AUTRE CHOSE QUE DES MOTHERFUCKERS
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AUTRE CHOSE QUE DES MOTHERFUCKERS
AUTRE CHOSE QUE DES MOTHERFUCKERS –1– –2– La France est pâle comme un lys, Le front ceint de grises verveines. –3– –4– À Lucie, Tony, Sarah, Malika, Claire, Mokhtar, étudiants, enseignants et syndicalistes, les derniers en date ; À Elisabeth, Henrique, Isabelle, Sandrine, Ludo, Thierry, Philippe, Fred pour qu’ils continuent ; À Zohra, Mireille, Jean-François, Patrick, Fabienne, Francine, Manu parce qu’on continue ; À Manon et Vitriol mes muses ; À Claire, du Chestershire. –5– –6– La guerre et l’ univers Poitrine ! Combats l’avalanche du désespoir. Fouille à tâtons dans le bonheur futur. Là, Si vous voulez, De mon œil droit Je tire tout un bosquet en fleurs Pensées, multipliez de bizarres oiseaux ! Tête ! Renverse toi d’enthousiasme et d’orgueil. Mon cerveau, Bâtisseur joyeux et avisé, Édifie des villes ! Vers ceux Qui serrent encore Les dents de fureur, Je viens dans l’aurore de mes yeux étincelants. Terre ! Lève-toi, En mille Lazare Que parent des lueurs de chasubles. Vladimir Maiakovski La guerre et l’univers - 1916 1 –7– –8– Introduction à la première édition Tout devait se passer pour le mieux : on avait commencé à m’oublier, je pouvais m’en aller, songer aux rêves du cœur, et expérimenter sur moi-même le principe d’entropie. Sans enthousiasme excessif. Et puis la guerre m’a rattrapé. Ou plutôt le front s’est déplacé et je me suis de nouveau trouvé au milieu du mouvement des troupes. Hier, j’ai eu le compte-rendu d’une réunion CM2-6e : des instituteurs ont dit qu’avec les deux demi-journées de sport qui impliquent des déplacements pour l’initiation au golf et la piscine, ils ne pouvaient guère consacrer au français plus de trois heures par semaine, les professeurs du collège ont répondu qu’eux-mêmes avaient scrupule à envoyer au lycée des élèves qui ne savaient pas rédiger. La semaine passée je me suis réuni avec des assistants d’éducation qui, pour 600 € par mois, font le travail d’un éducateur et d’un instituteur spécialisé ; j’ai aussi déjeuné avec une vacataire, titulaire d’une licence de lettres et d’une maîtrise de « Français Langue Étrangère » (FLE), qui m’a quitté pour se rendre au Secours catholique chercher des vêtements chauds. Les vêtements chauds, le vin du soldat et les dérivés ou substituts du chanvre font toujours partie de la logistique des armées. Pendant ce temps, dans les quartiers collabos, on envoie toujours le petit cinquième demander aux profs combien ils gagnent, pour qu’on puisse se moquer d’eux à la maison (la maison –9– est contemporaine, donne sur l’Étang Saint-Nicolas, en l’occurrence, et a son entrée directe sur le parc de La Haye, on y croise le président du Conseil général, responsable des collèges et candidat à la mairie). Bref, c’est le quotidien de la guerre. En cet automne, Dominique Strauss-Kahn est devenu chef d’État-Major et Xavier Darcos, agrégé et ministre de l’Éducation Nationale a demandé que l’on supprime encore deux heures d’enseignement aux élèves du primaire… Il est sept heures, ce matin : dans quelques instants je vais retrouver mes étudiants sans avoir le droit de leur expliquer que, quand Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, à la tête de ses troupes, s’attaque à la fois au contrat de travail et à la loi de 1884 sur les syndicats, elle ne fait pas de quartier, même chez les siens... Il ne faut donc attendre aucune indulgence. Bref, je ne peux pas rendre mon paquetage et je vais participer, de ma place, à la résistance à cette barbarie qui avance, barbarie dont Pascal Lamy2 et Nicolas Sarkozy3 sont les petits caporaux. Pour préserver le droit de rêver. Angers le 25 décembre 2007 2 Pascal Lamy, responsable socialiste, est directeur de l’Organisation Mondiale du Commerce (http://www.wto.org) 3 Ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Chirac. – 10 – Introduction à la deuxième édition Il peut paraître surprenant de mettre en circulation une deuxième édition alors que la première n’est pas totalement épuisée. Je n’en disconviens pas. Quelques mots d’explication, donc. D’abord, on me la réclamait (non, non, on ne me harcelait pas !). Pour la première édition, j’avais fait au plus rapide, car je voulais que sa sortie précède mon départ en retraite, d’où la pagination réduite et les problèmes de lisibilité y afférents. Deux d’entre-vous, plus professionnels que moi en matière d’édition, m’ont proposé leur aide pour publier un volume plus proche des normes habituelles de l’édition, je les remercie et je confirme à celui que je n’ai – pour cette fois – pas mis à contribution, qu’il ne perd rien pour attendre : les « Éditions de la Maraîchère » ont des projets ! Ensuite, un dialogue s’est noué avec certains lecteurs, que je remercie ici très vivement. J’ai en tête les observations d’une muse 4, les questions de deux étudiantes de prépa, les reproches d’un ami, les remarques d’un lecteur suisse, le long courrier d’un adversaire politique respecté, les commandes assorties de commentaires de camarades syndicalistes, de 4 Les muses savent repousser les attaques du temps et inventer des sigles comme ACQDM, très utiles pour les SMS. – 11 – chefs d’établissements qui recommandaient le livre à leurs collègues, de cadres du rectorat, de parents d’élèves et, plus récemment, la mise en cause d’une collègue que j’avais blessée, ce que je regrette. J’ai donc voulu tenir compte de ces observations, argumenter, réitérer ou nuancer... et cette édition m’en donne l’occasion. Enfin, les batailles décisives sont devant nous, très proches désormais : il y a eu accélération depuis avril 2008, j’ai ajouté des développements à ce sujet, avec quelques cartouches pour vos chargeurs. Et puisque nous sommes sur le front, de grâce, emportez-y de la poésie : à l’heure de la relève, lisez Maiakovski, bien sûr, mais aussi Rimbaud pour ne pas voir « l’épouvante bleuâtre des gazons après le soleil mort. » Merci à vous ! Le 9 février 2009 Le blog http://autrechosequedesmotherfuckers.net attend toujours vos visites – 12 – Mes élèves Mes élèves m’ont souvent pris pour un fou, surtout avant que je ne consulte et que, chemin faisant, je ne vieillisse ; je n’ai pas l’impression que le passage de « fou » à « vieux fou » ait vraiment amélioré ma position. Mais, qu’ils soient remerciés ! C’est largement grâce à eux que je ne me suis pas racorni trop vite, en recevant chaque année une nouvelle fournée, toujours pimpante et fraîche. Depuis quelques années j'ai des étudiants “post bac” et plus seulement des élèves ; chez eux la fraîcheur de la jeunesse le dispute à l'angoisse ; les addictions et la souffrance se répandent. Les élèves… Ceux que je regrette le plus s’appelaient Première G d’adaptation. Les “adapt” étaient issus des lycées professionnels où, comme souvent, ils avaient été orientés par l’échec. Leurs professeurs (les PLP : professeurs de lycée professionnel) leur avaient proposé de reprendre des études plus longues (au moins jusqu’au bac). J’ai accompagné quelques-uns d’entre eux jusqu’au BTS et c’est encore avec ces élèves que j’ai – parfois – gardé des relations, au gré des adresses de courriel données ou perdues. L’École est bien un lieu de reproduction sociale, mais la classe dominante peut remercier ceux qui, sous prétexte que – 13 – l’école reproduisait les inégalités sociales (la belle affaire !), ont contribué à réduire la mobilité verticale offerte aux fils des salariés, à saboter l’ascenseur qui fonctionnait vaille que vaille. En clair, Bourdieu et Passeron, les althussériens et les Cahiers pédagogiques ont accompagné les destructions pratiques. De Christian Fouchet5 à René Haby6 et Alain Savary7, de Claude Allègre8 à François Fillon9, en passant par Lionel Jospin10, René Monory11, Jean-Pierre Chevènement12 et Jack Lang13, les “réformes” ont patiemment défait l'édifice républicain construit par la bourgeoisie sous la pression de la classe adverse. Je suis un lecteur assez régulier du blog de Philippe Meirieu, emblématique de cette période14. J’ai participé un jour à une table ronde avec un sociologue bordelais de la bande à Meirieu (ce brave homme dont le 5 Ministre (gaulliste) de l’Éducation Nationale de 1962 à 1967. 6 Ministre (giscardien) de l’Éducation Nationale de 1974 à 1978. 7 Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1981 à 1984. Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1997 à 2000 il est resté célèbre par sa volonté affichée de « dégraisser le Mammouth », c’est-àdire de générer des gains de productivité en supprimant des postes, mais a tout de même réussi, avant sa démission provoquée à engager le processus de privatisation de la recherche publique. 8 9 Ministre (gaulliste) de l’Éducation Nationale de 2004 à 2005. 10 Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1988 à 1992. 11 Ministre (démocrate-chrétien) de l’Éducation Nationale de 1986 à 1988. 12 Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1984 à 1986. 13 Ministre (socialiste) de l’Éducation Nationale de 1992 à 1993 et de 2000 à 2002. 14 Philippe Meirieu, homme public issu du christianisme social, a été sol- – 14 – nom m'échappe15 devait, quelques mois plus tard être nommé directeur de quelque chose par le ministre Allègre). Mon intervention devant le public ne lui avait pas plu. Lors du déjeuner, les organisateurs avaient essayé de répartir de façon équilibrée les participants, souvent élus locaux ou responsables associatifs, mais ce garçon, professeur de sociologie à Bordeaux, s’en est pris avec une telle vigueur à l’École publique, puis aux organisations qui la défendaient, qu’il a incommodé tout le monde et s’est mis à dos maires, conseillers généraux et responsables syndicaux, souvent membres comme lui du Parti socialiste. Énervé par mon propos, il avait ce jour-là énoncé en termes trop limpides son mépris pour l’École de la République, que la majorité des convives considéraient comme un acquis dont ils avaient eux-mêmes profité. Les élèves de « Première G d’adaptation » licité par Lionel Jospin pour la mise en place des IUFM puis de la réforme des programmes scolaires ; son objectif, conforme à la théologie catholique qui combat l’individualisme au nom de la « personne », image de la divinité, est assez bien marqué dans cet extrait d’une de ses conférences prononcées en 2003 : « la personnalisation prend progressivement la place de l’individualisation », ce qui se traduit dans une autre conférence par la formule suivante : « Le discours pédagogique se constitue comme discours de la sollicitude et s’impose par l’ardeur du dévouement qu’il permet de mettre en œuvre ». Dans cet apostolat, il associe Don Bosco, fondateur des frères Assomptionnistes,… mais aussi Sébastien Faure et Francisco Ferrer ce qui doit faire se retourner les deux derniers dans leur tombe. Et il poursuit : « Pour le pédagogue, tel que je le définis ici, « éduquer », renvoie à une foi ou, plus encore, constitue une réponse à un appel auquel lui, personnellement, ne peut se dérober ». Le terme de gourou de la pédagogie n’est donc nullement abusif. (Conférence prononcée à Locarno en 1993). 26 Le lycée public Henri IV, situé près du Panthéon à Paris, est un des plus prestigieux de France. – 15 – étaient la preuve vivante que, comme toutes les énormes machines, l’École se trompait (les cancres de génie sont vieux comme l’enseignement), mais était capable de corriger quelques-unes de ses erreurs. En nous expédiant leurs meilleurs élèves, les PLP faisaient de la « remédiation »16 avant que le mot ne devienne à la mode. La dotation horaire globalisée (DHG)17 née dans les fourgons gestionnaires de la Direction Participative par Objectifs (DPO) promue par la Harvard Business Review a eu raison des ambitions des classes d’adaptation : on a supprimé les moyens spécifiques et les effectifs réduits qui leur étaient nécessaires. Et ceci par ceux là même qui ont inventé la notion “d’échec scolaire”, sans doute parce qu’il fallait prouver l’échec de l’École. Les inventeurs de l’expression jouent à la fois sur le “sentiment d’échec” ressenti par un élève en difficulté et sur le pourcentage des élèves sortis de l’école sans diplôme. C’est une expression forgée par des adversaires de l’École. 15 Je l’ai retrouvé, mais bof… oui c’est François Dubet. 16 La « remédiation » est un terme clé de la pédagogie des IUFM, elle fonctionne selon le même principe que les médecins de Molière ; quant on constate un problème d’apprentissage ou d’assimilation, on se réunit, on discute et, à la fin de la controverse, on trouve le remède : « clysterium donare, postea seignare, ensuita purgare ! ». À cette époque au LP c’était plutôt une discussion informelle, avec café pour les filles et muscadet pour les garçons (si !), et le remède consistait surtout à jouer sur l’ambition légitime de l’élève pour le faire travailler davantage en le prenant à part, ce que permettait la taille du groupe. On vous délègue un budget d’heures, à vous de le rentabiliser : le grec, le latin, l’italien et l’allemand en ont été les premières victimes, mais aussi les classes d’adaptation (j’ai eu, lors de l’installation des classes d’adaptation, des groupes de douze qu’il m’est arrivé de dédoubler, tout ça pour des filles et fils de prolos !) 