AUTRE CHOSE QUE DES MOTHERFUCKERS

Transcription

AUTRE CHOSE QUE DES MOTHERFUCKERS
AUTRE CHOSE
QUE DES
MOTHERFUCKERS
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La France est pâle comme un lys,
Le front ceint de grises verveines.
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À Lucie, Tony, Sarah, Malika, Claire,
Mokhtar, étudiants, enseignants et syndicalistes,
les derniers en date ;
À Elisabeth, Henrique, Isabelle, Sandrine, Ludo, Thierry,
Philippe, Fred pour qu’ils continuent ;
À Zohra, Mireille, Jean-François, Patrick, Fabienne,
Francine, Manu parce qu’on continue ;
À Manon et Vitriol mes muses ;
À Claire, du Chestershire.
–5–
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La guerre et l’ univers
Poitrine !
Combats l’avalanche du désespoir.
Fouille à tâtons dans le bonheur futur.
Là,
Si vous voulez,
De mon œil droit
Je tire tout un bosquet en fleurs
Pensées, multipliez de bizarres oiseaux !
Tête !
Renverse toi d’enthousiasme et d’orgueil.
Mon cerveau,
Bâtisseur joyeux et avisé,
Édifie des villes !
Vers ceux
Qui serrent encore
Les dents de fureur,
Je viens dans l’aurore de mes yeux étincelants.
Terre !
Lève-toi,
En mille Lazare
Que parent des lueurs de chasubles.
Vladimir Maiakovski
La guerre et l’univers - 1916 1
–7–
–8–
Introduction à la première édition
Tout devait se passer pour le mieux : on avait commencé
à m’oublier, je pouvais m’en aller, songer aux rêves du cœur,
et expérimenter sur moi-même le principe d’entropie. Sans
enthousiasme excessif. Et puis la guerre m’a rattrapé. Ou plutôt le front s’est déplacé et je me suis de nouveau trouvé au
milieu du mouvement des troupes.
Hier, j’ai eu le compte-rendu d’une réunion CM2-6e : des
instituteurs ont dit qu’avec les deux demi-journées de sport
qui impliquent des déplacements pour l’initiation au golf et la
piscine, ils ne pouvaient guère consacrer au français plus de
trois heures par semaine, les professeurs du collège ont
répondu qu’eux-mêmes avaient scrupule à envoyer au lycée
des élèves qui ne savaient pas rédiger. La semaine passée je
me suis réuni avec des assistants d’éducation qui, pour 600 €
par mois, font le travail d’un éducateur et d’un instituteur spécialisé ; j’ai aussi déjeuné avec une vacataire, titulaire d’une
licence de lettres et d’une maîtrise de « Français Langue
Étrangère » (FLE), qui m’a quitté pour se rendre au Secours
catholique chercher des vêtements chauds. Les vêtements
chauds, le vin du soldat et les dérivés ou substituts du chanvre font toujours partie de la logistique des armées. Pendant
ce temps, dans les quartiers collabos, on envoie toujours le
petit cinquième demander aux profs combien ils gagnent,
pour qu’on puisse se moquer d’eux à la maison (la maison
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est contemporaine, donne sur l’Étang Saint-Nicolas, en l’occurrence,
et a son entrée directe sur le parc de La Haye, on y croise le président
du Conseil général, responsable des collèges et candidat à la mairie).
Bref, c’est le quotidien de la guerre. En cet automne, Dominique
Strauss-Kahn est devenu chef d’État-Major et Xavier Darcos, agrégé
et ministre de l’Éducation Nationale a demandé que l’on supprime
encore deux heures d’enseignement aux élèves du primaire…
Il est sept heures, ce matin : dans quelques instants je vais retrouver mes étudiants sans avoir le droit de leur expliquer que, quand
Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, à la tête de ses troupes,
s’attaque à la fois au contrat de travail et à la loi de 1884 sur les syndicats, elle ne fait pas de quartier, même chez les siens... Il ne faut
donc attendre aucune indulgence. Bref, je ne peux pas rendre mon
paquetage et je vais participer, de ma place, à la résistance à cette
barbarie qui avance, barbarie dont Pascal Lamy2 et Nicolas Sarkozy3
sont les petits caporaux. Pour préserver le droit de rêver.
Angers le 25 décembre 2007
2 Pascal Lamy, responsable socialiste, est directeur de l’Organisation Mondiale du
Commerce (http://www.wto.org)
3 Ancien
ministre de l’Intérieur du gouvernement Chirac.
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Introduction à la deuxième édition
Il peut paraître surprenant de mettre en circulation une
deuxième édition alors que la première n’est pas totalement
épuisée. Je n’en disconviens pas. Quelques mots d’explication, donc.
D’abord, on me la réclamait (non, non, on ne me harcelait pas !). Pour la première édition, j’avais fait au plus rapide,
car je voulais que sa sortie précède mon départ en retraite,
d’où la pagination réduite et les problèmes de lisibilité y afférents. Deux d’entre-vous, plus professionnels que moi en
matière d’édition, m’ont proposé leur aide pour publier un
volume plus proche des normes habituelles de l’édition, je les
remercie et je confirme à celui que je n’ai – pour cette fois –
pas mis à contribution, qu’il ne perd rien pour attendre : les
« Éditions de la Maraîchère » ont des projets !
Ensuite, un dialogue s’est noué avec certains lecteurs, que
je remercie ici très vivement. J’ai en tête les observations
d’une muse 4, les questions de deux étudiantes de prépa, les
reproches d’un ami, les remarques d’un lecteur suisse, le long
courrier d’un adversaire politique respecté, les commandes
assorties de commentaires de camarades syndicalistes, de
4 Les muses savent repousser les attaques du temps et inventer des sigles
comme ACQDM, très utiles pour les SMS.
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chefs d’établissements qui recommandaient le livre à leurs
collègues, de cadres du rectorat, de parents d’élèves et, plus
récemment, la mise en cause d’une collègue que j’avais blessée, ce que je regrette. J’ai donc voulu tenir compte de ces
observations, argumenter, réitérer ou nuancer... et cette édition m’en donne l’occasion.
Enfin, les batailles décisives sont devant nous, très proches désormais : il y a eu accélération depuis avril 2008, j’ai
ajouté des développements à ce sujet, avec quelques cartouches pour vos chargeurs. Et puisque nous sommes sur le
front, de grâce, emportez-y de la poésie : à l’heure de la
relève, lisez Maiakovski, bien sûr, mais aussi Rimbaud pour ne
pas voir « l’épouvante bleuâtre des gazons après le soleil
mort. »
Merci à vous !
Le 9 février 2009
Le blog
http://autrechosequedesmotherfuckers.net
attend toujours vos visites
– 12 –
Mes élèves
Mes élèves m’ont souvent pris pour un fou, surtout
avant que je ne consulte et que, chemin faisant, je ne
vieillisse ; je n’ai pas l’impression que le passage de
« fou » à « vieux fou » ait vraiment amélioré ma position. Mais, qu’ils soient remerciés ! C’est largement
grâce à eux que je ne me suis pas racorni trop vite, en
recevant chaque année une nouvelle fournée, toujours pimpante et fraîche. Depuis quelques années j'ai
des étudiants “post bac” et plus seulement des élèves ;
chez eux la fraîcheur de la jeunesse le dispute à l'angoisse ; les addictions et la souffrance se répandent.
Les élèves… Ceux que je regrette le plus s’appelaient Première G d’adaptation. Les “adapt” étaient issus
des lycées professionnels où, comme souvent, ils
avaient été orientés par l’échec. Leurs professeurs (les
PLP : professeurs de lycée professionnel) leur avaient
proposé de reprendre des études plus longues (au
moins jusqu’au bac). J’ai accompagné quelques-uns
d’entre eux jusqu’au BTS et c’est encore avec ces élèves que j’ai – parfois – gardé des relations, au gré des
adresses de courriel données ou perdues. L’École est
bien un lieu de reproduction sociale, mais la classe
dominante peut remercier ceux qui, sous prétexte que
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l’école reproduisait les inégalités sociales (la belle
affaire !), ont contribué à réduire la mobilité verticale
offerte aux fils des salariés, à saboter l’ascenseur qui
fonctionnait vaille que vaille. En clair, Bourdieu et
Passeron, les althussériens et les Cahiers pédagogiques
ont accompagné les destructions pratiques. De
Christian Fouchet5 à René Haby6 et Alain Savary7, de
Claude Allègre8 à François Fillon9, en passant par
Lionel Jospin10, René Monory11, Jean-Pierre
Chevènement12 et Jack Lang13, les “réformes” ont
patiemment défait l'édifice républicain construit par la
bourgeoisie sous la pression de la classe adverse. Je
suis un lecteur assez régulier du blog de Philippe
Meirieu, emblématique de cette période14. J’ai participé un jour à une table ronde avec un sociologue bordelais de la bande à Meirieu (ce brave homme dont le
5
Ministre (gaulliste) de l’Éducation Nationale de 1962 à 1967.
6
Ministre (giscardien) de l’Éducation Nationale de 1974 à 1978.
7
Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1981 à 1984.
Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1997 à 2000 il est resté
célèbre par sa volonté affichée de « dégraisser le Mammouth », c’est-àdire de générer des gains de productivité en supprimant des postes, mais
a tout de même réussi, avant sa démission provoquée à engager le processus de privatisation de la recherche publique.
8
9
Ministre (gaulliste) de l’Éducation Nationale de 2004 à 2005.
10
Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1988 à 1992.
11 Ministre (démocrate-chrétien) de l’Éducation Nationale de 1986 à 1988.
12
Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1984 à 1986.
13 Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1992 à 1993 et de 2000
à 2002.
14
Philippe Meirieu, homme public issu du christianisme social, a été sol-
– 14 –
nom m'échappe15 devait, quelques mois plus tard être
nommé directeur de quelque chose par le ministre
Allègre). Mon intervention devant le public ne lui
avait pas plu. Lors du déjeuner, les organisateurs
avaient essayé de répartir de façon équilibrée les participants, souvent élus locaux ou responsables associatifs, mais ce garçon, professeur de sociologie à
Bordeaux, s’en est pris avec une telle vigueur à l’École
publique, puis aux organisations qui la défendaient,
qu’il a incommodé tout le monde et s’est mis à dos
maires, conseillers généraux et responsables syndicaux, souvent membres comme lui du Parti socialiste.
Énervé par mon propos, il avait ce jour-là énoncé en
termes trop limpides son mépris pour l’École de la
République, que la majorité des convives considéraient comme un acquis dont ils avaient eux-mêmes
profité. Les élèves de « Première G d’adaptation »
licité par Lionel Jospin pour la mise en place des IUFM puis de la réforme
des programmes scolaires ; son objectif, conforme à la théologie catholique qui combat l’individualisme au nom de la « personne », image de la
divinité, est assez bien marqué dans cet extrait d’une de ses conférences
prononcées en 2003 : « la personnalisation prend progressivement la
place de l’individualisation », ce qui se traduit dans une autre conférence
par la formule suivante : « Le discours pédagogique se constitue comme
discours de la sollicitude et s’impose par l’ardeur du dévouement qu’il permet de mettre en œuvre ». Dans cet apostolat, il associe Don Bosco, fondateur des frères Assomptionnistes,… mais aussi Sébastien Faure et
Francisco Ferrer ce qui doit faire se retourner les deux derniers dans leur
tombe. Et il poursuit : « Pour le pédagogue, tel que je le définis ici, « éduquer », renvoie à une foi ou, plus encore, constitue une réponse à un
appel auquel lui, personnellement, ne peut se dérober ». Le terme de gourou de la pédagogie n’est donc nullement abusif. (Conférence prononcée
à Locarno en 1993).
26 Le lycée public Henri IV, situé près du Panthéon à Paris, est un des plus
prestigieux de France.
– 15 –
étaient la preuve vivante que, comme toutes les énormes machines, l’École se trompait (les cancres de
génie sont vieux comme l’enseignement), mais était
capable de corriger quelques-unes de ses erreurs. En
nous expédiant leurs meilleurs élèves, les PLP faisaient
de la « remédiation »16 avant que le mot ne devienne
à la mode. La dotation horaire globalisée (DHG)17 née
dans les fourgons gestionnaires de la Direction
Participative par Objectifs (DPO) promue par la
Harvard Business Review a eu raison des ambitions des
classes d’adaptation : on a supprimé les moyens spécifiques et les effectifs réduits qui leur étaient nécessaires. Et ceci par ceux là même qui ont inventé la notion
“d’échec scolaire”, sans doute parce qu’il fallait prouver l’échec de l’École. Les inventeurs de l’expression
jouent à la fois sur le “sentiment d’échec” ressenti par
un élève en difficulté et sur le pourcentage des élèves
sortis de l’école sans diplôme. C’est une expression
forgée par des adversaires de l’École.
15
Je l’ai retrouvé, mais bof… oui c’est François Dubet.
16 La «
remédiation » est un terme clé de la pédagogie des IUFM, elle fonctionne selon le même principe que les médecins de Molière ; quant on
constate un problème d’apprentissage ou d’assimilation, on se réunit, on
discute et, à la fin de la controverse, on trouve le remède : « clysterium
donare, postea seignare, ensuita purgare ! ». À cette époque au LP c’était plutôt une discussion informelle, avec café pour les filles et muscadet pour les
garçons (si !), et le remède consistait surtout à jouer sur l’ambition légitime de l’élève pour le faire travailler davantage en le prenant à part, ce
que permettait la taille du groupe.
On vous délègue un budget d’heures, à vous de le rentabiliser : le grec,
le latin, l’italien et l’allemand en ont été les premières victimes, mais aussi
les classes d’adaptation (j’ai eu, lors de l’installation des classes d’adaptation, des groupes de douze qu’il m’est arrivé de dédoubler, tout ça pour
des filles et fils de prolos !)
17
– 16 –
Va pour « vieux fou » donc. À vrai dire, en vieillissant, je maîtrisais peut-être un peu mieux mes provocations (ouais ! Bon, faut voir A). J’avoue que je
regrette d’avoir perdu le contact avec pas mal d’élèves ; elles et ils ont aujourd’hui entre 19 et 55 ans.
Ainsi Thérèse, fonctionnaire du Trésor, recroisée voici
quelques années, Marie-Claire que j’avais embauchée
ensuite pour préparer un congrès ou plus récemment
Julien, le batteur métalleux et ses mots d’excuse détonants à propos de son élevage de rats (« perte d’un
être cher », sa rate était décédée d’une « suite de couches »). Je ne sais pas si la notion de « baisse de
niveau » est pertinente, mais je crois qu’un malentendu général a longtemps masqué une entreprise de
démolition. L’École actuelle a été sabotée dès sa création et plus précisément autour des années 60 du siècle dernier, lorsque le Capital s’est aperçu qu’au
rythme imprimé par les conquêtes sociales d’aprèsguerre – et l’allongement de la scolarité obligatoire
jusqu’à 16 ans en fut un effet différé – les coûts directs
et indirects de l’instruction allaient bientôt devenir
insupportables. Les premiers pas s’appellent « Réforme Fouchet »18, puis réforme Haby19. Entre 1954 et
1975, la majorité des fils de paysans deviennent des
prolétaires, contrairement à une idée reçue, la qualifi18 La réforme Fouchet (1963), tente d’organiser la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans (adoptée en 1959, mais qui ne sera effective qu’en 1967), en organisant une sélection en fin de classe de 5e.
Loi Haby du 11 juillet 1975 – ARTICLE 4 : « Tous les enfants reçoivent
dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en vue de donner aux élèves une culture
accordée à la société de leur temps. »
19
– 17 –
cation moyenne n’augmente pas : d’après les chiffres
de l’INSEE les ouvriers qualifiés et les contremaîtres
progressent de 12,3 % pendant cette période et les
O.S. et manœuvres de 55 %20. La pression qu’exerce
ce « capital vivant » pour offrir un avenir à ses enfants
effraie la bourgeoisie : il veut de l’Instruction, on va lui
donner de l’Éducation ! La loi Haby énonce clairement : il s’agit désormais de « donner aux élèves une
culture accordée à la société de leur temps ». Le cycle
4e-3e est alors conçu comme un cycle terminal, la technologie s’introduit massivement et l’objectif économique de l’École est clairement posé, le collège ne sera
pas un morceau de lycée mais une gare de triage. Le
CM2 se poursuit en 6e et en 5e et la suppression du
Certificat d’Études Primaires comme élément de référence est le corollaire de ces réformes. Le CEP sanctionnait depuis 1882 un cycle de sept ans d’études,
auquel la prolongation de la scolarité obligatoire
jusqu’à 14 ans par Jean Zay (1936) a donné tout son
sens, même Antoine Prost un des pourfendeurs de
l’école de Jules Ferry en convient « Ses épreuves indiquaient sans ambiguïté où était le noyau dur de l’école
élémentaire »21 ; il fut définitivement supprimé en
1989. Et le noyau dur s’est noyé dans les réformes successives ; il n’est jamais réapparu.
De ce fait mes étudiants ont parfois du mal à savoir
pourquoi ils sont là et leur question récurrente « à
quoi ça sert, tout ça ? », est parfaitement légitime dès
D’après les chiffres agrégés par Michel Éliard « L’École en Miettes »
(Éditions PIE- 1984)
20
21
Le Monde de l’Éducation - avril 2004
– 18 –
lors que l’on ne sait pas bien si l’École doit d’abord
fournir des connaissances ou une « insertion ». En
quarante ans, le patronat s’est débarrassé sur l’École et
l’Université du coût représenté par l’adaptation à
l’emploi, lui faisant quitter le terrain de la transmission des connaissances. On apprend dès le collège à
rédiger des CV, on commence les stages en quatrième
ou troisième22 – ou même avant dans certaines sections – et à l’autre bout de la chaîne, les diplômes et
filières universitaires ont été adaptés dans l’objectif de
livrer des salariés « clé en main ». Cela ne crée pas un
seul emploi et ne facilite donc aucunement le recrutement mais, du principal de collège au président
d’Université, les chefs d’établissement formatés sont
aujourd’hui persuadés que leur mission est d’adapter
les élèves au monde du travail, ce qui est tout simplement une tromperie. À supposer que tout le dispositif
de stages et d’insertion disparaisse, le patronat devrait
bien recruter le personnel dont il a besoin, en supportant le coût de l’adaptation à l’emploi. Prenons deux
exemples : le secteur agricole, où la loi Rocard (1984)
a donné la haute main sur tout l’enseignement et la
formation professionnelle à l’Église catholique à travers le réseau des Maisons Familiales et des Instituts
ruraux : ce secteur est celui qui a perdu le plus d’emplois et où les salaires sont parmi les plus bas. Il n’y a
là aucun lien de causalité, simplement tout a été prévu
pour accompagner l’exode rural et la disparition des
J’ai eu à connaître, en cet automne 2007 du « stage d’observation »
effectué par une fournée de sept collégiens (d’un coup, oui) chez un discounteur textile et qui on passé leurs journées dans l’arrière-boutique à
poser des anti-vols électroniques, assis sur le sol.
22
– 19 –
paysans. L’affaire se reproduit aujourd’hui avec l’industrie, car la désindustrialisation s’accompagne du
démantèlement de l’AFPA (Association de Formation
Professionnelle des Adultes), cette association mise en
place avec le concours du patronat pour faciliter la
mobilité de l’emploi n’est plus nécessaire à l’heure où
le MEDEF a tout simplement tiré un trait sur l’industrie française. Reste la question du bâtiment : là au
moins le marché continue à se développer et le manque de main d’œuvre qualifiée est une réalité ; pourtant à l’étonnement d’un grand nombre d’artisans, la
liquidation des CFA (Centre de Formation
d’Apprentis) du bâtiment est en cours, pourquoi ? La
réponse se trouve sur les chantiers Bouygues du Qatar
ou de Dubaï où la main d’œuvre asiatique surexploitée est abondante, elle se trouve aussi à Bruxelles ou
dans votre quartier s’il est populaire. À Bruxelles,
parce que c’est là qu’on met en application la déréglementation européenne du marché du travail, dans
votre quartier populaire parce qu’il est désormais fréquent d’y entendre parler roumain, bulgare ou slovaque, lors du départ le matin vers les chantiers. Que les
artisans n’y trouvent pas leur compte : la belle
affaire !23 Entendons-nous bien ! Les missions de
l’École ont toujours été le produit d’un rapport de forIl ne s’agit pas d’avoir « peur du plombier polonais » et le processus est
inachevé, voici cependant une anecdote qui montre le caractère facétieux
des employeurs. Dans un département où les cultures fruitières sont
importantes, il est fréquent qu’au moment de la récolte on embauche des
équipes d’ouvriers saisonniers. En l’état actuel de la législation, le minimum de rémunération est le SMIC. Ce qui n’interdit pas de payer au rendement. Mais le SMIC étant horaire, la vérification du respect effectif des
dispositions légales protectrices des salariés suppose la connaissance des
23
– 20 –
ces entre des intérêts opposés : de Gaspard Monge à
Guizot, de Falloux à Jules Ferry, la bourgeoisie a pu,
avec beaucoup de prudence favoriser l’accès du peuple à la science, car il en allait du développement des
forces productives. Il en va tout autrement dans l’économie parasitaire d’aujourd’hui. Cela a des conséquences qui étonnent parfois les employeurs euxmêmes. Ainsi un « Lavisse »24 des années 1950 est à
peu près inaccessible à un collégien de troisième, alors
que son grand-père l’étudiait à treize ans ; mais le collégien a fait de la techno, a déjà lu un bilan et démonté
un ordinateur. Ce salmigondis est d’ailleurs une des
spécificités des sections où j’ai sévi. Mais cela est transposable : il suffit de voir le niveau de la production littéraire de certains cadres qui doivent rédiger des rapports ou, malheureusement, certaines prestations de
candidats au CAPES25.
Il m’est arrivé de passer devant le lycée Henri IV26
à la fin des devoirs du samedi matin, c’est un autre
monde. On y trouve des lycéens très chics et des
lycéennes très élégantes qui attendent patiemment
leurs camarades pour comparer les solutions ou les
plans adoptés et discuter des mérites et des difficultés
horaires réels de travail. Et si l’on refuse de les communiquer et de laisser
officier les inspecteurs des lois sociales ? Bah ! On risque un PV d’infraction qui donnera, ou non, lieu à des poursuites.
24 Ernest Lavisse 1842-1922, fut historien et académicien, mais surtout
l’auteur des plus célèbres manuels d’histoire de la IIIe République. Ses
manuels lui survécurent jusque dans les années 50.
Le Certificat d’Aptitude à l’Enseignement du Second Degré est le principal concours de recrutement des professeurs des lycées et des collèges.
25
26 Le lycée public Henri IV, situé près du Panthéon à Paris, est un des plus
prestigieux de France.
– 21 –
des sujets. Le vendredi, dans mon lycée de province,
c’est le jour où il ne faut pas mettre trop de devoirs le
matin, à cause des soirées étudiantes du jeudi et où –
l’après-midi – la fièvre du départ monte vers 16 heures au milieu des gros sacs de sport chargés de linge
sale que l’on ramène chez maman. Sans parler de la
menace de boycott des cours du lundi matin parce que
l’on revient de week-end.
Encore s’agit-il là d’étudiants gentils, sérieux et
sélectionnés sur dossier, qui ont le souci de préparer
leur diplôme, mais refusent désormais d’approfondir
(à quoi bon ?) malgré la curiosité naturelle qui persiste fort heureusement. Issue d’un lycée coté de province, Claire, 17 ans, fille d’enseignants, mention TB
au bac, 18 de moyenne en français, dresse sur son blog
le constat suivant :
« On les a foutus à l'école primaire, où ils n'ont pas
appris à lire, on les a amenés au collège, où, à l'époque délicate de la vie où l'on se construit, ils ont été ramenés d'individus à moutons, perdus dans le troupeau du consumérisme,
dans leurs uniformes de rappeurs ou de skateurs. Le groupe,
passe encore, mais la foule, non, la foule c'est pas une somme
d'individus, c'est leur négation pure et simple. Entre 11 et 15
ans, l'adolescent français moyen est plus influencé par TF1 et
Skyblog que par son prof d'histoire ou sa chère, anxieuse et
fragile vieille maman. Et après ? Eh ben, comme il faut donner une chance à tous dans l'idéal républicain, Kevin et
Pamela vont au lycée général. Ils savent pas comment s'écrit
lycée d'ailleurs mais c'est pas grave, TOUT plutôt que d'aller en apprentissage, hein ? Faut ramener le bac à la maison.
Alors hop là, direction la seconde, on les laisse passer.
Puis de la seconde à la première, soit L (pour les branleurs
fumeurs de joint ou les futurs esthéticiennes qui aiment le
– 22 –
rose et les bébés et pensent que Freud veut dire ami en allemand) soit S (pour tout le Monde) soit ES (parce que c'est
bien connu, ils sont des traders nés). Pour certains ça se passe
dans la douleur, avec redoublements et réorientations (mais
bien trop rarement). Au final, le vaillant peloton arrive en
Terminale et passe son bac.
Et comme le système ne peut pas supporte plus de 30 %
de redoublants (véridique), on se lance dans des péréquations
complexes pour donner la moyenne au type qui pense que
Victor Hugo est né à l'âge de 2 ans. Et il sort avec son
diplôme.
Et après ? Fac de socio, de philo, de psycho. Bien sûr tout
le monde n'est pas psy, ni philosophe en sortant, alors c'est
chômage. Et si c'est pas chômedu, c'est maçon. Genre le truc
que Kevin aurait pu faire dès 16 ans, mais il en a 26 maintenant. [en relisant je me rends compte qu'en fait, ce que je
veux dire, c'est qu'il y a pas de problème Kevin si tu voulais
faire maçon ou alors commercial, les Allemands l'ont compris]
Genre après, ya des pélos qui sont profs de philo et ministres et qui débarquent et disent "Hé la Grosse Réforme tu sais
quoi on va supprimer les TPE !". Et ben là, LOL ! Merci vous
en avez dans le pantalon, Ferry, Fillon, vous allez sauver
notre génération. Les TPE. Who cares ?
Enfin on peut les comprendre, dès qu'ils ouvrent la bouche des milliers de profs leur tombent dessus – et d'élèves
aussi, parce que l'élève de notre temps est forcément dans
l'opposition vu que le gouvernement est de droite et que le
jeune est de gauche – pour qu'ils retirent ce qu'ils avaient
peut-être l'intention de dire (c'est-à-dire des stupidités, mais
on ne sait jamais).
Et moi, fringante jeunesse de gauche, je viens d'une
famille où c'est l'école qui a sauvé de la mine. Mais là fran-
– 23 –
chement, il faut faire des efforts pour y croire. En fait, je n'y
crois plus du tout. Et personne n'y touche, et ça ne change
pas. »
Claire a (outre l’âge), un point commun avec mes
étudiants : elle n’y croit plus du tout (c’est peut-être
pour ça que Ricard est un des principaux dealers de
l’enseignement supérieur). Mais elle analyse bien le
gâchis, spas, alors on cause. Pour Claire, comme pour
Kevin et Pamela, les conditions d’existence déterminent la conscience et depuis son bac, ses conditions
d’existence s’appellent Assouline ou Strauss Kahn qui
viennent à pied faire des ménages à Scipo27 ... Mais
rien n’est joué ! Claire est époustouflante, même si
elle semble avoir des difficultés avec Jessica et
Abdellatif. Moi j’ai eu la chance d’aller chez eux, car
Jessica est la fiancée d’Abdellatif et je préfère cette
compagnie à celle d’Anne Sinclair (et je ne parle
même pas de son mari).
Merci encore, mes élèves ; vous m’avez permis de
ne pas écouter Radio-Nostalgie, je regrette pourtant
que vous ayez fait de l’Éducation Physique plutôt que
du sport, de la techno ou de la «communication» plutôt que de l’initiation à Mozart ou au plain-chant.
Mais merci aussi à vous qui avez confirmé, en ce printemps 2006 que les filles et les fils étaient capables de
prendre le relais des pères harassés et trompés.
Désormais une autre nostalgie me mord la nuque et
pour lui échapper, je devrai chercher ailleurs du sang
frais. Par bonheur, j’ai des pistes28.
27 Pour Strauss-Kahn c’est fini depuis la rentrée, il a décroché un « emploi
senior ».
28
Dans les Carpates ? Peut-être.
– 24 –
Alcoolisme et explosions
Il faudrait sans doute reprendre, les discours des
militants ouvriers du XIXe siècle, quand ils dénonçaient le rôle du patronat dans l’expansion de l’alcoolisme ouvrier. D’un autre côté, lorsqu’on voulait, en
1898, apporter un peu d’argent à la Bourse du
Travail... on organisait un punch. Quoi qu’il en soit, la
progression de l’alcoolisation massive dans la jeunesse
pose effectivement un problème : le pastis, la bière et
la vodka ont pris de vitesse la cocaïne parce qu’ils disposent d’un meilleur marketing. Quant aux savonnettes de shit on les présente aujourd’hui comme un produit quasi-culturel, distribué par des arabes quand ils
n’ont pas pu ouvrir d’épicerie, ou par des fils de
famille à qui on a restreint l’argent de poche ; le produit dont tout type branché doit mollement nier la
consommation. Une telle dénégation fait d’ailleurs
ricaner une classe de première, quand elle émane d’un
jeune prof.
