment se conduire avec eux et avec leurs
petites-amies.
Une question se pose : Shadya éprouve-t-elle
les mêmes sentiments pour tous ses enfants ?
Occupent-ils la même place dans son cœur ? Ne
distingue-t-elle pas entre eux ? N’entretient-elle
pas une relation plus privilégiée avec l’un d’eux ?
5
qui épuisaient son corps. Après de longues souffrances l’un des nombreux médecins consultés
lui a conseillé d’arrêter tous les médicaments et
de faire un enfant. Elle n’a pas expliqué comment ce médecin est parvenu à cette suggestion.
Elle disait : « Il m’a prescrit de faire un enfant, ce
que j’ai beaucoup apprécié. L’enfant nettoie le
corps de toutes les saletés. Il régénère le corps,
me dit cet excellent médecin. Il m’a conseillé
d’arrêter tous les traitements et les médicaments
et d’attendre un mois avant de tomber enceinte.
J’ai suivi ses recommandations à la lettre parce
que j’ai eu confiance en lui. Il était très compréhensif. Il avait raison ! J’ai été régénérée dès le
premier jour de ma grossesse. Mon corps et mon
âme se sont débarrassés de tous leurs troubles.
Vous ne pouvez pas imaginer ma situation à
cette époque. J’étais une ruine et presque sans
vie. On craignait beaucoup pour ma vie. Cet
enfant m’a formidablement guéri. »
Shadya fut guérie de tous ses maux en tombant enceinte. À distance, il y a toute apparence
que son problème essentiel à cette époque ait été
son envie d’avoir un enfant. C’est cette envie
persistante et non approuvée par le mari qui
semble avoir provoqué chez elle une floraison de
troubles somatiques et psychiques qui l’ont conduite chez les médecins. Elle ne pouvait pas dire
à son mari adoré qu’elle voulait avoir un dernier
enfant. Elle connaissait bien sa position. Heureusement pour elle, il s’est trouvé un brave
médecin dans le nombre de ceux qu’elle a consultés à légitimer pour elle et pour son mari son
désir d’avoir un enfant. C’est sur ordonnance
médicale qu’elle a obtenu l’acquiescement de son
mari et qu’elle est parvenue à ses fins.
L’enfant est né maladif. Elle l’a soigné pendant une longue période. Elle a beaucoup souffert avant de réussir avec son mari à bien lui
rendre la santé. La maladie de cet enfant a considérablement renforcé l’intimité entre la mère et
lui. Shadya affirma qu’elle avait beaucoup pris
L’enfant
thérapeutique
Shadya déclare qu’elle préfère son benjamin.
Elle raconte joyeusement son histoire avec
lui. Son mari ne voulait plus d’enfant. Il se contentait d’avoir eu deux fils et il refusait catégoriquement l’idée d’avoir un troisième enfant. Pourtant, au Liban, il est très courant d’avoir une
famille nombreuse. Une famille moyenne dépasse d’habitude les trois ou quatre enfants dans la
région où réside Shadya. Est-ce que cet homme
craignait d’avoir une fille, comme c’est le cas de
pas mal de pères ? Refuse-t-il le troisième enfant
à cause de ce risque ? En tout cas cet enfant
n’était pas désiré par le père et n’a été conçu que
part la seule volonté de la mère. Voyons comment.
Shadya a eu ce troisième enfant pour des
raisons assez particulières. Elle avait décidé avec
son mari de se contenter de leurs deux enfants
lorsqu’elle est tombée malade à un moment donné. Ses symptômes ne se rattachaient pas une
maladie connue. Elle souffrait de rhumatisme et
de quelque maladie sanguine. Elle m’a décrit très
vaguement ses symptômes. Elle ne savait pas
vraiment de quoi elle souffrait. Elle fut traitée,
dit-elle, par un médecin pour un faux diagnostic.
Elle avait pris en vain beaucoup de médicaments
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soin de lui et que ça lui procurait un grand plaisir. Elle disait : « Mon enfant est né malade. Je ne
me séparais presque pas de lui. J’ai fait de mon
mieux pour le guérir. Je suis restée à ses côtés
durant toute son enfance. Nous étions très proches l’un de l’autre. » En fait, ils étaient presque
collés l’un à l’autre.