17 – 16 – Va pour « vieux fou » donc. À vrai dire, en vieillissant, je maîtrisais peut-être un peu mieux mes provocations (ouais ! Bon, faut voir A). J’avoue que je regrette d’avoir perdu le contact avec pas mal d’élèves ; elles et ils ont aujourd’hui entre 19 et 55 ans. Ainsi Thérèse, fonctionnaire du Trésor, recroisée voici quelques années, Marie-Claire que j’avais embauchée ensuite pour préparer un congrès ou plus récemment Julien, le batteur métalleux et ses mots d’excuse détonants à propos de son élevage de rats (« perte d’un être cher », sa rate était décédée d’une « suite de couches »). Je ne sais pas si la notion de « baisse de niveau » est pertinente, mais je crois qu’un malentendu général a longtemps masqué une entreprise de démolition. L’École actuelle a été sabotée dès sa création et plus précisément autour des années 60 du siècle dernier, lorsque le Capital s’est aperçu qu’au rythme imprimé par les conquêtes sociales d’aprèsguerre – et l’allongement de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans en fut un effet différé – les coûts directs et indirects de l’instruction allaient bientôt devenir insupportables. Les premiers pas s’appellent « Réforme Fouchet »18, puis réforme Haby19. Entre 1954 et 1975, la majorité des fils de paysans deviennent des prolétaires, contrairement à une idée reçue, la qualifi18 La réforme Fouchet (1963), tente d’organiser la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans (adoptée en 1959, mais qui ne sera effective qu’en 1967), en organisant une sélection en fin de classe de 5e. Loi Haby du 11 juillet 1975 – ARTICLE 4 : « Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en vue de donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. » 19 – 17 – cation moyenne n’augmente pas : d’après les chiffres de l’INSEE les ouvriers qualifiés et les contremaîtres progressent de 12,3 % pendant cette période et les O.S. et manœuvres de 55 %20. La pression qu’exerce ce « capital vivant » pour offrir un avenir à ses enfants effraie la bourgeoisie : il veut de l’Instruction, on va lui donner de l’Éducation ! La loi Haby énonce clairement : il s’agit désormais de « donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps ». Le cycle 4e-3e est alors conçu comme un cycle terminal, la technologie s’introduit massivement et l’objectif économique de l’École est clairement posé, le collège ne sera pas un morceau de lycée mais une gare de triage. Le CM2 se poursuit en 6e et en 5e et la suppression du Certificat d’Études Primaires comme élément de référence est le corollaire de ces réformes. Le CEP sanctionnait depuis 1882 un cycle de sept ans d’études, auquel la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans par Jean Zay (1936) a donné tout son sens, même Antoine Prost un des pourfendeurs de l’école de Jules Ferry en convient « Ses épreuves indiquaient sans ambiguïté où était le noyau dur de l’école élémentaire »21 ; il fut définitivement supprimé en 1989. Et le noyau dur s’est noyé dans les réformes successives ; il n’est jamais réapparu. De ce fait mes étudiants ont parfois du mal à savoir pourquoi ils sont là et leur question récurrente « à quoi ça sert, tout ça ? », est parfaitement légitime dès D’après les chiffres agrégés par Michel Éliard « L’École en Miettes » (Éditions PIE- 1984) 20 21 Le Monde de l’Éducation - avril 2004 – 18 – lors que l’on ne sait pas bien si l’École doit d’abord fournir des connaissances ou une « insertion ». En quarante ans, le patronat s’est débarrassé sur l’École et l’Université du coût représenté par l’adaptation à l’emploi, lui faisant quitter le terrain de la transmission des connaissances. On apprend dès le collège à rédiger des CV, on commence les stages en quatrième ou troisième22 – ou même avant dans certaines sections – et à l’autre bout de la chaîne, les diplômes et filières universitaires ont été adaptés dans l’objectif de livrer des salariés « clé en main ». Cela ne crée pas un seul emploi et ne facilite donc aucunement le recrutement mais, du principal de collège au président d’Université, les chefs d’établissement formatés sont aujourd’hui persuadés que leur mission est d’adapter les élèves au monde du travail, ce qui est tout simplement une tromperie. À supposer que tout le dispositif de stages et d’insertion disparaisse, le patronat devrait bien recruter le personnel dont il a besoin, en supportant le coût de l’adaptation à l’emploi. Prenons deux exemples : le secteur agricole, où la loi Rocard (1984) a donné la haute main sur tout l’enseignement et la formation professionnelle à l’Église catholique à travers le réseau des Maisons Familiales et des Instituts ruraux : ce secteur est celui qui a perdu le plus d’emplois et où les salaires sont parmi les plus bas. Il n’y a là aucun lien de causalité, simplement tout a été prévu pour accompagner l’exode rural et la disparition des J’ai eu à connaître, en cet automne 2007 du « stage d’observation » effectué par une fournée de sept collégiens (d’un coup, oui) chez un discounteur textile et qui on passé leurs journées dans l’arrière-boutique à poser des anti-vols électroniques, assis sur le sol. 22 – 19 – paysans. L’affaire se reproduit aujourd’hui avec l’industrie, car la désindustrialisation s’accompagne du démantèlement de l’AFPA (Association de Formation Professionnelle des Adultes), cette association mise en place avec le concours du patronat pour faciliter la mobilité de l’emploi n’est plus nécessaire à l’heure où le MEDEF a tout simplement tiré un trait sur l’industrie française. Reste la question du bâtiment : là au moins le marché continue à se développer et le manque de main d’œuvre qualifiée est une réalité ; pourtant à l’étonnement d’un grand nombre d’artisans, la liquidation des CFA (Centre de Formation d’Apprentis) du bâtiment est en cours, pourquoi ? La réponse se trouve sur les chantiers Bouygues du Qatar ou de Dubaï où la main d’œuvre asiatique surexploitée est abondante, elle se trouve aussi à Bruxelles ou dans votre quartier s’il est populaire. À Bruxelles, parce que c’est là qu’on met en application la déréglementation européenne du marché du travail, dans votre quartier populaire parce qu’il est désormais fréquent d’y entendre parler roumain, bulgare ou slovaque, lors du départ le matin vers les chantiers. Que les artisans n’y trouvent pas leur compte : la belle affaire !23 Entendons-nous bien ! Les missions de l’École ont toujours été le produit d’un rapport de forIl ne s’agit pas d’avoir « peur du plombier polonais » et le processus est inachevé, voici cependant une anecdote qui montre le caractère facétieux des employeurs. Dans un département où les cultures fruitières sont importantes, il est fréquent qu’au moment de la récolte on embauche des équipes d’ouvriers saisonniers. En l’état actuel de la législation, le minimum de rémunération est le SMIC. Ce qui n’interdit pas de payer au rendement. Mais le SMIC étant horaire, la vérification du respect effectif des dispositions légales protectrices des salariés suppose la connaissance des 23 – 20 – ces entre des intérêts opposés : de Gaspard Monge à Guizot, de Falloux à Jules Ferry, la bourgeoisie a pu, avec beaucoup de prudence favoriser l’accès du peuple à la science, car il en allait du développement des forces productives. Il en va tout autrement dans l’économie parasitaire d’aujourd’hui. Cela a des conséquences qui étonnent parfois les employeurs euxmêmes. Ainsi un « Lavisse »24 des années 1950 est à peu près inaccessible à un collégien de troisième, alors que son grand-père l’étudiait à treize ans ; mais le collégien a fait de la techno, a déjà lu un bilan et démonté un ordinateur. Ce salmigondis est d’ailleurs une des spécificités des sections où j’ai sévi. Mais cela est transposable : il suffit de voir le niveau de la production littéraire de certains cadres qui doivent rédiger des rapports ou, malheureusement, certaines prestations de candidats au CAPES25. Il m’est arrivé de passer devant le lycée Henri IV26 à la fin des devoirs du samedi matin, c’est un autre monde. On y trouve des lycéens très chics et des lycéennes très élégantes qui attendent patiemment leurs camarades pour comparer les solutions ou les plans adoptés et discuter des mérites et des difficultés horaires réels de travail. Et si l’on refuse de les communiquer et de laisser officier les inspecteurs des lois sociales ? Bah ! On risque un PV d’infraction qui donnera, ou non, lieu à des poursuites. 24 Ernest Lavisse 1842-1922, fut historien et académicien, mais surtout l’auteur des plus célèbres manuels d’histoire de la IIIe République. Ses manuels lui survécurent jusque dans les années 50. Le Certificat d’Aptitude à l’Enseignement du Second Degré est le principal concours de recrutement des professeurs des lycées et des collèges. 25 26 Le lycée public Henri IV, situé près du Panthéon à Paris, est un des plus prestigieux de France. – 21 – des sujets. Le vendredi, dans mon lycée de province, c’est le jour où il ne faut pas mettre trop de devoirs le matin, à cause des soirées étudiantes du jeudi et où – l’après-midi – la fièvre du départ monte vers 16 heures au milieu des gros sacs de sport chargés de linge sale que l’on ramène chez maman. Sans parler de la menace de boycott des cours du lundi matin parce que l’on revient de week-end. Encore s’agit-il là d’étudiants gentils, sérieux et sélectionnés sur dossier, qui ont le souci de préparer leur diplôme, mais refusent désormais d’approfondir (à quoi bon ?) malgré la curiosité naturelle qui persiste fort heureusement. Issue d’un lycée coté de province, Claire, 17 ans, fille d’enseignants, mention TB au bac, 18 de moyenne en français, dresse sur son blog le constat suivant : « On les a foutus à l'école primaire, où ils n'ont pas appris à lire, on les a amenés au collège, où, à l'époque délicate de la vie où l'on se construit, ils ont été ramenés d'individus à moutons, perdus dans le troupeau du consumérisme, dans leurs uniformes de rappeurs ou de skateurs. Le groupe, passe encore, mais la foule, non, la foule c'est pas une somme d'individus, c'est leur négation pure et simple. Entre 11 et 15 ans, l'adolescent français moyen est plus influencé par TF1 et Skyblog que par son prof d'histoire ou sa chère, anxieuse et fragile vieille maman. Et après ? Eh ben, comme il faut donner une chance à tous dans l'idéal républicain, Kevin et Pamela vont au lycée général. Ils savent pas comment s'écrit lycée d'ailleurs mais c'est pas grave, TOUT plutôt que d'aller en apprentissage, hein ? Faut ramener le bac à la maison. Alors hop là, direction la seconde, on les laisse passer. Puis de la seconde à la première, soit L (pour les branleurs fumeurs de joint ou les futurs esthéticiennes qui aiment le – 22 – rose et les bébés et pensent que Freud veut dire ami en allemand) soit S (pour tout le Monde) soit ES (parce que c'est bien connu, ils sont des traders nés). Pour certains ça se passe dans la douleur, avec redoublements et réorientations (mais bien trop rarement). Au final, le vaillant peloton arrive en Terminale et passe son bac. Et comme le système ne peut pas supporte plus de 30 % de redoublants (véridique), on se lance dans des péréquations complexes pour donner la moyenne au type qui pense que Victor Hugo est né à l'âge de 2 ans. Et il sort avec son diplôme. Et après ? Fac de socio, de philo, de psycho. Bien sûr tout le monde n'est pas psy, ni philosophe en sortant, alors c'est chômage. Et si c'est pas chômedu, c'est maçon. Genre le truc que Kevin aurait pu faire dès 16 ans, mais il en a 26 maintenant. [en relisant je me rends compte qu'en fait, ce que je veux dire, c'est qu'il y a pas de problème Kevin si tu voulais faire maçon ou alors commercial, les Allemands l'ont compris] Genre après, ya des pélos qui sont profs de philo et ministres et qui débarquent et disent "Hé la Grosse Réforme tu sais quoi on va supprimer les TPE !". Et ben là, LOL ! Merci vous en avez dans le pantalon, Ferry, Fillon, vous allez sauver notre génération. Les TPE. Who cares ? Enfin on peut les comprendre, dès qu'ils ouvrent la bouche des milliers de profs leur tombent dessus – et d'élèves aussi, parce que l'élève de notre temps est forcément dans l'opposition vu que le gouvernement est de droite et que le jeune est de gauche – pour qu'ils retirent ce qu'ils avaient peut-être l'intention de dire (c'est-à-dire des stupidités, mais on ne sait jamais). Et moi, fringante jeunesse de gauche, je viens d'une famille où c'est l'école qui a sauvé de la mine. Mais là fran- – 23 – chement, il faut faire des efforts pour y croire. En fait, je n'y crois plus du tout. Et personne n'y touche, et ça ne change pas. » Claire a (outre l’âge), un point commun avec mes étudiants : elle n’y croit plus du tout (c’est peut-être pour ça que Ricard est un des principaux dealers de l’enseignement supérieur). Mais elle analyse bien le gâchis, spas, alors on cause. Pour Claire, comme pour Kevin et Pamela, les conditions d’existence déterminent la conscience et depuis son bac, ses conditions d’existence s’appellent Assouline ou Strauss Kahn qui viennent à pied faire des ménages à Scipo27 ... Mais rien n’est joué ! Claire est époustouflante, même si elle semble avoir des difficultés avec Jessica et Abdellatif. Moi j’ai eu la chance d’aller chez eux, car Jessica est la fiancée d’Abdellatif et je préfère cette compagnie à celle d’Anne Sinclair (et je ne parle même pas de son mari). Merci encore, mes élèves ; vous m’avez permis de ne pas écouter Radio-Nostalgie, je regrette pourtant que vous ayez fait de l’Éducation Physique plutôt que du sport, de la techno ou de la «communication» plutôt que de l’initiation à Mozart ou au plain-chant. Mais merci aussi à vous qui avez confirmé, en ce printemps 2006 que les filles et les fils étaient capables de prendre le relais des pères harassés et trompés. Désormais une autre nostalgie me mord la nuque et pour lui échapper, je devrai chercher ailleurs du sang frais. Par bonheur, j’ai des pistes28. 