Qu’est-ce qui a changé ? Etudiant, j’allais chercher mon Sénéclause aux Comptoirs Modernes, pour
patienter avant la cuite du samedi soir... Aujourd’hui
les filles s’y sont mises et d’autres enseignes irriguent
les jeunes alcooliques ; les horaires aussi sont diffé-
– 25 –
rents, il pouvait y avoir à Chemillé, autour de la place,
dix bistrots qui fermaient à neuf heures et comme
nous n’avions – au mieux – que des mobylettes, il fallait s’y mettre tôt, sauf à rejoindre ensuite directement
les caves, car nous étions dans une région viticole.
Aujourd’hui, beaucoup de bistrots ont fermé et les
habitudes sont plus tardives, mais dès le jeudi soir,
vers minuit, on roule sur les bouteilles vides dans certaines rues du centre et on évite les flaques de vomissures. Un cran été franchi. Quel discours tenir ?
Jamais on ne pose la question : que voulez-vous
qu’ils fassent d’autre ? « Qu’ils périssent ou qu’un
prompt désespoir... » ? Prenons un exemple : le
ministre Darcos veut « réformer » les lycées.
Aujourd’hui les lycéens ne sont pas massivement
alcoolisés, moins que les étudiants. Les horaires du
lycée et ceux des transports scolaires structurent la
journée, pour ceux dont les habitudes familiales sont
à peu près stables. Demain, si le projet allait à terme,
la déstructuration de la journée, de la semaine et du
groupe classe ouvriraient de nouveaux champs au
marketing des grands groupes alimentaires qui ont
trouvé bien d’autres trucs que le « Père Benoît » que
l’on présentait jadis aux Bretons pour leur vendre du
vin d’Algérie.
Je sais, par expérience, que la cinquième pinte est
voisine de la troisième absinthe, elle-même proche du
Léthé. Je sais qu’il rôde dans ces soirées de drôles de
ptérodactyles, que lorsqu’on se réunit pour boire ce
n’est pas pour trouver une issue, mais je prétends que
Hortefeux, Hirsch, Darcos, Evin, Sarkozy et Mme
Parisot donnent vraiment envie de se rapprocher du
Léthé. Heureusement, ma rage est imputrescible,
– 26 –
comme le camarade Krampon29, et elle n’est pas soluble dans l’alcool. Mais qu’ils ne croient pas que celle
de la jeunesse l’est davantage.
En Grèce où les cours se terminent à l’heure du
déjeuner, où la jeunesse désespérée a aussi ses addictions, où les 500 à 700 euros de salaire d’embauche
devraient servir d’exemple européen, le mois de
décembre fait entendre des explosions qui n’ont rien à
voir avec celles des « afters ».
Le ministre Darcos n’écoute sans doute pas les proviseurs. Dès le mois de novembre les chefs d’établissements sentaient bien que la rage des lycéens s’étendait à leurs parents, certains mêmes me le disaient.
D’ici à ce que j’emmène un protal au Hellfest de
Clisson30...
Personnage de BD de Dimitri, héros franchouillard du Goulag (Ah ! La
belle Loubianka !)
29
Rassemblement de poètes sponsorisé par les fabricants de bouchons
d’oreille, mais dénoncé par l’évêque de Luçon.
30
– 27 –
La gauche et la droite
Au moment où j’écrivais l’ébauche de ce petit
livre, on parlait de la vidéo où Ségolène Royal se
lâchait un peu ; il se trouve que je me suis un peu
intéressé au public qui apparaît sur cette vidéo : les
socialistes locaux. D’autant que dans les soirées où j’ai
rencontré d’autres citoyens ou électeurs du même
métal, j’ai entendu approuver les propos de notre
Marcelle Béate nationale. Chez les sarkozystes aussi,
bien sûr, et l’annonce par Sarko d’une nouvelle réduction des horaires d’enseignement me fait tout simplement froid dans le dos.
Le mécanisme mis en évidence par cette vidéo est
intéressant. Le service des enseignants n'est pas calculé en heures de travail mais conçu comme un travail
intellectuel, dont l’instrument statutaire de mesure est
« l’horaire d’enseignement devant élèves » : un travail
intellectuel ne s’arrête pas quand la cloche sonne. Les
néo-tayloristes qui ont pondu les textes de loi sur les
"35 heures" ont (consciemment, à mon sens) voulu
tout quantifier en termes de « travail effectif». Rien
ne doit échapper à cette quantification ni le travail du
patron de PME, ni celui de l’avocat, à plus forte raison
celui du salarié ou du (ptui !) fonctionnaire. Les
– 29 –
employeurs, eux, savent à merveille convertir en
temps de travail, et à la louche, les déjeuners d’affaires
ou les heures passées à frauder l'URSSAF ! J’ai sans
doute volé mon administration de quelques heures
(essentiellement pour militer), il n’empêche qu’il n’est
guère de dimanche où je n’ai pas travaillé, guère de
mois d’août où je n’ai pas découpé des journaux, lu
des ouvrages ou noirci des bloc-notes. Mes camarades
m’ont entendu maintes fois vitupérer les « ponts » qui
désorganisaient mon travail (mais dont je profitais
tout de même pour rattraper mes perpétuels retards).
D’autres, meilleurs que moi (et ils sont nombreux)
étaient moins laborieux et donc sans doute moins
astreints à cette quête incessante, qu’importe ! Ou
bien on veut des maîtres ou bien on veut des répétiteurs, et je frémis d’avance d’envisager de répéter ce
que souhaitent Mme Royal, Mme Boutin ou Mme
Amara. La vérité est qu’on ne veut plus de maîtres
capables de guider des « escholiers » vers la connaissance, mais des pédagogues chargés de s’occuper des
« enfants » ou des « jeunes » (vers quoi et au nom de
quoi ? Philippe Meirieu s’en explique parfois, en fait,
comme son maître Don Bosco31).
Pendant ce temps, les affaires continuent. Les gros
malins qui marchent dans la combine feraient bien,
31 Jean Bosco dit Don Bosco (1815-1888) fut un prêtre catholique et commença sa carrière dans une paroisse pauvre près de Turin auprès de vagabonds « qu’il instruit, moralise et fait prier tout en leur procurant d’honnêtes distractions » ; pour poursuivre il fonda foyers et écoles et finalement deux congrégations : la « Société de Saint-François de Sales » et les
« Filles de Marie Auxiliatrice » (Salésiennes et Salésiens). Sa pédagogie
était largement fondée sur les anges gardiens, personnages injustement
méconnus de la « communauté éducative » dont il est un des inventeurs.
Ses miracles lui valurent une canonisation en 1934.
– 30 –
s'ils sont eux-mêmes salariés, de s'apercevoir que la
spéculation foncière dont profitent leurs patrons les
fait habiter à 30 km du boulot, dans des villages où il
n'y a plus de services publics (donc plus de fonctionnaires, ça soulage !). Les syndicats qui ont mis le doigt
dans cet engrenage ont fait montre d’une stupidité
coupable ou d’intentions malignes. Les mêmes n’auraient jamais songé à s’en prendre aux comédiens qui
ne jouent « que » deux heures par soir et pas tous les
jours… encore que ce soient les mêmes arguments qui
aient servi, avec les mêmes forces, à ruiner l’assurance-chômage des intermittents du spectacle.
Donc Mme Royal parle. Devant quel parterre ?
Jacques Auxiette, président du Conseil régional est
l’ancien proviseur du lycée Mendès-France à La
Roche-sur-Yon et il s’étrangle un peu, car il pense sans
doute à ce qu'il aura peut-être à appliquer comme
ministre ; aux côtés de la candidate le sénateur Raoul,
ancien enseignant de l’IUT et auparavant responsable
d’un patronage catholique32, est impavide ; dans l’assemblée, des syndicalistes, CFDT en particulier, dont la
groupie de Mitterrand ne fait qu’interpréter le propos.
Mais examinons les coupures opérées, dans la version
en ligne, par les auteurs de la vidéo. Dans la version
Un correspondant me fait observer qu’à son avis, Daniel Raoul s’est largement éloigné du catholicisme et qu’un patronage c’est avant tout une
activité associative de loisirs. Je ne veux pas sonder les reins, ni les cœurs,
mais il y a l’Histoire et les pronostics. Concernant l’Histoire, c’est tout de
même dans le stade du patro en question que le Général de Castelnau
prêchait la croisade dans les années 20 du siècle dernier, concernant le
pronostic, fondons-le sur les œuvres : Daniel Raoul est au Sénat un
défenseur de la subsidiarité, socle de la doctrine sociale catholique, et à la
ville d’Angers un praticien expérimenté de l’utilisation des cadres et des
réseaux du syndicalisme chrétien.
32
– 31 –
intégrale qui propose les "35 heures au collège" (et au
lycée ?), Mme Royal indique : « Je ne vais pas le crier
sur les toits parce que je ne veux pas prendre des coups des
organisations syndicales enseignantes, je pense qu'il faut un
pacte, pendant la préparation du programme du PS, avec les
organisations syndicales ». Cela éclaire le sens des propos
de Madame Royal sur le syndicalisme obligatoire, destiné à faire passer les mesures gouvernementales33.
Fort heureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres
et pendant que Marie Ségolène rêvait aux corporations façon Salazar34 (oui, encore une ellipse, mais que
voulez-vous la Tortue-façon-tête-de-veau35 est une de
mes spécialités !), les enseignants unis se mobilisaient
contre le projet bien réel du Ministre de Robien36. Ce
projet prévoyait, outre une remise en cause des com« Il faudra créer en France un syndicalisme de masse, pourquoi pas par
une adhésion obligatoire au syndicat de son choix. » (Les Échos du 18 mai
2007).
33
Antonio Oliveira de Salazar (1889-1970) séminariste puis économiste
devient ministre des finances du Portugal à la faveur d’un coup d’État
militaire en 1926, en 1932 il impose la constitution de l’Estado Novo fondée sur les encycliques sociales catholiques ; ce système fait une place particulière aux corporations. ART 5 de la Constitution « L’État portugais est
une république unitaire et corporative (…) » ART 6 : « Il appartient à
l’État : (…) 2° De coordonner, de stimuler et diriger toutes les activités
sociales en faisant prévaloir une juste harmonie des intérêts, compte tenu
de la légitime subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général ; 3°
De pourvoir à l’amélioration des conditions des classes sociales les moins
favorisées en vue de leur assurer un niveau de vie compatible avec la
dignité humaine… » le tout sous la surveillance de l’Église et de la police
politique (PIDE).
34
35 The Mock Turtle est un des personages les plus émouvants d’Alice’s adventures in Wonderland de Lewis Caroll (« Once, said the Mock Turtle at last, with
a deep sigh, I was a real turtle ».
36 Ministre (démocrate-chrétien) de l’Éducation Nationale de 2005 à 2007.
– 32 –
pétences disciplinaires des professeurs, une augmentation de leur charge de travail, notamment en lycée,
et/ou une diminution de leurs rémunérations, devant
la mobilisation, il a été retiré par M. Sarkozy qui prépare une autre mouture. Au même moment au
Royaume-Uni les enseignants, qui "bénéficient" d'un
régime proche de celui souhaité par Mme Royal se
mobilisaient avec la National Union of Teachers pour
récupérer... un peu de temps chez eux. En Grèce,
encouragés (comme en France pour le CPE) par les
reculs infligés au gouvernement contre le travail précaire, les enseignants ont mené à l’automne 2006 une
grève de six semaines pour les salaires et pour les postes. En Allemagne le 30 octobre de la même année des
dizaines de milliers d'enseignants manifestaient à l'appel de leur syndicat, le GEW... Bref, Madame Royal
qui jouait la carte du maréchalisme en jupons, est au
service des mêmes intérêts que Mme Merkel, MM.
Fillon et Caramanlis, ceux qui exigent la réduction du
coût du travail et l'ajustement du niveau de connaissances aux besoins de l'Union européenne et donc la
destruction de l'instruction et la mise au pas des enseignants. Sarkozy est aujourd’hui le fondé de pouvoir
des intérêts que Mme Royal aspirait à gouverner, mais
cela ne modifie qu’à la marge le rôle dévolu aux organisations syndicales intégrées. Il en est d’ailleurs qui
jouent fort bien le jeu.
– 33 –
La grève de 2003
et la question des retraites
En 2003, le pays a été au bord de la grève générale.
Pourtant le pouvoir ne s’est pas affolé, il a reculé d’un
demi-pas mais n’a rien cédé sur l’essentiel. De quoi
s’agissait-il ? L’argent est condamné à faire de l’argent,
sinon il disparaît, tant il est dématérialisé ; quand il
s’évapore massivement et d’un seul coup, cela s’appelle un krach. Or les spéculateurs internationaux qui
redoutent la « global crisis » estiment qu’une des clés de
son retardement (bah oui ! « Après nous, le déluge »)
se trouve en Europe. Il y a là, même si le gisement est
entamé, des milliards de dollars à récupérer pour
relancer la machine qui s’essouffle. Et cet argent est la
propriété de millions de salariés sous forme de salaire
direct ou indirect.
En 2002 et 2003 les forces syndicales et politiques
françaises se situaient presque toutes sur le terrain de la
« réforme », l’aile gauche avec l’association ATTAC et
le Parti Communiste Français se distinguant des
« ultra-libéraux »37 par l’adjectif « autre » (« une autre
37 L’ultra-libéralisme est un péché mortel, puisque le libéralisme lui-même
a toujours été considéré par le catholicisme comme un péché véniel.
– 35 –
réforme des retraites »). Dans ce contexte, des millions
d‘hommes et de femmes, salariés de la Fonction
Publique et du privé, s’appuyant sur leurs organisations
syndicales sont, vague après vague, entrés dans l’action
par leur propre mouvement. Le gouvernement, arcbouté sur le projet Fillon, a fait confiance au tandem
Thibault-Chérèque, qui par-delà les apparences n’a
jamais cessé d’exister, pour ralentir ce flot et le canaliser38. Force Ouvrière, plus indépendante, a constitué
un moteur, mais avec un rôle de force d’appoint qui
convenait fort bien à une partie de son appareil.
Donc point de grève générale. Il a manqué les milliers de relais d’organisation que, pour l’essentiel, la
CGT a refusés, du fait de l’accord passé en amont avec
Je suis tombé sur un document précieux, la communication présentée
par Nicolas Castel, alors allocataire moniteur à l’IDHE Paris X Nanterre
(Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie – UMR 8533 du
CNRS ) au Colloque international : « Cent ans après la «Charte d’Amiens»
la notion d’indépendance syndicale face à la transformation des pouvoirs » organisée par le Curapp (Centre Universitaire de Recherches sur
l’Action Publique et le Politique) de l’Université de Picardie, en collaboration avec l’Unité Mixte de Recherche (CNRS) Triangle et l’Institut de
Sociologie de l’Université Libre de Bruxelles les 11, 12 et 13 Octobre 2006
à Amiens. C’est un extraordinaire document dont voici une citation un
peu longue et je m’en excuse. Le locuteur est Jean-Marie Toulisse, négociateur de la CFDT, le Jean-Christophe dont il est question est Le Duigou,
secrétaire confédéral de la CGT chargé des retraites et « Mallet » est JeanClaude Mallet, secrétaire confédéral de la CGT-FO chargé de la protection
sociale.
38
J-M T.- Nous avions fin décembre 2002, Jean-Christophe et moi un texte commun
CGT-CFDT, qui n’était qu’à nous et qui a servi de base pour la déclaration commune du 6 janvier 2003. Et là, c’est aussi moi qui ai pris l’initiative, je voulais
absolument démarrer l’année des retraites par une intersyndicale, une grande
intersyndicale, bon. Et mon but, ce n’était pas d’avoir tout le monde, c’était de cliver FO. C’était de mettre FO de côté et d’essayer d’avoir la CFDT avec la CGT avec
la CGC et la CFTC, bon, je ne parle pas de ce que j’ai fait avec la CFTC et la CGC,
– 36 –
la CFDT, cheval de Troie du gouvernement. Et bien sûr
la FSU a freiné de tout son poids. La FSU est principale
fédération de la Fonction Publique à travers son
implantation dans l’enseignement… Il a suffi que
cette fédération mette son gros cul par terre et qu’elle
se laisse traîner pour entraver le mouvement. Mais
précisément, au-delà de la défaite durement ressentie,
un élément nouveau a ouvert la voie à la mobilisation
sur le CPE (Contrat Première Embauche). Une fraction importante des enseignants commence à prendre
conscience que son sort le plus matériel et celui de ses
enfants est lié à celui de l’ensemble de la classe
ouvrière.
bien sûr on ne les a pas pris pour des moins que rien. On a travaillé aussi avec eux,
mais bon, ils sont moins… Le deal, il fallait le passer avec la CGT. À cette réunion
du 6 janvier 2003 au soir, Mallet était là. Mallet a tout fait pour avoir la CGT du
côté de FO. Jean-Christophe, et historiquement c’est très important, JeanChristophe a fait le choix le 6 janvier 2003, de la CFDT, du texte commun qu’on
avait fait ensemble. Et là, c’est là que ça a donné un, comment ? Un faux espoir,
quoi ! Parce qu’en fait l’espoir n’a pas été vérifié. Mais là, c’est vrai qu’il y a eu un
acte politique fort du négociateur CGT de se retrouver… ( alors que Mallet était sur
une ligne on était sur une autre) il est resté sur la ligne qu’on avait ensemble fait.
Et c’est là que je regrette deux choses, dès le début 2003, c’est quand Mallet a décidé
quand même de signer la déclaration commune alors qu’il était en désaccord, donc
ça a entaché cette déclaration commune d’une certaine légitimité, ça laissait un
paravent d’unité qu’il n’y avait pas… et j’aurais dû dénoncer çà, on aurait du dire
« non, c’est ambigu ». FO, toute la réunion, était pour les 37 ans et demi, là on
décide, on l’a pas fait. Et deuxième point, c’est le premier article, c’est « tous les
régimes de retraite sont concernés par la réforme » et que quinze jours après, la
CGT accepte que les régimes spéciaux, en accord avec le gouvernement, ne soient pas
dans la réforme (…)
À noter, donc, que la CFDT voulait aller plus vite que Fillon et s’en prendre dès 2003 aux régimes spéciaux.
Le document complet est consultable à l’URL : http://www.upicardie.fr/labo/curapp/ColloqueSyndicalisme/Comenligne/CASTELCOMsession5.pdf
– 37 –
Il a fallu pour cela, et c’est un des effets différés de
la mobilisation, que les mères de famille, les enseignants obscurs et sans grade, les jeunes titulaires accédants à la propriété, les TZR39 du 9-3, constatent en se
projetant quelques mois ou quelques années en avant,
l’étendue de la spoliation dont-ils venaient d’être victimes. Elle s’ajoute à une perte de pouvoir d’achat qui
n’est plus indolore.
Lors du très beau mouvement qui a mis fin au CPE
(et sans négliger le back-office machiavélique de l’affaire, fignolé par Nicolas Sarkozy contre Dominique de
Villepin, à l’époque Premier Ministre !), la fracture
entre ceux qui, par atavisme, stupidité ou intérêts liés
à la bourgeoisie, s’opposaient à la jeunesse et ceux qui
s’apercevaient qu’ils n’étaient somme toute que des
prolétaires, n’a cessé de s’approfondir. Ceux là même
qui préféraient l’ordre (et le clivage gauche-droite est
ici inefficace) se sont ensuite précipités pour embaucher des diplômés à 550 € par mois dans le cadre des
nouveaux emplois précaires destinés, comme la
réforme des retraites et des statuts de la Fonction
Publique, à faire baisser le coût du travail. Ce sont bien
souvent les mêmes qui vendent leurs aquarelles au
profit des ONG, préfèrent se payer des cours de
Shiatsu qu’une cotisation syndicale et s’engagent résolument dans le tourisme équitable. Je les quitte sans
animosité mais sans regret. Ce sont parfois de bons
39 Titulaires de Zone de Remplacement, les professeurs bouche-trou et
souvent derniers arrivés. Anecdote de la rentrée 2007/2008 : un TZR des
Hauts-de-Seine, professeur agrégé, est surnuméraire dans le collège où il
est rattaché ; le principal veut, faute de pouvoir lui donner des élèves, lui
faire faire du secrétariat. Refus, menaces. Deuxième tentative : puisque
vous savez rédiger, vous mettrez à jour le projet d’établissement…
– 38 –
professeurs, mais si les salariés ne renversent pas le
cours des choses, ils seront dans quelques années
comme les enseignants russes, à tenter de survivre en
monnayant les diplômes ou les passages dans la classe
supérieure.
Mais un militant est optimiste ou il achète des charentaises ; et c’est donc avec un sourire déterminé que
je m’en vais m’acheter des Doc. Martens.
– 39 –
Programmes
Les programmes n’existent plus ; ils ont été remplacés par des « référentiels ». Différence ? En deux
mots : les programmes comportent des notions et des
mécanismes à connaître, les référentiels des « capacités » à maîtriser. Il faut « être capable de », on peut
ainsi comptabiliser les « capacités », dans telle épreuve
technique, par exemple aura la moyenne celui qui
maîtrise quatre capacités sur sept. Ce qu’il sait ? Who
cares ? L’objectif des programmes est la connaissance,
l’objectif du référentiel est l’insertion. L’objectif du
programme est la liberté, l’objectif du référentiel est la
soumission. Exagération ? Lorsque vous avez acquis
des connaissances, vous en faites ce que vous voulez ;
à quoi servent la Géographie, l’Histoire ? À rien, sauf
éventuellement à partager l’histoire de l’humanité et
la recherche de la vérité. Les examens, ou mieux les
contrôles en cours de formation, fondés sur les référentiels, vérifient votre capacité à occuper la place qui
vous est destinée ; bien sûr, en bonne “démocratie
participative”, vous êtes sommés, qui plus est, d’aider
à définir cette place dont le rang est fixé à la fois par
votre extraction et par les flux et les reflux du malstrom impérialiste décadent.
– 41 –
Mais moderniser, n’est-ce pas normal ? J’ai jeté la
plupart des vieux manuels que j’ai utilisés, pourtant je
me souviens qu’au lycée, en 1972, on pouvait légitimement discuter avec des élèves de terminale de la
théorie de la valeur, un débat essentiel qui s’est transmis de Smith à Quesnay et de Ricardo à Marx, ensuite
je n’ai pu l’aborder qu’avec des étudiants de BTS, puis
plus du tout. Adam Smith lui-même est devenu peu
fréquentable, sauf à ce que sa « main invisible » évoque la théologie. Jeune enseignant, j’étais invité à
transmettre la vulgate du keynésianisme, dans sa version barriste (mais qui diable était donc Raymond
Barre ?), puis les manuels ont viré au delorisme.
Aujourd'hui Jacques Delors 40 continue de donner des
leçons de morale aux patrons et aux apprentis gouvernants en leur indiquant qu'ils auraient tort de critiquer la Banque Centrale Européenne dont l'indépendance lui apparaît une garantie contre les revendications ouvrières qui pourraient se généraliser dans tel
ou tel pays.
Bien évidemment, ce que j'écris là, je n'avais pas le
droit de l'enseigner. D'ailleurs quel intérêt ? Il était
relativement facile de faire saisir aux élèves le rôle de
la Banque de France, de sa récente nationalisation,
dans le cadre d'une politique qui pouvait être au service du Capital (ou de « l'Entreprise » en version altermondialiste)41, mais qui trouvait sa légitimité dans la
40 Je ne vous dirai pas qui est Jacques Delors, je vais perdre mon sangfroid.
41 Pour la théologie catholique, l’entreprise est la cellule de base de la corporation, composée des associations syndicales ouvrières et patronales,
corps intermédiaire dont l’objectif est de réaliser le bien commun : « Elle
– 42 –
Nation, au sens de la Déclaration des Droits de
l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Aujourd'hui,
en revanche, la Banque Centrale Européenne (BCE)
apparaît à juste titre aux élèves comme un sigle vide de
sens dont on sait seulement qu'il appartient à la sphère
de "l'Europe" et remplace le "Château" dans notre
Nouveau Moyen Age (encore ce terme souffre-t’il de
la contamination de la Star’Ac). Quant au gouverneur
de la BCE, Trichet le « repris de justesse », je me souviens que certains de mes étudiants trouvaient déjà
odieuse sa prestation dans la cassette vidéo fournie
gratos par la Banque de France pour les usages pédagogiques (ce qui m'incitait d'ailleurs à l'utiliser). Non
pas que M. Trichet s’y soit laissé aller à des sorties provocatrices, mais sa morgue dans l’explication aux fils
de prolétaires des vertus de la modération salariale suffisait à lui attirer l’hostilité de l’assistance. Alors peutêtre pour mon dernier cours, citerai-je sans commenter ce discours de Trichet, le 5 octobre 2006 : « Plus fondamentalement, compte tenu du dynamisme de la croissance
du PIB en volume observé au cours des derniers trimestres et
des signaux encourageants émanant du marché du travail,
une progression des salaires plus importante que prévu
constitue un risque substantiel à la hausse pour la stabilité
des prix. Dans ce contexte, il est essentiel que les partenaires
sociaux conservent un comportement responsable, ce qui vaut
voit dans ces quelques institutions les premiers éléments de la profession
organisée sortis non sans peine du chaos de l’individualisme et de la
concurrence » (Déclaration des cardinaux et évêques de France – 1934) ;
cela rejoint les thèses sur la « nouvelle gouvernance » nés dans les
wagons de l’École de la régulation (Les économistes les plus connus de
cette école sont Boyer, Aglietta, l’ineffable Lipietz et Paul Boccara, mentor
économique de Le Duigou, le « Jean-Christophe » d’une des notes précédentes).
– 43 –
en particulier dans un environnement plus favorable à l'activité économique et à l'emploi ». Cette invitation à la soumission par un homme qui fut au cœur du scandale du
Crédit Lyonnais mériterait d'être offerte à la réflexion
de la jeunesse. Sans commentaire, bien sûr, devoir de
réserve oblige...
Mes compétences d'archiviste sont médiocres et
c'est bien dommage car j'aurais volontiers cité des passages des échanges que j'ai entendus dans les lieux où
s'élaboraient les programmes. J'ai siégé pendant plusieurs années dans les Commissions Professionnelles
Consultatives du Ministère de l'Éducation Nationale.
J'y ai entendu les permanents des syndicats patronaux
défendre avec acharnement leur vision du monde ; je
me souviens de cette jolie femme, présidente d'un
syndicat de la grande distribution, qui dirigeait en réalité la commission dont le responsable ministériel en
titre n'était qu'un chargé de mission contractuel. J'ai
vu la morgue avec laquelle les très vertueux
"Dirigeants Commerciaux de France" intervenaient
sur la durée des stages en BTS (c'est gratos !), alors
qu'eux-mêmes mettaient en place parallèlement des
formations concurrentes à celles de l'Éducation
Nationale. J'ai vu l'extrême courtoisie avec laquelle
des inspectrices générales traitaient ces responsables,
alors que tel inspecteur technique qui se croyait autorisé à défendre un CAP était sèchement rappelé à l'ordre. Je me souviens du fait que les représentants
patronaux artisanaux et ceux du commerce indépendant avaient presque autant de mal que moi à obtenir
la parole. Je me souviens en revanche du grand intérêt avec lequel le SNES-FSU était consulté.
Ainsi sont élaborés les programmes. Dernièrement,
– 44 –
on a saupoudré le tout de « sustainable development »
(ah le développement durable !) en bonne quantité,
car cette notion qui n’est ni de droite ni de gauche est
pour cette raison très utile, d’autant qu’elle favorise les
démarches citoyennes auxquelles toute personne responsable doit désormais faire allégeance (de même
que bientôt tout élève, si j’ai bien compris le contrôle
en cours de formation, devra matérialiser cette allégeance sous peine de voir sa moyenne baisser).
Bien entendu, tout cela est parfaitement scientifique… Bah, fort heureusement, si nos élèves subissent
une vague imprégnation, celle-ci ne subsiste pas longtemps, à moins qu’elle ne soit renforcée par une
appartenance religieuse, politique ou associative. Il fut
un temps où je tentais de donner un antidote à cette
soupe idéologique toxique ; depuis une quinzaine
d’années, j’ai cessé cette pratique dérisoire. Ceux de
mes étudiants qui s’engageront de façon pratique dans
le combat social se débarrasseront bien vite des scories
qui flottent vaguement à la surface de leur conscience.
La dégradation des programmes d’Économie me
paraît beaucoup moins inquiétante que celle des programmes d’Histoire. J’ai participé voici une dizaine
d’années à l’édition d’une brochure qui reprenait la
conférence (une « causerie » disait-elle joliment) prononcée par un vieux copain anarchiste, André Rivry 42.
Un autodidacte qui avait milité aux "jeunesses proudhoniennes" (diable !). Le titre en était La Commune de
Paris et une petite conférence de presse avait été orgaLa brochure est, je pense, toujours disponible auprès de la Fédération
Nationale de la Libre Pensée 10-12, rue des Fossés St Jacques 75005 Paris.
Et puis même, si vous insistez, on pourra vous faire des photocopies.