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Intrusion dans
la vie intime du fils
Shadya entretient une relation très intime
avec son fils. Elle le mêle à sa propre vie en
même temps qu’elle s’immisce elle-même dans la
sienne. Elle lui demande le bilan de ses journées.
Elle lui donne des conseils et l’aide à échafauder
des projets d’avenir. Cet homme entretient depuis quelques mois une relation amoureuse avec
une jeune fille. Il en a parlé à sa mère. Celle-ci ne
s’est pas opposée à cette relation amoureuse. Elle
n’a pas osé le contrarier, dit-elle, par peur de le
perdre en perdant son amour. Elle n’a rien dit
sur le compte de la jeune fille. Elle se retient
d’exprimer devant lui ses sentiments à son égard.
Shadya ne parle pas de l’amie de son benjamin comme elle le fait des copines de ses deux
autres fils. Il ne semble pas qu’elle réussisse à la
traiter avec la même neutralité et la même hospitalité. En parlant d’elle, ses yeux et sa voix
expriment une certaine amertume. D’ailleurs, elle
ne l’a évoquée que pour répondre à ma question
concernant la vie affective de son fils. Ce sujet
semble la déranger à l’égal de celui de la ménopause. Elle en parle très peu et passe rapidement
à un autre sujet.
La destitution du père
en faveur du fils
Shadya est restée très attachée à ce fils devenu adulte. Depuis un certain temps déjà elle
lui confiait le salaire de son père. Elle l’a complètement chargé de l’entretien de la maison. Elle
disait : « Si je veux acheter quelque chose pour la
maison je lui demande de l’argent. Je le consulte
dans toutes mes affaires. Il est encore étudiant, il
ne gagne pas sa vie comme ses frères. Je lui ai
légué la maison familiale. Tout cela l’a beaucoup
aidé à avoir confiance en lui-même. Il est très
attaché à moi. »
Il est clair que Shadya a détrôné le père en
faveur de son benjamin. Elle dépouille le chef de
famille de son argent et de sa maison. Elle se met
avec son mari sous sa tutelle, justifiant sa conduite en disant que cet enfant s’occupera bien
d’eux durant leur vieillesse. Elle dit : « Il nous
traitera avec amour et il ne sera pas ingrat parce
que je lui ai tout donné. » On pourrait décrire la
situation en disant que cette femme est entrée en
« déhiscence » vis-à-vis de son enfant.
La déhiscence est un terme de botanique. Il
désigne l’action par laquelle l’organe clos s’ouvre
le long d’une suture préexistante et livre tout son
pollen comme une anthère. Je reprends ce terme
proposé par Amine Azar dans le cadre de son
étude sur « la folie de la maternité amoureuse »
chez des quadragénaires [3]. Il lui sert à décrire
ce mouvement d’oblativité par lequel une personne veut disparaître dans une totale démission
de soi au service de l’objet de son amour.
8
Un objet sexuel
incestueux refoulé
On peut se demander si l’intérêt sexuel de
Shadya pour son mari n’a pas commencé à
diminuer à ce moment-là – justement – où son
benjamin a débuté sa liaison amoureuse avec
cette jeune fille ?