27 Pour Strauss-Kahn c’est fini depuis la rentrée, il a décroché un « emploi senior ». 28 Dans les Carpates ? Peut-être. – 24 – Alcoolisme et explosions Il faudrait sans doute reprendre, les discours des militants ouvriers du XIXe siècle, quand ils dénonçaient le rôle du patronat dans l’expansion de l’alcoolisme ouvrier. D’un autre côté, lorsqu’on voulait, en 1898, apporter un peu d’argent à la Bourse du Travail... on organisait un punch. Quoi qu’il en soit, la progression de l’alcoolisation massive dans la jeunesse pose effectivement un problème : le pastis, la bière et la vodka ont pris de vitesse la cocaïne parce qu’ils disposent d’un meilleur marketing. Quant aux savonnettes de shit on les présente aujourd’hui comme un produit quasi-culturel, distribué par des arabes quand ils n’ont pas pu ouvrir d’épicerie, ou par des fils de famille à qui on a restreint l’argent de poche ; le produit dont tout type branché doit mollement nier la consommation. Une telle dénégation fait d’ailleurs ricaner une classe de première, quand elle émane d’un jeune prof. Qu’est-ce qui a changé ? Etudiant, j’allais chercher mon Sénéclause aux Comptoirs Modernes, pour patienter avant la cuite du samedi soir... Aujourd’hui les filles s’y sont mises et d’autres enseignes irriguent les jeunes alcooliques ; les horaires aussi sont diffé- – 25 – rents, il pouvait y avoir à Chemillé, autour de la place, dix bistrots qui fermaient à neuf heures et comme nous n’avions – au mieux – que des mobylettes, il fallait s’y mettre tôt, sauf à rejoindre ensuite directement les caves, car nous étions dans une région viticole. Aujourd’hui, beaucoup de bistrots ont fermé et les habitudes sont plus tardives, mais dès le jeudi soir, vers minuit, on roule sur les bouteilles vides dans certaines rues du centre et on évite les flaques de vomissures. Un cran été franchi. Quel discours tenir ? Jamais on ne pose la question : que voulez-vous qu’ils fassent d’autre ? « Qu’ils périssent ou qu’un prompt désespoir... » ? Prenons un exemple : le ministre Darcos veut « réformer » les lycées. Aujourd’hui les lycéens ne sont pas massivement alcoolisés, moins que les étudiants. Les horaires du lycée et ceux des transports scolaires structurent la journée, pour ceux dont les habitudes familiales sont à peu près stables. Demain, si le projet allait à terme, la déstructuration de la journée, de la semaine et du groupe classe ouvriraient de nouveaux champs au marketing des grands groupes alimentaires qui ont trouvé bien d’autres trucs que le « Père Benoît » que l’on présentait jadis aux Bretons pour leur vendre du vin d’Algérie. Je sais, par expérience, que la cinquième pinte est voisine de la troisième absinthe, elle-même proche du Léthé. Je sais qu’il rôde dans ces soirées de drôles de ptérodactyles, que lorsqu’on se réunit pour boire ce n’est pas pour trouver une issue, mais je prétends que Hortefeux, Hirsch, Darcos, Evin, Sarkozy et Mme Parisot donnent vraiment envie de se rapprocher du Léthé. Heureusement, ma rage est imputrescible, – 26 – comme le camarade Krampon29, et elle n’est pas soluble dans l’alcool. Mais qu’ils ne croient pas que celle de la jeunesse l’est davantage. En Grèce où les cours se terminent à l’heure du déjeuner, où la jeunesse désespérée a aussi ses addictions, où les 500 à 700 euros de salaire d’embauche devraient servir d’exemple européen, le mois de décembre fait entendre des explosions qui n’ont rien à voir avec celles des « afters ». Le ministre Darcos n’écoute sans doute pas les proviseurs. Dès le mois de novembre les chefs d’établissements sentaient bien que la rage des lycéens s’étendait à leurs parents, certains mêmes me le disaient. D’ici à ce que j’emmène un protal au Hellfest de Clisson30... Personnage de BD de Dimitri, héros franchouillard du Goulag (Ah ! La belle Loubianka !) 29 Rassemblement de poètes sponsorisé par les fabricants de bouchons d’oreille, mais dénoncé par l’évêque de Luçon. 30 – 27 – La gauche et la droite Au moment où j’écrivais l’ébauche de ce petit livre, on parlait de la vidéo où Ségolène Royal se lâchait un peu ; il se trouve que je me suis un peu intéressé au public qui apparaît sur cette vidéo : les socialistes locaux. D’autant que dans les soirées où j’ai rencontré d’autres citoyens ou électeurs du même métal, j’ai entendu approuver les propos de notre Marcelle Béate nationale. Chez les sarkozystes aussi, bien sûr, et l’annonce par Sarko d’une nouvelle réduction des horaires d’enseignement me fait tout simplement froid dans le dos. Le mécanisme mis en évidence par cette vidéo est intéressant. Le service des enseignants n'est pas calculé en heures de travail mais conçu comme un travail intellectuel, dont l’instrument statutaire de mesure est « l’horaire d’enseignement devant élèves » : un travail intellectuel ne s’arrête pas quand la cloche sonne. Les néo-tayloristes qui ont pondu les textes de loi sur les "35 heures" ont (consciemment, à mon sens) voulu tout quantifier en termes de « travail effectif». Rien ne doit échapper à cette quantification ni le travail du patron de PME, ni celui de l’avocat, à plus forte raison celui du salarié ou du (ptui !) fonctionnaire. Les – 29 – employeurs, eux, savent à merveille convertir en temps de travail, et à la louche, les déjeuners d’affaires ou les heures passées à frauder l'URSSAF ! J’ai sans doute volé mon administration de quelques heures (essentiellement pour militer), il n’empêche qu’il n’est guère de dimanche où je n’ai pas travaillé, guère de mois d’août où je n’ai pas découpé des journaux, lu des ouvrages ou noirci des bloc-notes. Mes camarades m’ont entendu maintes fois vitupérer les « ponts » qui désorganisaient mon travail (mais dont je profitais tout de même pour rattraper mes perpétuels retards). D’autres, meilleurs que moi (et ils sont nombreux) étaient moins laborieux et donc sans doute moins astreints à cette quête incessante, qu’importe ! Ou bien on veut des maîtres ou bien on veut des répétiteurs, et je frémis d’avance d’envisager de répéter ce que souhaitent Mme Royal, Mme Boutin ou Mme Amara. La vérité est qu’on ne veut plus de maîtres capables de guider des « escholiers » vers la connaissance, mais des pédagogues chargés de s’occuper des « enfants » ou des « jeunes » (vers quoi et au nom de quoi ? Philippe Meirieu s’en explique parfois, en fait, comme son maître Don Bosco31). Pendant ce temps, les affaires continuent. Les gros malins qui marchent dans la combine feraient bien, 31 Jean Bosco dit Don Bosco (1815-1888) fut un prêtre catholique et commença sa carrière dans une paroisse pauvre près de Turin auprès de vagabonds « qu’il instruit, moralise et fait prier tout en leur procurant d’honnêtes distractions » ; pour poursuivre il fonda foyers et écoles et finalement deux congrégations : la « Société de Saint-François de Sales » et les « Filles de Marie Auxiliatrice » (Salésiennes et Salésiens). Sa pédagogie était largement fondée sur les anges gardiens, personnages injustement méconnus de la « communauté éducative » dont il est un des inventeurs. Ses miracles lui valurent une canonisation en 1934. – 30 – s'ils sont eux-mêmes salariés, de s'apercevoir que la spéculation foncière dont profitent leurs patrons les fait habiter à 30 km du boulot, dans des villages où il n'y a plus de services publics (donc plus de fonctionnaires, ça soulage !). Les syndicats qui ont mis le doigt dans cet engrenage ont fait montre d’une stupidité coupable ou d’intentions malignes. Les mêmes n’auraient jamais songé à s’en prendre aux comédiens qui ne jouent « que » deux heures par soir et pas tous les jours… encore que ce soient les mêmes arguments qui aient servi, avec les mêmes forces, à ruiner l’assurance-chômage des intermittents du spectacle. Donc Mme Royal parle. Devant quel parterre ? Jacques Auxiette, président du Conseil régional est l’ancien proviseur du lycée Mendès-France à La Roche-sur-Yon et il s’étrangle un peu, car il pense sans doute à ce qu'il aura peut-être à appliquer comme ministre ; aux côtés de la candidate le sénateur Raoul, ancien enseignant de l’IUT et auparavant responsable d’un patronage catholique32, est impavide ; dans l’assemblée, des syndicalistes, CFDT en particulier, dont la groupie de Mitterrand ne fait qu’interpréter le propos. Mais examinons les coupures opérées, dans la version en ligne, par les auteurs de la vidéo. Dans la version Un correspondant me fait observer qu’à son avis, Daniel Raoul s’est largement éloigné du catholicisme et qu’un patronage c’est avant tout une activité associative de loisirs. Je ne veux pas sonder les reins, ni les cœurs, mais il y a l’Histoire et les pronostics. Concernant l’Histoire, c’est tout de même dans le stade du patro en question que le Général de Castelnau prêchait la croisade dans les années 20 du siècle dernier, concernant le pronostic, fondons-le sur les œuvres : Daniel Raoul est au Sénat un défenseur de la subsidiarité, socle de la doctrine sociale catholique, et à la ville d’Angers un praticien expérimenté de l’utilisation des cadres et des réseaux du syndicalisme chrétien. 32 – 31 – intégrale qui propose les "35 heures au collège" (et au lycée ?), Mme Royal indique : « Je ne vais pas le crier sur les toits parce que je ne veux pas prendre des coups des organisations syndicales enseignantes, je pense qu'il faut un pacte, pendant la préparation du programme du PS, avec les organisations syndicales ». Cela éclaire le sens des propos de Madame Royal sur le syndicalisme obligatoire, destiné à faire passer les mesures gouvernementales33. Fort heureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres et pendant que Marie Ségolène rêvait aux corporations façon Salazar34 (oui, encore une ellipse, mais que voulez-vous la Tortue-façon-tête-de-veau35 est une de mes spécialités !), les enseignants unis se mobilisaient contre le projet bien réel du Ministre de Robien36. Ce projet prévoyait, outre une remise en cause des com« Il faudra créer en France un syndicalisme de masse, pourquoi pas par une adhésion obligatoire au syndicat de son choix. » (Les Échos du 18 mai 2007). 33 Antonio Oliveira de Salazar (1889-1970) séminariste puis économiste devient ministre des finances du Portugal à la faveur d’un coup d’État militaire en 1926, en 1932 il impose la constitution de l’Estado Novo fondée sur les encycliques sociales catholiques ; ce système fait une place particulière aux corporations. ART 5 de la Constitution « L’État portugais est une république unitaire et corporative (…) » ART 6 : « Il appartient à l’État : (…) 2° De coordonner, de stimuler et diriger toutes les activités sociales en faisant prévaloir une juste harmonie des intérêts, compte tenu de la légitime subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général ; 3° De pourvoir à l’amélioration des conditions des classes sociales les moins favorisées en vue de leur assurer un niveau de vie compatible avec la dignité humaine… » le tout sous la surveillance de l’Église et de la police politique (PIDE). 34 35 The Mock Turtle est un des personages les plus émouvants d’Alice’s adventures in Wonderland de Lewis Caroll (« Once, said the Mock Turtle at last, with a deep sigh, I was a real turtle ». 