42
– 45 –
nisée à mon domicile. La question qui tue avait été
posée d'emblée par la correspondante de presse, titulaire du bac, dépêchée là par son journal : « Mais
pourquoi vous intéressez vous à Paris alors que vous
êtes angevin ? » Le vieux militant, qui n'avait "que" le
Certificat d'Études Primaires, avait compris avec effarement l'étendue des dégâts. Et la situation n'a fait
qu'empirer.
– 46 –
Le Monde
Jeunes collègues, faites une expérience de physique amusante : à votre arrivée dans votre nouvel établissement scolaire, lisez régulièrement Le Figaro à la
salle des professeurs, mieux : proposez au collègue
d'économie ou de techno, celui qui s'occupe de la
cafetière, de lui passer les « pages saumon » pour sa
discipline... Vous exercerez une force centrifuge strictement proportionnelle à la largeur du panneau syndical de Sud Éducation43. Demandez à un ami de faire
la même chose avec Le Monde, vous verrez qu'il aura
moins de difficultés que vous à engager la discussion à
la cantine. Les deux quotidiens ne sont quant au fond
pas très éloignés l'un de l'autre : ordre, propriété privée, mondialisation, valeurs chrétiennes... mais le fait
que Le Monde, digne fils du vichyste Beuve-Mery, soit
en sus officiellement devenu la tête de pont d'un
groupe de presse catholique glisse sur la conscience
des enseignants comme de l'eau bénite sur les plumes
d'un pape.
C'est comme si vous leur disiez que le Canard
43 Syndicat formé par des dissidents de la CFDT et qui s’est fait une place
à l’extrême-gauche de la corporation.
– 47 –
Enchaîné sent l'urine à force de tendre l'oreille dans les
pissotières et de fonctionner sur le mode de la délation44. Bref j'ai pendant des années indiqué à mes élèves qu'on pouvait très bien ne pas lire Le Monde, (ni
d'ailleurs Le Figaro), contrevenant ainsi gravement aux
conseils de mes inspecteurs. Mais c'était il y a longtemps, je ne crois pas que j'aie eu, depuis cinq ans,
plus de 10 % d'étudiants de BTS qui aient eu l'occasion d'ouvrir Le Monde. Et ça ne me fait pas pleurer.
Je lis parfois Le Monde pourtant, pendant les vacances, mais cela me met presque toujours de mauvaise
humeur ; seul Henri Tincq me fait sourire car j'ai,
enfant, servi les messes d'un chanoine prébendé. Je
n'ai jamais rencontré Tincq, mais Edwy Plenel et
Laurent Greilsamer (je sais, la roue tourne…) furent
mes camarades, j'ai même fait alliance avec Plenel,
jadis contre Krivine (lourd passé !). Quand je suis
indulgent, ces petits messieurs me font penser aux
étudiants basochards de la Renaissance, ils ont jeté
leur gourme et donné des frissons à leurs oncles cardinaux. Ces derniers n'ont jamais cessé de veiller sur
eux et leurs parents ont rarement eu à graisser la patte
des archers pour les tirer du Châtelet. Mais « Leurs
Éminences » ont su attendre le délicieux retour et la
soumission. Lourd passé, disais-je : évoquer aujourd'hui le fait que l'un ou l'autre ait pu soutirer deux
Le Canard Enchaîné est une institution, et on ne s’attaque pas à une institution ! C’est en réalité une institution ennuyeuse, interne au microcosme politique ; les staliniens convertis ou pas y ont traîné en nombre,
son fonds de commerce est le bruit de chiotte et elle se préoccupe peu de
l’odeur de ses fournisseurs. Un blogueur résume très bien : « C’est le
même principe que Gala, sauf que cela touche les politiques… » (Réaction
sur le blog de… Loïc Le Meur – ah çui là !)
44
– 48 –
sous de souscription pour Rouge 45 à une ménagère ou
à une smicarde me soulève le cœur.
Leurs maîtres ? Le 10 août 2006 j'étais donc en
vacances et je lisais Le Monde qui publiait une page
entière de philosophie politique. La première partie de
la page était consacrée à une collection dirigée par un
ponte de l'EHESS (École des Hautes Études en
Sciences Sociales), j'ai oublié son nom (vraiment,
cette fois) et suis peu intéressé à le rechercher. Bref
Derrida, Adorno, Habermas, des sonorités très
« France Culture », mais dont je n'ai presque lu que
les bios dans la Philosophie de A à Z 46 ; ces auteurs ont,
si j'ai bien compris, l'immense mérite d'avoir, outre
leur lutte théorique contre le totalitarisme, permis la
rupture avec le "marxisme simpliste". Un bon ami à
moi, professeur de sociologie (personne n'est parfait)
a rigoureusement établi, à l'heure de la retraite, que
Durkheim avait fondé cette discipline pour exorciser
la lutte des classes47, il y avait donc une certaine logique à ce que la deuxième partie de la page fût consacrée à l'intervention des Dominicains des Éditions du
Cerf dans le domaine de l'édition philosophique antitotalitaire, c'est la spécialité de cette congrégation
depuis l'Inquisition. Les Dominicains ont aujourd'hui,
comme toujours, une démarche citoyenne et peuvent
même promouvoir la lecture d'Emmanuel Kant. Toute
l'onction du journal Le Monde me paraît résumée dans
45
Journal de la LCR.
Je suis trop vieux pour les avoir eus au programme, ils me rasent et je
me suis surtout occupé de lutte des classes… mais je m’instruis.
46
47 Il s’agit toujours de Michel Éliard « Corporatisme et démocratie politique » – Éditions SELIO 2007.
– 49 –
cette mise en page si soignée pour accréditer l'existence d'un lien entre l'Église éternelle et la lutte
contre le totalitarisme. Quel que soit le sujet, bioéthique, coupe du monde de rugby ou élections présidentielles françaises, Le Monde est un support qui se présente comme indispensable pour le cours d'idéologie
obligatoire introduit dans les lycées sous le nom
d'ECJS (Éducation Civique Juridique et Sociale). Le
Monde est le modèle d'écriture proposé aux étudiants
de Sciences Po, mais depuis toujours l'IEP relève semble t-il davantage de la plasturgie que de l'Université.
Le Monde a été la patrie de Minc, le plagiaire ploutocrate, de Plenel, l'animateur si l'on en croit Serge
Halimi, d'un télé-achat de librairie sur LCI 48. Le Monde
est le biotope de Jean-Yves Nau, son spécialiste scientifique49, qui recherche avec précaution une version
acceptable de la doctrine de l'Église catholique en
matière de Sciences de la Vie. En matière de sport, Le
Monde s'érige en censeur du dopage, comme il morigène les Africains dont la corruption fait la misère.
Ceci dit, j'espère qu'ils publient toujours les cartes isométriques en météo, sinon en vacances je n'aurai plus
qu'à acheter La Reppublica (au moins je ne comprends
pas tout). Bon, Libération, je n'en parle même pas, la
fusion des anciens Khmers Rouges et des Rothschild
ne me dit rien qui vaille.
Désormais Le Monde, Télérama, La Vie et le Nouvel
Serge Halimi Les nouveaux chiens de garde - Éditions Liber Raison d’agir –
1997
48
49 Ah ! Son article sur la grippe aviaire qui commence par : « En dépit
d’un affaiblissement croissant des références religieuses collectives »
(06/12/05)
– 50 –
Obs dépendent du même groupe de presse et la quasi
totalité de la presse dépend des marchands d’armes
ou des capitaux catholiques. Défendre le pluralisme ?
J'affirme en tout cas que si je disparais en Iran, j'interdis à Robert Ménard ou à Florence Aubenas de s'occuper de mon cas (mais je demande malgré tout à la
rédaction de l'Amateur de Bordeaux de se mobiliser).
– 51 –
– 52 –
Le Courrier de l’Ouest
La divine providence offrira peut-être au
« Monde » un nouvel avenir, digne de son ancêtre « Le
Temps », mais elle ne saurait, sans ingratitude, abandonner un seul instant mon quotidien préféré du
matin (dès six heures, d’habitude). Il continue, pardelà son titre, à porter dans le lectorat du Maine-etLoire, des noms que tout le monde comprend : « Le
Journal » pour la plupart, « Le Courrier » pour ceux
qui hésitent, « Le Petit Courrier » pour les nonagénaires. Les mouvements d’humeur dans le groupe OuestFrance, qui en est désormais propriétaire, pas plus que
la crise financière ne sauraient en avoir raison ; même
un synode hostile n’y parviendrait pas, il faudrait au
moins un concile et une prise de position litigieuse sur
la Sainte Trinité ! De toute évidence, et même dans ce
cas ultime, ce serait une défaite de la religion. Un de
ses facétieux journalistes me demandait naguère si je
voulais faire enlever les crucifix des écoles catholiques ! La question n’est pas stupide puisque c’est la
position des partisans de « la nationalisation laïque du
système éducatif » et ce n’est en effet pas la mienne ;
je préférerais au contraire que des « leds » cruciformes
monumentaux ornent, tous les deux mètres, les murs
– 53 –
de l’Université Catholique de l’Ouest, certains, dans
les couloirs, pourraient même clignoter et éclairer furtivement les amours naissantes des fils de bourgeois...
car il n’y aurait bien entendu plus un sou de subventions publiques.
Je pourrais donc sans problème travailler au
Courrier de l’Ouest, car j’en connais presque tous les
codes. Mais « le journal » arrive encore à me surprendre. Prenez la récession et ses effets dans le bâtiment,
et bien, le pavillonneur inquiet que « Le Courrier » a
trouvé est un ancien séminariste que ses parents destinaient à la prêtrise et qui explique entre deux développements sur les banques, le crédit et l’habitat individuel, pourquoi il s’en est éloigné. Chapeau bas !
J’ai moins d’affinité avec Ouest-France, capté à la
Libération par une autre branche de la même famille.
Les éditos de Paul Burel m’évoquent trop la brutalité
de l’ordre corporatiste, celui qui réunit les Rohan et les
Le Driant. « Le Courrier », ce n’est ni Cadoudal, ni l’irrédentisme, c’est de Charette, Freppel, Chapoulie ;
« Le Courrier », c’est Jean Foyer et Jean Turc, Jean
Monnier et Marc Goua. Avec « Le Courrier », je ne risque après tout – si « Le Monde » redevient « Le Temps »
sous l’occupation – que d’être tué sans sauvagerie et
émasculé pour le principe, sans réelle méchanceté. Et
Roselyne Bachelot pourrait même avoir un mot aimable pour moi lors de mon procès. Pourtant, je ne suis
plus très rassuré : depuis que Ouest-France a racheté
« Le Courrier », je rêve parfois de tenailles rouillées et
des sabots broyeurs des Dominicains.
– 54 –
Laïcité
Un inspecteur pédagogique régional ou un formateur de l'IUFM peuvent exercer leur diaconat en toute
infraction aux règles de la Fonction Publique51, cela
trouble apparemment très peu la hiérarchie et personne ne songe même à rappeler le droit. La loi interdit aux clercs d'enseigner à l'École publique ?
Qu'importe ! Le communautarisme, c'est l'islam et
personne d'autre, qu'on se le dise52 ! Si un imam,
revendiqué comme tel, devenait professeur de lettres
51 Manière de confirmer les faits, un lecteur me fait observer que l’IUFM
est universitaire, et fait donc partie de l’enseignement supérieur où le
recrutement de clercs est juridiquement possible... et que l’IPR n’est pas
un professeur. La première observation explique que je n’aie pas formé de
recours, quand à la deuxième, j’ai regretté de ne l’avoir pas fait après avoir
ouï-dire du contenu de l’homélie dudit inspecteur aux obsèques d’un collègue. J’ignore si le Conseil d’État m’aurait donné raison, je suis sûr que
le législateur aurait, en d’autre temps, spontanément écarté l’un et l’autre des intrus.
On dirait d’ailleurs que certains des pieds-noirs de la deuxième génération retrouvent leurs « racines de gauche », celles qui conduisaient les
ministres socialistes de la IVe République à envoyer les bidasses casser du
bougnoule : manifestement on trouve aujourd’hui des « hommes de gauche » tentés de recommencer sans avoir à retraverser la Méditerranée et
d’arracher quelques pièces de vêtements à la fatma comme au bon temps
des colonies.
52
– 55 –
modernes dans un collège de centre ville, disons le
collège Clemenceau ou le collège Lavoisier, certains
cadres de la Fonction Publique retrouveraient sans
doute des "réflexes républicains". Et pour cause : c'est
là que, nonobstant la carte scolaire, sont scolarisés les
enfants de leur groupe social. Ici est toute l'ambiguïté
de la bien nommée "loi sur le voile" ; l'opinion ne s'y
trompe d'ailleurs pas, il s'agit bien d'une loi de discrimination. La loi de 2004 s'inscrit davantage dans la
continuité de la loi Debré que dans celle de la loi
Goblet53. L'exposé des motifs de la loi Debré de 1959
est relativement transparent : elle a été votée à la
demande du lobby catholique ; aujourd'hui, cependant, on crée des difficultés administratives pour éviter l'ouverture de lycées privés musulmans et certains
éradicateurs veulent poursuivre le voile à la rue
comme à la ville. L'Occident perd son sang-froid54.
J'ai, dans ma commune de résidence, tenté de défendre la laïcité en introduisant un recours en annulation
contre une subvention à l'Église catholique, plusieurs
sites ont utilisé la dépêche d'agence (tendancieuse, par
ailleurs), qui annonçait la décision du tribunal, pour
se demander si je n'étais pas un fourrier de l'islamisme. Méfiez-vous des Ronan ou François Xavier
dont on ne sait pas encore qu'ils viennent de changer
leur prénom en Elijah et Muhammad ! (Hé ! Hé ! J’ai
53 La loi Goblet de 1886 définissait l’enseignement du premier degré dans
le cadre de l’école publique et laïque et fondait les classes maternelles qui
remplaçaient « l’asile ».
54 La première édition portait « Occident Chrétien », mais la lecture du
site « Riposte laïque » pendant l’agression israélienne contre Gaza me
pousse à nuancer mon propos.
– 56 –
toujours eu envie de déployer un tapis de prière à la
salle des profs, pour voir) Bref, la religion reste une
affaire privée sauf si l'on est de confession islamique,
juive, ou si on appartient à une "secte" (la vilaine
chose).
En réalité, il est de bon ton de considérer que les
minarets sont une faute esthétique dans nos
contrées55 : on assimile l'islam à une plante méditerranéenne, et on lui laisse volontiers tout le Maghreb et
le Moyen-Orient, (quitte à laisser Israël participer à la
Champion’s League), à condition de rester ici, chez
nous, entre « chrétiens », quand bien même ce
seraient des chrétiens athées, des chrétiens agnostiques ou des juifs du pape. Ah oui, l'angoisse d'un
Villiers devant le cauchemar d'une mosquée au Puy
du Fou ou d'un Maurice G. Dantec devant le rachat du
Figmag par des capitaux iraniens ! J'imagine JeanFrançois Kahn préparer là-dessus la une de Marianne.
Franck ou Ronan, convertis à l’islam, viennent rappeler qu'on peut être chtimi ou picard et musulman,
voire imam et polonais d’origine. Pendant que quelques prétendues élites se rallient à la barbarie féodale
du Dalaï Lama56, l'islam a déjà démontré qu'il est
55 Une nouvelle mosquée, construite sur fonds privés, est annoncée dans
ma ville et la journaliste se réjouit de ce que, jusqu’alors au moins, les
musulmans aient su construire un minarets discret, surtout à proximité du
dôme imposant de la chapelle des petites sœurs des pauvres (Le Courrier de
l’Ouest – 30 juillet 2007)
Harrer, le mentor nazi de l’actuel Dalaï Lama écrit en 1952 : « la domination qu’exercent les moines du Tibet est absolue, c’est l’exemple type de
la dictature cléricale » (« Sept ans d’aventures au Tibet » de Heinrich
Harrer, cité par GA Morin à France Culture le 10 septembre 2006 – Émission de la Libre Pensée, interview réalisé par Patrice Sifflet).
56
– 57 –
capable de s'européaniser, comme il s'est sinisé, persisé, américanisé. Les partisans d'une France multireligieuse où chacun resterait sagement à la place qui lui
aurait été assignée ont perdu d'avance, c’est pourquoi
le pape s’est mis à prêcher la croisade à Ratisbonne.
Bush le fait aussi, avec davantage de moyens militaires, Ségolène se proposait de le faire derrière Jeanne
d’Arc, mais c’est finalement Sarkozy qui s’y colle avec
Boutin, son curé de cabinet et Mme Amara, qui fut
naguère un censeur impitoyable des compromissions
de son entourage. Toutes les religions pensent à la
guerre sainte, c’est dans leur nature et comme la
guerre est d’actualité…
À l'École publique les lobbies religieux sont en
ordre de marche. Les aumôneries font de la retape,
certes, mais recherchent surtout une légitimité intramuros, les créationnistes (chrétiens ou musulmans)
savent que le plus important n'est pas de faire reconnaître la pertinence de leur propos, mais d’imposer la
légitimité de leur questionnement, les groupes pro-life
continuent, avec les encouragements du pape, de proposer, au nom de l'éducation sexuelle, leur vision
mortifère de la sexualité. Tout cela a été rendu possible grâce à René Monory et Lionel Jospin. Il suffirait
d'abroger deux ou trois textes pour refaire du lycée ou
du collège un espace laïque dont la République serait
une gardienne pleine de doigté, les Chefs d’établissement y sont majoritairement prêts. Mais il y a sans
doute pire : les manuels comme les programmes sont,
au nom du « fait religieux », encombrés des mythes,
des tabous et des rites des principales religions monothéistes ; on crée là un espace dans lequel s'engouffre
une presse d’une grande qualité technique qui,
– 58 –
d'Okapi et Je Bouquine à Phosphore et Muze véhicule
subtilement les valeurs catholiques, et comme sur l'estrade ont lit Le Monde, Ouest-France, Télérama ou
Alternatives Économiques issus des mêmes milieux, le
dialogue s'installe en cours avec autant de facilité au
lycée Jules Ferry qu'au collège Saint-Augustin.
Mêmes journaux, même chasse aux sectes (la vilaine
chose, tout de même), mêmes ONG caritatives (avec
des nuances, chacun sa part de marché).
Les musulmans sont donc les bienvenus à condition d'être des dhimmis discrets et d'être "de type
maghrébin" ou noirs à la rigueur, encore que ce soit
bien ingrat pour « nos » missionnaires et « nos »
comités de jumelage.
Dans « nos » écoles, il faut être laïque à la manière
de Valeurs Mutualistes, le journal de la MGEN, défendre
les valeurs comme Ségolène et financer la fabrication
de reliquaires par les élèves des écoles primaires publiques comme le fit Jacques Auxiette, président socialiste du Conseil régional des Pays de Loire à l’Abbaye
Royale de Fontevraud, sous les auspices d’une association dont le site Internet est sobrement intitulé Credo.
Tous les jours, la presse départementale continue
d’instituer le temps et l’espace comme rigoureusement
catholiques, quitte de temps à autre, à faire référence
à « nos frères aînés » (les juifs), nos frères séparés (les
protestants), ou ... nos cousins maghrébins (pour
quelques jours de fête).
Le courrier des lecteurs des deux quotidiens du
groupe Ouest France que possède mon département
montre cependant qu’ils restent relativement modérés, parce que dans les tréfonds de leur lectorat traditionnel, on trouve bien pire (mais je n’en doute pas !).
– 59 –
J’ai défendu syndicalement un collègue scientologue (décidément la très vilaine chose) qui avait effectivement un peu tendance à déraper, mais pas plus
que tel autre qui vante sa foi chrétienne en cours ou
pas plus que cet Inspecteur d’Académie qui évoquait
les « repas de communion » en pleine réunion statutaire57. D’ailleurs le collègue scientologue ne l’est
plus : maintenant ruiné, il milite pour les systèmes
d’échanges locaux (SEL) et là, c’est très bien vu… Il a
pourtant fait une dernière expérience malheureuse : il
avait cru percevoir que la Vierge lui suggérait de se
convertir au catholicisme – ce qui se comprend – mais
il les a trouvés vraiment trop intolérants, il s’est donc
tourné vers le protestantisme.
Et comme nous sommes restés bons amis, je trouverai bien à lui échanger ce petit bouquin contre quelque chose.
57 Est-ce un hasard ? C’est lui qui a commencé à expérimenter en
Mayenne la suppression des classes d’école maternelle, politique que vient
d’accélérer le gouvernement et qui fait la part belle aux écoles catholiques
qui entendent bien prendre le relais.
– 60 –
Les Chefs d'Établissements
Les grands lycées sont souvent dotés de proviseurs
compétents et respectés. J'en ai connu beaucoup, des
deux sexes. C'est le double effet de l'élitisme républicain... et du régime indemnitaire en vigueur. Le proviseur atypique – même autoritaire ou un peu fou – a pu
pendant longtemps conserver une réelle indépendance
dont, avec du recul, on peut juger les effets positifs. Le
Chef d'établissement d'alors, même pourvu depuis
1986 d'un conseil d'établissement défouloir58 (le sieur
Chevènement a aussi puisé dans l'arsenal du corporatisme), échappait alors largement à l'autorité des
Inspections académiques, voire des Rectorats et son
évaluation dépendait, pour le meilleur et pour le pire,
d'une direction spécialisée du ministère tout à fait
insensible à la rumeur locale.
L'affaire Chénière a été le symptôme d'un tournant59. Ernest Chénière a été, a ma connaissance, le
premier proviseur lâché par ses pairs pour des raisons
58 Le conseil d’établissement (aujourd’hui conseil d’administration) est un
organe de gestion tripartite : administration, personnels, usagers, les deux
derniers collèges étant élus.
59 À la rentrée 1989/1990, au collège Gabriel-Havez, de Creil (Oise),
Ernest Chenière principal, souhaite mettre fin à l’absentéisme d’un certain
nombre d’élèves de confession israélite, systématique le samedi matin et
– 61 –
politiques. Pour lui la Roche Tarpéienne s'est appelée
Segré, tout ancien parlementaire qu’il ait été, puis,
comme on n'expie jamais assez, un intermonde improbable. Tout cela à la suite de mouvements d'opinion
liés à la décomposition des institutions de la Ve République. Dans le dernier cas il dut sa chute à la vindicte
de « progressistes » qui poursuivaient le premier proviseur de couleur du département : un hasard bien sûr.
Peu importait, sans doute, que les mêmes se préparassent à voter Chirac, dont Chénière avait été le héraut
parlementaire. Moi, libre penseur, j'ai rencontré Ernest
Chenière et je lui ai trouvé, au delà de sa dévotion
pour l'Immaculée Conception et le Rosaire, une vraie
épaisseur humaine. Manipuler élèves et parents n’intéressait pas Ernest Chenière et ses adversaires étaient,
eux, instrumentalisés. Le processus se répète à l'envi et
n'épargne ni professeurs, ni chefs d’établissement.
Ernest Chénière, principal d'un collège public, pensait
peut-être que la circulaire de Jean Zay qui interdisait
tout signe religieux à l'école publique était toujours en
vigueur. Mais Jospin était passé par là et avait ouvert la
porte au communautarisme en incluant dans sa loi de
1989 le droit à l'expression politique et religieuse des
élèves. Ernest Chénière a certainement une conception
de la laïcité différente de la mienne, mais aujourd’hui
épisodique lors des autres fêtes religieuses ; pour faire bonne mesure, il est
ultérieurement décidé de demander à trois élèves musulmanes qui portaient un foulard en classe de retirer cette pièce d’habillement ; c’était
parti ! Une campagne qui n’a retenu que le second aspect s’est développée
et a été largement politisée, Ernest Chenière y a gagné un mandat de
député RPR de 1993 à 1997, mais aussi beaucoup d’ennuis, de mutations
« volontaires » et de « missions » dérogatoires en lieu et place d’une carrière normale.
– 62 –
nous pensons l'un et l'autre que la loi "sur le foulard"
dirigée contre les musulmans, ne peut en aucun cas
être un point d'appui durable pour la laïcité scolaire.
Un retour à la position laïque traditionnelle permettrait
en outre d'interdire les aumôneries dans tous les établissements qui ne comportent pas d'internat, sinon
chaque communauté est fondée à réclamer sa propre
implantation.
Les Chefs d'établissement sont désormais à la merci
des groupes de pression, il en est d'ailleurs apparu de
nouveaux, les collectivités territoriales et les responsables économiques ont désormais des pouvoirs accrus au
sein des établissements. Tel conseiller général d'aujourd'hui ne doit-il pas son mandat à son expérience
d’élu junior, dispensé dans son collège de quelques
cours ennuyeux, tandis qu'il exerçait son activité
"citoyenne" ? Tel manager de la Jeune Chambre Économique n'a t'il pas eu les mêmes facilités au nom d'une
basket entreprise ? Ils ont, n’en doutons pas, les capacités
nécessaires pour apporter là le souffle de l’innovation.
Pour l’heure, les nouveaux Chefs d'établissement sont
recrutés lorsqu'ils font au moins semblant de croire que
leur mission consiste à accueillir tous ces projets auxquels s'ajoutent le club santé, la protection civile, la prévention routière, la fondation pour l'hygiène buccodentaire, les petits déjeuners sponsorisés... quand ce ne
sont pas les Restos du Cœur, la Banque Alimentaire,
l'apprentissage du tri sélectif (et la dénonciation des
parents voyous), le commerce équitable... Il faudra bientôt ajouter les activités organisées par les ONG de la nouvelle gouvernance : WWF, Greenpeace, Handicap
International et les correspondants locaux de la
Confédération Syndicale Internationale, de la Confédé-
– 63 –
ration Européenne des Syndicats (et la dénonciation des
parents tire-au-flanc ou fraudeurs d'Assedic).
Face à cette "nouvelle donne», les réactions sont
pour le moins... contrastées. Les principaux de collège
c'est aussi le petit monde des curés de campagne où la
foi du charbonnier est largement plus répandue que
chez les évêques. Eux ne sont protégés par personne ;
ils sont souvent en première ligne et se font convoquer
et engueuler par l'Inspecteur d'Académie dès qu'une
association de parents d'élèves fait trop de bruit dans
leur coin (les géniteurs institutionnels, recrutés chez
les enseignants, les cadres à temps partiel et les épouses de professions libérales sont les hyménoptères du
biotope-collège). La fonction ne représente que très
peu d'avantages financiers, la notabilité s'en est largement évanouie ; le boucher de la supérette méprise le
prof (qui le lui rend bien), son gérant méprise le principal. Toute une génération d'anciens PEGC (Professeurs d'Enseignement Général des Collèges), habités
par leur mission d'étendre effectivement l'École
jusqu'à 16 ans, a été remplacée pas à pas, par un
microcosme beaucoup plus hétéroclite où d'anciens
professeurs d'EPS (Éducation Physique et Sportive),
fatigués de l'hiver sur les stades et des cris dans les
gymnases, côtoient d'anciens CPE60 (Conseillers
Principaux d'Éducation) ; d'anciens profs désespérés
par l'absence de passerelles vers d'autres fonctions ou
par la disparition de leur discipline les ont rejoints par
60 Les CPE n’ont pas d’autre voie de promotion que de devenir chefs d’établissements, fonction qu’ils ont d’ailleurs souvent exercées, bénévolement
mais sans volontariat, s’ils étaient affectés dans un collège où l’équipe de
direction n’était pas complète. Les « points de convergence » sur la
– 64 –
défaut. J’ai croisé récemment une petite troupe de
chefs d’établissement stagiaires, ils apprenaient les premiers gestes qui sauvent : adopter la cravate (ou le
style Cyrillus pour les dames).
Ces sous-officiers du fameux "système éducatif"
(quelle horreur stalino-barbare, que cette expression,
quand même !) arrivent, dès qu'ils ont fait la preuve de
leur supposée allégeance, dans un monde qui est bien
éloigné des préoccupations didactiques. Le collège est
devenu producteur d'une entropie qu'on lui demande
d'exporter vers l'amont comme vers l'aval. Bon nombre
de principaux rusent et se débrouillent. Leurs organisations syndicales ne sont guère autre chose que des amicales et deviennent rapidement des bureaux des pleurs
pour gérer la solitude administrative qui est la leur,
pour faire face aux professeurs, aux parents d'élèves, et
maintenant aux Conseils généraux.
Il est amusant de constater qu'il est impossible de
décrire en quelques lignes les contraintes de gestion
auxquelles sont soumis ces braves gens qui n'y sont
guère préparés (sauf idéologiquement, mais que vaut
la foi sans les œuvres ?). Alors, un seul exemple,
essayez donc d'intégrer dans un seul tableau : les parcours diversifiés, les itinéraires de découverte, l'heure
de vie de classe, le divorce récent de la prof de lettres
classiques, l'injonction de remplacer à l'interne les
profs absents, la voix puissante et agressive de la déléguée du SNEP-FSU61 au Conseil d'administration, les
réforme des lycées, signés entre le ministre Darcos et la plupart des syndicats (dont la CFDT et les syndicats autonomes), avaient une manière particulière de régler le problème : les CPE – exception française – disparaissaient du dispositif.