De fait, le désintérêt sexuel de Shadya pour
son mari a eu lieu beaucoup plus tôt. Shadya le
fait remonter à plusieurs années en arrière, sans
préciser davantage. Nous ne saurions donc déterminer avec exactitude l’époque de son renoncement sexuel. Mais ce que nous pouvons avancer c’est qu’il est en relation avec son attachement libidinal à son fils. Qu’il ait débuté à la
naissance de l’enfant, ou à son entrée en ado20
lescence nous n’en savons rien, parce que Shadya
n’a pas livré d’informations à ce sujet. Nous
pouvons tout de même préciser que cette période de renoncement sexuel a été tranquillement
vécue par elle. Elle n’a pas souffert de moments
de déprime, comme c’est le cas aujourd’hui. Il
semble que ses troubles se sont déclenchés
quand son fils a contracté cette relation amoureuse. Cela nous amène à dire qu’en renonçant à
l’amour de son mari Shadya a déplacé son investissement libidinal sur son fils. Elle n’a pas uniquement détrôné le père en faveur du fils sur le
plan matériel mais aussi sur le plan libidinal. Il
nous semble que son renoncement sexuel est dû
à ce surinvestissement libidinal incestueux du
fils. Il n’est pas surprenant qu’elle manifeste une
certaine fragilité en parlant de la ménopause dans
la mesure où il apparaît que cet événement a
malheureusement coïncidé avec l’initiation sexuelle de son benjamin avec cette jeune fille. En
conséquence de quoi elle a doublement souffert.
On peut se demander si cet enfant non voulu
du père et qui fut ardemment protégé par la
mère contre le monde extérieur n’est pas finalement l’héritier de son grand-père maternel.
Nous savons bien, d’après ce que Freud nous a
enseigné, que la jeune fille surinvestit son fils des
qualités de l’idéal dont elle auréolait petite fille
son propre père. À écouter Shadya, il semble que
cet enfant en tant qu’héritier du grand-père (maternel) accapare les investissements libidinaux de
sa mère parvenue à l’âge critique. De sorte que,
pour cette femme, on peut considérer que cet
enfant climatérique, en sus de vérifier l’équation
symbolique de Freud [5] évoquée plus haut, en
sus d’être un enfant thérapeutique, et en sus
d’avoir la fonction de bâton de vieillesse, il fait
également office de relais entre les générations. –
Quatre bonnes raisons pour une bonne mère
d’entrer en déhiscence vis-à-vis de son dernierné au moment de la ménopause. 

9
Le relais entre les
générations
Shadya parle avec admiration de la ressemblance corporelle entre son propre père et son
benjamin. Elle dit : « Si vous voyez mon fils
maintenant, vous ne diriez pas que cet homme
était malingre et chétif dans son enfance. Il est
tellement robuste et grand comme mon père !
Vous diriez un Abaday 1 du village. » De même,
elle a souvent évoqué des traits de personnalité
communs entre les deux hommes. Elle dit :
« Mon fils a un caractère un peu particulier. Il est
très bon mais il est obstiné. Il lui arrive parfois
de refuser de discuter certaines idées et de ne se
fier qu’à lui-même. Je pense qu’il a hérité ce trait
– comme tant d’autres d’ailleurs – de mon défunt père. Il ressemble bien plus à mon père qu’à
la famille de mon mari. »
1
Références
[1] AJAIMI, Claudia : « La déroute du désir à la ménopause & la
fantaisie de l’âme sœur », in ’Ashtaroût, bulletin volant n°
2004∙1020, octobre 2004, 6 p. Repris in ’Ashtaroût, cahier horssérie n°6, décembre 2005, pp. 62-67.
[2] AJAIMI, Claudia : Explorations cliniques du climatère au Liban,
Thèse de l’Université de Paris V – René Descartes, soutenance
prévue en juin 2006.
[3] AZAR, Amine : « La sexualité féminine réduite à quelques
axiomes », in ’Ashtaroût, bulletin volant n° 2004∙1016, octobre
2004, 17+2 p. Repris in ’Ashtaroût, cahier hors-série n°6, décembre 2005, pp. 42-57.
[4] DOSTOÏEVSKI, Fiodor M. : (1870) L’Éternel mari, trad. de Nina
Halpérine-Kaminsky, édition établie et préfacée par Wladimir
Troubetzkoy, Paris, GF-Flammarion, in-12, 1992, 247p..
[5] FREUD, Sigmund : (1917e) « Des transpositions pulsionnelles,
en particulier dans l’érotisme anal » in La Vie sexuelle, Paris, PUF,
1969, pp. 106-112 ; GW, 10 : 402-410 ; SE, 17 : 127-133 ; OCF,
15 : 55-62.
Homme fort et baraqué, une sorte de malabar.
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