36 Ministre (démocrate-chrétien) de l’Éducation Nationale de 2005 à 2007. – 32 – pétences disciplinaires des professeurs, une augmentation de leur charge de travail, notamment en lycée, et/ou une diminution de leurs rémunérations, devant la mobilisation, il a été retiré par M. Sarkozy qui prépare une autre mouture. Au même moment au Royaume-Uni les enseignants, qui "bénéficient" d'un régime proche de celui souhaité par Mme Royal se mobilisaient avec la National Union of Teachers pour récupérer... un peu de temps chez eux. En Grèce, encouragés (comme en France pour le CPE) par les reculs infligés au gouvernement contre le travail précaire, les enseignants ont mené à l’automne 2006 une grève de six semaines pour les salaires et pour les postes. En Allemagne le 30 octobre de la même année des dizaines de milliers d'enseignants manifestaient à l'appel de leur syndicat, le GEW... Bref, Madame Royal qui jouait la carte du maréchalisme en jupons, est au service des mêmes intérêts que Mme Merkel, MM. Fillon et Caramanlis, ceux qui exigent la réduction du coût du travail et l'ajustement du niveau de connaissances aux besoins de l'Union européenne et donc la destruction de l'instruction et la mise au pas des enseignants. Sarkozy est aujourd’hui le fondé de pouvoir des intérêts que Mme Royal aspirait à gouverner, mais cela ne modifie qu’à la marge le rôle dévolu aux organisations syndicales intégrées. Il en est d’ailleurs qui jouent fort bien le jeu. – 33 – La grève de 2003 et la question des retraites En 2003, le pays a été au bord de la grève générale. Pourtant le pouvoir ne s’est pas affolé, il a reculé d’un demi-pas mais n’a rien cédé sur l’essentiel. De quoi s’agissait-il ? L’argent est condamné à faire de l’argent, sinon il disparaît, tant il est dématérialisé ; quand il s’évapore massivement et d’un seul coup, cela s’appelle un krach. Or les spéculateurs internationaux qui redoutent la « global crisis » estiment qu’une des clés de son retardement (bah oui ! « Après nous, le déluge ») se trouve en Europe. Il y a là, même si le gisement est entamé, des milliards de dollars à récupérer pour relancer la machine qui s’essouffle. Et cet argent est la propriété de millions de salariés sous forme de salaire direct ou indirect. En 2002 et 2003 les forces syndicales et politiques françaises se situaient presque toutes sur le terrain de la « réforme », l’aile gauche avec l’association ATTAC et le Parti Communiste Français se distinguant des « ultra-libéraux »37 par l’adjectif « autre » (« une autre 37 L’ultra-libéralisme est un péché mortel, puisque le libéralisme lui-même a toujours été considéré par le catholicisme comme un péché véniel. – 35 – réforme des retraites »). Dans ce contexte, des millions d‘hommes et de femmes, salariés de la Fonction Publique et du privé, s’appuyant sur leurs organisations syndicales sont, vague après vague, entrés dans l’action par leur propre mouvement. Le gouvernement, arcbouté sur le projet Fillon, a fait confiance au tandem Thibault-Chérèque, qui par-delà les apparences n’a jamais cessé d’exister, pour ralentir ce flot et le canaliser38. Force Ouvrière, plus indépendante, a constitué un moteur, mais avec un rôle de force d’appoint qui convenait fort bien à une partie de son appareil. Donc point de grève générale. Il a manqué les milliers de relais d’organisation que, pour l’essentiel, la CGT a refusés, du fait de l’accord passé en amont avec Je suis tombé sur un document précieux, la communication présentée par Nicolas Castel, alors allocataire moniteur à l’IDHE Paris X Nanterre (Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie – UMR 8533 du CNRS ) au Colloque international : « Cent ans après la «Charte d’Amiens» la notion d’indépendance syndicale face à la transformation des pouvoirs » organisée par le Curapp (Centre Universitaire de Recherches sur l’Action Publique et le Politique) de l’Université de Picardie, en collaboration avec l’Unité Mixte de Recherche (CNRS) Triangle et l’Institut de Sociologie de l’Université Libre de Bruxelles les 11, 12 et 13 Octobre 2006 à Amiens. C’est un extraordinaire document dont voici une citation un peu longue et je m’en excuse. Le locuteur est Jean-Marie Toulisse, négociateur de la CFDT, le Jean-Christophe dont il est question est Le Duigou, secrétaire confédéral de la CGT chargé des retraites et « Mallet » est JeanClaude Mallet, secrétaire confédéral de la CGT-FO chargé de la protection sociale. 38 J-M T.- Nous avions fin décembre 2002, Jean-Christophe et moi un texte commun CGT-CFDT, qui n’était qu’à nous et qui a servi de base pour la déclaration commune du 6 janvier 2003. Et là, c’est aussi moi qui ai pris l’initiative, je voulais absolument démarrer l’année des retraites par une intersyndicale, une grande intersyndicale, bon. Et mon but, ce n’était pas d’avoir tout le monde, c’était de cliver FO. C’était de mettre FO de côté et d’essayer d’avoir la CFDT avec la CGT avec la CGC et la CFTC, bon, je ne parle pas de ce que j’ai fait avec la CFTC et la CGC, – 36 – la CFDT, cheval de Troie du gouvernement. Et bien sûr la FSU a freiné de tout son poids. La FSU est principale fédération de la Fonction Publique à travers son implantation dans l’enseignement… Il a suffi que cette fédération mette son gros cul par terre et qu’elle se laisse traîner pour entraver le mouvement. Mais précisément, au-delà de la défaite durement ressentie, un élément nouveau a ouvert la voie à la mobilisation sur le CPE (Contrat Première Embauche). Une fraction importante des enseignants commence à prendre conscience que son sort le plus matériel et celui de ses enfants est lié à celui de l’ensemble de la classe ouvrière. bien sûr on ne les a pas pris pour des moins que rien. On a travaillé aussi avec eux, mais bon, ils sont moins… Le deal, il fallait le passer avec la CGT. À cette réunion du 6 janvier 2003 au soir, Mallet était là. Mallet a tout fait pour avoir la CGT du côté de FO. Jean-Christophe, et historiquement c’est très important, JeanChristophe a fait le choix le 6 janvier 2003, de la CFDT, du texte commun qu’on avait fait ensemble. Et là, c’est là que ça a donné un, comment ? Un faux espoir, quoi ! Parce qu’en fait l’espoir n’a pas été vérifié. Mais là, c’est vrai qu’il y a eu un acte politique fort du négociateur CGT de se retrouver… ( alors que Mallet était sur une ligne on était sur une autre) il est resté sur la ligne qu’on avait ensemble fait. Et c’est là que je regrette deux choses, dès le début 2003, c’est quand Mallet a décidé quand même de signer la déclaration commune alors qu’il était en désaccord, donc ça a entaché cette déclaration commune d’une certaine légitimité, ça laissait un paravent d’unité qu’il n’y avait pas… et j’aurais dû dénoncer çà, on aurait du dire « non, c’est ambigu ». FO, toute la réunion, était pour les 37 ans et demi, là on décide, on l’a pas fait. Et deuxième point, c’est le premier article, c’est « tous les régimes de retraite sont concernés par la réforme » et que quinze jours après, la CGT accepte que les régimes spéciaux, en accord avec le gouvernement, ne soient pas dans la réforme (…) À noter, donc, que la CFDT voulait aller plus vite que Fillon et s’en prendre dès 2003 aux régimes spéciaux. Le document complet est consultable à l’URL : http://www.upicardie.fr/labo/curapp/ColloqueSyndicalisme/Comenligne/CASTELCOMsession5.pdf – 37 – Il a fallu pour cela, et c’est un des effets différés de la mobilisation, que les mères de famille, les enseignants obscurs et sans grade, les jeunes titulaires accédants à la propriété, les TZR39 du 9-3, constatent en se projetant quelques mois ou quelques années en avant, l’étendue de la spoliation dont-ils venaient d’être victimes. Elle s’ajoute à une perte de pouvoir d’achat qui n’est plus indolore. Lors du très beau mouvement qui a mis fin au CPE (et sans négliger le back-office machiavélique de l’affaire, fignolé par Nicolas Sarkozy contre Dominique de Villepin, à l’époque Premier Ministre !), la fracture entre ceux qui, par atavisme, stupidité ou intérêts liés à la bourgeoisie, s’opposaient à la jeunesse et ceux qui s’apercevaient qu’ils n’étaient somme toute que des prolétaires, n’a cessé de s’approfondir. Ceux là même qui préféraient l’ordre (et le clivage gauche-droite est ici inefficace) se sont ensuite précipités pour embaucher des diplômés à 550 € par mois dans le cadre des nouveaux emplois précaires destinés, comme la réforme des retraites et des statuts de la Fonction Publique, à faire baisser le coût du travail. Ce sont bien souvent les mêmes qui vendent leurs aquarelles au profit des ONG, préfèrent se payer des cours de Shiatsu qu’une cotisation syndicale et s’engagent résolument dans le tourisme équitable. Je les quitte sans animosité mais sans regret. Ce sont parfois de bons 39 Titulaires de Zone de Remplacement, les professeurs bouche-trou et souvent derniers arrivés. Anecdote de la rentrée 2007/2008 : un TZR des Hauts-de-Seine, professeur agrégé, est surnuméraire dans le collège où il est rattaché ; le principal veut, faute de pouvoir lui donner des élèves, lui faire faire du secrétariat. Refus, menaces. Deuxième tentative : puisque vous savez rédiger, vous mettrez à jour le projet d’établissement… – 38 – professeurs, mais si les salariés ne renversent pas le cours des choses, ils seront dans quelques années comme les enseignants russes, à tenter de survivre en monnayant les diplômes ou les passages dans la classe supérieure. Mais un militant est optimiste ou il achète des charentaises ; et c’est donc avec un sourire déterminé que je m’en vais m’acheter des Doc. Martens. – 39 – Programmes Les programmes n’existent plus ; ils ont été remplacés par des « référentiels ». Différence ? En deux mots : les programmes comportent des notions et des mécanismes à connaître, les référentiels des « capacités » à maîtriser. Il faut « être capable de », on peut ainsi comptabiliser les « capacités », dans telle épreuve technique, par exemple aura la moyenne celui qui maîtrise quatre capacités sur sept. Ce qu’il sait ? Who cares ? L’objectif des programmes est la connaissance, l’objectif du référentiel est l’insertion. L’objectif du programme est la liberté, l’objectif du référentiel est la soumission. Exagération ? Lorsque vous avez acquis des connaissances, vous en faites ce que vous voulez ; à quoi servent la Géographie, l’Histoire ? À rien, sauf éventuellement à partager l’histoire de l’humanité et la recherche de la vérité. Les examens, ou mieux les contrôles en cours de formation, fondés sur les référentiels, vérifient votre capacité à occuper la place qui vous est destinée ; bien sûr, en bonne “démocratie participative”, vous êtes sommés, qui plus est, d’aider à définir cette place dont le rang est fixé à la fois par votre extraction et par les flux et les reflux du malstrom impérialiste décadent. – 41 – Mais moderniser, n’est-ce pas normal ? J’ai jeté la plupart des vieux manuels que j’ai utilisés, pourtant je me souviens qu’au lycée, en 1972, on pouvait légitimement discuter avec des élèves de terminale de la théorie de la valeur, un débat essentiel qui s’est transmis de Smith à Quesnay et de Ricardo à Marx, ensuite je n’ai pu l’aborder qu’avec des étudiants de BTS, puis plus du tout. Adam Smith lui-même est devenu peu fréquentable, sauf à ce que sa « main invisible » évoque la théologie. Jeune enseignant, j’étais invité à transmettre la vulgate du keynésianisme, dans sa version barriste (mais qui diable était donc Raymond Barre ?), puis les manuels ont viré au delorisme. Aujourd'hui Jacques Delors 40 continue de donner des leçons de morale aux patrons et aux apprentis gouvernants en leur indiquant qu'ils auraient tort de critiquer la Banque Centrale Européenne dont l'indépendance lui apparaît une garantie contre les revendications ouvrières qui pourraient se généraliser dans tel ou tel pays. Bien évidemment, ce que j'écris là, je n'avais pas le droit de l'enseigner. D'ailleurs quel intérêt ? Il était relativement facile de faire saisir aux élèves le rôle de la Banque de France, de sa récente nationalisation, dans le cadre d'une politique qui pouvait être au service du Capital (ou de « l'Entreprise » en version altermondialiste)41, mais qui trouvait sa légitimité dans la 40 Je ne vous dirai pas qui est Jacques Delors, je vais perdre mon sangfroid. 