– 65 –
lettres des parents contre la prof d'allemand et le coup
de fil amical du collègue qui souhaite que sa fifille, qui
entre en cinquième, ait plutôt Madame Mérion comme
professeur principal, et maintenant le Conseiller général-maire qui vous invite à dîner avec votre épouse,
mais espère que vous ne verrez pas d'inconvénient à ce
que la FNSEA62 organise au collège une session de
découverte des NTIC63 pendant les congés scolaires, ce
qui va sûrement réjouir le prof de techno, responsable
bénévole du réseau.
Des milliers de fonctionnaires, compétents ou non,
baignent désormais dans le vocabulaire managérial. En
réalité, si nombre d'entre eux ont plus ou moins intégré
qu'ils sont responsables de l'image de leur collège, de
leurs équipes, voire de leurs effectifs d'élèves, beaucoup
rechignent encore à collaborer au recrutement de personnels précaires, à assumer l'évaluation des enseignants après la disparition de la notation, à choisir, sous
la pression, les enseignements qui seront assurés et
donc ceux qui seront sacrifiés car tout ne peut pas
entrer dans le budget. On peut bien leur donner parfois
l'impression qu'ils sont devenus de petits chefs d'entreprise64, en réalité ils auront le sort des gérants de supérettes qui ne font pas leur quota, dès lors que la quantification financière, logique après la LOLF (Loi
61 Syndicat National de l’Éducation Physique de la Fédération Syndicale
Unitaire.
62 Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles, une des
deux pièces maîtresses (avec la Confédération paysanne) de la corporation
agricole.
63 Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.
64 Quelques-uns participent même maintenant à l’Université d’été du
MEDEF : misère !
– 66 –
Organique relative aux Lois de Finances)65, aura remplacé la quantification administrative dans l'appréciation de leurs résultats. Ils devront alors faire la preuve
que leur collège est au-dessus du seuil de rentabilité,
que ses ratios sont corrects, que le personnel est suffisamment flexible et qu'ils savent bien tenir leur CA ;
d'ailleurs à terme, pourquoi ne pas les remplacer par le
garagiste parent d'élève ou la prof de gym à la grande
gueule qui ont tous les deux l'expérience du management des équipes ? Je trouve particulièrement significatif le cas de ce principal de collège maladroit, naïf et
autoritaire qui avait cru au discours ambiant et s'était
durablement affronté à la majorité de son Conseil
d'Administration "de gauche", parents d'élèves et syndicats autonomes en tête. Résultat : la hiérarchie qui
l'avait d'abord encouragé dans la voie de la fermeté,
voire de l'arbitraire, l'a lâché et il a dû changer de
département. Le nouveau chef d'établissement, un
homme de talent, doit cependant désormais compter
avec des "actionnaires de référence" renforcés et promus dans leurs organisations respectives. Combien des
acteurs d'une telle affaire se sont rendus compte qu'ils
venaient d'anticiper sur la généralisation du "modèle
anglo-saxon" par ailleurs tant décrié ?
Désormais, pour une politique donnée, l'État se fixe des objectifs précis
à atteindre, avec des moyens alloués pour atteindre ces objectifs. La « performance » des services sera ainsi mesurée de façon plus concrète : une
politique publique sera d'autant plus performante que les objectifs auront
été atteints ou approches grâce aux moyens alloués. Une vraie « culture
de la performance » devrait ainsi s'instaurer au sein de l'administration.
(www.education.gouv.fr/) – Site du gouvernement.
65
– 67 –
Inspecteurs pédagogiques
J’ai vu pratiquer trois générations d’inspecteurs
pédagogiques.
La première gérait l’enseignement technique et
accompagnait les flux de maîtres-auxiliaires hâtivement recrutés après 1968 pour accompagner la
« démocratisation de l’enseignement ». Sur les trois
inspecteurs qui m’ont convoqué en cette période deux
avaient un lien direct ou indirect avec le syndicalisme
ouvrier, l’un CGT, l’autre Force Ouvrière. Bien sûr, ils
faisaient peur, cela fait partie du jeu nécessaire, mais
eux-mêmes étaient placés sous la surveillance attentive des Inspecteurs Généraux. Les Inspecteurs
Généraux de l’Éducation Nationale (IGEN) ont hérité
d’un respect historiquement justifié, mais aujourd’hui
largement surfait et d’une autorité interne incontestée, si du moins ils ne mordent pas la main qui les a
nourris. En tout état de cause, il faisaient souvent
trembler les IPR (Inspecteurs Pédagogiques Régionaux) et à plus forte raison les IET (Inspecteurs de
l’Enseignement Technique). Une visite de l’Inspection
Générale (les majuscules sont de rigueur) était un
événement à la fois terrible et protocolaire et l’on
devait subir la promotion de leurs éditeurs (car ils par-
– 69 –
rainaient de nombreux manuels) et celle des nouveaux outils pédagogiques. Ah ! Le film en Super 8 :
« Martine, ma secrétaire ! » produit par l’inspecteur, quel
pied !… Pourtant, Martine avait un CDI après son bac
G1 (devenu STG – Sciences et Technologies de la
Gestion), son déroulement de carrière était largement
prédéterminé par les Conventions collectives et elle
pouvait espérer prendre sa retraite après 37 ans de
loyaux services. Moi, j’essayais d’apprendre la sténographie pour former des « Martine » (je n’y suis pas
parvenu). Les corps d’inspection constituaient des
garde-fous archaïques, injustes, mais qui ne méritaient pas le pilonnage des gauchistes qui, sous couvert d’anti-autoritarisme préparaient, la suite l’a montré, leur propre arrivée aux affaires, ce qui est chose
faite. Les frères Cohn-Bendit en sont emblématiques.
Gabriel Cohn-Bendit, un ancien responsable de la tendance d'extrême gauche de la Fédération de l'Éducation Nationale (syndicat autonome ancêtre tout puissant de l'UNSA66 et de la FSU) s’est révélé, au compte
d'une variante de l'idéologie de l'école comme vecteur
de reproduction sociale, un adversaire résolu de
l'École de Jules Ferry, voire de l'École tout court.
D'abord promu, au début des années 1980 proviseur
du "lycée différent" de Saint-Nazaire, financé à grands
frais pour quelques élèves en déshérence, il a intègré
la sphère des décideurs et développe depuis des ONG
en Afrique (Réseau Éducation pour Tous : REPTA67) .
66 Union
Nationale des Syndicats Autonomes.
"Grace à son épais carnet d'adresses, Gaby Cohn-Bendit a quasiment autour de
lui tout l'éventail politique, du libéral Alain Madelin au vert Noël Mamère, de
l'UMP Godfrain au socialiste Bianco. Côté entreprises, le groupe Bollore, la Camif,
67
– 70 –
Daniel Cohn Bendit, qui partage avec son frère son
désamour de l'école laïque, est quant à lui député
européen et fut l'un des animateurs des gauchistes
étudiants du Quartier latin en 1968. Il se prononce
désormais comme lui pour un gouvernement d’Union
Nationale en France68.
La deuxième génération d’inspecteurs était composée d’enseignants « encore-de-gauche » selon les
formats en vigueur dans les années 1980 et issus du
syndicalisme autonome. Ils pouvaient être euxmêmes d’anciens maîtres-auxiliaires. Devenus formateurs et auteurs de « pochettes de travaux dirigés »,
ils passaient beaucoup de temps à développer leurs
méthodes qui suivaient pas à pas les méandres de la
dernière réforme en cours. Ils incarnaient la puissance
du syndicalisme autonome. Le SNES (Syndicat National des Enseignements du Second degré, dirigé par des
proches du très conservateur Parti Communiste
Français, le parti de Mme Buffet) a obtenu pendant
cette période des gouvernements de droite et de gaula CFAO (Pinault), Ouest-France lui font confiance. Côté ONG, on trouve Aide et
Actions – Écoliers du monde et les Volontaires du Progrès. Il y a aussi les régions
Ile-de-France et Bretagne. Entre autres, et ce n'est sans doute qu'un début..."
Tiré du site du Repta http://repta.net/site/
68 « Les choses bougent, les choses avancent. Mardi soir dernier, j’étais au meeting de Ségolène Royal à Montpellier. Les militants ont témoigné ce soir-là qu’ils
ne reculaient devant rien et qu’ils n’avaient pas peur: ils savent que l’on faut
s’ouvrir aux valeurs humanistes des autres, ils savent que c’est la condition de la
victoire. Je suis confiant car je sais que Ségolène Royal a cette capacité à rassembler au-delà de sa famille politique et qu’elle a l’audace de dépasser le traditionnel manichéisme droite/gauche. Je suis confiant, donc, et je crois que la France
est capable d’accomplir cette modernisation dont elle a besoin et qui vise à créer
un pôle rassemblant écologistes, socialistes et centristes. » (Blog de D. CohnBendit le 28 avril 2007 - http://blog.cohn-bendit.eu/fr/?cat=4)
– 71 –
che d’importantes mesures catégorielles et structurelles qui lui ont permis de préparer l’éclatement de la
FEN (Fédération de l’Education Nationale) et d’assurer une présence assidue dans les commissions consultatives où s’élaboraient les réformes. Ce fut notamment le cas sous les ministères de René Monory
(droite) et Lionel Jospin (gauche), entre 1986 et 1992.
Cela s’est traduit quasi mécaniquement par une présence accrue d’anciens du SNES parmi les inspecteurs,
puisque ceux-ci sont recrutés parmi les enseignants en
activité, avec des concours dont les contenus tiennent
le plus grand compte des réformes en cours. C’est à
cette époque qu’entrèrent en scène les pédagogues
plus directement issus de la tradition catholique,
Antoine de la Garanderie (professeur à l’Université
Catholique de l’Ouest) et son étrange « gestion mentale », mais surtout Philippe Meirieu qui, sur son blog,
se donne lui-même comme ancêtre Don Bosco. Je me
souviens m’être fait infuser des bribes de ces deux
théories dans des stages organisés par l’Inspection
Pédagogique. Apparemment ces deux courants faisaient bon ménage. Mais l’école de Jules Ferry a souffert : la nouvelle doxa fondée sur la haine de l’école a
produit bien des rancœurs et des désillusions dont certains des animateurs des formations de l’époque tirent
aujourd’hui le bilan.
La troisième génération est aux commandes, mais
en pleine évolution. C’est la génération de Maastricht
livrable en deux modèles très voisins, celui de droite
et celui de gauche. Celui de droite admire la Bourse et
l’Entreprise (là encore les majuscules !), celui de gauche le "Monde Professionnel" et la revue Alternatives
Économiques. Ils ont une foi commune : « la faillite des
– 72 –
idéologies – dont le christianisme, cela va de soi, ne
fait pas partie, – sera dépassée par la construction de
l’Europe. » La disparition des débouchés du prétendu
« enseignement technologique » liée à la désindustrialisation, l’autonomie des établissements, mais
aussi le système européen de collation des grades ne
donnent guère d’espérance de vie à cette génération
qui n’aura bientôt plus grand-chose à inspecter. Par
ailleurs le rejet par referendum du projet de Traité
Constitutionnel de l’Union Européenne n’a pas fait
qu’ébranler les croyances, il a sans doute convaincu
plus d’un décideur que décidément, ces corps d’inspection héritiers de Tocqueville et de Marx n’étaient
compatibles avec aucun des catéchismes managériaux
de la « nouvelle gouvernance ». Restent les fonctions
de DRH. Déjà la pédagogie s’estompe au profit du
résultat, les bilans de compétence apparaissent, les
restructurations approchent.
– 73 –
Collègues
La notion de collègue est une utile fiction :
lorsqu’il réunit ses enseignants à la rentrée, le proviseur s’adresse à ses « chers collègues », car il est luimême issu du corps enseignant. Cependant, rien n’est
simple : un étudiant-surveillant est-il un collègue ? Et
si oui, qu’en est-il d’un assistant d’éducation ? D’un
vacataire ? D’un « contrat aidé » ? D’un ouvrier professionnel ou d’un agent d’entretien ? La myopie
sociale est une affection collective de la vue, endémique dans les salles des professeurs ; les personnels
ouvriers et de service sont transparents et on surprendrait sans doute un bon nombre de professeurs en
leur annonçant que ces personnels viennent de changer d’employeur à la suite d’une loi de 2004 dont la
généalogie remonte à Maurras via Mitterrand69. J’ai
entendu en 2007 un collègue, qui revendique des
69 Charles Maurras (1868-1952), monarchiste et fondateur de « L’Action
française » affirmait que « la monarchie devrait fédérer les républiques
provinciales » ; c’est sur son inspiration que le gouvernement de Vichy
devait créer les préfets de région. Le mouvement législatif a repris sous
Mitterrand en 1982-1983, a trouvé une consécration constitutionnelle en
2003 et la loi dont il est ici question a été adoptée à la quasi-unanimité en
2004.
– 75 –
engagements citoyens, grogner un peu parce qu’il
devrait travailler une année de plus du fait de la
réforme des retraites de 2003, qu’il n’avait sans doute
pas manqué de commenter politiquement au moment de son adoption. Celui là mettra sans doute un
certain temps à percevoir que, dans les couloirs, les
blouses d’une société de nettoyage auront remplacé
celles des « collègues » aujourd’hui à disposition de la
collectivité territoriale. Peut-être un jour, malgré
tout, s’apercevra t’il que la « concurrence libre et non
faussée » de l’Union Européenne pourrait bien pousser son lycée à faire appel à « Acadomia » plutôt qu’à
ses services. Et cela pourrait bien n’être qu’une question de mois.
Bien entendu, les personnels d’entretien restent
membres de la « communauté éducative », comme
les parents d’élèves et M. l’aumônier (juste une anticipation) : cette fiction n’a longtemps eu que des
effets limités et il m’est arrivé de penser que, s’il était
juste de dénoncer cette escroquerie intellectuelle, la
portée en était somme toute assez minime. Ce n’est
plus le cas aujourd’hui ; cette communauté, comme
toutes les autres, fait souffrir les plus fragiles et tente
d’imposer à tous la loi de ceux qui se proclament l’expression de la Totalité 70. Dans mon lycée, voici quelques années, un poste de Conseiller Principal d’Éducation71 (CPE) a été supprimé, non pas parce que le
70 J’ai, par exemple, lu sur des blogs de jeunes collègues, les arguments
désespérés de collègues tentant de protéger les horaires de français dans
les débats sur la répartition de la DGH (Dotation Horaire Globale), déléguée à l‘établissement dans le cadre de son autonomie…
71
Dans les « points de convergence » sur la réforme des lycées signés
– 76 –
nombre d’élèves diminuait, mais on souhaitait équiper un collège, alors, redéploiement oblige… Le
résultat fut un développement de l’absentéisme dans
les classes de BTS, ce qui n’était pas prévu par la règle
du jeu. À l’instigation des élus au Conseil d’Administration fut mis en place un « groupe de travail »
qui plancha pendant plusieurs mois sur la recherche
d’un outil palliatif. Des instruments de suivi furent
donc élaborés, sur la base d’un volontariat assisté : le
professeur ne pouvait plus se contenter de noter les
absences, mais devait renseigner des tableaux précis
sous l’autorité d’un coordonnateur bénévole. Cette
dernière fonction n’a guère survécu au-delà d’une
année et à la rentrée suivante… c’est le petit nouveau
s’y est collé sous l’œil un peu gêné des collègues du
Conseil d’enseignement… La souffrance au travail
progresse, le plus souvent elle est tue ou banalisée,
ceux qui ont réussi à y échapper en devenant chefs
d’établissement ou inspecteurs et qui nient cette réalité, portent une lourde responsabilité personnelle et
ils ne sont même pas sûrs, en contrepartie, d’accéder
à l’acmé de la reconnaissance sociale qui serait de
présenter leur épouse à celle d’un chirurgien.
Puissent-ils ouvrir un peu les yeux ! J’ai écouté le joli
rock des « Fatals Picards » sur la « sécurité de l’emploi » : ils auraient pu avoir le même succès que
Kamini (le rappeur de Marly-Gomont et de « Un ptit
coup de motherfuck » qui m’a donné l’idée du titre) ;
mais voilà, la plupart de mes collègues n’ont découvert Kamini qu’aux « Victoires de la Musique » et les
entre Darcos, le SNES (FSU), l’UNSA et le SGEN (entre autres), les CPE
ont disparu du lycée à inventer.
– 77 –
« Fatal Picards » qu’au moment de l’Eurovision !
Misère du gap culturel !72 Et leur souffrance, ils la
garderont pour eux ou au mieux pour leur psy.
Pendant ce temps, sortis de la salle des profs, côté
mâles on picole ou on fume comme les élèves, côté
femelles on pratique le yoga, le sport ou le pouponning en redoutant le prochain repas de famille où on
leur chantera le refrain des « Fatals Picards » (« Déjà
rentrés ? Bande de feignants, vous travaillez moins qu’un
chômeur… »)
Les collègues se répartissent en strates comme les
lamines lors de la sédimentation en couches géologiques. En voici quelques-unes. De la génération d’enseignants qui m’a immédiatement précédé, je retiens
ces solides produits de l’ENSET (École Normale
Supérieure de l’Enseignement Technique), mais aussi
ces anciens professeurs techniques issus du métier,
exigeants à l’égard des élèves et d’eux-mêmes. J’ai
souvent été très impressionné par les moines-soldats,
j’ai nommé les professeurs de classes préparatoires.
De la vie monastique ils ont souvent la discipline, la
rigueur et le sectarisme. Ils vivent à l’intérieur d’une
clôture symbolique dont le sort des cinq-demi est une
frontière et le compte en banque la délicieuse culpabilité. À l’autre extrémité de la chaîne les vacataires,
ombres d’enseignants ; quel salaire attribuez-vous à
votre ombre ? Ils sont gentiment accueillis en salle
des profs par les épouses de médecins et de cadres
supérieurs qu’ils ont le droit de remercier pour leur
disponibilité. Mais ils doivent savoir qu’ils ne sont
72 À votre avis, Cindy Sanders représentante de la France à l’Eurovision,
c’est un hoax ?
– 78 –
que tolérés dans un milieu qui, dans les replis de son
amabilité circonspecte, cache sans doute le membre
du jury susceptible d’assurer un jour la pérennité de
leurs revenus ou de les envoyer au contraire s’inscrire
à l’ANPE.
Entre ces deux pôles, le biotope exprime sa
variété ; les vieux agrégés ronds-de-cuir ont à peu
près disparu, dans certains établissements ils avaient
même eu droit jadis à leur « table des agrégés » à la
cantine ; les maîtres-auxiliaires (MA) ont aussi fait
leur temps, remplacés par de prétendus CDI
(Contrats à Durée Indéterminée, qui sont aussi une
jolie escroquerie lexicale). J’ai été MA, on m’a fait
enseigner dans la décontraction des disciplines auxquelles je ne connaissais rien. Quinze ans plus tard,
lassé d’attendre une formation et honteux de mon
incompétence, j’ai décidé de préparer l’agrégation. En
trente-cinq ans j’ai participé à de multiples stages
pédagogiques parfaitement inutiles (sauf au profit de
la normalisation), en revanche, j’ai bénéficié de trois
stages portant sur des contenus disciplinaires. L’un
sur les marchés dérivés, un autre sur la réforme du
plan comptable et un troisième sur l’utilisation des
tableurs, le tout à l’initiative de collègues ou de mon
supérieur direct. La machine a continué grâce à des
soutiers, qui triment sans compter pour instruire les
élèves et acceptent en plus d’aider stagiaires, contractuels ou débutants : ainsi ces PLP (professeurs de
lycée professionnel) du Lycée Europe à Cholet qui
m’ont appris à travailler (à Cholet, si vous ne voulez
pas mourir d’ennui, autant travailler…) ; ainsi cette
femme qui fut ma conseillère pédagogique pendant
un an, produisant sur chacune de mes leçons un
– 79 –
admirable « rapport d’inspection », ainsi ce collègue
qui m’a accueilli chez lui pour préparer l’agrégation
avec les matériaux qu’il avait lui-même recueillis
deux ans plus tôt. Mais l’institution, rien ! Quels abîmes entre ma conseillère méprisée par sa hiérarchie
et les théâtreux ou vidéastes coincés qui tiennent le
haut du pavé ! La culture lacunaire de ces derniers ne
les empêche nullement de m’accabler d’un mépris
mérité ; je n’étais, après tout, qu’un professeur technique. Mais quelle étrangeté ne représenté-je pas à
mon tour pour cette génération du début des IUFM,
quelquefois devenue enseignante par dépit, qui
voyait parfois s’agiter devant elle un vieux syndicaliste dont la référence était une classe sociale officiellement disparue ?
Une nouvelle génération se présente aujourd’hui,
très hétérogène aussi. L’effondrement de l’Union
soviétique avait en effet laissé penser que l’économie
de marché était l’horizon indépassable d’un monde
multipolaire ; le choix se résumait désormais à une
alternative entre le libéralisme et le marché organisé.
Le monde enseignant préfère massivement la deuxième branche, avec les gradations d’usage entre le
centre-gauche et l’extrême gauche dont le nouveau
flambeau est le Besancenot, parrainé en permanence
par les médias. Mais enfin, la première version a aussi
ses partisans pas si marginaux, la diminution des postes mis aux concours donne une prime aux gentils fils
à papa libéraux, qui disposent déjà dans leur héritage
de l’essentiel des outils nécessaires pour décrocher le
CAPES et on les a vus arriver, arrogants ou gentils,
dans les salles des profs. Pourtant près de vingt ans
plus tard, la réduction au statut de milleuriste73 de
– 80 –
toute une génération a suscité chez les salariés une
incitation nouvelle à considérer l’enseignement
comme une voie de promotion sociale. Pas si cons, les
prolos et leurs enfants considèrent désormais que,
toutes choses égales par ailleurs, ceux qui auront le
plus de chances d’évoluer si la société se débloque
sont ceux qui auront eu accès au patrimoine culturel
de l’humanité. Malheureusement, la mastérisation
prévue par le processus de Bologne74 aura – si elle va
à son terme – pour effet de freiner considérablement
ce type de recrutement : en effet, les étudiants qui se
destinent au professorat seraient contraints de faire
cinq ans d’études sans aucune année rémunérée, ce
serait un efficace barrage anti-prolos. Accessoirement
cela ne peut conduire qu’à un décalage culturel croissant entre les personnels recrutés et les élèves, compensé, peut-être par l’inculture des nouveaux recrutés, les concours à venir faisant de moins en moins de
place aux connaissances disciplinaires.
Il existe dans la jeunesse un nouvel intérêt pour
l’action collective. Que les jeunes collègues se tournent d’abord vers les troupes bigarrées et la voie sans
issue du gauchisme politique ou syndical75 promu par
les médias ne m’inquiète guère, une pirouette et ils se
Est-ce encore un néologisme ? En tout cas ce n’en est plus un en Italie
ni en Espagne où la Génération 1000 ? a massivement commencé à rendre conscience d’elle-même. La Grèce a depuis inventé le sixcentseurisme,
l’UE est un moteur de progrès.
73
Le processus de Bologne concerne 46 pays dont les gouvernements ont
décidé de créer un « espace européen de l’enseignement » en 2010. Les
gouvernements ont décidé... mais ils laissent à chaque « communauté
universitaire » le soin d’appliquer. Quant aux peuples ? Ah, les peuples...
74
75
Le gauchisme vient du vocabulaire léniniste qui le qualifiait de maladie
– 81 –
rétabliront si on leur en donne l’occasion. L’essentiel
est que leur disponibilité, physiquement vérifiée dans
les manifestations contre le CPE, traverse en coupe
toute cette génération, depuis Hélène, qui est en
seconde et n’a pas 17 ans, jusqu’à Matthieu, stagiaire
IUFM qui vient d’avoir 24 ans. Les énergies sont disponibles. J’ai appris récemment que Das Kapital, de
Marx, était redevenu un best-seller en Allemagne,
c’est un signe des temps.
infantile du communisme, car marqué par une impatience néfaste, mais
le terme s’est édulcoré et il ne s’agit ici que d’une facilité de vocabulaire,
la LCR de Krivine et Besancenot indispensable auxiliaire du Parlement
européen, n’a, on le constate, aucune impatience à aller au communisme,
les syndicats SUD sont à gauche… du corporatisme chrétien et il ne suffit
pas de promener un drapeau rouge et noir pour être anarcho-syndicaliste.
– 82 –
Janvier 2009
six mois sans collègues...
« Si tu aimes mieux les ouvriers que nous, il ne fallait pas faire ce boulot », me dit une ancienne, et charmante, collègue. Aimé-je les ouvriers ? Aimé-je mes
collègues ? Rien de directement sexuel en tous cas :
une rangée de casiers de salle des professeurs stoppait
net l’improbable érection matinale qu’aurait maintenue la speakerine de France Musique dont la voix
accompagnait mon trajet en voiture (j’ai été interne
sept ans, c’est peut-être cela ma phobie des casiers, ou
alors un lapin m’a mordu dans ma petite enfance et les
clapiers me castrent symboliquement). Ceci étant, je
l’admets, il m’est arrivé d’être injuste envers mes collègues professeurs sur leur manque d’empathie
sociale : j’avais moi-même, militant aguerri, bien du
mal à me retrouver dans le dédale des journées dosées
par des dirigeants syndicaux, qui tutoient ministres et
présidente du MEDEF dès que les caméras sont parties.
Tous semblent prendre garde à ce que le dosage des
journées d’action soit effectué avec soin, de telle façon
que ne soient pas mélangés des produits dont la rencontre pourrait être dangereuse. L’isolement relatif des
enseignants n’est pas leur fait.
– 83 –
J’ai lu assez souvent, ces derniers mois, le blog de
J.-P. Brighelli76, révélateur mais un peu désespérant,
comme une salle des profs virtuelle, avec un panneau
syndical du SNALC77, des plaisanteries sexuelles politiquement correctes et le parfum des barquettes
réchauffées au micro-ondes. Je lis aussi de nombreux
autres blogs, sans prétentions pédagogiques, où interviennent de jeunes ou moins jeunes collègues. Et je
suis attendri par leurs angoisses, leur travail, le
contenu de leurs cartables et quelques-uns de leurs
tiroirs secrets qu’ils étalent avec la même touchante
sincérité que l’on trouve sur les Skyblogs des élèves.
Ces blogs là m’inspirent une vraie tendresse.
On arrive, avec son petit cartable, dans une salle
des profs inconnue, on n’est souvent même pas
encore logé et l’on cherche des amis, un peu de chaleur, des repères. Jadis, le syndicat faisait partie des
balises. Sur un peu plus de 200 professeurs de mon
M. Brighelli, professeur agrégé, est l’auteur de divers ouvrages et de
pamphlets dont le plus récent s’intitule « La fabrique du crétin ». Les crétins, ce sont mes « motherfuckers », en quelque sorte. M. Brighelli se met
en avant, prend des coups et en donne (son blog s’appelle d’ailleurs « bonnet d’âne »). Je l’avais dans la première édition, invité à discuter d’autre
chose que d’enseignement. Ouf, il ne m’a sans doute jamais lu, ni même
repéré sur la toile, il fait partie de ces collègues qui souhaitent voir leurs
idées prises en compte par un ministre, indépendamment de ces catégories désuètes qu’on appelle « partis politiques » ou, pire encore, « lutte des
classes », ce qui l’a conduit à faire des offres de service à M.Darcos ; que
ce dernier n’ait, pour l’instant, pas accepté est relativement secondaire.
76
77 Syndicat autonome des lycées et collèges, réputé à droite, et rejoint
pour cela par des profs de gauche qui veulent se mettre à l’abri des ayatollahs de leur propre camp ; autonome plus qu’indépendant, il doit vivre
dans l’ombre du SNES que le ministre consulte plus volontiers, car c’est
un syndicat relié à la « nouvelle gouvernance » proposée par Chérèque et
Thibault.
– 84 –
lycée, il y avait en 1978, 132 syndiqués au SNES, on
en comptait 25 au SGEN-CFDT et une douzaine au
SNALC. Bien sûr, si l’on excepte l’antenne (alors gauchiste dans son expression – au grand désespoir des
dames venues de la CFTC), du syndicat chrétien CFDT,
il s’agissait de syndicats autonomes. Mais aujourd’hui,
il n’y a guère plus de cinquante syndiqués, tous syndicats confondus, et la morne sociologie reprend ses
droits. Tel est le bilan d’un syndicalisme dont les structures coïncident avec celles de l’administration, avec
des passerelles à tous les niveaux. Le résultat le plus
navrant est visible à l’Université où les ex-responsables des syndicats, devenus présidents ou vice-présidents, appliquent avec ou sans états d’âme les réformes bolognaises et la prétendue professionnalisation
qui est le contraire de l’Université, puisqu’elle consiste
à livrer les étudiants aux patrons pendant que ces derniers fuient éperdus devant la crise et n’ont d’autre
objectif que de sauver leurs profits.
Dans le second degré, la plupart des syndicats ont
signé avec le ministre des « points de convergence »
sur la réforme (Darcos, pour l’instant) des lycées, au
moment même où la profession préparait ses forces
pour la bataille.
Alors, amour ou désamour relèvent d’un égotisme
hors de propos, il n’est pas d’autre voie que de s’appuyer sur les incontestables aspirations des enseignants, pour les aider à colmater les brèches, à imposer l’unité.