41 Pour la théologie catholique, l’entreprise est la cellule de base de la corporation, composée des associations syndicales ouvrières et patronales, corps intermédiaire dont l’objectif est de réaliser le bien commun : « Elle – 42 – Nation, au sens de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Aujourd'hui, en revanche, la Banque Centrale Européenne (BCE) apparaît à juste titre aux élèves comme un sigle vide de sens dont on sait seulement qu'il appartient à la sphère de "l'Europe" et remplace le "Château" dans notre Nouveau Moyen Age (encore ce terme souffre-t’il de la contamination de la Star’Ac). Quant au gouverneur de la BCE, Trichet le « repris de justesse », je me souviens que certains de mes étudiants trouvaient déjà odieuse sa prestation dans la cassette vidéo fournie gratos par la Banque de France pour les usages pédagogiques (ce qui m'incitait d'ailleurs à l'utiliser). Non pas que M. Trichet s’y soit laissé aller à des sorties provocatrices, mais sa morgue dans l’explication aux fils de prolétaires des vertus de la modération salariale suffisait à lui attirer l’hostilité de l’assistance. Alors peutêtre pour mon dernier cours, citerai-je sans commenter ce discours de Trichet, le 5 octobre 2006 : « Plus fondamentalement, compte tenu du dynamisme de la croissance du PIB en volume observé au cours des derniers trimestres et des signaux encourageants émanant du marché du travail, une progression des salaires plus importante que prévu constitue un risque substantiel à la hausse pour la stabilité des prix. Dans ce contexte, il est essentiel que les partenaires sociaux conservent un comportement responsable, ce qui vaut voit dans ces quelques institutions les premiers éléments de la profession organisée sortis non sans peine du chaos de l’individualisme et de la concurrence » (Déclaration des cardinaux et évêques de France – 1934) ; cela rejoint les thèses sur la « nouvelle gouvernance » nés dans les wagons de l’École de la régulation (Les économistes les plus connus de cette école sont Boyer, Aglietta, l’ineffable Lipietz et Paul Boccara, mentor économique de Le Duigou, le « Jean-Christophe » d’une des notes précédentes). – 43 – en particulier dans un environnement plus favorable à l'activité économique et à l'emploi ». Cette invitation à la soumission par un homme qui fut au cœur du scandale du Crédit Lyonnais mériterait d'être offerte à la réflexion de la jeunesse. Sans commentaire, bien sûr, devoir de réserve oblige... Mes compétences d'archiviste sont médiocres et c'est bien dommage car j'aurais volontiers cité des passages des échanges que j'ai entendus dans les lieux où s'élaboraient les programmes. J'ai siégé pendant plusieurs années dans les Commissions Professionnelles Consultatives du Ministère de l'Éducation Nationale. J'y ai entendu les permanents des syndicats patronaux défendre avec acharnement leur vision du monde ; je me souviens de cette jolie femme, présidente d'un syndicat de la grande distribution, qui dirigeait en réalité la commission dont le responsable ministériel en titre n'était qu'un chargé de mission contractuel. J'ai vu la morgue avec laquelle les très vertueux "Dirigeants Commerciaux de France" intervenaient sur la durée des stages en BTS (c'est gratos !), alors qu'eux-mêmes mettaient en place parallèlement des formations concurrentes à celles de l'Éducation Nationale. J'ai vu l'extrême courtoisie avec laquelle des inspectrices générales traitaient ces responsables, alors que tel inspecteur technique qui se croyait autorisé à défendre un CAP était sèchement rappelé à l'ordre. Je me souviens du fait que les représentants patronaux artisanaux et ceux du commerce indépendant avaient presque autant de mal que moi à obtenir la parole. Je me souviens en revanche du grand intérêt avec lequel le SNES-FSU était consulté. Ainsi sont élaborés les programmes. Dernièrement, – 44 – on a saupoudré le tout de « sustainable development » (ah le développement durable !) en bonne quantité, car cette notion qui n’est ni de droite ni de gauche est pour cette raison très utile, d’autant qu’elle favorise les démarches citoyennes auxquelles toute personne responsable doit désormais faire allégeance (de même que bientôt tout élève, si j’ai bien compris le contrôle en cours de formation, devra matérialiser cette allégeance sous peine de voir sa moyenne baisser). Bien entendu, tout cela est parfaitement scientifique… Bah, fort heureusement, si nos élèves subissent une vague imprégnation, celle-ci ne subsiste pas longtemps, à moins qu’elle ne soit renforcée par une appartenance religieuse, politique ou associative. Il fut un temps où je tentais de donner un antidote à cette soupe idéologique toxique ; depuis une quinzaine d’années, j’ai cessé cette pratique dérisoire. Ceux de mes étudiants qui s’engageront de façon pratique dans le combat social se débarrasseront bien vite des scories qui flottent vaguement à la surface de leur conscience. La dégradation des programmes d’Économie me paraît beaucoup moins inquiétante que celle des programmes d’Histoire. J’ai participé voici une dizaine d’années à l’édition d’une brochure qui reprenait la conférence (une « causerie » disait-elle joliment) prononcée par un vieux copain anarchiste, André Rivry 42. Un autodidacte qui avait milité aux "jeunesses proudhoniennes" (diable !). Le titre en était La Commune de Paris et une petite conférence de presse avait été orgaLa brochure est, je pense, toujours disponible auprès de la Fédération Nationale de la Libre Pensée 10-12, rue des Fossés St Jacques 75005 Paris. Et puis même, si vous insistez, on pourra vous faire des photocopies. 42 – 45 – nisée à mon domicile. La question qui tue avait été posée d'emblée par la correspondante de presse, titulaire du bac, dépêchée là par son journal : « Mais pourquoi vous intéressez vous à Paris alors que vous êtes angevin ? » Le vieux militant, qui n'avait "que" le Certificat d'Études Primaires, avait compris avec effarement l'étendue des dégâts. Et la situation n'a fait qu'empirer. – 46 – Le Monde Jeunes collègues, faites une expérience de physique amusante : à votre arrivée dans votre nouvel établissement scolaire, lisez régulièrement Le Figaro à la salle des professeurs, mieux : proposez au collègue d'économie ou de techno, celui qui s'occupe de la cafetière, de lui passer les « pages saumon » pour sa discipline... Vous exercerez une force centrifuge strictement proportionnelle à la largeur du panneau syndical de Sud Éducation43. Demandez à un ami de faire la même chose avec Le Monde, vous verrez qu'il aura moins de difficultés que vous à engager la discussion à la cantine. Les deux quotidiens ne sont quant au fond pas très éloignés l'un de l'autre : ordre, propriété privée, mondialisation, valeurs chrétiennes... mais le fait que Le Monde, digne fils du vichyste Beuve-Mery, soit en sus officiellement devenu la tête de pont d'un groupe de presse catholique glisse sur la conscience des enseignants comme de l'eau bénite sur les plumes d'un pape. C'est comme si vous leur disiez que le Canard 43 Syndicat formé par des dissidents de la CFDT et qui s’est fait une place à l’extrême-gauche de la corporation. – 47 – Enchaîné sent l'urine à force de tendre l'oreille dans les pissotières et de fonctionner sur le mode de la délation44. Bref j'ai pendant des années indiqué à mes élèves qu'on pouvait très bien ne pas lire Le Monde, (ni d'ailleurs Le Figaro), contrevenant ainsi gravement aux conseils de mes inspecteurs. Mais c'était il y a longtemps, je ne crois pas que j'aie eu, depuis cinq ans, plus de 10 % d'étudiants de BTS qui aient eu l'occasion d'ouvrir Le Monde. Et ça ne me fait pas pleurer. Je lis parfois Le Monde pourtant, pendant les vacances, mais cela me met presque toujours de mauvaise humeur ; seul Henri Tincq me fait sourire car j'ai, enfant, servi les messes d'un chanoine prébendé. Je n'ai jamais rencontré Tincq, mais Edwy Plenel et Laurent Greilsamer (je sais, la roue tourne…) furent mes camarades, j'ai même fait alliance avec Plenel, jadis contre Krivine (lourd passé !). Quand je suis indulgent, ces petits messieurs me font penser aux étudiants basochards de la Renaissance, ils ont jeté leur gourme et donné des frissons à leurs oncles cardinaux. Ces derniers n'ont jamais cessé de veiller sur eux et leurs parents ont rarement eu à graisser la patte des archers pour les tirer du Châtelet. Mais « Leurs Éminences » ont su attendre le délicieux retour et la soumission. Lourd passé, disais-je : évoquer aujourd'hui le fait que l'un ou l'autre ait pu soutirer deux Le Canard Enchaîné est une institution, et on ne s’attaque pas à une institution ! C’est en réalité une institution ennuyeuse, interne au microcosme politique ; les staliniens convertis ou pas y ont traîné en nombre, son fonds de commerce est le bruit de chiotte et elle se préoccupe peu de l’odeur de ses fournisseurs. Un blogueur résume très bien : « C’est le même principe que Gala, sauf que cela touche les politiques… » (Réaction sur le blog de… Loïc Le Meur – ah çui là !) 44 – 48 – sous de souscription pour Rouge 45 à une ménagère ou à une smicarde me soulève le cœur. Leurs maîtres ? Le 10 août 2006 j'étais donc en vacances et je lisais Le Monde qui publiait une page entière de philosophie politique. La première partie de la page était consacrée à une collection dirigée par un ponte de l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), j'ai oublié son nom (vraiment, cette fois) et suis peu intéressé à le rechercher. Bref Derrida, Adorno, Habermas, des sonorités très « France Culture », mais dont je n'ai presque lu que les bios dans la Philosophie de A à Z 46 ; ces auteurs ont, si j'ai bien compris, l'immense mérite d'avoir, outre leur lutte théorique contre le totalitarisme, permis la rupture avec le "marxisme simpliste". Un bon ami à moi, professeur de sociologie (personne n'est parfait) a rigoureusement établi, à l'heure de la retraite, que Durkheim avait fondé cette discipline pour exorciser la lutte des classes47, il y avait donc une certaine logique à ce que la deuxième partie de la page fût consacrée à l'intervention des Dominicains des Éditions du Cerf dans le domaine de l'édition philosophique antitotalitaire, c'est la spécialité de cette congrégation depuis l'Inquisition. Les Dominicains ont aujourd'hui, comme toujours, une démarche citoyenne et peuvent même promouvoir la lecture d'Emmanuel Kant. Toute l'onction du journal Le Monde me paraît résumée dans 45 Journal de la LCR. Je suis trop vieux pour les avoir eus au programme, ils me rasent et je me suis surtout occupé de lutte des classes… mais je m’instruis. 46 47 Il s’agit toujours de Michel Éliard « Corporatisme et démocratie politique » – Éditions SELIO 2007. – 49 – cette mise en page si soignée pour accréditer l'existence d'un lien entre l'Église éternelle et la lutte contre le totalitarisme. Quel que soit le sujet, bioéthique, coupe du monde de rugby ou élections présidentielles françaises, Le Monde est un support qui se présente comme indispensable pour le cours d'idéologie obligatoire introduit dans les lycées sous le nom d'ECJS (Éducation Civique Juridique et Sociale). Le Monde est le modèle d'écriture proposé aux étudiants de Sciences Po, mais depuis toujours l'IEP relève semble t-il davantage de la plasturgie que de l'Université. Le Monde a été la patrie de Minc, le plagiaire ploutocrate, de Plenel, l'animateur si l'on en croit Serge Halimi, d'un télé-achat de librairie sur LCI 48. Le Monde est le biotope de Jean-Yves Nau, son spécialiste scientifique49, qui recherche avec précaution une version acceptable de la doctrine de l'Église catholique en matière de Sciences de la Vie. En matière de sport, Le Monde s'érige en censeur du dopage, comme il morigène les Africains dont la corruption fait la misère. Ceci dit, j'espère qu'ils publient toujours les cartes isométriques en météo, sinon en vacances je n'aurai plus qu'à acheter La Reppublica (au moins je ne comprends pas tout). Bon, Libération, je n'en parle même pas, la fusion des anciens Khmers Rouges et des Rothschild ne me dit rien qui vaille. Désormais Le Monde, Télérama, La Vie et le Nouvel Serge Halimi Les nouveaux chiens de garde - Éditions Liber Raison d’agir – 1997 48 49 Ah ! Son article sur la grippe aviaire qui commence par : « En dépit d’un affaiblissement croissant des références religieuses collectives » (06/12/05) – 50 – Obs dépendent du même groupe de presse et la quasi totalité de la presse dépend des marchands d’armes ou des capitaux catholiques. Défendre le pluralisme ? J'affirme en tout cas que si je disparais en Iran, j'interdis à Robert Ménard ou à Florence Aubenas de s'occuper de mon cas (mais je demande malgré tout à la rédaction de l'Amateur de Bordeaux de se mobiliser). – 51 – – 52 – Le Courrier de l’Ouest La divine providence offrira peut-être au « Monde » un nouvel avenir, digne de son ancêtre « Le Temps », mais elle ne saurait, sans ingratitude, abandonner un seul instant mon quotidien préféré du matin (dès six heures, d’habitude). Il continue, pardelà son titre, à porter dans le lectorat du Maine-etLoire, des noms que tout le monde comprend : « Le Journal » pour la plupart, « Le Courrier » pour ceux qui hésitent, « Le Petit Courrier » pour les nonagénaires. Les mouvements d’humeur dans le groupe OuestFrance, qui en est désormais propriétaire, pas plus que la crise financière ne sauraient en avoir raison ; même un synode hostile n’y parviendrait pas, il faudrait au moins un concile et une prise de position litigieuse sur la Sainte Trinité ! De toute évidence, et même dans ce cas ultime, ce serait une défaite de la religion. Un de ses facétieux journalistes me demandait naguère si je voulais faire enlever les crucifix des écoles catholiques ! La question n’est pas stupide puisque c’est la position des partisans de « la nationalisation laïque du système éducatif » et ce n’est en effet pas la mienne ; je préférerais au contraire que des « leds » cruciformes monumentaux ornent, tous les deux mètres, les murs – 53 – de l’Université Catholique de l’Ouest, certains, dans les couloirs, pourraient même clignoter et éclairer furtivement les amours naissantes des fils de bourgeois... car il n’y aurait bien entendu plus un sou de subventions publiques. Je pourrais donc sans problème travailler au Courrier de l’Ouest, car j’en connais presque tous les codes. Mais « le journal » arrive encore à me surprendre. Prenez la récession et ses effets dans le bâtiment, et bien, le pavillonneur inquiet que « Le Courrier » a trouvé est un ancien séminariste que ses parents destinaient à la prêtrise et qui explique entre deux développements sur les banques, le crédit et l’habitat individuel, pourquoi il s’en est éloigné. Chapeau bas ! J’ai moins d’affinité avec Ouest-France, capté à la Libération par une autre branche de la même famille. Les éditos de Paul Burel m’évoquent trop la brutalité de l’ordre corporatiste, celui qui réunit les Rohan et les Le Driant. « Le Courrier », ce n’est ni Cadoudal, ni l’irrédentisme, c’est de Charette, Freppel, Chapoulie ; « Le Courrier », c’est Jean Foyer et Jean Turc, Jean Monnier et Marc Goua. Avec « Le Courrier », je ne risque après tout – si « Le Monde » redevient « Le Temps » sous l’occupation – que d’être tué sans sauvagerie et émasculé pour le principe, sans réelle méchanceté. Et Roselyne Bachelot pourrait même avoir un mot aimable pour moi lors de mon procès. Pourtant, je ne suis plus très rassuré : depuis que Ouest-France a racheté « Le Courrier », je rêve parfois de tenailles rouillées et des sabots broyeurs des Dominicains. – 54 – Laïcité Un inspecteur pédagogique régional ou un formateur de l'IUFM peuvent exercer leur diaconat en toute infraction aux règles de la Fonction Publique51, cela trouble apparemment très peu la hiérarchie et personne ne songe même à rappeler le droit. La loi interdit aux clercs d'enseigner à l'École publique ? Qu'importe ! Le communautarisme, c'est l'islam et personne d'autre, qu'on se le dise52 ! Si un imam, revendiqué comme tel, devenait professeur de lettres 51 Manière de confirmer les faits, un lecteur me fait observer que l’IUFM est universitaire, et fait donc partie de l’enseignement supérieur où le recrutement de clercs est juridiquement possible... et que l’IPR n’est pas un professeur. La première observation explique que je n’aie pas formé de recours, quand à la deuxième, j’ai regretté de ne l’avoir pas fait après avoir ouï-dire du contenu de l’homélie dudit inspecteur aux obsèques d’un collègue. J’ignore si le Conseil d’État m’aurait donné raison, je suis sûr que le législateur aurait, en d’autre temps, spontanément écarté l’un et l’autre des intrus. On dirait d’ailleurs que certains des pieds-noirs de la deuxième génération retrouvent leurs « racines de gauche », celles qui conduisaient les ministres socialistes de la IVe République à envoyer les bidasses casser du bougnoule : manifestement on trouve aujourd’hui des « hommes de gauche » tentés de recommencer sans avoir à retraverser la Méditerranée et d’arracher quelques pièces de vêtements à la fatma comme au bon temps des colonies. 52 – 55 – modernes dans un collège de centre ville, disons le collège Clemenceau ou le collège Lavoisier, certains cadres de la Fonction Publique retrouveraient sans doute des "réflexes républicains". Et pour cause : c'est là que, nonobstant la carte scolaire, sont scolarisés les enfants de leur groupe social. Ici est toute l'ambiguïté de la bien nommée "loi sur le voile" ; l'opinion ne s'y trompe d'ailleurs pas, il s'agit bien d'une loi de discrimination. La loi de 2004 s'inscrit davantage dans la continuité de la loi Debré que dans celle de la loi Goblet53. L'exposé des motifs de la loi Debré de 1959 est relativement transparent : elle a été votée à la demande du lobby catholique ; aujourd'hui, cependant, on crée des difficultés administratives pour éviter l'ouverture de lycées privés musulmans et certains éradicateurs veulent poursuivre le voile à la rue comme à la ville. L'Occident perd son sang-froid54. J'ai, dans ma commune de résidence, tenté de défendre la laïcité en introduisant un recours en annulation contre une subvention à l'Église catholique, plusieurs sites ont utilisé la dépêche d'agence (tendancieuse, par ailleurs), qui annonçait la décision du tribunal, pour se demander si je n'étais pas un fourrier de l'islamisme. Méfiez-vous des Ronan ou François Xavier dont on ne sait pas encore qu'ils viennent de changer leur prénom en Elijah et Muhammad ! (Hé ! Hé ! J’ai 53 La loi Goblet de 1886 définissait l’enseignement du premier degré dans le cadre de l’école publique et laïque et fondait les classes maternelles qui remplaçaient « l’asile ». 54 La première édition portait « Occident Chrétien », mais la lecture du site « Riposte laïque » pendant l’agression israélienne contre Gaza me pousse à nuancer mon propos. – 56 – toujours eu envie de déployer un tapis de prière à la salle des profs, pour voir) Bref, la religion reste une affaire privée sauf si l'on est de confession islamique, juive, ou si on appartient à une "secte" (la vilaine chose). En réalité, il est de bon ton de considérer que les minarets sont une faute esthétique dans nos contrées55 : on assimile l'islam à une plante méditerranéenne, et on lui laisse volontiers tout le Maghreb et le Moyen-Orient, (quitte à laisser Israël participer à la Champion’s League), à condition de rester ici, chez nous, entre « chrétiens », quand bien même ce seraient des chrétiens athées, des chrétiens agnostiques ou des juifs du pape. Ah oui, l'angoisse d'un Villiers devant le cauchemar d'une mosquée au Puy du Fou ou d'un Maurice G. Dantec devant le rachat du Figmag par des capitaux iraniens ! J'imagine JeanFrançois Kahn préparer là-dessus la une de Marianne. Franck ou Ronan, convertis à l’islam, viennent rappeler qu'on peut être chtimi ou picard et musulman, voire imam et polonais d’origine. Pendant que quelques prétendues élites se rallient à la barbarie féodale du Dalaï Lama56, l'islam a déjà démontré qu'il est 55 Une nouvelle mosquée, construite sur fonds privés, est annoncée dans ma ville et la journaliste se réjouit de ce que, jusqu’alors au moins, les musulmans aient su construire un minarets discret, surtout à proximité du dôme imposant de la chapelle des petites sœurs des pauvres (Le Courrier de l’Ouest – 30 juillet 2007) Harrer, le mentor nazi de l’actuel Dalaï Lama écrit en 1952 : « la domination qu’exercent les moines du Tibet est absolue, c’est l’exemple type de la dictature cléricale » (« Sept ans d’aventures au Tibet » de Heinrich Harrer, cité par GA Morin à France Culture le 10 septembre 2006 – Émission de la Libre Pensée, interview réalisé par Patrice Sifflet). 56 – 57 – capable de s'européaniser, comme il s'est sinisé, persisé, américanisé. Les partisans d'une France multireligieuse où chacun resterait sagement à la place qui lui aurait été assignée ont perdu d'avance, c’est pourquoi le pape s’est mis à prêcher la croisade à Ratisbonne. Bush le fait aussi, avec davantage de moyens militaires, Ségolène se proposait de le faire derrière Jeanne d’Arc, mais c’est finalement Sarkozy qui s’y colle avec Boutin, son curé de cabinet et Mme Amara, qui fut naguère un censeur impitoyable des compromissions de son entourage. Toutes les religions pensent à la guerre sainte, c’est dans leur nature et comme la guerre est d’actualité… À l'École publique les lobbies religieux sont en ordre de marche. Les aumôneries font de la retape, certes, mais recherchent surtout une légitimité intramuros, les créationnistes (chrétiens ou musulmans) savent que le plus important n'est pas de faire reconnaître la pertinence de leur propos, mais d’imposer la légitimité de leur questionnement, les groupes pro-life continuent, avec les encouragements du pape, de proposer, au nom de l'éducation sexuelle, leur vision mortifère de la sexualité. Tout cela a été rendu possible grâce à René Monory et Lionel Jospin. Il suffirait d'abroger deux ou trois textes pour refaire du lycée ou du collège un espace laïque dont la République serait une gardienne pleine de doigté, les Chefs d’établissement y sont majoritairement prêts. Mais il y a sans doute pire : les manuels comme les programmes sont, au nom du « fait religieux », encombrés des mythes, des tabous et des rites des principales religions monothéistes ; on crée là un espace dans lequel s'engouffre une presse d’une grande qualité technique qui, – 58 – d'Okapi et Je Bouquine à Phosphore et Muze véhicule subtilement les valeurs catholiques, et comme sur l'estrade ont lit Le Monde, Ouest-France, Télérama ou Alternatives Économiques issus des mêmes milieux, le dialogue s'installe en cours avec autant de facilité au lycée Jules Ferry qu'au collège Saint-Augustin. Mêmes journaux, même chasse aux sectes (la vilaine chose, tout de même), mêmes ONG caritatives (avec des nuances, chacun sa part de marché). Les musulmans sont donc les bienvenus à condition d'être des dhimmis discrets et d'être "de type maghrébin" ou noirs à la rigueur, encore que ce soit bien ingrat pour « nos » missionnaires et « nos » comités de jumelage. Dans « nos » écoles, il faut être laïque à la manière de Valeurs Mutualistes, le journal de la MGEN, défendre les valeurs comme Ségolène et financer la fabrication de reliquaires par les élèves des écoles primaires publiques comme le fit Jacques Auxiette, président socialiste du Conseil régional des Pays de Loire à l’Abbaye Royale de Fontevraud, sous les auspices d’une association dont le site Internet est sobrement intitulé Credo. Tous les jours, la presse départementale continue d’instituer le temps et l’espace comme rigoureusement catholiques, quitte de temps à autre, à faire référence à « nos frères aînés » (les juifs), nos frères séparés (les protestants), ou ... nos cousins maghrébins (pour quelques jours de fête). Le courrier des lecteurs des deux quotidiens du groupe Ouest France que possède mon département montre cependant qu’ils restent relativement modérés, parce que dans les tréfonds de leur lectorat traditionnel, on trouve bien pire (mais je n’en doute pas !). – 59 – J’ai défendu syndicalement un collègue scientologue (décidément la très vilaine chose) qui avait effectivement un peu tendance à déraper, mais pas plus que tel autre qui vante sa foi chrétienne en cours ou pas plus que cet Inspecteur d’Académie qui évoquait les « repas de communion » en pleine réunion statutaire57. D’ailleurs le collègue scientologue ne l’est plus : maintenant ruiné, il milite pour les systèmes d’échanges locaux (SEL) et là, c’est très bien vu… Il a pourtant fait une dernière expérience malheureuse : il avait cru percevoir que la Vierge lui suggérait de se convertir au catholicisme – ce qui se comprend – mais il les a trouvés vraiment trop intolérants, il s’est donc tourné vers le protestantisme. Et comme nous sommes restés bons amis, je trouverai bien à lui échanger ce petit bouquin contre quelque chose. 57 Est-ce un hasard ? C’est lui qui a commencé à expérimenter en Mayenne la suppression des classes d’école maternelle, politique que vient d’accélérer le gouvernement et qui fait la part belle aux écoles catholiques qui entendent bien prendre le relais. – 60 – Les Chefs d'Établissements Les grands lycées sont souvent dotés de proviseurs compétents et respectés. J'en ai connu beaucoup, des deux sexes. C'est le double effet de l'élitisme républicain... et du régime indemnitaire en vigueur. Le proviseur atypique – même autoritaire ou un peu fou – a pu pendant longtemps conserver une réelle indépendance dont, avec du recul, on peut juger les effets positifs. Le Chef d'établissement d'alors, même pourvu depuis 1986 d'un conseil d'établissement défouloir58 (le sieur Chevènement a aussi puisé dans l'arsenal du corporatisme), échappait alors largement à l'autorité des Inspections académiques, voire des Rectorats et son évaluation dépendait, pour le meilleur et pour le pire, d'une direction spécialisée du ministère tout à fait insensible à la rumeur locale. L'affaire Chénière a été le symptôme d'un tournant59. Ernest Chénière a été, a ma connaissance, le premier proviseur lâché par ses pairs pour des raisons 58 Le conseil d’établissement (aujourd’hui conseil d’administration) est un organe de gestion tripartite : administration, personnels, usagers, les deux derniers collèges étant élus. 59 À la rentrée 1989/1990, au collège Gabriel-Havez, de Creil (Oise), Ernest Chenière principal, souhaite mettre fin à l’absentéisme d’un certain nombre d’élèves de confession israélite, systématique le samedi matin et – 61 – politiques. Pour lui la Roche Tarpéienne s'est appelée Segré, tout ancien parlementaire qu’il ait été, puis, comme on n'expie jamais assez, un intermonde improbable. Tout cela à la suite de mouvements d'opinion liés à la décomposition des institutions de la Ve République. Dans le dernier cas il dut sa chute à la vindicte de « progressistes » qui poursuivaient le premier proviseur de couleur du département : un hasard bien sûr. Peu importait, sans doute, que les mêmes se préparassent à voter Chirac, dont Chénière avait été le héraut parlementaire. Moi, libre penseur, j'ai rencontré Ernest Chenière et je lui ai trouvé, au delà de sa dévotion pour l'Immaculée Conception et le Rosaire, une vraie épaisseur humaine. Manipuler élèves et parents n’intéressait pas Ernest Chenière et ses adversaires étaient, eux, instrumentalisés. Le processus se répète à l'envi et