Les affrontements décisifs s’annoncent. Les bataillons d’instituteurs, avant-garde confuse, agitée, mais
déterminée ont fait mouvement. Dans les lycées, la
participation électorale a augmenté aux élections pro-
– 85 –
fessionnelles, ce qui prouve que l’on cherche des
outils. Pour la masse des collègues, le danger est beaucoup mieux identifié : on en arriverait presque à
remercier Daniel Cohn-Bendit de préparer avec...
Giscard d’Estaing les prochaines élections au pseudoparlement de Strasbourg. Les émeutes de la jeunesse
grecque accélèrent la prise de conscience de cette réalité : il existe bel et bien, à l’échelle européenne, une
entreprise systématique de désespérance et de démolition.
Il manque des outils, il manque la confiance en ses
propres forces et en celles de l’ensemble des salariés,
mais depuis Jenn (BTS informatique 2006), retrouvée
à l’occasion de ce livre, jusqu’à ce père d’élève et délégué syndical Force Ouvrière, rencontré le soir du scrutin des prud’hommes en décembre 2008, en passant
par ce maire qui veut sauver la Poste de sa commune
sans se fâcher avec son député (ça va être dur), la
jonction approche. Le talon de fer n’a pas gagné.
– 86 –
Instituteurs
Les instituteurs sont les collègues des professeurs.
Enfin presque. D’ailleurs il n'y a plus d'instituteurs,
mais des « professeurs des écoles ». Il n'y a plus d'Écoles Normales parce qu'il n'y a plus de normes. Et bientôt plus d'écoles communales, parce que plus de communes mais des EPEP (Etablissements Publics
d’Enseignement Primaire), improbables succursales
d'une future mais très prochaine supérette cantonale
de l'Éducation, dirigées par un principal qui aura
réussi dans sa communauté éducative, par un directeur d'école qui aura enfin accepté de devenir un
échelon hiérarchique, ou directement par un élu local
comme au bon temps de M. Guizot et de LouisPhilippe, le roi à tête de poire de mes vieux manuels.
Il faut dire que, de Russie en Argentine et de
France au Cambodge, instituteur c'est un métier, une
profession. Les instits, tout professeurs des écoles
qu’ils soient, parlent d'ailleurs beaucoup de "la profession" pour désigner leur corps de fonctionnaires. Dans
Le Monde entier, ceux qui apprennent aux petits
humains à "lire, écrire, compter" constituent de fait
une formidable force de résistance aux destructions
opérées par le capitalisme pourrissant. Mon admira-
– 87 –
tion est grande pour les instituteurs africains, russes et
argentins, mais aussi pour les instituteurs de France.
Depuis le vieux directeur "réac" et honni des jeunes
pédagos, jusqu'aux viragos excitées qui dansent
devant les cortèges du SNUIPP-FSU, depuis les militants FO ombrageux, jusqu'aux troupes "anticapitalistes" dépenaillées qui défilent en fin des cortèges syndicaux.
Mais les instits sont une espèce en voie d'extinction ; la fiction niveleuse qui voulait qu'au nom de la
"même dignité", les postes soient occupés par les
mêmes fonctionnaires "de la maternelle à l'université", commence à montrer son vrai visage : la destruction de cette profession estimée. L'entreprise réussira
t'elle ? Rien n'est joué ; jusqu'à présent rien n'a totalement fonctionné dans les démolitions entreprises.
Les instituteurs continuent vaille que vaille, avec des
difficultés croissantes, à inculquer aux nouvelles générations les connaissances et les comportements qui
permettent d'accéder à la connaissance, donc à la critique. Leur hiérarchie réelle est constituée par les IEN
(Inspecteurs de l'Éducation Nationale), autrement
appelés « inspecteurs primaires », souvent issus du
rang ; redoutés, critiqués, débordés, agités, ils sillonnent chacun une circonscription. Or les IEN jouent
souvent double jeu : côté cour, ils sont d'impitoyables
promoteurs des pseudo-réformes et des billevesées
gouvernementales à la mode, côté jardin, ils doivent
entretenir des relations de confiance avec les directeurs d'écoles et les délégués du personnel pour faire
fonctionner la machine sans trop d'à-coup.
Les directeurs d’école n'ont pas, eux, de pouvoir
hiérarchique. Partenaires des mairies (qui fournissent
– 88 –
locaux et matériel scolaire), interlocuteurs des IEN et
des parents, ils doivent en plus faire fonctionner les
organismes de concertation (conseil des maîtres,
conseils d'écoles), gérer les flux d'informations et les
statistiques, et le plus souvent assurer leur propre
classe (au moins à temps partiel). J'ai des liens d'amitié ou de camaraderie avec nombre de directrices et
directeurs, qui ne mesurent guère leur temps ni leurs
efforts, sans pouvoir prétendre à une autre contrepartie publique que leur photo dans le journal local le
jour de leur retraite. Mais je sais que nombreux sont
les anciens élèves, qui comme mon fils, aujourd'hui
chercheur et universitaire, saluent respectueusement
leur ancien directeur primaire. Cette vertu fait cercle
autour d'eux et si les profs jouissent dans l'opinion
d'une cote assez médiocre, celle des instits reste élevée. Les instits continuent à tisser autour de leurs écoles des liens de solidarité qui leur permettent d'obtenir
le soutien ou au moins la bienveillance des populations. Les gouvernements l'ont bien compris, qui tentent aujourd'hui de les transformer en recruteurs des
demi milleuristes80 destinés – mais c'est un prétexte –
à alléger leurs tâches administratives. Il s'agit, là
comme ailleurs, de faire baisser les salaires et d'opposer les précaires aux personnels sous statut. Mais la
résistance est vive et la bataille décisive n'est pas engagée. La suffisance d'Allègre, caractéristique des
"années Jospin", n'a pas suffi, la brutalité rusée de
Fillon non plus. Partout, cette école qui apprend
80 Les « Emplois Vie Scolaire » (EVS sont des Équivalents Temps Plein
(ETP), cela signifie qu’ils peuvent être scindés en deux, et comme le salaire
est le SMIC…
– 89 –
encore à "lire, écrire et compter" est reliée aux fibres
les plus profondes de la civilisation. Dans toute
l'Europe, l'École est menacée et les arguments puisent
aux mêmes sources, dont la plus importante est celle
de l'Union Européenne : ainsi, au moment où j'écrivais ces lignes, trois écoles venaient d'être supprimées
dans les villages voisins. Les enfants de deux petits
ports et d'un village de montagne devaient désormais
se lever à six heures et les parents s'organiser pour les
emmener à l'école la plus proche. C'était en Grèce et
l'argumentation de l'administration différait sans
doute sensiblement de celle de l'Inspecteur d'Académie en France en pareil cas. Mais l’origine de la
mesure et le résultat restent, le coût social a été transféré vers les familles, le coût humain aussi et les mécanismes de l’apprentissage mis en péril. C'est à la fois de
l'exploitation économique et un recul de civilisation.
L'étape suivante, ce sont les écoles communautaires
africaines où les parents eux-mêmes embauchent des
instituteurs précaires en s'efforçant de réunir les cinquante euros de leur salaire mensuel, une ONG caritative fournissant le matériel, grâce, par exemple au
tourisme équitable. Côté tourisme, ça va être plutôt
coton à Merlebach et à Moulin-le-Carbonnel, mais le
retour de Gabriel Cohn-Bendit en métropole, après ses
missions en Afrique, permettra peut-être aux associations locales lorraines ou mayennaises de profiter de
son expérience.
– 90 –
Les IUFM
Je ne voulais dire qu’un mot des IUFM, qui sont
aujourd'hui liquidés à leur tour : tant a déjà été écrit !
Mais la bouteille d’essence me brûle la main et, si je
sais que le bûcher va sentir mauvais81, je ne puis
m’empêcher de penser que ceux que les clercs attachent sur les fagots étaient souvent eux-mêmes des
inquisiteurs. Tous ceux dont la tâche consistait à développer l'Ordo de l'Évangile selon Meirieu ouvrent des
yeux effarés dans leurs robes de condamnés et leur
regard demande : pourquoi ? Parce que, braves gens,
vous formiez encore des promotions de maîtres, qui
aspiraient, une fois certifiés, professeurs de lycée professionnel ou professeurs des écoles, à enseigner en
bénéficiant d'une carrière, et que cela coûte bien cher,
81 Les projets de maquettes de « masters enseignement » devaient être
déposés au 31/12/2008 ; voici les premières réactions prises sur un site
destiné aux formateurs de l’enseignement catholique (http://atout
doc.formiris.org) :
Le jury des épreuves orales d'admissibilité ne comprend pas d'enseignants.
L'allongement de la durée des études d'un an et la disparition du statut
d'élève fonctionnaire va décourager les étudiants des milieux modestes.
Ajoutons que, confortée par l’accord Kouchner/Ratzinger sur la reconnaissance des diplômes canoniques, les « universités catholiques » comptent déposer leurs propres maquettes .
– 91 –
comme on ne cesse de vous le dire. Désormais place au
parcours du combattant où les étudiants rempliront
leurs havresacs de crédits glanés dans diverses facultés,
instituts ou commissions de validation des acquis ; ils
videront leur besace dans le plateau d'une balance
tenue par un sergent-major de la Banque Centrale
Européenne et on leur donnera pour équilibrer un
salaire compris entre cinq cents et mille cinq cents
euros.
Des dizaines de concours de recrutement ont été
supprimés, alors même que des étudiants s’étaient
endettés pour suivre le cursus préparatoire : cela suffirait à disqualifier les auteurs de ces plans. Qu’un seul
d’entre eux vienne défendre devant les étudiants (ou
devant moi, tiens, pourquoi pas ?), le trait de plume
qui voue ce jeune adulte, endetté pour sept ans, à
devenir chômeur ou à accepter un emploi précaire et
déqualifié ! Cela alors même, peut-être, que précisément ses bonnes notes en licence ou en maîtrise
avaient pu convaincre un parent de donner au banquier la caution qui manquait.
Ah ! Bien sûr, il peut devenir chef d’entreprise, ou
au moins d’une micro-entreprise grâce au micro-crédit ! Je voudrais que l’on me comprenne bien, il ne
s’agit pas ici de la diminution du recrutement, mais de
la fermeture totale des concours pour une ou plusieurs sessions.
Et les lauréats des concours qui subsistent ? Ils
vont arroser cela comme cette jeune mère de famille
toulousaine, lauréate en juin 2007, dont je lis depuis
trois ans le blog plein de qualités littéraires, puis ils
vont déchanter. L’Inspection générale de lettres
modernes s’est, semble-t-il, spécialisée dans le soutien
– 92 –
à la transversalité : cette amoureuse de la littérature
classique qui pensait pouvoir apprendre à l’IUFM la
didactique de la littérature du XXe siècle, se familiariser
avec Charles Cros ou même, pour faire moderne,
explorer les relations de Satie avec les surréalistes,
cette lauréate va tomber de haut.
Que s’est-il passé ?
Nous avons déjà parlé du recrutement des PEGC,
destinés aux collèges dont le vivier initial était constitué par les instituteurs ou les étudiants à Bac+2. Mais
il existait alors un autre dispositif, calqué sur celui des
écoles normales d’instituteurs imaginées sous la
Révolution française et généralisées sous Jules Ferry :
les IPES. Les « ipesiens » étaient prérecrutés par
concours et les élèves des milieux populaires les plus
motivés pouvaient recevoir une bourse pour préparer
le concours d’entrée à l’Institut. Une fois reçus, ils
obtenaient le statut et le salaire d’élèves-professeurs.
Cette voie, moins élitiste que celle des ENS, qui
n’avaient ni la vocation ni les moyens de former plusieurs dizaines de milliers de professeurs par an (de
1957 à 1978), coûtait cher au budget de la Nation
(deux années de salaire pour l’étudiant qui souscrivait
en contrepartie un engagement décennal) mais était
orientée vers l’obtention, parallèlement au concours,
des licences et des maîtrises qui validaient les études
universitaires. Les derniers « ipesiens » partent
aujourd’hui en retraite, le système s’est donc arrêté au
moment même où les besoins exprimés étaient les
plus importants. Et ceux-là même qui ont mis fin à
une voie d’excellence, ceux-là recrutaient au même
instant des dizaines de milliers de maîtres-auxiliaires
jetés dans le bain sans formation. Ce sont eux qui
– 93 –
commencèrent alors à parler de pédagogie. Les
« Instituts catholiques » les avaient un peu précédés :
conforté par la loi Debré de 1959 comme candidat à
constituer l’auréole d’un « grand service unifié », l’enseignement catholique se trouvait confronté au même
problème de croissance numérique que l’enseignement public, mais avec un handicap et des objectifs
différents. L’indigence du niveau culturel de nombre
de ses professeurs était un des premiers obstacles à
surmonter dans la concurrence qui s’annonçait ; par
ailleurs l’enseignement catholique ne s’adresse ni à
l’individu, ni au citoyen :
« L’École catholique s’insère dans la ligne de la mission
de l’Église, en particulier dans sa tâche d’éduquer à la foi. La
plénitude à laquelle sont appelées simultanément par le
Christ la conscience psychologique et la conscience morale,
constitue pour ainsi dire une condition pour recevoir conformément à la nature humaine les dons divins de la vérité et de
la grâce »82
On conviendra, que si la vérité se révèle ainsi, cela
vaut le coup de faire de la pédagogie, pour préparer
son avènement !
C’est donc là qu’incubèrent nombre de pédagogues
catholiques dont les théories furent ensuite réinjectées
dans la formation des maîtres : leur haine de l’encyclopédisme remonte donc… à l’Encyclopédie,
condamnée en son temps par l’Église romaine. Dès
Sacrée congrégation pour l’enseignement catholique, Rome le 19 mars
1977 – Sur le site du Vatican.
82
83 La RCB, ancêtre de la LOLF a été expérimentée en France à la fin des
années 60 du vingtième siècle, sur le modèle du Planning Programming
Budgeting System américain.
– 94 –
lors la rationalité des choix budgétaires (RCB)83 fit bon
ménage avec l’objectif spirituellement élevé d’apporter un peu de l’Esprit dans ce monde de brutes positivistes.
J’ai été sollicité pour enseigner dans un IUFM lors
de sa création, il m’est alors apparu évident de refuser : j’étais trop heureux de voir disparaître des lycées
certaines figures du syndicalisme autonome ou de la
mouvance chrétienne, qui y transféraient leurs pénates. Cette réaction égoïste était doublement imbécile :
parce que cela leur donnait la haute main sur la formation de générations de professeurs et aussi parce
que d’autres, plus courageux, s’y sont collés et ont
même convaincu, au bout du compte, un certain
nombre de leurs collègues qui entrent aujourd’hui en
résistance. Je pense à cette collègue – nous ne nous
aimions guère – venue quinze ans après faire quelques
remplacements dans les classes prépa de mon lycée et
qui m’a raconté les étapes de sa catharsis d’ex-fidèle
de Meirieu, grande prêtresse d’une des sections de
l’IUFM.
Mais globalement, aux dernières nouvelles, la fête
continue et le climat est si malsain que je ne peux
guère, sans faire prendre des risques à mes sources,
prendre d’exemples locaux. Je prendrai donc une
autre voie, plus méridionale, dans un IUFM où je ne
connais aucun formateur.
J’ai rencontré, lors d’amicales soirées, quelquesuns des jeunes gens qui avaient préparé ensemble
l’agrégation et le CAPES ; ils étaient devenus enseignants par choix et, forts de leur succès à un concours
de plus en plus sélectif, abordaient sans prévention
cette année de stage. Il y avait bien sûr des on-dit,
– 95 –
mais ils étaient tellement heureux, que bof ! C’étaient
peut-être, après tout, des propos de grincheux…
Quelques mois plus tard ils étaient révoltés et humiliés. Qu’ils aient ou non eu une expérience professionnelle antérieure, le premier reproche qu’ils formulaient était qu’on les prenait pour des gamins qui ne
connaissaient rien au terrain, alors que plusieurs d’entre eux avaient exercé plusieurs années dans le cadre
de la « vie scolaire » (surveillance) des établissements,
voire comme cadres d’entreprises ; le deuxième reproche était la maltraitance intellectuelle dont ils étaient
l’objet.
Je soutiens ce terme de maltraitance. Quand on a
assisté, contrit, à des stages de Meirieu84, limités à un
jour ou deux en formation continue, on imagine ce
que subissent, semaine après semaine, les stagiaires du
Brother and Brother pédagogique ; or j’ai retrouvé dans
les descriptions des stagiaires les modes opératoires
qui me laissaient ahuri lorsque je les subissais.
Première étape : un discours introductif accessible seulement à ceux qui détiennent les codes de la novlangue iufmienne. Ce discours a deux fonctions, d’une
part montrer à la majorité des présents qu’ils sont
ignorants puisqu’ils ne comprennent pas ce dont on
parle, d’autre part repérer les petits collabos qui boivent vos paroles parce qu’ils ont reconnu quelques
phonèmes familiers. Deuxième étape : les collabos
sont vite installés responsables de groupes, et s’il y a
des opposants, bien, on mettra ceux-là aussi, pour
84 Meirieu est un repoussoir facile, mais il peut bien jouer les libéraux sur
Internet, j’ai quand même été, comme d’autres, menacé par ses émules
lors des stages dont il est question.
– 96 –
faire bonne mesure. Troisième étape : les groupes élaborent une activité ou une leçon ; tout le monde est à
égalité puisqu’il s’agit de transcrire une réalité (plus
ou moins) connue, dans un langage inconnu, mais
globalement la sagesse populaire fait que ce sont les
collabos qui vont, tout à l’heure, se coller au rétroprojecteur. Quatrième étape, vers la fin du stage : les premiers comptes-rendus de l’activité des groupes défilent devant une assemblée qui aspire à en finir, l’animateur y prêche d’une voix lasse dont le ton dit assez
que même les croyants ont encore un chemin difficile
à parcourir. Cette dernière phase reste généralement
inachevée car le temps imparti est épuisé, ce n’est pas
bien grave et cela permet de maintenir dans l’incertitude et la frustration celles et ceux qui ne savent pas
s’ils ont compris… ni même s’il y avait quelque chose
à comprendre. On aura en revanche saisi que le
schéma est exécutable quelle que soit la discipline et
peut même être effectué de façon transdisciplinaire ;
on a ainsi pu inviter des littéraires à s’associer à un
groupe de mathématiciens, pourquoi pas ? Le résultat
est ainsi plus assuré. Sauf que, concernant les stagiaires, le chantage à la validation – donc au licenciement
– est sous-jacent de façon permanente.
Quelquefois, pourtant, les formateurs se frottent à
une classe et parfois s’y piquent et là c’est beaucoup
plus drôle. J’ai ainsi lu avec délectation les morceaux
de bravoure de Meirieu par lui-même, chahuté et s’efforçant d’appliquer la dialectique thomiste à ce « cas
particulier »85.
85
http://www.meirieu.com/articles/lettreameseleves.pdf
– 97 –
Quelquefois on passe du rire aux larmes, comme
lors de ce compte rendu bloguesque d’un stage obligatoire :
Mercredi
Mercredi en formation transversale nous avons appris
une grande chose.
Nous avons appris le concept de la C.N.V. : la
Communication Non Violente.
Car voyez-vous nos paroles sont toujours empreintes
d'une violence réelle et symbolique. Et en tant que professeurs nous devons avoir conscience que cette violence peut
avoir des effets traumatiques désastreux sur les élèves.
Par exemple si je dis au petit Kevin qui est en train de
bailler au fond de la classe au lieu de faire son exercice:
Alors Kevin, on finit sa nuit?
Je suis extrêmement violent parce que j'use d'ironie avec
un élève qui ne la comprend peut être pas et qu'ensuite je
m'introduis indirectement dans sa vie privée en mettant en
cause un évènement de sa vie qui n'a a priori rien à voir avec
son comportement en classe.
En revanche, si je lui dis:
Kevin, j'aimerais que tu comprennes que ton baillement peut être interprété par moi comme le signe
d'un désintérêt pour le cours que je suis en train de
faire, ce qui peut me blesser et me désappointer dans
la mesure où ta présence en classe présuppose une attitude studieuse et attentive.
Je suis dans le Communication Non Violente
HALLELUJAH!!!
La CNV c'est magnifique, la CNV c'est le moyen d'éliminer toute violence des rapports au sein de la classe et dans la
vie scolaire. La CNV, dont les sciences de l'Éducation nous ont
– 98 –
montré la lumière est une innovation des psychologues nordaméricains (ça vous étonne?). Preuve à l'appui, photocopie
tirée de l'association pour la CNV en France (si, si), notre formateur (qui donne, pour tout individu normalement constitué, l'envie de lui grêler la gueule à coups de pied au fond
d'un caniveau un soir de pluie) nous explique ce que peut
apporter dans notre vie quotidienne d'enseignant mais aussi
d'être humain la pratique de la CNV.
Nous avons donc du chercher dans notre mémoire une
personne que nous n'aimions vraiment pas, décrire une
situation dans laquelle nous avons été confrontés à elle, reformuler "neutrement" cette situation et traduire le jugement
que nous émettions sur elle en CNV et de découvrir par là
même quel sentiment cette violence comblait chez nous (manque, envie, reconnaissance, frustration...) Car le cœur du problème du CNV est l'affect et le sentiment. Il s'agit de comprendre chez l'autre ce que l'on pourrait comprendre chez
soi, il s'agit d'avoir de la compréhension pour l'autre dans sa
façon d'agir (par exemple si le petit Kevin baille c'est peut
être qu'en fait mon cours est chiant comme la mort).
Le mot clé de la matinée fut l'empathie. Oui car tout cela
c'est de l'empathie, vous comprenez ? Il faut avoir de l'empathie avec les gens !
Sans déconner ! 6 ans de thèse pour en arriver là ?
Mais le clou fut tout de même l'évocation des théories du
psychologue américain Marshall Rozenberg (ça s'invente
pas), fer de lance de la théorie de la CNV. Et notre formateur
de nous faire écouter un enregistrement de ce type (après nous
avoir tout de même précisé que cela était un peu spécial et que
Marshall Rozenberg avait été accusé de dérives sectaires dans
sa pratique de la psychologie), émule raté de Bob Dylan qui
compose des chansons folkisantes façon « Jésus reviens parmi
les tiens ! » au sujet de son métier et de ses objectifs. On
– 99 –
entend ainsi un sous-Bob Dylan nous hurler des paroles
d'amour et de compassion sur des accords de guitare pendant
qu'une voix façon "doublage des commentaires des documentaires animaliers de la 5e le dimanche après-midi" nous les
traduit en français.
Nous avons retenu deux choses : Marshall Rozenberg
veut avoir de l'amour et de la compassion pour son prochain.
Marshall Rozenberg a composé une chanson après une dispute avec son fils qui ne voulait pas descendre les poubelles
au vide-ordure.
Un grand moment ce mercredi matin !
Si j’avais été co-formateur, j’aurais sans doute proposé d’étayer le propos avec quelques épisodes des
Simpson’s et je pense que mon « collègue » aurait
accepté.
Deux jours plus tard, visite in situ de notre stagiaire
chez un de ses jeunes collègues :
Vendredi, visite formative dans le collège X. chez un collègue stagiaire. L’établissement est situé au fin fond de la
ligne de tram… Un collège en réfection qui a perdu son statut de ZEP suite aux réorganisations ministérielles. Le collègue et sa classe de 5e plutôt agitée. Cours à flux tendu. C'est
chaud. Pas intenable mais c'est chaud. Le collègue est nerveux. Je le serais 100 fois plus à sa place. Des élèves se lancent des boules de papier quand il a le dos tourné et s'interpellent à grands coups de "ta gueule" et de "ta mère" (en
CNV ça donnerait : j'aimerais que tu prennes
conscience, cher camarade, que j'existe à titre d'égal à
tes yeux, en pleine considération de ta liberté d'expression et avec tout le respect pour ta génitrice, qui, en
tant qu'être humain, est semblable à la mienne) en
plein cours... petit avant goût de ce qui m'attend l'an pro-
– 100 –
chain. Je relativise énormément "l'agitation" de mes petits
élèves à la gouaille méditerranéenne. »
Il faudra bien, au nom de la civilisation, revenir à
l’Instruction Publique, c’est-à-dire à la transmission
des sciences, des arts et des lettres par ceux qui en ont
la passion et trouver des emplois de réadaptation pour
les docteurs en Sciences de l’Éducation comme ce formateur. En 1789 Jean Potocki, alors âgé de 28 ans,
avait déjà parcouru l’Europe et le Moyen-Orient, il
définissait ainsi l’objectif de sa fréquentation assidue
des bibliothèques et des leçons de tous ordres :
« L’étude pourrait être définie comme une extension
habituelle de l’esprit. Par extension, j’entends la tendance à
franchir des limites. Sous le mot d’habituelle, je comprends
non seulement cette application de tous les jours, qui fait que
l’homme studieux peut, au bout de quelques années d’un
travail assidu, saisir tout l’ensemble des connaissances amassées par lui, mais je comprends encore cette attention de toutes les heures et de tous les moments, par qui seule on peut
arriver à des connaissances et à des vues nouvelles »86
Au même âge, des cohortes de jeunes adultes cultivés sont traités comme des enfants par des duègnes
réactionnaires et de petits chanoines arrogants : ce
n’est pas ainsi qu’il convient de former les précepteurs
de la République Sociale.
J. Potocki, Suite des Recherches sur la Sarmatie, Varsovie, 1789, Livre III,
pp. 1-2. Cité par François Rosset et Dominique Triaire dans leur belle biographie de Jean Potocki publiée en 2004 chez Flammarion. Lisez d’urgence, si ce n’est déjà fait, le chef-d’œuvre de Jean Potocki « Le manuscrit
trouvé à Saragosse ».
86
– 101 –
Les pérégrinations
géographiques des enseignants
Au temps de la splendeur de l’administration centrale du Ministère de l’Éducation Nationale, la « Rue
de Châteaudun » était peuplée de fins connaisseurs des
réalités locales. On pouvait, conformément aux règles
de la Fonction Publique, postuler pour être nommé sur
un poste précis parmi les centaines de milliers existants, par exemple un poste de lettres modernes du
collège de Laruns, dans les Pyrénées Atlantiques. On
faisait sa demande jusqu’à ce que le poste se libère,
sans risquer de se retrouver en Dordogne à 400 km de
son conjoint. La contrepartie était une procédure très
lourde avec des règles talmudiques et qui mobilisaient
pendant des semaines des centaines de fonctionnaires
et de délégués du personnel.
Le «mouvement» fait et défait toujours les amours
des jeunes enseignants, tout comme les redoublements en fac celles des étudiants, les congrès la sexualité des syndicalistes et les campagnes électorales celle
des hommes politiques. Mais aujourd’hui il y a trente
«mouvements» d’affectations et de mutations, autant
que d’académies, et la grande religion a dégénéré en
autant de petites sectes, vaguement unifiées par la
– 103 –
«direction des ressources humaines», comme dans un
quelconque centre de profit d’une multinationale. Et
dans trente rectorats, les administrations se sont forgées des règles, des procédures, des algorithmes différents. J’ai représenté le personnel dans ce vortex. Un
petit mec coincé, apprenti DRH local, que, lors de son
arrivée – timide et rougissant – j’ai invité à ma table au
restau du coin, s’est ainsi retrouvé investi d’une mission où il s’est révélé un technocrate sans souci des
problèmes humains. Heureusement, beaucoup de ses
collaborateurs et subordonnés, chefs de bureau, secrétaires, naviguaient avec intelligence et humanité dans
le dédale des règles, dès lors que le recteur et ses
cadres leur en donnaient le loisir. Si un jour prochain
les professeurs doivent se faire recruter par un nouvel
établissement pour changer d’affectation, ils regretteront sans doute amèrement les gestionnaires d’aujourd’hui, avec lesquels ils entretiennent parfois des
rapports agressifs. Le boucher de la supérette qui se
fait railler (stupidement, à mon sens) les fautes d’orthographe de ses étiquettes sera un élément clé du
choix opéré par le Conseil d’administration du collège.
Il n’hésitera pas à téléphoner à l’adjoint au maire du
village pour lequel postule la prof de français, pour lui
dire que c’est une bégueule qui n’assiste même pas au
repas communal, ni à la fête des anciens.
– 104 –
Les ouvriers
Il y a des jours, comme ça. Comme cet après-midi
de décembre 2006, fait de pluie et d’une douceur suspecte, où je suis entré dans une chapelle. Un camarade
avait décidé d’en finir brutalement avec la vie. Un
copain, Robert, quarante ans, deux enfants ; un
ouvrier de l’Éducation Nationale, un syndicaliste.
Nous étions là, ses camarades, au fond de la nef, et
dehors aussi, parce qu’il n‘y avait pas assez de place. Et
nous pleurions. Le curé a fait son boulot, en professionnel médiocre, assisté d’une douairière qu’on
aurait dit sortie des flammes de l’enfer. Et nous portions toute la tristesse de ses frères, de sa femme et de
ses mômes. Ah ! Pour d’autres il y aurait eu les autorités, mais là c’était un ouvrier et il y avait essentiellement les militants et les syndiqués. Il y avait Jessica et
Véronique que je n’avais pas vues depuis un moment,
Jocelyne dont le dossier demandait toujours beaucoup
de patience, Thierry, effondré, Jean-Louis, de retour
d’un CLD (Congé de Longue Durée), Jean-Claude, le
pompier, qui venait de partir en retraite… Tous,
Maîtres-Ouvriers (MO), Ouvriers Professionnels (OP),
Ouvriers d’Entretien et d’Accueil (OEA), AST (Agents
des Services Techniques), militants ouvriers, nous
étions en deuil.
– 105 –
Les ouvriers rassemblés dans cette chapelle, c’est le
passé, disent les nouveaux DRH et les chargés de mission cravatés recrutés par le Département ou la
Région. Ces fils ou petits-fils de paysans angevins, portugais ou bretons, c’est hier, pensent les collègues sectateurs du Nouvel Obs ; c’est ce petit peuple qui vote
Le Pen ou Laguiller, alors que nous on est de gauche
et on fait élire Chirac ou Jack Lang...
Pourtant des ouvriers titulaires dorment dans leur
voiture faute de salaire suffisant (à Paris, notamment), pour se payer un logement, et pendant que
l’orchestre symphonique du lycée David d’Angers
s’envole pour Boston et Washington DC, mes camarades font dormir leurs enfants à trois par chambre ou
ne peuvent prendre de congés que grâce aux chèques-vacances (qu’on prétend leur supprimer, justement). Dans cette chapelle, j’ai dit qu’un militant
syndicaliste comme Robert avait, au prix de mille difficultés, réussi à accumuler suffisamment de culture
de classe pour tenir tête aux « grands de ce monde ».
Et c’est ce qu’il a fait. Et les bac+4 de gauche l’ont
souvent accablé de la condescendance profonde qu’ils
ont envers l’ouvrier qui s’exprime maladroitement.
Pourtant, le soir ou pendant les congés, Robert lisait
des encyclopédies, découpait des articles politiques,
économiques ou scientifiques. Il avait appris, sans lire
Marx, que, pour nous autres militants ouvriers,
l’arme de la critique ne saurait se dispenser de la critique des armes.
Les responsables de cette coupure ne sont d’ailleurs pas mes collègues enseignants harassés, éperdus,
insultés ou résignés, c’est une longue histoire. Dans
n’importe quelle usine (il en existe encore quelques-
– 106 –
unes), les ouvriers se syndiquent pour revendiquer ;
par une étrange perversion, les revues syndicales
enseignantes regorgent, elles, de pages « professionnelles » ou « pédagogiques » et les opinions y prennent le pas sur les revendications. L’enseignement n’a
pas le monopole de ce curieux syndicalisme : à la télé
dès qu’il y a du spountz dans les prisons on interroge
un syndicaliste, idem pour la police et l’affaire progresse dans les chemins de fer ou les impôts. À droite,
divers syndicats autonomes se partagent ce marché, à
gauche, c’est plutôt l’affaire de « Solidaires ». Cette
déformation s’étend jusqu’aux auteurs critiques et
souvent observateurs avisés du système. S’agit-il
avant tout « ouvrir les yeux des pouvoirs publics »87 ?
C’est une naïveté : les gouvernants ont les yeux grand
ouverts et sont parfois effrayés de leurs propres réformes88, mais ils sont contraints d’aller jusqu’au bout
parce que ce qui est en cause c’est de réduire le coût
du travail, même au prix d’un recul de civilisation.
Tout remplacement d’un ouvrier titulaire par un
« contrat aidé » plafonné à 24h/semaine et à 70 % du
SMIC est une attaque contre la civilisation au même
titre que la suppression du latin ou le massacre de la
langue allemande. La fraction de ceux qui ont compris
Des personnalités pour lesquelles j’ai de l’estime comme le mathématicien Laurent Lafforgue ou les animateurs de « Sauver les lettres » partagent, me semble t-il, cette orientation. C’est également le cas d’auteurs
que j’aime bien, comme Marc Le Bris ou Corinne Abensour et altri...
87
J’ai ainsi appris incidemment que les évêques catholiques, confrontés
eux aussi – par la grâce de la loi Debré – aux conséquences dévastatrices
des « réformes », n’hésitent pas, à consulter tel ou tel de ces critiques pour
explorer les voies et moyens de doter les écoles catholiques d’un avantage
concurrentiel en rusant avec les réformes ministérielles.
88
– 107 –
que la nouvelle gouvernance et ses subsidiaires ne
laisseront pas pierre sur pierre s’élargit pourtant. C’est
la guerre !89 Il faut recruter des volontaires sans tenir
compte de leur rang dans le civil ou de leur passé. Et
si ce chapitre est plus amer, c’est que dans la guerre, il
y a des morts.
Je ne crois pas être ouvriériste, je sais que la dose
de mesquinerie dont il faut s’extraire pour devenir
syndicaliste chez les ouvriers dans un lycée, vaut bien
l’enchevêtrement de préjugés accumulés dans le
milieu estudiantin avant de devenir enseignant.
D’ailleurs, on trouve désormais, chez les personnels
techniques de l’Éducation Nationale, des milliers
d’ex-étudiants qui peuvent eux-mêmes faire les comparaisons. Il est fini le temps où l’on était recruté grâce
à « l’Amicale », qui les jours de grand vent s’appelait
aussi syndicat autonome. En décidant le transfert des
personnels techniciens, ouvriers et de service aux
régions, nombre de hobereaux élus pensaient accessoirement pouvoir étoffer leur clientèle, avec l’aide de
l’un ou l’autre des syndicats autonomes. Le résultat le
plus visible des élections professionnelles de novembre 2008 est, au contraire, le renforcement des syndicats confédérés. Le syndicat confédéré c’est la possibilité pour certains d’apprendre à « lire, écrire, compter » avec une autre motivation qu’à l’école, c’est l’occasion pour d’autres d’apprendre que le monde n’est
Cette différence d’optique me sépare des auteurs du néanmoins fort
utile « De la destruction du savoir en temps de paix » (voir note précédente) qui
dressent un tableau d’experts mais s’en remettent in fine aux élus, ceux-là
même qui votent les « réformes » – Sous la direction de Corinne
Abensour – Éditions Mille et Une Nuits.
89
– 108 –
pas composé que d’élèves, d’anciens élèves et de
parents. Quand je cherche à détacher un fonctionnaire d’autorité de l’emprise ministérielle, quand je
cherche à renforcer un syndicat de proviseurs lié au
mouvement ouvrier, j’ai pleinement conscience de ce
que ces cadres sont nécessaires dans le cadre du syndicalisme confédéré. Faut-il oublier pour autant que
ce sont les canuts, les coolies, les mineurs, les métallos, les ouvrières du textile du Pakistan qui, dans leur
propre mouvement donnent un sens à l’histoire de
l’émancipation ?
Et puis, s’il faut aggraver mon cas, je confirme que
j’adore le foie gras aux figues accompagné d’un
Pacherenc de Vic-Bihl dans un bon restaurant, mais
aussi que je m’en lasse plus vite que d’une saucissonnade entre camarades, avec des blagues pas toujours
légères, surtout si c’est moi qui en suis l’auteur. Enfin,
puisque le caractère interactif de cette deuxième édition a ses limites, je voudrais ici dire à Marcel,
Louisette, Germaine, Geneviève, Hugo, Sandra,
Brigitte, Radouane, Isabelle, Joël, Florence, Fabienne,
Valérie, Nadine et tant d’autres, combien j’ai été heureux et fier de travailler à leurs côtés à faire avancer les
revendications.
L’intense activité de M. Piron montre un bon
exemple de ce que nous avons à combattre
aujourd’hui. M. Piron est député UMP de la circonscription de Saumur-Sud, dans le Maine-et-Loire, nous
l’avions rencontré avec Robert. Ce petit prof de philo
de l’enseignement catholique est devenu chef d’entreprise, puis député, et c’est une pièce importante du
dispositif de l’UMP. Spécialisé dans la « réforme de
– 109 –
l’État »90 et le transfert des fonctionnaires de l’État aux
collectivités territoriales, l’honorable parlementaire
s’est prononcé pour une mutualisation des emplois
d’intérêt local, qui pourraient ainsi servir, tantôt à un
établissement de l’État, tantôt à telle ou telle collectivité ou autre organisme d’intérêt public. Au four
banal du Moyen-Age91 succéderait le « collège banal »
du XXIe siècle, dont les agents et les enseignants pourraient, dans le cadre de leur CDI à temps partiel être
mis à disposition de la commune (ou plutôt de l’Établissement Public de Coopération Intercommunale
correspondant). M. Guizot était un joyeux progressiste.
Nom du processus initié par Alain Juppé, alors Premier ministre, en
1995 et qui consiste à liquider les conquêtes institutionnelles de la démocratie pour adapter les institutions françaises au dispositif européen mis en
place par le traité de Maastricht, fondateur de l’Union Européenne (1992).
90
Banalités : terme de droit médiéval qui désigne l’ensemble des taxes
payées par la population au seigneur qui possède le droit de ban, concernant l’utilisation du four, du moulin et du pressoir.
91
– 110 –
Œuvres sociales
Les personnels de l'Éducation Nationale disposent
d'une puissante Mutuelle, la MGEN (Mutuelle
Générale de l'Éducation Nationale). On dit "La
Mutuelle avec un "L" et un "M" majuscules et son
journal Valeurs Mutualistes figure parmi les revues du
salon de l’opticien mutualiste et fait partie, comme
l'autocollant MAIF, des tags par lesquels les clercs se
donnent à reconnaître. Cette Mutuelle gère aussi, en
lieu et place des caisses primaires la Sécurité Sociale
des personnels ; ceci contre l'octroi d'une substantielle
"remise de gestion" prélevée sur le budget de la Sécu.
L'édifice des organismes coopératifs et mutualistes
de l'Éducation Nationale a permis d'alimenter l'image
utopique d'un monde peu ou prou autogéré par des
bénévoles au cœur pur. Ainsi la Caisse d'Aide Sociale
de l'Éducation Nationale (CASDEN adossée sur la
Banque Populaire) où des collègues âgées examinaient naguère avec moi mon projet de consommation de jeune chef de famille, avant de m'accorder un
près à taux "préférentiel".
Ainsi les très effrayants GCU (Groupes de
Campeurs Universitaires) qui gèrent l'hôtellerie de
plein air des vrais mutualistes (j'ai même une fois
– 111 –
refusé de dormir dans le camping voisin : j’ai peur des
vampires). Sans compter la CAMIF, coopérative de
consommation, où selon la légende, de vraies instits
posaient jadis pour les culottes "Petit Bateau" du catalogue.
Ainsi les Comités des Œuvres Sociales où j'ai
entendu critiquer un ouvrier parce qu'il demandait un
secours d'urgence alors que dans le jardin attenant à
son logement de fonction les plans de carottes
n'étaient même pas convenablement éclaircis.
À l'autre bout de la chaîne, il y a trente ans, des
dirigeants mutualistes m'ont invité à déjeuner dans un
quatre étoiles pour discuter répartition des voix sur
une motion syndicale.
Après avoir nourri quelques générations de
bureaucrates, exploité quelques milliers de salariés,
soutenu quelques centaines de projets électoraux,
découragé des cohortes de bénévoles, ce système vit
ses dernières heures au moment où hommes d'affaires, militants mutualistes et salariés doivent convenir
qu'ils n'ont pas les mêmes intérêts, les conséquences
n'affectant pas à l'identique les trois catégories. Les
premiers restructurent comme de vulgaires patrons de
la grande distribution, les seconds abandonnent la
partie ou passent du statut de bénévoles à celui "d'acteurs de l'économie solidaire", les derniers se battent
pour sauver leurs emplois.
C'est la fin d'un monde et peut-être de deux. Les
derniers bénévoles de la CASDEN92 ne seront sans
La livraison de décembre 2008 de « Liaisons » le bulletin de la CASDEN
évite toute référence à la CAMIF, n’a pas un mot pour les milliers de salariés, promeut la fusion Banques populaires-Caisses d’épargne et le micro-
92
– 112 –
doute pas remplacés, les salariés de la CAMIF sauveront j'espère leurs emplois, les ex ouvriers de l’Éducation Nationale seront, contrairement aux promesses,
dirigés vers Filia MAIF la filiale privée de la mutuelle
d'assurances (militante !) et le sort des économies des
instituteurs, comme de l'épargne des agrégés est
désormais lié à celui des fonds d'investissements américains.
Les fonds des enseignants sont remis à la CASDENBanque populaire ; la Banque Populaire c'est désormais Natixis, et Natixis et les banques européennes
ont commencé à subir quelques revers du fait du
retournement du marché des "subprime" aux ÉtatsUnis.
Bah, avec l’aide des milliards de dollars déversés à
ces banques par la BCE pour rétablir leur crédit, il rescrédit de Muhammad Yunus, prix Nobel et partisan de l’extinction du prolétariat sans dépérissement du capitalisme.
93 Communiqué maison du 22 novembre 2007 : « Le Groupe Banque
Populaire et le Groupe Caisse d'Épargne, déterminés dans le soutien à leur
société commune Natixis, ont décidé ce jour de se porter acquéreurs de la
totalité du capital de CIFG, filiale de rehaussement de crédit détenue à
100 % par Natixis, et de lui apporter les ressources financières nécessaires
au maintien de son rating AAA auprès des trois agences de notation financière. » (http://www.banquepopulaire.fr/groupe/p1177_FR.htm).
Le crédit hypothécaire (mortgage) est une des bases de la spéculation
foncière aux USA. Les banques ont en effet pris l’habitude de titriser les
prêts hypothécaires qu’elles accordent aux débiteurs fragiles, cela permet
de répartir les risques entre les acheteurs de ces titres alléchés par un rendement bien supérieur à la moyenne. Tant que la valeur des actifs sur lesquels sont adossés ces titres progresse, tout va bien : en cas de défaillance,
la banque saisit la maison qu’elle revend en profitant de la hausse du marché ; mais si les marchés se retournent et si les émetteurs des titres ne peuvent plus rembourser, les banques hypothécaires et celles qui ont acheté
leurs titres sont en difficulté (voir aussi le dernier chapitre).
94
– 113 –
tera toujours assez d'argent pour financer des casaques de bénévoles d'ONG ou envoyer des cadres
démotivés se ressourcer en Afrique ou au Kosovo (on
est européens, après tout !) lors d'une mission de tourisme humanitaire ou de maintien de la paix (tout est
question de degrés).
– 114 –
Le Rectorat
Une couleur grise entoure dans ma mémoire les
signatures des Recteurs qui se sont succédés sur les
actes administratifs qui ont jalonné ma carrière. Tous
les Recteurs n'étaient pas ternes, pourtant. Mais le
rectorat c'est un peu, dans l'enseignement du second
degré, le dernier refuge du costume trois pièces, d'où
sans doute cette image grisâtre. Et puis, interrogez
donc mes élèves, peu savent qui est le Recteur dont la
notoriété est supplantée par celle du Président de
Région (toute relative quand même) ; comme avant la
Révolution Française, le titulaire du fief électoral, mais
aussi le propriétaire des lycées l'emporte sur le représentant de la République Une et Indivisible.
Le Recteur gouverne plusieurs milliers de fonctionnaires, répartis dans des centaines d'établissements. Le Recteur, dans l'opinion publique enseignante, c'est une synecdoque pour désigner le rectorat. Ce trope est facilité par la règle administrative qui
veut que l'on s'adresse personnellement au Recteur
dans les relations hiérarchiques. En revanche, lorsque
vous avez besoin d'un contact direct pour votre dossier, c'est un fonctionnaire dont vous ignorez le rang
hiérarchique réel et les fonctions précises que vous
– 115 –
avez comme interlocuteur. Les enseignants chargent
donc les chèvres du lointain désert rectoral d'une partie des péchés de leur maître. Et lorsqu'il y a dépit, ce
sont ces fonctionnaires qui en font souvent les frais,
d'autant que les professeurs, bien qu'ils puissent
savoir que c'est matériellement impossible, sont souvent déçus que ce ne soit pas le Recteur qui leur
réponde personnellement.
Mes fonctions de délégué du personnel m'ont
amené à approcher personnellement plusieurs recteurs. J'ai souvent apprécié chez eux un réel attachement à la bonne administration, bourgeoise et un tantinet autoritaire. La plupart prenaient très au sérieux
leur titre de Chancelier des Universités, le sautoir de
« Garde des Sceaux du Savoir » ennoblissait leur fonction. L'autonomie des universités, la déferlante des
IUP (Instituts Universitaires Professionnalisés), dont
les plus rentables glissent vers la privatisation tend
aujourd'hui à briser les sceaux et les jours du chancelier sont comptés... l’application de la LRU95 va sonner
la fin du décompte.
Donc parmi les Recteurs, des roués, des ambitieux,
des médiocres, peut-être un imbécile, mais globalement, par delà la politique des ministères, l'institution
a été, par sa seule existence, un vecteur de résistance
à la liquidation, réclamée de toutes parts, du mammouth regimbant. C'est d'ailleurs pourquoi elle doit
disparaître. Le transfert de la définition des grades à
l'Union Européenne, de la formation professionnelle
Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi
« Pécresse »), adoptée le 10 août 2007 avec la complicité de nombre de
présidents «de gauche».
95
– 116 –
puis des TOS, (techniciens ouvriers et de service) aux
régions, la création des IUFM (Instituts Universitaires
de Formation des Maîtres), puis leur fusion-liquidation dans les masters de Bologne ont réduit leur périmètre d'intervention. Tout cela appartient désormais à
ceux qui n’ont pas pu se faire élire conseillers régionaux et ont donc du se contenter de présider ou viceprésider des universités. Reste l'application de la LOLF
(Loi Organique relative aux Lois de Finances) et la
gestion des ressources humaines.
Quant aux rectorats, leur transformation en ARE
(Agences Régionales d'Education) sur le modèle des
Agences Régionales d'Hospitalisation (ARH) n'est
qu'une question de mois. C’est la fonction même de la
prétendue autonomie des établissements. Observons
le mécanisme. Les hôpitaux sont des établissements
publics autonomes et gèrent leur propre budget ? Les
EPLE aussi96. Le Conseil d’Administration des hôpitaux est présidé par un élu politique ? On y vient pour
les EPLE. Les hôpitaux sont intégrés à une carte hospitalière qui intègre les cliniques privées ? Le même
dispositif existe pour les écoles. Les hôpitaux sont gouvernés par des objectifs de maîtrise comptable des
dépenses ? On y vient dans l’enseignement. Dans la
Santé, le pilote est l’ARH97, qui représente à la fois un
pouvoir d’inspection et un pouvoir de sanction ; un
96 Établissements Publics Locaux d’Enseignement : tout changement de
sigle a un sens. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un simple changement de sigle :
les EPEP sont à la fois des machines à faire disparaître les classes, à imposer aux instituteurs une nouvelle hiérarchie et à enlever aux communes
un de leurs derniers services publics.
97
Agence Régionale d’Hospitalisation.
– 117 –
organisme de ce type n’est pas encore créé en lieu et
place des rectorats, et pourtant on commence à fermer
les collèges « non rentables ». Reste à savoir qui sera
le cocher ? Les élus et leurs cadres ? Les édiles corporatistes des CESR (Conseils Économiques et Sociaux
Régionaux), regorgent d'idées prudhommesques les
plus variées, mais ils se décourageront vite après quelques expérimentations et s'apercevront sans doute
que le plus simple est de faire comme Tony Blair : proposer l'externalisation. C'est d'ailleurs ce qui commence à se passer en matière de culture où les EPCC
(Établissements Publics de Coopération Culturelle)
peuvent se partager le travail avec des associations
voraces et c'est ce qui risque de se produire avec les
EPEP (Établissements Publics d'Enseignement
Primaire) qui pour alléger leurs coûts pourront faire
appel à des ONG de retraités bénévoles. Le retour de
Gabriel Cohn-Bendit (oui, j'ai une dent !) marquera
ainsi un nouveau succès de la mondialisation puisque
le FMI et la Banque Mondiale auront enfin réussi à
unifier la planète sur le terrain de la destruction de
l'École publique.
– 118 –
L’Inspection académique
Les Inspections Académiques qui chapeautent
dans chaque département un réseau de proximité
constitué « d’Inspecteurs primaires » (IEN) et de
Principaux (directeurs de collèges) sont de plus en
plus réduites à des rouages d’application qui s’arrêtent
d’ailleurs là où commence l’autonomie des établissements appelés désormais à recruter leur propre personnel contractuel. J’ai pourtant commencé ma carrière par un duel ventre contre ventre face à
l’Inspecteur d’Académie de l’époque (aujourd’hui, je
gagnerais, hélas !). Une horde de maîtres auxiliaires et
de syndicalistes énervés essayait d’envahir les bureaux
pour appuyer les revendications et nous nous étions
retrouvés face à face dans le couloir ; la réponse avait
été très personnalisée et, somme toute, d’une bonhomie proportionnée. Impensable aujourd'hui : des policiers en tenue anti-émeute protègent le rez-de-chaussée à la moindre délégation. Un autre Inspecteur
d’Académie, officier de réserve, écrivait des poèmes à
la Vierge Marie et des odes au général Bigeard, héros
colonial, il faisait rimer blouse et fellouze et utilisait sa
voiture de fonction pour diffuser bénévolement ses
vers ; mais c’est le seul à avoir fait préparer du café
– 119 –
pour tout le monde lors d’une négociation tendue. J’ai
souvent côtoyé à « l’IA » des hommes de qualité,
capables de défendre avec conviction la thèse gouvernementale, puis de négocier en tête-à-tête sur des cas
concrets, pour en moduler les effets. D’autres, au
contraire, n’accédaient pas à cette compréhension des
choses et des gens ; thuriféraires affectés des contreréformes, ils ont rapidement fait mouvement vers
d’autres fonctions, administratives ou politiques où,
sans doute, ils disent le plus grand mal du
Mammouth.
Encore faut-il indiquer que même ceux là avaient
des gardes-fous ; ils devaient composer avec leurs
cadres, souvent expérimentés, qui savaient bien que
ce qui est obtenu par la contrainte ou la défaite d’un
adversaire n’est pas souvent durable. Les IA étaient
des hommes de terrain, un peu comme les gendarmes,
ils sillonnaient leur circonscription et discutaient avec
tout le monde : M. Le Député, M. Le Maire, M. Le
Curé et M. Caténa98 ; et puis, tout comme les gendarmes, ils étaient déplacés pour leur éviter de devenir
des caciques. Ceux qui croient encore que la décentralisation a vraiment été faite pour rapprocher la décision du terrain sont décidément des naïfs. Ils auront le
sort de tous les chefs de service départementaux. J’ai
entendu, voici quelques mois, un Directeur Départemental de l’Équipement sur le départ, faire d’amères
constatations. Devant un aréopage d’élus et de décideurs il constatait que la décentralisation et le transfert
des compétences décidés par la loi de 2004 le condui98 Oui, je sais, ça date, c’était une vieille pub pour une chaîne… de quincaillerie, grands dieux !
– 120 –
sait à n’être plus guère qu’un statisticien et un auxiliaire de Bison Futé. Les autres se taisaient, par
pudeur, sans doute… L’Inspecteur d’Académie gère
toujours les personnels du premier degré ; mais pour
le reste, il n’est plus guère aujourd'hui qu’un producteur de diaporamas ou de statistiques et un attaché de
presse.
– 121 –
Baccalauréat
Revenons un peu sur l’analyse de Claire (je parle
de Claire-du-premier-chapitre, qui, dans ma mémoire,
ressemble étrangement à Alice Liddel et, pour cette
simple raison, ne saurait donc vieillir). Donc Claire
trouvait que « comme le système ne peut pas supporter plus de 30 % de redoublants (véridique), on se
lance dans des péréquations complexes pour donner
la moyenne au type qui pense que Victor Hugo est né
à l'âge de 2 ans. Et il sort avec son diplôme. » Nous
avons dit qu’elle avait raison sur ce point (mais elle a
tort de m’appeler parfois Francis Heaulme, c’est agaçant), et la situation s’est aggravée en un an. La petite
sœur de Claire a donc obtenu le baccalauréat avec
19,84 de moyenne et une de mes nièces qui passait en
2007 les épreuves anticipées pourrait bien, grâce au
jeu des points de bonification, côtoyer les 20 sur 20.99
Grand-guignolesque, mais absolument nécessaire.
Tous les élèves qui passent le cap de la seconde doivent
avoir le baccalauréat. Cet impératif a plusieurs conséquences et les cas d’exception, vous diront les mana99 Ach ! En fait, elle n’a eu que 16 et s’étonne maintenant dans une prestigieuse prépa.
– 123 –
gers, sont souvent les plus riches de signification. Ici
Cyrille, un peu juste en troisième, voulait faire un
apprentissage en alternance comme on voit à la télé
ou dans les forums des métiers, mais voilà il n’a pas
trouvé de patron, il ira donc jusqu’au bac s’il ne se fait
pas virer avant, car l’école c’est pas son truc (mais il
essaiera car il a promis à sa mère et il aime beaucoup
sa mère). Bien sûr pour donner son bac à Cyrille il
faudra lui éviter les redoublements (contre-productifs
dit l‘inspecteur), lui permettre d’avoir des points
d’avance en français (il se débrouille à l’oral et « a des
idées ») et puis valoriser son TPE, mais avec ce système, la sœur de Claire et ma jolie nièce sont condamnées aux classes préparatoires, du moins tant qu’elles
existent. Mais cela vaut mieux car, si elles allaient en
fac ou en BTS, elles passeraient pour des intellos,
sobriquet infamant (je dis désormais à mes étudiants :
« Je vous préviens, je suis un intello ! »). Ça jette un
froid. Et Cyrille ? Bah, il ira en fac, car il est un peu
juste pour aller en BTS ou en DUT.
Alors le bac ne sert à rien ? Bien au contraire ! Au
même titre que le permis de conduire, il mobilise les
inquiétudes de l’adolescence et, pendant les deux dernières années du cycle, obtenir le bac représente un
point de tension dans le parcours d’accès à la normalité, comme jadis le conseil de révision où les jeunes
conscrits se retrouvaient nus devant leurs congénères
et des adultes experts et néanmoins militaires. En
même temps, il rejette dans un autre monde les 40 %
de jeunes qui n’accéderont à aucun diplôme mais
pourront peut-être vendre des fruits et légumes sur les
marchés, devenir anarchistes, brocanteurs, militaires,
trafiquants, self made men ou gardiens de prison.
– 124 –
Je prétends que ce processus est sciemment organisé. Personne n’a envie de verser dans une théorie du
complot. Mais les experts de l’OCDE qui perçoivent
entre 5000 et 10000 ? par mois pour leurs études sont
tout de même tenus, pour ce prix, à une obligation de
résultat. Si l’on prend l’Indice de Développement
Humain, on s’aperçoit que le niveau d’éducation d’un
certain nombre de pays est anormalement élevé ; on
peut bien sûr corriger cette anomalie en réduisant le
salaire des enseignants jusqu’à un point où ils ne peuvent plus subsister, mais cela exige des circonstances
particulières comme en Russie, en Argentine ou en
Afrique (avec des échelles différentes) et cela peut ne
pas suffire. En Argentine ou en Russie, par exemple,
les programmes restent structurés et orientés vers la
connaissance et les enseignants continuent à transmettre le savoir et se débrouillent pour survivre. Il faut
donc réformer, car si l’on n’y prend pas garde les jeunes diplômés milleuristes seront en surnombre et risquent de faire la jonction avec d’autres couches pour
susciter des troubles sociaux. On l’a vu au Sri Lanka
dans les années 70, on ne cesse de le voir en
Palestine100. Bien sûr la guerre est une solution,
Mogadiscio et Bagdad étaient des capitales culturelles
avant que les Américains ne s’en occupent, mais un
certain nombre de paramètres sont difficilement maîtrisables pendant et après la guerre. Alors que dans un
plan de réformes, par définition, tout est prévu.
Alors, réformons. Prenons l’exemple d’une des
réformes qui ont affecté le baccalauréat. Jusqu’à la
J’ai écrit cela dix-huit mois avant l’écrasement de Gaza sous les bombes de janvier 2009.
100
– 125 –
création du baccalauréat de technicien en 1968, il
existait dans le domaine tertiaire divers diplômes qualificatifs, brevets professionnels, diplômes d’études
comptables ou de secrétariat, l’unification par le baccalauréat ne pouvait donc se faire qu’en prétendant
élever le niveau de qualification. Les objectifs des premiers programmes étaient de fait assez élevés et les
bacheliers sortaient nantis d’un titre de technicien :
insupportable ! D’autant, il faut bien l’avouer que ces
sections ont vite constitué un troisième choix d’orientation, après les séries scientifiques et les séries littéraires, la motivation a vite décliné et le niveau d’exigence
aussi. Peu importait, d’ailleurs, on était au milieu des
années 80, l’usage des PC se répandait, Microsoft faisait naître une « nouvelle culture ». Le noble fils de la
société de l’information allait faire disparaître le technicien grisâtre. Exit donc le baccalauréat de technicien, le bac G1 chanté par Sardou, voici le baccalauréat technologique, celui qui atteste de votre culture
technologique et de votre savoir-faire en matière de
NTIC ! Quel titre donne-t’il à la sortie ? Bachelier,
pardi ! Et la grand-mère reste très fière : le petit a son
bachot ! « Et qu’est-ce que tu vas faire avec cela, mon
grand ? » « Ben, rien Mamie, ou peut-être un BTS ».