n'épargne ni professeurs, ni chefs d’établissement. Ernest Chénière, principal d'un collège public, pensait peut-être que la circulaire de Jean Zay qui interdisait tout signe religieux à l'école publique était toujours en vigueur. Mais Jospin était passé par là et avait ouvert la porte au communautarisme en incluant dans sa loi de 1989 le droit à l'expression politique et religieuse des élèves. Ernest Chénière a certainement une conception de la laïcité différente de la mienne, mais aujourd’hui épisodique lors des autres fêtes religieuses ; pour faire bonne mesure, il est ultérieurement décidé de demander à trois élèves musulmanes qui portaient un foulard en classe de retirer cette pièce d’habillement ; c’était parti ! Une campagne qui n’a retenu que le second aspect s’est développée et a été largement politisée, Ernest Chenière y a gagné un mandat de député RPR de 1993 à 1997, mais aussi beaucoup d’ennuis, de mutations « volontaires » et de « missions » dérogatoires en lieu et place d’une carrière normale. – 62 – nous pensons l'un et l'autre que la loi "sur le foulard" dirigée contre les musulmans, ne peut en aucun cas être un point d'appui durable pour la laïcité scolaire. Un retour à la position laïque traditionnelle permettrait en outre d'interdire les aumôneries dans tous les établissements qui ne comportent pas d'internat, sinon chaque communauté est fondée à réclamer sa propre implantation. Les Chefs d'établissement sont désormais à la merci des groupes de pression, il en est d'ailleurs apparu de nouveaux, les collectivités territoriales et les responsables économiques ont désormais des pouvoirs accrus au sein des établissements. Tel conseiller général d'aujourd'hui ne doit-il pas son mandat à son expérience d’élu junior, dispensé dans son collège de quelques cours ennuyeux, tandis qu'il exerçait son activité "citoyenne" ? Tel manager de la Jeune Chambre Économique n'a t'il pas eu les mêmes facilités au nom d'une basket entreprise ? Ils ont, n’en doutons pas, les capacités nécessaires pour apporter là le souffle de l’innovation. Pour l’heure, les nouveaux Chefs d'établissement sont recrutés lorsqu'ils font au moins semblant de croire que leur mission consiste à accueillir tous ces projets auxquels s'ajoutent le club santé, la protection civile, la prévention routière, la fondation pour l'hygiène buccodentaire, les petits déjeuners sponsorisés... quand ce ne sont pas les Restos du Cœur, la Banque Alimentaire, l'apprentissage du tri sélectif (et la dénonciation des parents voyous), le commerce équitable... Il faudra bientôt ajouter les activités organisées par les ONG de la nouvelle gouvernance : WWF, Greenpeace, Handicap International et les correspondants locaux de la Confédération Syndicale Internationale, de la Confédé- – 63 – ration Européenne des Syndicats (et la dénonciation des parents tire-au-flanc ou fraudeurs d'Assedic). Face à cette "nouvelle donne», les réactions sont pour le moins... contrastées. Les principaux de collège c'est aussi le petit monde des curés de campagne où la foi du charbonnier est largement plus répandue que chez les évêques. Eux ne sont protégés par personne ; ils sont souvent en première ligne et se font convoquer et engueuler par l'Inspecteur d'Académie dès qu'une association de parents d'élèves fait trop de bruit dans leur coin (les géniteurs institutionnels, recrutés chez les enseignants, les cadres à temps partiel et les épouses de professions libérales sont les hyménoptères du biotope-collège). La fonction ne représente que très peu d'avantages financiers, la notabilité s'en est largement évanouie ; le boucher de la supérette méprise le prof (qui le lui rend bien), son gérant méprise le principal. Toute une génération d'anciens PEGC (Professeurs d'Enseignement Général des Collèges), habités par leur mission d'étendre effectivement l'École jusqu'à 16 ans, a été remplacée pas à pas, par un microcosme beaucoup plus hétéroclite où d'anciens professeurs d'EPS (Éducation Physique et Sportive), fatigués de l'hiver sur les stades et des cris dans les gymnases, côtoient d'anciens CPE60 (Conseillers Principaux d'Éducation) ; d'anciens profs désespérés par l'absence de passerelles vers d'autres fonctions ou par la disparition de leur discipline les ont rejoints par 60 Les CPE n’ont pas d’autre voie de promotion que de devenir chefs d’établissements, fonction qu’ils ont d’ailleurs souvent exercées, bénévolement mais sans volontariat, s’ils étaient affectés dans un collège où l’équipe de direction n’était pas complète. Les « points de convergence » sur la – 64 – défaut. J’ai croisé récemment une petite troupe de chefs d’établissement stagiaires, ils apprenaient les premiers gestes qui sauvent : adopter la cravate (ou le style Cyrillus pour les dames). Ces sous-officiers du fameux "système éducatif" (quelle horreur stalino-barbare, que cette expression, quand même !) arrivent, dès qu'ils ont fait la preuve de leur supposée allégeance, dans un monde qui est bien éloigné des préoccupations didactiques. Le collège est devenu producteur d'une entropie qu'on lui demande d'exporter vers l'amont comme vers l'aval. Bon nombre de principaux rusent et se débrouillent. Leurs organisations syndicales ne sont guère autre chose que des amicales et deviennent rapidement des bureaux des pleurs pour gérer la solitude administrative qui est la leur, pour faire face aux professeurs, aux parents d'élèves, et maintenant aux Conseils généraux. Il est amusant de constater qu'il est impossible de décrire en quelques lignes les contraintes de gestion auxquelles sont soumis ces braves gens qui n'y sont guère préparés (sauf idéologiquement, mais que vaut la foi sans les œuvres ?). Alors, un seul exemple, essayez donc d'intégrer dans un seul tableau : les parcours diversifiés, les itinéraires de découverte, l'heure de vie de classe, le divorce récent de la prof de lettres classiques, l'injonction de remplacer à l'interne les profs absents, la voix puissante et agressive de la déléguée du SNEP-FSU61 au Conseil d'administration, les réforme des lycées, signés entre le ministre Darcos et la plupart des syndicats (dont la CFDT et les syndicats autonomes), avaient une manière particulière de régler le problème : les CPE – exception française – disparaissaient du dispositif. – 65 – lettres des parents contre la prof d'allemand et le coup de fil amical du collègue qui souhaite que sa fifille, qui entre en cinquième, ait plutôt Madame Mérion comme professeur principal, et maintenant le Conseiller général-maire qui vous invite à dîner avec votre épouse, mais espère que vous ne verrez pas d'inconvénient à ce que la FNSEA62 organise au collège une session de découverte des NTIC63 pendant les congés scolaires, ce qui va sûrement réjouir le prof de techno, responsable bénévole du réseau. Des milliers de fonctionnaires, compétents ou non, baignent désormais dans le vocabulaire managérial. En réalité, si nombre d'entre eux ont plus ou moins intégré qu'ils sont responsables de l'image de leur collège, de leurs équipes, voire de leurs effectifs d'élèves, beaucoup rechignent encore à collaborer au recrutement de personnels précaires, à assumer l'évaluation des enseignants après la disparition de la notation, à choisir, sous la pression, les enseignements qui seront assurés et donc ceux qui seront sacrifiés car tout ne peut pas entrer dans le budget. On peut bien leur donner parfois l'impression qu'ils sont devenus de petits chefs d'entreprise64, en réalité ils auront le sort des gérants de supérettes qui ne font pas leur quota, dès lors que la quantification financière, logique après la LOLF (Loi 61 Syndicat National de l’Éducation Physique de la Fédération Syndicale Unitaire. 62 Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles, une des deux pièces maîtresses (avec la Confédération paysanne) de la corporation agricole. 63 Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication. 64 Quelques-uns participent même maintenant à l’Université d’été du MEDEF : misère ! – 66 – Organique relative aux Lois de Finances)65, aura remplacé la quantification administrative dans l'appréciation de leurs résultats. Ils devront alors faire la preuve que leur collège est au-dessus du seuil de rentabilité, que ses ratios sont corrects, que le personnel est suffisamment flexible et qu'ils savent bien tenir leur CA ; d'ailleurs à terme, pourquoi ne pas les remplacer par le garagiste parent d'élève ou la prof de gym à la grande gueule qui ont tous les deux l'expérience du management des équipes ? Je trouve particulièrement significatif le cas de ce principal de collège maladroit, naïf et autoritaire qui avait cru au discours ambiant et s'était durablement affronté à la majorité de son Conseil d'Administration "de gauche", parents d'élèves et syndicats autonomes en tête. Résultat : la hiérarchie qui l'avait d'abord encouragé dans la voie de la fermeté, voire de l'arbitraire, l'a lâché et il a dû changer de département. Le nouveau chef d'établissement, un homme de talent, doit cependant désormais compter avec des "actionnaires de référence" renforcés et promus dans leurs organisations respectives. Combien des acteurs d'une telle affaire se sont rendus compte qu'ils venaient d'anticiper sur la généralisation du "modèle anglo-saxon" par ailleurs tant décrié ? Désormais, pour une politique donnée, l'État se fixe des objectifs précis à atteindre, avec des moyens alloués pour atteindre ces objectifs. La « performance » des services sera ainsi mesurée de façon plus concrète : une politique publique sera d'autant plus performante que les objectifs auront été atteints ou approches grâce aux moyens alloués. Une vraie « culture de la performance » devrait ainsi s'instaurer au sein de l'administration. (www.education.gouv.fr/) – Site du gouvernement. 65 – 67 – Inspecteurs pédagogiques J’ai vu pratiquer trois générations d’inspecteurs pédagogiques. La première gérait l’enseignement technique et accompagnait les flux de maîtres-auxiliaires hâtivement recrutés après 1968 pour accompagner la « démocratisation de l’enseignement ». Sur les trois inspecteurs qui m’ont convoqué en cette période deux avaient un lien direct ou indirect avec le syndicalisme ouvrier, l’un CGT, l’autre Force Ouvrière. Bien sûr, ils faisaient peur, cela fait partie du jeu nécessaire, mais eux-mêmes étaient placés sous la surveillance attentive des Inspecteurs Généraux. Les Inspecteurs Généraux de l’Éducation Nationale (IGEN) ont hérité d’un respect historiquement justifié, mais aujourd’hui largement surfait et d’une autorité interne incontestée, si du moins ils ne mordent pas la main qui les a nourris. En tout état de cause, il faisaient souvent trembler les IPR (Inspecteurs Pédagogiques Régionaux) et à plus forte raison les IET (Inspecteurs de l’Enseignement Technique). Une visite de l’Inspection Générale (les majuscules sont de rigueur) était un événement à la fois terrible et protocolaire et l’on devait subir la promotion de leurs éditeurs (car ils par- – 69 – rainaient de nombreux manuels) et celle des nouveaux outils pédagogiques. Ah ! Le film en Super 8 : « Martine, ma secrétaire ! » produit par l’inspecteur, quel pied !… Pourtant, Martine avait un CDI après son bac G1 (devenu STG – Sciences et Technologies de la Gestion), son déroulement de carrière était largement prédéterminé par les Conventions collectives et elle pouvait espérer prendre sa retraite après 37 ans de loyaux services. Moi, j’essayais d’apprendre la sténographie pour former des « Martine » (je n’y suis pas parvenu). Les corps d’inspection constituaient des garde-fous archaïques, injustes, mais qui ne méritaient pas le pilonnage des gauchistes qui, sous couvert d’anti-autoritarisme préparaient, la suite l’a montré, leur propre arrivée aux affaires, ce qui est chose faite. Les frères Cohn-Bendit en sont emblématiques. Gabriel Cohn-Bendit, un ancien responsable de la tendance d'extrême gauche de la Fédération de l'Éducation Nationale (syndicat autonome ancêtre tout puissant de l'UNSA66 et de la FSU) s’est révélé, au compte d'une variante de l'idéologie de l'école comme vecteur de reproduction sociale, un adversaire résolu de l'École de Jules Ferry, voire de l'École tout court. D'abord promu, au début des années 1980 proviseur du "lycée différent" de Saint-Nazaire, financé à grands frais pour quelques élèves en déshérence, il a intègré la sphère des décideurs et développe depuis des ONG en Afrique (Réseau Éducation pour Tous : REPTA67) . 