Au début du processus, le Baccalauréat de technicien
se valorisait au SMIC sur le marché du travail et le BTS
avait une cote de 120 à 180 % du SMIC, aujourd’hui
le BTS se valorise généralement au SMIC et votre caissière d’Intermarché avec son CDI à temps partiel perçoit 21/35e du SMIC et espère, on ne cesse de vous le
répéter, arriver aux 1000 euros nets grâce aux heures
complémentaires. Mais elle a sans doute son baccalauréat technologique et une année de fac (stoppée en
– 126 –
fait en février, vu les résultats des partiels). Les experts
de l’OCDE peuvent maintenant reprendre une nouvelle vague de calculs et de simulations. Mille euros
c’est joli, c’est tout rond, mais c’est beaucoup trop !101
Je vous parie d’ailleurs une bouteille de « Côteaux de l’Aubance » que
la réforme « suspendue » des lycées, conduirait, si elle était dépendue, à
délivrer des baccalauréats incomplets qui s’emboiteraient à merveille avec
les petits boulots et les dispositifs d’insertion.
101
– 127 –
Singing in the rain
Le collège, ventre mou etc. (air connu)
L’idée de faire pénétrer l’enseignement secondaire
jusqu’aux tréfonds du pays était sûrement une idée
généreuse. Enfin peut-être… va savoir ! Mais, pour
leurs propres enfants, la bourgeoisie et l’intelligentsia
ont continué, quand elles le pouvaient, à pratiquer
massivement l’ancien système : celui du lycée de la
sixième à la terminale et de l’internat si nécessaire. Il
existe, chacun le sait, une hiérarchie, mesurable par le
taux d’accès aux classes préparatoires en fin de parcours. Il suffit de consulter la bio de la plupart des édiles UMP ou socialistes de la région pour se faire une
idée plus concrète. Le parcours peut consister à éviter
les collèges publics du département (à l’exception d’un
ou deux), puis à rejoindre un bon lycée public ou bien
à faire effectuer toute la scolarité du petit dans un de
ces anciens établissements de prestige, formellement
scindés en collège et lycée, qui subsistent un peu partout. Là existe encore un véritable enseignement
secondaire. Pour les syndicalistes autonomes que
j’adore, ces établissements sont devenus des ennemis
(du moins jusqu’à ce que l’on réussisse à s’y faire
nommer) et, avec le concours de la gauche bien pen-
– 129 –
sante, on y nomme quelques professeurs « en difficulté », on instille quelques mômes tchétchènes nonfrancophones ou bien on essaie de leur infuser à
défaut d’une SEGPA102 (difficile quand même), une
UPI (Unité pédagogique d’Intégration)103. Les sectateurs des ZEP ont de basses vengeances, gênantes mais
peu efficaces : certaine principale que j’affectionne
pourrait bien être nommée au Collège Henri IV qu’elle
y serait promptement digérée.
J’ai un jour vu Thierry revenir furieux de sa
SEGPA. Cet ancien marin, mécanicien diéséliste de
formation, éducateur de prison à ses heures, n’avait
pourtant pas froid aux yeux. Il avait été embauché
comme professeur contractuel de métallerie en SEGPA
et, ce jour-là, m’en voulait presque de lui avoir suggéré cette voie. Entre la peur d’être agressé par des
jeunes qui avaient un pet au casque (et une habitude
familiale de la prison) et la crainte de devenir soimême agresseur tant la provocation était permanente,
il préféra bientôt jeter l’éponge. Il a bien fait, nous
sommes restés bons amis et il n’est pas allé en correctionnelle.
Ô toi, lecteur qui penses que je m’offre une digression sur le terrain du collège histoire de parler d’un
copain, détrompe-toi : nous sommes au cœur du
métier ! Le titulaire que remplaçait Thierry serait
aujourd’hui interdit de métallerie et contraint de faire
la même chose que moi : de la tech-no-lo-gie ! Au
102 Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté ( Il existe une
SEGPA à Henri IV – en partenariat avec l’Opéra de Paris !)
Il existe une UPI à Janson de Sailly… pour les élèves « intellectuellement précoces ».
103
– 130 –
moment même où se mettait en place la farce du collège unique, on voyait bien qu’il fallait des soupapes
de sécurité, en particulier pour les jeunes en difficulté
scolaire du fait de handicaps personnels, familiaux ou
sociaux : ceux-là ne pouvaient s’en sortir qu’en apprenant un métier manuel, alors même que l’apprentissage leur était théoriquement fermé. On inventa donc
les SES, puis les SEGPA. En réalité peu d’élèves de
SEGPA avaient une possibilité réelle de rejoindre un
cursus classique ou même le CAP, mais la formation
en atelier en tout petits groupes leur donnait, vaille
que vaille, la possibilité d’accéder aux emplois non
qualifiés proposés par le bâtiment ou les industries de
main-d’œuvre. Les professeurs de lycée professionnel
qui enseignaient en SEGPA la couture, la métallerie, la
maçonnerie, la plomberie étaient d’ailleurs très fiers
quand, au prix d’un engagement personnel de tous les
instants, ils réussissaient à caser leurs protégés. Bien
sûr, l’obtention du CAP restait officiellement l’objectif
et c’est d’ailleurs au nom de la préparation de ce
diplôme que l’on a effectué une des pires pitreries que
j’ai connues : obliger les élèves de SEGPA, dont les
hésitations en français sont repérables tant à l’écrit
qu’à l’oral… à apprendre l’anglais, désormais épreuve
de CAP. Le seul résultat tangible est que l’évitement
des « collèges à SEGPA » est maintenant devenu un
sport d’experts lors des mutations des professeurs
d’anglais.
Mais revenons à la technologie et je plaide un peu
coupable. J’ai accepté, voici une vingtaine d’années
d’aller expérimenter la réforme de la technologie en
collège. Les activités manuelles étaient, nous l’avons
vu, essentielles dès la naissance du collège où l’on ne
– 131 –
perdait pas de vue l’aspect « économie domestique »
de ce prolongement de l’école primaire. C’est là qu’intervinrent les pédagogues. Après plusieurs missions
d’études au Québec où l’enseignement, ruiné par la
politique de Duplessis, appuyée sur le cléricalisme et
l’obscurantisme, venait d’être réformé pour cause de
nécessité politique absolue, nos réformateurs revinrent avec les « être capable de », version francophone
du « to be able to » américain, pimentée déjà de
« démocratie participative ». Il n’était, bien sûr, pas
question pour la bourgeoisie québécoise décadente
d’assurer un accès massif de la jeunesse aux outils de
l’universalité, mais seulement de lui inculquer les
savoir-faire indispensables104. Principe transposable
dans toutes les disciplines, la suite allait le prouver,
mais qui pouvait particulièrement s’appuyer sur les
travaux manuels où il s’agissait précisément de
« savoir faire un ourlet », « savoir faire une épissure »
etc. Les élèves de SEGPA comme les élèves des collèges faisaient donc de la technologie sans le savoir ! Où
est le mal ? Mais ce n’était pas de la bonne technologie ! Il fallait donc reformare et puis ensuite purgare…
Et bien sûr s’assurer le concours des syndicats autonomes. Cela tombait bien, les dirigeants du SNES n’eurent de cesse d’élargir leur champ de syndicalisation
Et voici, bien entendu, le Québec engagé lui-même dans le cycle infernal des « réformes » : « Nous croyons que les propositions de modifications au régime pédagogique annoncées par le ministre n’apporteront pas
de solutions réelles aux difficultés évoquées régulièrement par le personnel enseignant concernant l’évaluation des apprentissages des élèves dans
une approche par compétences » Déclaration de la Fédération Syndicale
des enseignants du Québec ( FSE-CSQ) – juillet 2007
104
– 132 –
en transformant en professeurs certifiés de technologie les collègues, anciens instituteurs ou professionnels qui s’y étaient collés. Mais il fallait transformer les
contenus et abandonner l’aspect bricolage. Les accords
avec les fabricants d’ordinateurs firent le reste, je suis
donc allé faire le VRP de la réforme de la « technologie » dans un collège rural. J’ai eu pour cela des
« dotations en matériel » que la collègue de techno,
qui enseignait la couture ou l’électricité, n’aurait
même jamais osé réclamer. Parallèlement, il fallut un
plan massif de formation des professeurs et les « PEGC
section XIII » – poétique appellation des professeurs
de technologie – se muèrent de gré ou de force en
« certifiés de techno ». Désormais on devait en collège
être capable de « reconnaître un compte de résultat »,
« utiliser un traitement de texte », « faire un CV »
« solliciter un stage » « exploiter une visite d’entreprise »…
Et Tartuffe ? Il passa ensuite en SEGPA avec le
même objectif et l’on y fait désormais de la technologie au grand dam, souvent, des collectivités territoriales qui, branchées sur l’apprentissage, venaient d’investir des millions dans la rénovation des ateliers.
Supprimés les ateliers ou réduits à la portion congrue.
Les mômes de SEGPA, plus désorientés que jamais,
sont désormais mûrs pour rejoindre les classes du collège. D’ailleurs les directeurs de SEGPA sont désormais
formatés sur ce modèle.
En attendant, les élèves de SEGPA ne seront donc
plus tentés de se crever les yeux à coup de lime ou de
poignarder cet enculé de prof à coup de tournevis, ils
apprendront la techno sur les ordinateurs du collège.
Ils élargiront leurs champs lexicaux favoris, ne pour-
– 133 –
ront plus confondre « ctb » et « dtc »105, mais – soyons
justes – ils apprendront aussi de la méthodologie, par
exemple s’il est compliqué de faire une recherche avec
« my best friend wants to fuck my sexy mum » (sauf en
copier/coller), il est simple d’accéder aux mêmes
contenus en tapant MILF106 sur Google. J’exagère ? Je
ne crois pas. Mais le pire est avenir, comme disait Maia
Mazaurette107 et l’on n’a pas fini de créer l’échec scolaire pour détruire l’école, la transformation des disciplines en « champs disciplinaires », la réintroduction
de la bivalence (professeurs enseignants deux disciplines ou groupes de disciplines), le recrutement local,
l’utilisation honteuse des handicapés, l’enseignement
du fait religieux vont faire gangrener ce qui reste. Si
tout se passe bien le patient mourra sous anesthésie,
mais pour cela « il faut des moyens ! » dit « l’intersyndicale éducation »…
Des moyens, par exemple, pour appliquer la loi
Boisseau-Montchamp, Marie-Thérèse Boisseau, sorte
de Jacques Barrot en jupons, a su manipuler les associations qui regroupent les familles des enfants handicapés pour leur faire promouvoir l’idée de l’intégration forcée des handicapés dans l’École. La richesse
affective, sociale, intellectuelle souvent, des jeunes
handicapés est effectivement un apport considérable si
105 Je ne traduis pas… ce sont des sigles SMS aussi employés sur les
canaux de chat ! Une formation ? http://thegeeksisters.over-blog.com,
elles ont même trouvé sur un site chrétien un sigle SMS torride : QDTB,
hé hé ! (Que Dieu Te Bénisse : si !)
106
« Mothers I’d like to fuck. » là j’ai cru nécessaire de développer…
Maïa Mazaurette « Le pire est avenir » – Éditions Jacques-Marie
Laffont .
107
– 134 –
leur socialisation est réussie. L’angoisse des parents
devant l’avenir, leur solitude, leur sentiment de culpabilité, sont de puissants leviers pour les chantres de la
subsidiarité. Les associations ont souvent tout
construit du fait de la carence totale des pouvoirs
publics (le sermon des Béatitudes coûte moins cher),
et voici enfin qu’une institution serait contrainte de
prendre leur enfant avec les autres… en réalité, il
s’agit de transférer des coûts du secteur social vers
l’école, au prix de la disparition des structures adaptées et du remplacement des personnels qualifiés qui
avaient su défendre leurs conventions collectives par
la foule des précaires que l’Éducation nationale est
invitée à créer en leur lieu et place. Désormais, de gré
ou de force, les handicapés iront côtoyer au collège les
motherfuckers ordinaires ou les « adaptés », ceux qui
viennent de SEGPA. La chaleur monte dans les classes
et dans les couloirs.
C’est la cour de récré d’un collège, vers le début
juin, tout le monde est intégré, l’intello de cinquième B, est tranquille malgré son mètre quarantehuit : il ne sort plus jamais avec un livre et puis ils se
sont lassés de lui coller la tête dans les chiottes, le handicapé reste à l’ombre et ne quitte pas la jeune EVS
(emploi vie scolaire) de 46 kg, seule surveillante pendant une heure, qui s’accroche à son téléphone
mobile.
Pourvu qu’il ne pleuve pas !
– 135 –
Mars 2008
Un Rocard, sinon rien !
Je voulais épiloguer sur Attali : délit de faciès, en
quelque sorte, mais c’est si bon ! J’ai donc lu son rapport, publié en janvier 2008. Et puis… rien ! Ségolène
a le mérite d’exister et lui aussi, voilà tout ! Pouvaiton s’attendre à autre chose ? Il suffit, pour répondre,
de consulter la liste des membres du club « Le
Siècle », que fréquente Attali : le ton du document
final s’entend à chaque énonciation. Écoutez un peu :
Bébéar (spéculateur : Axa), Bouton (spéculateur :
Société Générale), Breton ( privatiseur : France
Telecom), Pébereau (spéculateur : BNP), Haberer
(spéculateur : Crédit Lyonnais), Rosthschild (spéculateur), Notat (vendeuse), July (vendeur), Joffrin
(vendeur), Pujadas (vendeur), Poivre dit d’Arvor
(vendeur), Raffarin (vendeur), Imbert (vendeur),
Fabius (vendeur), Cotta (vendeuse), Colombani (vendeur), Chain (vendeur), Schweitzer (ex-vendeur),
Strauss-Kahn (employé de banque – le seul, tiens…)
etc. Les spécialistes en partage du butin, en services
rendus et en petites trahisons. Il font un club où ils
optimisent les prélèvements qu’ils opèrent sur la
– 137 –
richesse produite par les bras des prolétaires. What
else ? En réalité, Attali s’est, pour l’essentiel, efforcé de
compiler des propositions, déjà présentes dans les
directives de l’Union Européenne, des projections de
l’OCDE ou dans d’autres rapports pour « libérer les
profits »… En ce qui concerne l’Éducation, le rapport
Pochard publié au même moment est un peu plus
précis.
Sarkozy, à moins qu’il ne reçoive des renforts militaires ou qu’il ne soit mis en curatelle renforcée, va
bientôt s’effondrer de lui-même ou être balayé dans la
crise de régime amorcée. Cela panique tous les
tenants de l’ordre et les logiques politiques révèlent
des ressources surprenantes ; ici aux municipales,
Lutte Ouvrière s’allie au PC pour voter au deuxième
tour PS/Modem, là Thibault s’allie à Parisot contre les
patrons de l’UIMM… Je partage l’opinion selon
laquelle l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre
des travailleurs eux-mêmes, contre les politiciens carriéristes et les saint-simoniens de tout poil. Je me souviens d’un jeune agrégé de philosophie, politiquement marqué très à droite, il était même venu en
Anjou pour, disait-il, « se rapprocher des sources de la
révolte vendéenne », c’est dire ! Il s’étonnait que
nous puissions partager des goûts pour Gracq ou
Jünger et me trouvait fort mauvais bolchevik : il avait
sans doute raison sur ce point, mais il avait tort de ne
pas me croire lorsque je lui disais que mon objectif
politique c’était « tout le pouvoir aux terminales
G1 » ! En fait il aurait fallu ajouter les Bac pro productique et les BEP carrières sanitaires et sociales, voire
les licences de Langues Étrangères Appliquées (au
moins). Constater que ce spectre hante toujours le
– 138 –
monde est un réconfort pour les « révoltés de toutes
les heures »108.
Les pitres subsidiés que sont les Attali, les Gallo,
Lang et Allègre circulent entre les écuries politiques
et les caméras. Les compagnons de route de
Mitterrand font n’importe quoi pour profiter du pouvoir une dernière fois. Je n’ai fréquenté que Rocard
dans cette équipe de demi-transfuges (je ne sais pourquoi le vermifuge de mon enfance me revient soudain
à l’esprit, cela me gratte encore quelque part, je
pense). Il me semble que la première fois que j’ai rencontré Michel Rocard, c’était à Angers en 1965. Le
jeune Inspecteur des Finances s’occupait du « contreplan agricole » du PSU109 et venait participer à la formation politique des élèves-ingénieurs de l’École
Supérieure d’Agriculture. Au PSU de l’époque on discutait beaucoup de « troisième voie » entre communisme et capitalisme et on s’intéressait vivement à
l’expérience irakienne : le parti Baas irakien (parti
national-socialiste arabe) venait de prendre le pouvoir
à l’occasion d’un coup d’État et sa doctrine était une
Formule de Fernand Pelloutier dans la « Lettre aux Anarchistes »
(12 décembre 1899) : « …nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas :
des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans
maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme,
moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture
de soi-même. »
108
Le Parti Socialiste Unifié (1960-1989) était un petit parti où avaient
convergé des socialistes, d’anciens communistes et des courants chrétiens
réunis à l’occasion de la faillite du parti socialiste SFIO au moment de la
guerre d’Algérie. Il fut une des portes d’entrée de la doctrine sociale chrétienne dans le Parti socialiste d’Épinay.
109
– 139 –
version de la doctrine sociale chrétienne dont son fondateur, le catholique syrien Michel Aflaq, l’avait
équipé dès 1945. J’ai retrouvé Michel Rocard sur ma
route en janvier 1967 à la Sorbonne, lors de la prise de
pouvoir par le PSU dans l’UNEF, où il dirigeait me
semble-t-il la manœuvre depuis les couloirs avec Marc
Heurgon, puis lors de deux meetings des années 1970
où il jouait le gage de respectabilité pour l’extrême
gauche (lors de l’une de ces réunions, aux Lices de
Rennes, j’étais au service d’ordre) et cherchait un
espace pour monnayer un retour au PS, avec une partie de la paroisse Chérèque110 dans ses bagages. Après,
ce type a logiquement été premier ministre de
Mitterrand dont il avait longtemps été l’adversaire ;
aujourd’hui, vieillard auréolé d’Histoire, il continue à
prêter la main à l’instauration d’un ordre corporatiste,
mais sous Sarkozy, cette fois, la première tentative de
Ségolène ayant échoué. Et c’est à ce monsieur que
l’on doit une dernière vilenie contre l’École. L’Église
catholique a, nous l’avons vu plus haut, toutes les raisons d’être satisfaite des services rendus par le parpaillot Rocard dans le domaine de l’enseignement agricole, livré aux bons soins de l’Action catholique
rurale, mais comment faire pour le tout venant ?
La commission Pochard (du nom du haut fonctionnaire qui la dirigeait)111, destinée à « redéfinir le
métier d’enseignant », a rendu son pré-rapport le
110 Jacques Chérèque, syndicaliste chrétien, fut ensuite, comme ministre,
chargé par Rocard de mener à bien la liquidation de la sidérurgie lorraine,
il est le père de François Chérèque, leader de la CFDT.
http://www.education.gouv.fr/cid20894/remise-du-rapport-sur-laredefinition-du-metier-d-enseignant.html
111
– 140 –
4 février 2008 remettant en selle un certain nombre
de turlupinades, dirigées comme les précédentes
contre les compétences disciplinaires et le statut des
enseignants, mais Le Figaro ayant décidé de «mouiller»
Rocard dans ses préconisations les plus agressives, ce
dernier a précipitamment démissionné plutôt que de
devoir assumer la «rémunération au mérite» des
enseignants. Soit ! Moi j’ai surtout retenu le dialogue
sur l’enseignement de l’économie. La vidéo publiée
sur Internet remet les choses en place : d’abord c’est
Rocard qui dirige les débats et sa dérobade ultérieure
est donc bien une lâcheté. Ensuite son intervention
liminaire sur l’enseignement de l’économie, bien que
confuse dans la forme, est extrêmement claire sur le
fond : il s’agit, non pas de promouvoir des connaissances, mais d’assurer une « éducation », une promotion
de l’Entreprise afin d’assurer la qualité du « dialogue
social », c’est-à-dire une promotion des spéculateurs
et vendeurs cités plus haut, de telle sorte que les salariés se tiennent tranquilles devant les évidentes qualités éthiques et managériales (mais est-ce dissociable ?)
des capitalistes qu’on leur a vendus. De l’économie
pratique, quoi ! Mais comment faire ? Rocard prend
d’abord un exemple, celui du budget de l’État, de ses
mécanismes, mais il doit moduler : c’est encore de
l’économie théorique ! Rocard s’est-il soudain souvenu du fait que la liberté de consentir l’impôt était à
l’origine de la Révolution de 1789 et que la connaissance des mécanismes budgétaires (la confiscation du
salaire différé des cotisations sociales, par exemple –
l’inventeur de la CSG en connaît un rayon !) pouvait
se révéler un outil dangereux ? Il faut donc tout
recentrer sur l’entreprise, sur la gestion et le manage-
– 141 –
ment ; son interlocuteur, qui rampe devant lui, en est
bien d’accord : élaguons la théorie et faisons directement intervenir des professeurs de management !
L’Inspection générale d’Économie et Gestion, si avide
d’étendre les « sciences du management » à toutes les
séries, voire au collège, risque d’avoir satisfaction, les
efforts de Jacques Marseille112 pour placer l’Histoire et
la Géographie sur ce terrain auront alors été vains : les
professeurs d’histoire-géo n’étant pas assez malléables,
on va les remplacer par d’autres, supposés par leur
formation l’être davantage. Dans la salle où est réunie
la commission, l’inoxydable fonctionnaire chargé
depuis des décennies de gérer les effectifs d’enseignants vient de faire son apparition et calcule déjà
mentalement le nombre de certifiés d’Économie et
Gestion qu’il pourra recaser après les fusions de séries
et les suppressions de BTS qui se préparent. Parions
qu’une tentative de flexibiliser l’horaire d’histoiregéographie aura lieu avant que Rocard ne rejoigne
son compagnon baasiste Saddam chez les houris.
Rocard rappelle l’arrogance agacée qui fait détester les enseignants chez les guichetiers et les caissières… Ceux-là font la guerre à leurs élèves «gothiques», pensent que le «Metal Rock» c’est un peu diabolique (et alors ?) et rêvent d’un monde pavillonnaire où les tondeuses s’ébranlent à heures fixes, mais
pas le week-end ; un monde où les maris sont fidèles,
les boulangères respectueuses de l’orthographe, les
112 Ancien stalinien, Jacques Marseille, économiste et historien reconverti
dans le bleu horizon, dirige des collections de manuels du second degré
où il prouve qu’on peut passer de Marchais à Sarkozy sans cesser d’être
réactionnaire, ce qui lui vaut la reconnaissance subsidiée de l’Union des
Industries Métallurgiques et Minières dont il a écrit l’hagiographie.
– 142 –
remontées mécaniques sécurisées et le commerce
équitable détaxé. Et pourtant …
Nombreux sont les rectorats qui, en fin d’hiver, ne
trouvent plus de vacataires dans certaines disciplines :
un vacataire est quelqu’un qui pour une heure de
cours (soit deux heures de travail environ pour un
professeur expérimenté et trois pour un débutant)
percevra environ 35 euros « pour solde de tout
compte » c’est à dire sans droit à congés payés, ni à
assurance chômage, ni frais de transport etc… et qui
devra obligatoirement être viré au bout de 200 heures.
C’est quelqu’un qui a entre 25 et 35 ans, a de bac+4 à
bac+7, est endetté, a préparé les concours, déjà exercé
comme assistant de vie scolaire, contractuel, quelqu’un qui est devenu expert en démarches auprès des
administrations, de l’assurance-chômage et des organismes de sécurité sociale…
Et les titulaires ? Observons in vivo cette collègue
certifiée : quarante ans, divorcée, elle a une fille en
troisième et un garçon en sixième, son salaire net est
de 2050 euros, son loyer est de 650 euros + 100 de
charges (nous restons en province), son crédit voiture
lui coûte 250 euros par mois, il lui reste une charge de
200 euros par mois pour rembourser un crédit
contracté lors de son divorce… j’ai fait le calcul avec
un logiciel de budget familial, même avec l’aide au
logement et le supplément familial, si l’ex ne verse pas
la pension… ça ne passe pas.
Pourquoi alors, pour un jeune arrivé sur ce marché, ne pas essayer le recrutement privé en contrat de
mission pour trois ans ? L’accord interprofessionnel
sur la modernisation du marché du travail ne saurait
– 143 –
tarder à être transposé dans l’Éducation Nationale,
puisque son contenu aborde déjà la question. Vous
percevrez alors peut-être 2500 euros nets par mois dès
le 1er mois et jusqu’au 36e, ensuite vous aurez un intéressement substantiel si 80 % de la cohorte qui vous
est confiée a son bac. D’ailleurs vous participerez à la
délivrance de ce diplôme en échangeant vos copies
avec vos confrères du Lycée Sainte-Bernadette tout
proche. Après ? Après on verra : le Conseil d’Administration décidera et nul doute que vos collègues syndicalistes qui y siègent (et seront – pourquoi pas ? –
désormais indemnisés pour cela), feront pour le mieux
en fonction des ratios pédagogiques et financiers de
l’établissement. Ce sera encore mieux si vous êtes syndiqué, surtout que désormais, avec le financement
direct des syndicats par l’État, cela ne coûtera plus
grand-chose à condition de choisir un syndicat officiel.
Tout cela semble le fruit d’une précarité globale qui
renvoie à la «globalisation» et contre laquelle, au bout
du compte et selon certains, on ne peut pas grandchose, sinon « lutter » ; c’est en effet le discours de
l’extrême gauche ou des «alternatifs», les organisateurs du bantoustan des précaires. Ces situations doublement révoltantes parce qu’elles touchent des amis,
détruisant l’École et le fameux « lien social », sont
parfaitement prévues et assumées par ceux qui, depuis
quarante ans et plus, tentent avec constance de
réduire le coût du travail. Certains le font en relation
directe avec leur intérêt économique immédiat, d’autres pour prouver qu’un « ordre juste » peut surgir
d’une société organique dans laquelle la frugalité
imposée au plus grand nombre serait « compensée »
par le fait que la personne humaine, « reconnue dans
– 144 –
sa dignité », s’épanouirait à la juste place qui lui serait
assignée (amen !). Cette rencontre du libéralisme et du
principe de subsidiarité n’a cessé d’être à l’œuvre sous
tous les gouvernements et a donné naissance à des
outils techniques de plus en plus sophistiqués comme
aujourd’hui la RGPP113. Toutes se sont heurtées à des
résistances farouches qui étaient essentiellement celles
des salariés défendant âprement leurs conditions collectives d’existence. De multiples reculs sociaux ont
été enregistrés, mais la classe ouvrière, hargneuse, a
gardé sa capacité de résistance. Il en sera – il en est –
de même pour la Révision Générale des Politiques
Publiques. Avec cependant une nuance de poids : la
RGPP s’attaque aux structures mêmes de l’État, à sa
forme républicaine et elle a fait l’objet d’instructions
qui ont commencé à s’appliquer en 2008.
Il est par exemple prévu que certaines prérogatives
de l’État seront tout simplement privatisées, comme
la délivrance des cartes d’identité, ce qui nous ramène
en deçà de l’ordonnance de Villers-Cotterêts par
laquelle en 1539, François Ier faisait de l’État Civil…
une affaire d’État : bientôt votre extrait de naissance
sera estampillé Vivendi ou Veolia (et mon certificat de
décès Coopérative des Vignerons du Languedoc ?),
mais les orientations imprimées par le gouvernement
prévoient – à défaut de la suppression des départements que préconisait Attali – celles des sous-préfec113 La Révision Générale des Politiques Publiques, lancée à l’été 2007, est
aujourd’hui le principal instrument de la « réforme de l’État », des privatisations et de la suppression des services publics. La version Sarkozy prévoyait comme objectif principal, la « réduction des déficits publics » aboutissant à un équilibre budgétaire et à un ratio dette de 60 % du PIB en
2012.
– 145 –
tures. Quant à l’Éducation Nationale, elle devra
renoncer aux derniers restes de ses examens nationaux, fermer ses petits établissements (ceux qui réalisent moins de 300 accouchements par an ?), recruter
désormais ses professeurs sous statut précaire… Mais
elle ne serait pas la seule touchée : « même les gendarmes », comme disait Brassens114, seraient poussés
vers les commissariats, les RG vers davantage de police
politique et les pompiers vers le mécénat local.
Peut-être dans quelques mois conditionnera-t’on
le versement de ma pension à un effort citoyen pour
rééduquer les délinquants économiques de mon quartier, les fraudeurs au RSA115, qui refusent de débroussailler les friches industrielles sous prétexte qu’ils ont
bac + 2 ? Mais « qu’ils s’obstinent ces cannibales à faire de
nous des héros, ils verront bientôt que nos balles, sont pour
nos propres généraux ».
« Crosse en l’air et rompons les rangs ! »116
114
Georges Brassens : « Brave Margot »
115 Revenu de solidarité active, concocté par Martin Hirsch ministre sarkozyen de gauche et fils (spirituel) de « l’Abbé Pierre » destiné à faire enfin
marner les bénéficiaires de minima sociaux et à généraliser la précarité
salariale.
Eugène Pottier, membre de la Commune, a ébauché ce texte en juin
1871, alors qu'il se cachait dans Paris. Le texte définitif de l’Internationale
a été publié en 1887.
116
– 146 –
Novembre 2008 :
Petit cours sur la crise
par un emploi senior
Le 11 septembre 2001 dans l’après-midi, j’écoutais
la radio sur le parking devant le lycée, je devais faire
cours à 16 h et j'étais un peu en avance. Je n’en
croyais pas mes oreilles, je crois me souvenir qu’il faisait beau, comme le 13 mai 1958 quand, à 10 ans, j’attendais les parachutistes qui devaient nous délivrer
des Arabes – ces Arabes dont je ne connaissais rien,
mais dont j’avais si peur peur : les Arabes dont causait
la radio. Fins de régimes. En 1793, le colporteur
Cathelineau annonçait la venue des Anglais, en 1958
la radio annonçait De Gaulle, l’Algérie Française et
déjà, nous levions les yeux vers le ciel pour attendre
les parachutistes, en 2001 la télé montrait le tombeau
du Christ percuté par des avions et, conséquemment,
annonçait la croisade.
Le 11 septembre 2001 était bien un signe et un
prodige, comme avant toute apocalypse ; déjà, dans
l’après-midi même, mes élèves avaient tendance à se
répartir en deux camps. Ce n’est pourtant pas sous les
coups de l’Islam que périra l’impérialisme et la régéné-
– 147 –
rescence américaine ne viendra pas de la croisade, surtout si elle est nucléaire. La crise financière est venue
pour vérifier la révélation, mais ce qui est révélé est
toujours problématique, ce ne sont ni les kabbalistes,
ni les mormons qui vous diront le contraire. À propos
de l’Apocalypse de Jean, Chouraqui écrit : « Nous
sommes ainsi devant un langage à clés et dont les clés
sont le plus souvent perdues pour nous. » Cette
remarque essentielle n’est cependant pas tout à fait
adaptée ici : il nous reste quelques clés.
Le 11 septembre 2001 apparaît comme un événement symbolique fondateur, du même ordre que le
sac de Rome par les Vandales, hier alliés d’un des derniers empereurs ; la Babel des temps modernes a
rejoué le génial scénario de l’Aigle de Patmos.
Dès lors, les signes se sont multipliés : les sifflets
adressés à la « Marseillaise » au Stade de France, la
barbe bien taillée de Tariq Ramadan, répondent au
signe majeur. Le discours de Ratisbonne du pape
Ratzinger, les aventures de Robert Redecker, celles de
Charlie Hebdo, l’affaire des caricatures de Mahomet,
ou le destin parfois tortueux d’« anticommunautaristes » subventionnés montrent que les préparatifs
continuent. Les croisades, ça se prépare !
Les croisades furent un moment de l’accumulation
du capital et la « crise géorgienne » en évoque
aujourd’hui le souvenir. Mais, dans les croisades, si les
initiateurs sont avant tout des stratèges, les combattants sont des croyants et partout il faut donc raviver
la foi et stimuler la haine de l’Antéchrist ou du Grand
Satan. Partout le fondamentalisme, c’est-à-dire le
retour aux racines fait des ravages ; les couches
moyennes vont bientôt être déclassées, enragées, elles
– 148 –
sont déjà sensibles, « à gauche », au discours du
magazine Marianne, et si l’engagement sous la bannière des Croisés de son fondateur, Jean-François
Kahn, n’est pas tout à fait un prodige, le fait que sous
l’étiquette « laïque » ou « féministe », on puisse tenir
des propos qui en appellent à la « France éternelle »,
et presque toujours aux dépens des musulmans, fait
un peu frémir.
Déjà, Ségolène Royal avait tenté de donner une
cohérence à ce retour à Jeanne d’Arc, heureusement
pour tout le monde, elle est moins douée que Cristina
Kirchner et n’est pas devenue la présidente de la
France en faillite. Mais aujourd'hui, quand Jeanne
d’Arc, Clovis, la « Fille aînée de l’Église », ou pour
faire bonne mesure Jaurès revisité par Guaino et
devenu « Saint-Jean-Jaurès » sont appelés à la rescousse ; quand Saint-Max-Gallo – qui voudrait bien
faire des miracles de son vivant pour être béatifié plus
vite – tournoie autour du Panthéon en se demandant
si cela ne pourrait pas lui être reproché au Vatican,
tout manifeste que la crise n’est pas une crise financière mais une crise mondiale du capitalisme. Et certains le savaient, le cachaient à leur femme, mais
l'avouaient à leur amant ou à leur maîtresse.
Le mouvement va s’amplifier avec les Bagaudes
qui viennent – car les émeutes de la faim et de la
misère ont un avenir en Occident. Tout le monde se
prépare sans forcément chercher à mettre la puce à
l’oreille à ses adversaires. Mais, comme souvent, la
réalité a plusieurs plans et le matérialisme historique a
des vertus dont le raisonnement analogique est
dépourvu.
La crise actuelle n’est pas une crise d’accumulation
– 149 –
vers on ne sait quelle nouvelle étape du capitalisme,
mais une crise de décomposition.
D’abord un peu d’Histoire.
En 1944, après une période d’hésitation, l’impérialisme américain a considéré que le meilleur moyen de
combattre les risques d’extension de la révolution
sociale était de passer un accord avec Staline d’une
part et de construire une Europe appuyée sur la
démocratie-chrétienne de l’autre. C’est le paradigme
de Don Camillo et Peppone. La stratégie de Yalta permit d’empêcher les révolutions en cours (Grèce), celles qui menaçaient (France, Italie), de consolider les
dictatures (Espagne, Portugal) et de transformer en
glacis les pays occupés par l’armée soviétique. Il n’y
eut qu’une seule bavure de taille, la Yougoslavie : le
remède a, depuis, été trouvé.
Sur le plan économique, deux pôles s’organisaient, le premier aux États-Unis, où sous l’égide de
l’ancien ministre britannique John Maynard Keynes
s’ébauchait un nouvel ordre monétaire : le Gold
Exchange Standard (Étalon de change-or). Le « prétendu Gold Exchange Standard » enseignais-je à mes
étudiants avant que cela ne soit supprimé du programme (un allègement à la Rocard). Pourquoi « prétendu » ?
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, la valeur des
monnaies était, en fin de compte, déterminée par référence à une marchandise particulière, un métal aux
multiples usages : l’or. Malgré leur puissance, les USA
étaient, en quelque sorte, soumis à la loi commune.
Mais les décideurs se souvinrent après guerre que la
limitation du crédit que cela engendrait était gênante,
– 150 –
même si l’économie de guerre avait partiellement
résolu les problèmes posés par la récession commencée en 1929.
Les vainqueurs imposèrent donc un nouveau système, qui faisait encore référence à l’or, mais exclusivement à travers le dollar pour une parité supposée
fixe de 35 dollars pour une once d’or117. Chaque dollar était donc supposé valoir quelques grammes d’or et
tous les États adhérents au nouveau système étaient
supposés pouvoir se faire rembourser leurs dollars en
or à tout moment. À condition qu’ils ne le fassent pas,
mais qui pourrait avoir cette audace ?118 Donc les USA
pouvaient tout à loisir émettre des dollars, mieux, on
pouvait se faire ouvrir des crédits en dollars virtuels,
ce fut la monnaie du FMI, les Droits de Tirage
Spéciaux (un DTS = un dollar).
En 1971-1973 eut lieu un tour de bonneteau – et
j’y pense à chaque fois que je vois Fort-Boyard – tout
à coup le Maître du Jeu qui disait jusque là « suivez
l’once d’or » a soulevé les trois timbales et l’or n’était
plus nulle part : « Sortez ! ». Le dollar était devenu
inconvertible. Fin du Gold Exchange Standard ! L’or était
supposé redevenir un produit industriel comme un
autre. Mais le jeu devait bien continuer, sinon plus de
Maître du Jeu : on garda donc le dollar et outreAtlantique on s’efforça de construire sur le même
modèle l’Écu, puis l’Euro.
Car le deuxième pôle était à Strasbourg, barycentre très chrétien des Communautés Économiques
117
Division de la livre équivalent à 28,35 grammes.
118
De Gaulle l’a fait !
– 151 –
Européennes dont est née l’UE. Assurer la paix sociale
n’est pas chose facile, il fallait lâcher du lest. Au lendemain de la guerre, on instaura en Grande-Bretagne
une médecine gratuite et un poids syndical très important dans les entreprises, en France la Sécurité Sociale,
le statut de la Fonction Publique et un Droit du Travail
développé, en Italie un système généralisé de conventions collectives, en Allemagne une reconstruction
appuyée sur les syndicats et le pouvoir d’achat. Mais
en 1973, les contradictions internes du système et la
lutte des classes avaient mis à mal le dispositif, en
Europe et aux USA, les salariés organisés avaient pu,
avec leurs organisations syndicales, augmenter le prix
de vente de leur force de travail, et ailleurs, la poursuite de l’économie de guerre avait trouvé ses limites
avec la résistance victorieuse du peuple vietnamien
qu’avait précédé la victoire du peuple algérien.
Le déficit américain qui permettait de rapatrier
vers les multinationales les produits de l’exploitation
du monde entier avait désormais du mal à produire
ses effets. Il fallait parfois recourir à des mesures
extrêmes, comme à Santiago, La Paz ou Buenos
Aires.119
L’économie essoufflée réclamait de nouveaux crédits. Mais les promoteurs du système mesuraient une
partie de ses inconvénients. Un des inconvénients est
que l’expansion généralisée du crédit masque uniformément toute notion de mesure de la valeur.
Prenons un exemple (je ne sais pas si vous l’avez
remarqué, mais nous abordons la deuxième heure et
L’impérialisme a en réalité fomenté davantage de coups d’État militaires pour instaurer des dictatures.
119
– 152 –
il est grand temps de varier la pédagogie, les supposés
bons mots ne suffisant plus à retenir l’attention).
Vous n’avez pas d’argent mais vous avez du crédit :
vous pouvez investir « à découvert », c’est-à-dire vendre et acheter à terme et à crédit. Ceci vaut 990 dollars aujourd’hui, j’en achète à ce cours 10000, livrables et payables à la fin du mois. Lors du terme, ma
marchandise vaut 995, je la revends à ce prix et j’empoche 50000. Si elle ne vaut que 985 je devrais réaliser l’opération de crédit pour financer et renouveler
l’opération, ce qui est ennuyeux ; mais je peux aussi
payer une petite prime si j’ai assuré l’affaire, laisser
ainsi tomber l’opération, ne pas m’endetter davantage, et espérer faire mieux la prochaine fois. Jusquelà, rien que de très classique, on procède ainsi depuis
Zola aussi bien sur les actions que sur les principales
matières premières. Mais ce système avait déjà valu au
capitalisme quelques très jolies crises boursières.
C’est d’ailleurs cela qui est pratiqué dans les
« clubs d’investissement » auxquels participent quelques collègues ou dans la gestion des portefeuilles fictifs que plus d’un inspecteur m’a encouragé à fonder
avec mes élèves. Mais je leur disais (pas aux inspecteurs !) qu’en termes de frissons, on pouvait préférer
les mots d’amour plutôt que ceux des insomnies qui
précèdent parfois le terme boursier. Ils n’avaient d’ailleurs nullement besoin de tels conseils.
Mais poursuivons notre exemple d’investissement
financier. L’affaire se complique un peu lorsque le support que vous achetez ou vendez n’est pas une action,
mais un titre dont la rémunération représente le risque particulier de l’opération. Par exemple l’action
Eurotunnel vaut aujourd’hui 30 c, je décide cependant
– 153 –
d’en acheter à échéance de deux ans, 1000000 à
1 euro, persuadé que je suis qu’elle peut alors être
cotée 30 euros, c’est un risque très important et je
recherche 1000 personnes prêtes à faire ce pari et à
perdre 1000 euros (si l’action ne vaut plus rien) ou à
en gagner près de 30000. Si je persuade une ou plusieurs banques de placer à leur tour auprès de leurs
clients des titres émis par mon groupement de 1000
actionnaires spéculatifs, j’ai créé un produit dérivé.
Revenons à la réalité. Mr Joeplumber est un habitant du Maryland et a, en 2001, acheté une maison. Il
n’en avait pas vraiment les moyens, car, sans diplôme il
est davantage bricoleur qu’artisan, mais avec un peu de
chance... et puis il faut bien se loger et puis les rouges
ont perdu, donc l’avenir du capitalisme est radieux.
Très bien. Sa banque lui fait deux prêts : l’un classique
avec un taux d’intérêt de 4,75 % qui correspond à sa
capacité de remboursement sur quinze ans, pour
150000 $, l’autre de 50000 $ sur 10 ans avec un différé
d’amortissement de deux ans, le temps pour Mrs
Joeplumber, son épouse, de trouver au moins un job à
mi-temps ; le taux de base est aussi de 4,75 %, auxquels s’ajoutent le coût du différé, les frais supplémentaires et une prime pour le banquier qui prend un risque particulier. Taux effectif : 9,5 %. Si Mrs
Joeplumber trouve un job, ça passe et son salaire y
passe aussi. Sinon ? Et bien la maison est déjà
construite, les cours de l’immobilier augmentent de
façon ininterrompue, il suffit de la saisir et comme elle
vaut 350000 $ (car les économies de la famille y ont
aussi été investies), la banque pourra en tirer de quoi
rémunérer très confortablement ses actionnaires et attirer ainsi de nouveaux clients et de nouveaux capitaux.
– 154 –
À cette étape, deux remarques :
1) Ce ne sont pas seulement ses actionnaires que la
banque doit rémunérer, car elle aussi a voulu mutualiser les risques et en a vendu une partie à un consortium de banques (Natixis ou Dexia, par exemple), qui
ont elles-mêmes mis en circulation des actions correspondant au fonds ainsi constitué.
2) Il se pose quand même un problème : pourquoi
n’avoir pas pensé plus tôt à cette poule aux œufs
d’or ?
Face à ces remarques, deux explications :
– l’une, technique (mais très politique), elle s’appelle « déréglementation », date du début des années
1980 et a consisté à transformer en actions ou produits
équivalents (« titrisation ») tout et n’importe quoi (le
dentier de votre belle-mère, s’il comporte trois dents
en or, pourrait être transformé en 1000 actions de
3 euros et on pourrait en plus, comme produit dérivé,
spéculer sur la date de sa disparition) ; on a beaucoup
insisté sur cette explication.
– l’autre, fondamentale : les capitaux sont venus
s’investir dans la spéculation immobilière parce que la
crise était déjà là et qu’il fallait trouver un refuge ou
un subterfuge. La crise est d’abord une crise économique et non pas un accident provoqué par les excès ou
les dérives de l’ultralibéralisme.
Revenons au problème de la valeur. Pour tout un
chacun, la valeur d’une chose est une de ses qualités
intrinsèques. Certaines choses incorporent de la technicité, d’autres sont marquées par la rareté, pour les
plus traditionnelles, le travail incorporé apparaît
comme une mesure évidente. Bref, les choses ont une
valeur. Et le prix ? Le prix fluctue autour de la valeur
– 155 –
du fait de l’habileté du vendeur, de l’offre et de la
demande, d’un accident provisoire du marché. Ces
considérations de bon sens n’expliquent pas grandchose mais elles rassurent.
Mais reprenons Eurotunnel : le tunnel existe et est
très fréquenté, mais la valeur de l’action peut tendre
vers zéro. Prenons la maison de Mr et Mrs
Joeplumber : elle est modeste, neuve et belle avec sa
pelouse et sa « mail box », mais s’il existe un stock d’un
million de ces maisons sans personne pour les acheter,
sa valeur peut rapidement n’être pas plus élevée que
celle d’une bouchée de pain.
Il existe donc pour les capitalistes une difficulté à
réaliser la valeur contenue dans les marchandises.
Devant l’effondrement qui se produit actuellement, les capitalistes qui veulent survivre sont bien
obligés de se poser ce type de questions désuètes. Et,
comme ils ne sont pas stupides, ils se les posent : voici,
par exemple un article de quelqu’un qui est resté dans
la même maison, même si elle a changé de statut. Il
était à la tête du secteur « Recherches et Études » de
CDC IXIS, qui appartenait alors à la Caisse des Dépôts
et Consignations, organisme public gestionnaire des
fonds des Caisses d’Épargne. À la suite d’une injonction de l’Union Européenne (Note du 30 avril 2003
adressée à Son Excellence M. Dominique Galouzeau
de Villepin, Premier ministre), ce service fut privatisé
« en application de l’art. 87 du Traité » (de
Maastricht) et fut intégré à Natixis qui devait subir les
déboires que l’on sait. Patrick Artus, auteur de l’article (et toujours en place), se montrait à l’époque pertinent. Voici une partie de sa conclusion : « En 2003,
pour la première fois, le risque de déflation et la situa-
– 156 –
tion au Japon ont été amplement analysés par les économistes, les médias et les décideurs de politique économique (...) Cela suffira-t-il à éviter la déflation ? Si
la liquidité (la base monétaire) mondiale augmente
rapidement, ce qui est le cas, on doit en trouver la
contrepartie soit dans les prix des biens, soit dans ceux
des actifs. Mais s’il y a distorsion des systèmes de
change et excès des capacités, les prix des biens, dans
les pays les plus développés, ne peuvent augmenter.
La réaction de politique monétaire a donc comme
effet de faire monter les prix des actifs (obligations,
immobilier, actions, obligations à risque, etc.), ce que
l’on observe effectivement. (...) Une économie réelle
faible pourrait donc voisiner avec une hausse forte du
prix des actifs. » (Revue Politique Etrangère N° 3/4,
2003 – Titre : Y a-t-il un risque mondial de déflation ?).
M. Artus, arrogant analyste au service du Capital,
explique en 2003 que la crise trouve son origine dans
la production des marchandises et dans l’incapacité
des capitalistes à réaliser le profit dans des conditions
« normales ». Et c’est cela qui conduit à rechercher la
spéculation.
Marx explique très bien que les crises ne sont pas
seulement des crises de consommation, mais qu’elles
naissent d’abord dans le secteur de la production : en
2003 et 2004, la consommation continuait à augmenter, portée par le crédit, mais la crise était déjà là, dans
le secteur des métaux, de l’électricité, seulement masquée par les besoins nés de la croissance chinoise.
Restaient pour spéculer le secteur des produits alimentaires, toujours à la merci d’une bonne récolte, le
pétrole, toujours soumis aux fluctuations géopolitiques, et l’immobilier, qui trouve, in fine, une partie de
– 157 –
sa valeur dans l’expression d’une rente, liée aux caractéristiques de l’espace urbain.
Mais le marché de l’immobilier s’est retourné, car
des millions de Mrs Joeplumber n’ont pas trouvé pas
de job, des centaines de milliers de leurs maris ont
perdu leur boulot dans l’automobile ou l’informatique, du fait des délocalisations et in fine, ma propre
belle-mère, retraitée de 88 ans avec 1000 euros de
revenu mensuel, aura perdu quelques milliers d’euros
avec les produits que lui avait conseillés le si gentil
monsieur de la Caisse d’Épargne, parce que son
livret A. était presque plein. J’ai bien peur que cela ne
se ressente sur les cadeaux de Noël.
D’un autre côté, on se suicide toujours davantage
dans les prisons de Mme Dati que depuis les étages de
direction des sièges des grandes banques. Les plus avisés des capitalistes ont même vu arriver d’assez loin
« L’Armée des douze singes » et on retrouvé des zones
de profitabilité dans la green economy qu’ils ont fini par
imposer. Moi qui suis vieux, j’ai connu le World Wild
Fund (le WWF au gentil panda) du temps où il s’accommodait fort bien de l’apartheid en Afrique du Sud,
et, quand je suis d’excellente humeur (ce qui est assez
rare), je m’amuse de le voir siéger en Chambre du
Conseil de la Nouvelle Gouvernance, sollicité à chaque occasion par les employés de Bouygues sur TF1
ou ceux d’Antenne 2 dont le futur PDG, Nicolas
Sarkozy, est ami du premier. Et si je n’ai pas le temps
de me pencher sur les origines de Greenpeace, je me
souviens que la campagne d’Al Gore et John Kerry
était financée par la fortune de Teresa Heinz, épouse
du second, qu’elle avait rencontré au Sommet de la
Terre de 1992, qui se tenait au Brésil, où elle avait été
– 158 –
envoyée par... George Herbert Walker Bush, le père de
l’autre. C’est à partir du sommet de Rio que Greenpeace sera intégrée au dispositif de l’ONU et participera ensuite aux commissions du sommet de
Johannesburg ...
Bref, Mme Heinz a raison : rien ne remplace le
diamant !120 C’est le modèle même du développement
durable ! Aucun rejet de C02 ! Mais pour le populo,
au moins l’occidental, il faut changer les mentalités.
Une partie du voile se lève aujourd’hui, la bataille
« écologique » a aussi été lancée par ceux qui, voyant
se profiler l’épuisement des capacités de consommation des ménages, ont intégré les contraintes environnementales... aux objectifs de profitabilité. L’économie
verte est d’abord un moyen de lutter contre la baisse
tendancielle du taux de profit : il faut une prise de
conscience planétaire, puisqu’il s’agit de sauver la planète ou du moins les gentils pandas capitalistes ! On
peut voir grand ou petit, la Toyota Prius est certes un
coup de génie, mais faire adopter par l’UE une mesure
qui force à changer d’ici 2012 toutes les lampes, toutes les douilles de tous les luminaires n’est pas mal non
plus ! Et tout cela pour les remplacer par des lampes à
mercure, dangereuses et qui exigent donc d’alimenter
l’industrie du recyclage. Le recyclage, c’est excellent
contre les crises cycliques et permet d’augmenter les
prélèvements fiscaux supposés le financer. Dans une
page intitulée : « Le Medef se convertit à l’économie
verte », le quotidien économique La Tribune du
15 novembre 2008 faisait parler le président du fonds
de capital-risque, Emertec Gestion, Bernard Maître, à
120
Et surtout les profits de son extraction en Afrique du Sud !
– 159 –
propos de la croissance verte « Il ne s’agit pas d’un
phénomène sectoriel. C’est un mouvement qui va
subvertir l’ensemble de l’offre industrielle et de services du pays, comme l’ont fait les TIC il y a quinze ans,
car il répond à la même aspiration vitale. Il faut que
cela change radicalement et vite. Et cela crée des
opportunités dans absolument tous les secteurs. ».
Plus loin, un sous-titre claironne : « Selon le PDG de
Poweo il n’y a pas de « crédit crunch » pour les énergies renouvelables ». Le PDG de Poweo, Charles
Beigbeder (le frère de l’autre) produit et distribue de
l’électricité, grâce à l’ouverture à la concurrence du
marché, imposée par l’Union Européenne.
Le deuxième axe est le « plan de relance ». J’ai lu
récemment sur un site patronal « après la crise, il faudra augmenter les salaires », ce qui veut dire que,
pour l’instant, ils doivent continuer à baisser.
« Demain on rase gratis » reste affiché chez tous les
bons barbiers. Pour l’instant, les salaires doivent baisser car les entreprises affectées par la raréfaction du
crédit bancaire et par le manque de débouchés vont
continuer à licencier et l’armée de réserve des chômeurs va enfler. D’ailleurs les fonds versés pour cette
prétendue relance servent d’abord à restructurer, donc
à licencier. Ceux qui vivaient déjà des poubelles du
système (Sœur Emmanuelle, priez pour nous !) ont
déjà commencé à mourir. Au Kivu, au Zimbabwe, on
les y aide un peu. Les autres ? Cela dépendra essentiellement de la capacité des travailleurs et des peuples
à ôter les leviers de commande aux banquiers, aux
spéculateurs, à leurs flics et à leurs généraux.
Dans le cas contraire, la relance la plus plausible,
c’est la guerre contre l’Iran. Nucléaire ou pas ? Je pen-
– 160 –
cherais pour nucléaire, car de la Bolivie au Vénézuela,
les peuples résistent et même aux USA, la résistance
populaire pointe son nez. Le degré de terreur à inspirer rend « rationnelle » l’hypothèse de la vitrification
de millions d’enfants d’un des pays dont la civilisation
a fait les siècles et construit l’humanité.
Précisément, il est l’heure pour les fils et les pères,
pour les filles et les mères, de s’emparer des armes de
la critique. C’est pourquoi la bataille qui continue
pour sauver l’École de la destruction est si vive.
Mais quand une conférence sur Spinoza fait salle
comble à Saumur un vendredi soir, quand les instituteurs et les professeurs réalisent leur unité et cherchent à l’imposer, quand la jeunesse étudiante cherche avec inquiétude et détermination à se forger un
avenir, ce n’est pas l’heure de désespérer.121
121 Le déroulement de la journée de grève interprofessionnelle du 29 janvier 2009 n’infirme pas mon propos.
– 161 –
En temps de guerre
La France est pâle comme un lys,
Le front ceint de grises verveines.
Pierre Dupont*
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les collèges,
les parcours individualisés, itinéraires de découverte,
aide personnalisée, protection civile, B2I, projet d'établissement, AG convoquées par le principal, préparation à la remédiation, Unités Pédagogiques d'Intégration, plans ambition-réussite, Zones d'Éducation
Prioritaire, plan contre la violence, éducation à la
citoyenneté, établissements sensibles, liste intersyndicale au CA, formation au tri sélectif (enfin 2e niveau,
ça commence en primaire), réunion de crise avec l'inspecteur Vie Scolaire, élection des délégués-parents,
Conseil Général junior, Prozac, dispositifs anti-intrusion, médecine de prévention, disparition des surveillants, refus du procureur, inspectrice AIS, dispositif de
* Pierre Dupont, chansonnier et révolutionnaire de 1848, fut un des poètes préférés de Charles Baudelaire qui préfaça ses œuvres.
Lisez donc si ce n’est fait « Les fils de la nuit » par Antoine Gimenez et
les Giménologues (Édité par l’Insomniaque et les Giménologues).
122
– 163 –
signalement, vacataires, benzodiazépine, TZR, services
partagés, compléments de service...
J’ai peu parlé de l’Université où j’ai un peu traîné
mes guêtres, mais ça viendra peut-être, j’ai des pistes.
J’aurais envie de parler davantage de l’école primaire,
d’autres peuvent le faire mieux que moi.
Je suis inquiet, oui et davantage qu’au moment où
j’ai commencé à rédiger, voici presque trois ans.
Je n’ai pas peur, je ressens l’urgence. Il faut ouvrir
le recrutement, la classe ouvrière doit préserver ses
organisations indépendantes pour mobiliser les étudiants salariés, les stagiaires, les jeunes professeurs et
les emplois précaires. Et les armer puisque c’est la
guerre. Déjà la demande est forte dans les stages de
formation syndicale pour retrouver par cette voie ce
qui a été perdu par ailleurs. Mais il faut sans doute
aussi éditer, se doter des structures adéquates, dessiner
des plans, faire des raids même chez les mercenaires
du camp d’en face, où nombre de savants, par exemple, sont prêts se battre pour l’universalité. Pour recruter, il faut de l’enthousiasme, de l’organisation et du
rock’n roll. Je suis un vieux sous-off assez rock’n roll
et qui sait très bien que, si aucune guerre n’est fraîche
ni joyeuse, on a parfois sur le front de belles soirées,
surtout quand on loge chez l’habitant. b
Un dernier mot. J'ai confiance. Je suis heureux
d’avoir pu contribuer à former, dans mon métier ou
comme syndicaliste, autre chose que des motherfuckers.
En contribuant à nourrir (discrètement, c'est le complot !), le piquet de grève des lycéens de 2006, je me
trouvais comme des millions de salariés, complètement en accord avec le contenu politique de ce mou-
– 164 –
vement. C'était le même que celui des étudiants de
Tien An Men, que celui des mineurs boliviens ou des
femmes palestiniennes.
Et il est certaines choses qui n’attendent pas :
« Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons, Buvons Buvons
À l'indépendance du monde ! »123
123
Pierre Dupont « Le Chant des Ouvriers » (1846).
– 165 –
Remerciements
Ma reconnaissance à C. Nowak et H. Duarte pour leurs
relectures souriantes et avisées et des remerciements tout particuliers à mon fils François qui m’a fait goûter un plaisir nouveau : celui que l’on trouve, au début de l’automne, à pratiquer l’inversion symbolique des places et à suivre des conseils
aiguisés et affectueux.
Et un grand merci (et un bisou) à Camille Desnoyer dont
le logo des Éditions de la Maraîchère marquera les générations.
Et pour cette deuxième édition, grand merci à G. Douspis
et J.-Y. Grousset, qui sont, ma foi, bien patients.
Photographie de couverture
Danièle Zelic
– 167 –
Imprimé par
SARL IDENTIC
35514 CESSON-SEVIGNÉ
Mai 2009
– 168 –