66 Union Nationale des Syndicats Autonomes. "Grace à son épais carnet d'adresses, Gaby Cohn-Bendit a quasiment autour de lui tout l'éventail politique, du libéral Alain Madelin au vert Noël Mamère, de l'UMP Godfrain au socialiste Bianco. Côté entreprises, le groupe Bollore, la Camif, 67 – 70 – Daniel Cohn Bendit, qui partage avec son frère son désamour de l'école laïque, est quant à lui député européen et fut l'un des animateurs des gauchistes étudiants du Quartier latin en 1968. Il se prononce désormais comme lui pour un gouvernement d’Union Nationale en France68. La deuxième génération d’inspecteurs était composée d’enseignants « encore-de-gauche » selon les formats en vigueur dans les années 1980 et issus du syndicalisme autonome. Ils pouvaient être euxmêmes d’anciens maîtres-auxiliaires. Devenus formateurs et auteurs de « pochettes de travaux dirigés », ils passaient beaucoup de temps à développer leurs méthodes qui suivaient pas à pas les méandres de la dernière réforme en cours. Ils incarnaient la puissance du syndicalisme autonome. Le SNES (Syndicat National des Enseignements du Second degré, dirigé par des proches du très conservateur Parti Communiste Français, le parti de Mme Buffet) a obtenu pendant cette période des gouvernements de droite et de gaula CFAO (Pinault), Ouest-France lui font confiance. Côté ONG, on trouve Aide et Actions – Écoliers du monde et les Volontaires du Progrès. Il y a aussi les régions Ile-de-France et Bretagne. Entre autres, et ce n'est sans doute qu'un début..." Tiré du site du Repta http://repta.net/site/ 68 « Les choses bougent, les choses avancent. Mardi soir dernier, j’étais au meeting de Ségolène Royal à Montpellier. Les militants ont témoigné ce soir-là qu’ils ne reculaient devant rien et qu’ils n’avaient pas peur: ils savent que l’on faut s’ouvrir aux valeurs humanistes des autres, ils savent que c’est la condition de la victoire. Je suis confiant car je sais que Ségolène Royal a cette capacité à rassembler au-delà de sa famille politique et qu’elle a l’audace de dépasser le traditionnel manichéisme droite/gauche. Je suis confiant, donc, et je crois que la France est capable d’accomplir cette modernisation dont elle a besoin et qui vise à créer un pôle rassemblant écologistes, socialistes et centristes. » (Blog de D. CohnBendit le 28 avril 2007 - http://blog.cohn-bendit.eu/fr/?cat=4) – 71 – che d’importantes mesures catégorielles et structurelles qui lui ont permis de préparer l’éclatement de la FEN (Fédération de l’Education Nationale) et d’assurer une présence assidue dans les commissions consultatives où s’élaboraient les réformes. Ce fut notamment le cas sous les ministères de René Monory (droite) et Lionel Jospin (gauche), entre 1986 et 1992. Cela s’est traduit quasi mécaniquement par une présence accrue d’anciens du SNES parmi les inspecteurs, puisque ceux-ci sont recrutés parmi les enseignants en activité, avec des concours dont les contenus tiennent le plus grand compte des réformes en cours. C’est à cette époque qu’entrèrent en scène les pédagogues plus directement issus de la tradition catholique, Antoine de la Garanderie (professeur à l’Université Catholique de l’Ouest) et son étrange « gestion mentale », mais surtout Philippe Meirieu qui, sur son blog, se donne lui-même comme ancêtre Don Bosco. Je me souviens m’être fait infuser des bribes de ces deux théories dans des stages organisés par l’Inspection Pédagogique. Apparemment ces deux courants faisaient bon ménage. Mais l’école de Jules Ferry a souffert : la nouvelle doxa fondée sur la haine de l’école a produit bien des rancœurs et des désillusions dont certains des animateurs des formations de l’époque tirent aujourd’hui le bilan. La troisième génération est aux commandes, mais en pleine évolution. C’est la génération de Maastricht livrable en deux modèles très voisins, celui de droite et celui de gauche. Celui de droite admire la Bourse et l’Entreprise (là encore les majuscules !), celui de gauche le "Monde Professionnel" et la revue Alternatives Économiques. Ils ont une foi commune : « la faillite des – 72 – idéologies – dont le christianisme, cela va de soi, ne fait pas partie, – sera dépassée par la construction de l’Europe. » La disparition des débouchés du prétendu « enseignement technologique » liée à la désindustrialisation, l’autonomie des établissements, mais aussi le système européen de collation des grades ne donnent guère d’espérance de vie à cette génération qui n’aura bientôt plus grand-chose à inspecter. Par ailleurs le rejet par referendum du projet de Traité Constitutionnel de l’Union Européenne n’a pas fait qu’ébranler les croyances, il a sans doute convaincu plus d’un décideur que décidément, ces corps d’inspection héritiers de Tocqueville et de Marx n’étaient compatibles avec aucun des catéchismes managériaux de la « nouvelle gouvernance ». Restent les fonctions de DRH. Déjà la pédagogie s’estompe au profit du résultat, les bilans de compétence apparaissent, les restructurations approchent. – 73 – Collègues La notion de collègue est une utile fiction : lorsqu’il réunit ses enseignants à la rentrée, le proviseur s’adresse à ses « chers collègues », car il est luimême issu du corps enseignant. Cependant, rien n’est simple : un étudiant-surveillant est-il un collègue ? Et si oui, qu’en est-il d’un assistant d’éducation ? D’un vacataire ? D’un « contrat aidé » ? D’un ouvrier professionnel ou d’un agent d’entretien ? La myopie sociale est une affection collective de la vue, endémique dans les salles des professeurs ; les personnels ouvriers et de service sont transparents et on surprendrait sans doute un bon nombre de professeurs en leur annonçant que ces personnels viennent de changer d’employeur à la suite d’une loi de 2004 dont la généalogie remonte à Maurras via Mitterrand69. J’ai entendu en 2007 un collègue, qui revendique des 69 Charles Maurras (1868-1952), monarchiste et fondateur de « L’Action française » affirmait que « la monarchie devrait fédérer les républiques provinciales » ; c’est sur son inspiration que le gouvernement de Vichy devait créer les préfets de région. Le mouvement législatif a repris sous Mitterrand en 1982-1983, a trouvé une consécration constitutionnelle en 2003 et la loi dont il est ici question a été adoptée à la quasi-unanimité en 2004. – 75 – engagements citoyens, grogner un peu parce qu’il devrait travailler une année de plus du fait de la réforme des retraites de 2003, qu’il n’avait sans doute pas manqué de commenter politiquement au moment de son adoption. Celui là mettra sans doute un certain temps à percevoir que, dans les couloirs, les blouses d’une société de nettoyage auront remplacé celles des « collègues » aujourd’hui à disposition de la collectivité territoriale. Peut-être un jour, malgré tout, s’apercevra t’il que la « concurrence libre et non faussée » de l’Union Européenne pourrait bien pousser son lycée à faire appel à « Acadomia » plutôt qu’à ses services. Et cela pourrait bien n’être qu’une question de mois. Bien entendu, les personnels d’entretien restent membres de la « communauté éducative », comme les parents d’élèves et M. l’aumônier (juste une anticipation) : cette fiction n’a longtemps eu que des effets limités et il m’est arrivé de penser que, s’il était juste de dénoncer cette escroquerie intellectuelle, la portée en était somme toute assez minime. Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; cette communauté, comme toutes les autres, fait souffrir les plus fragiles et tente d’imposer à tous la loi de ceux qui se proclament l’expression de la Totalité 70. Dans mon lycée, voici quelques années, un poste de Conseiller Principal d’Éducation71 (CPE) a été supprimé, non pas parce que le 70 J’ai, par exemple, lu sur des blogs de jeunes collègues, les arguments désespérés de collègues tentant de protéger les horaires de français dans les débats sur la répartition de la DGH (Dotation Horaire Globale), déléguée à l‘établissement dans le cadre de son autonomie… 71 Dans les « points de convergence » sur la réforme des lycées signés – 76 – nombre d’élèves diminuait, mais on souhaitait équiper un collège, alors, redéploiement oblige… Le résultat fut un développement de l’absentéisme dans les classes de BTS, ce qui n’était pas prévu par la règle du jeu. À l’instigation des élus au Conseil d’Administration fut mis en place un « groupe de travail » qui plancha pendant plusieurs mois sur la recherche d’un outil palliatif. Des instruments de suivi furent donc élaborés, sur la base d’un volontariat assisté : le professeur ne pouvait plus se contenter de noter les absences, mais devait renseigner des tableaux précis sous l’autorité d’un coordonnateur bénévole. Cette dernière fonction n’a guère survécu au-delà d’une année et à la rentrée suivante… c’est le petit nouveau s’y est collé sous l’œil un peu gêné des collègues du Conseil d’enseignement… La souffrance au travail progresse, le plus souvent elle est tue ou banalisée, ceux qui ont réussi à y échapper en devenant chefs d’établissement ou inspecteurs et qui nient cette réalité, portent une lourde responsabilité personnelle et ils ne sont même pas sûrs, en contrepartie, d’accéder à l’acmé de la reconnaissance sociale qui serait de présenter leur épouse à celle d’un chirurgien. Puissent-ils ouvrir un peu les yeux ! J’ai écouté le joli rock des « Fatals Picards » sur la « sécurité de l’emploi » : ils auraient pu avoir le même succès que Kamini (le rappeur de Marly-Gomont et de « Un ptit coup de motherfuck » qui m’a donné l’idée du titre) ; mais voilà, la plupart de mes collègues n’ont découvert Kamini qu’aux « Victoires de la Musique » et les entre Darcos, le SNES (FSU), l’UNSA et le SGEN (entre autres), les CPE ont disparu du lycée à inventer. – 77 – « Fatal Picards » qu’au moment de l’Eurovision ! Misère du gap culturel !72 Et leur souffrance, ils la garderont pour eux ou au mieux pour leur psy. Pendant ce temps, sortis de la salle des profs, côté mâles on picole ou on fume comme les élèves, côté femelles on pratique le yoga, le sport ou le pouponning en redoutant le prochain repas de famille où on leur chantera le refrain des « Fatals Picards » (« Déjà rentrés ? Bande de feignants, vous travaillez moins qu’un chômeur… ») Les collègues se répartissent en strates comme les lamines lors de la sédimentation en couches géologiques. En voici quelques-unes. De la génération d’enseignants qui m’a immédiatement précédé, je retiens ces solides produits de l’ENSET (École Normale Supérieure de l’Enseignement Technique), mais aussi ces anciens professeurs techniques issus du métier, exigeants à l’égard des élèves et d’eux-mêmes. J’ai souvent été très impressionné par les moines-soldats, j’ai nommé les professeurs de classes préparatoires. De la vie monastique ils ont souvent la discipline, la rigueur et le sectarisme. Ils vivent à l’intérieur d’une clôture symbolique dont le sort des cinq-demi est une frontière et le compte en banque la délicieuse culpabilité. À l’autre extrémité de la chaîne les vacataires, ombres d’enseignants ; quel salaire attribuez-vous à votre ombre ? Ils sont gentiment accueillis en salle des profs par les épouses de médecins et de cadres supérieurs qu’ils ont le droit de remercier pour leur disponibilité. Mais ils doivent savoir qu’ils ne sont 72 À votre avis, Cindy Sanders représentante de la France à l’Eurovision, c’est un hoax ? – 78 – que tolérés dans un milieu qui, dans les replis de son amabilité circonspecte, cache sans doute le membre du jury susceptible d’assurer un jour la pérennité de leurs revenus ou de les envoyer au contraire s’inscrire à l’ANPE. Entre ces deux pôles, le biotope exprime sa variété ; les vieux agrégés ronds-de-cuir ont à peu près disparu, dans certains établissements ils avaient même eu droit jadis à leur « table des agrégés » à la cantine ; les maîtres-auxiliaires (MA) ont aussi fait leur temps, remplacés par de prétendus CDI (Contrats à Durée Indéterminée, qui sont aussi une jolie escroquerie lexicale). J’ai été MA, on m’a fait enseigner dans la décontraction des disciplines auxquelles je ne connaissais rien. Quinze ans plus tard, lassé d’attendre une formation et honteux de mon incompétence, j’ai décidé de préparer l’agrégation. En trente-cinq ans j’ai participé à de multiples stages pédagogiques parfaitement inutiles (sauf au profit de la normalisation), en revanche, j’ai bénéficié de trois stages portant sur des contenus disciplinaires. L’un sur les marchés dérivés, un autre sur la réforme du plan comptable et un troisième sur l’utilisation des tableurs, le tout à l’initiative de collègues ou de mon supérieur direct. La machine a continué grâce à des soutiers, qui triment sans compter pour instruire les élèves et acceptent en plus d’aider stagiaires, contractuels ou débutants : ainsi ces PLP (professeurs de lycée professionnel) du Lycée Europe à Cholet qui m’ont appris à travailler (à Cholet, si vous ne voulez pas mourir d’ennui, autant travailler…) ; ainsi cette femme qui fut ma conseillère pédagogique pendant un an, produisant sur chacune de mes leçons un – 79 – admirable « rapport d’inspection », ainsi ce collègue qui m’a accueilli chez lui pour préparer l’agrégation avec les matériaux qu’il avait lui-même recueillis deux ans plus tôt. Mais l’institution, rien ! Quels abîmes entre ma conseillère méprisée par sa hiérarchie et les théâtreux ou vidéastes coincés qui tiennent le haut du pavé ! La culture lacunaire de ces derniers ne les empêche nullement de m’accabler d’un mépris mérité ; je n’étais, après tout, qu’un professeur technique. Mais quelle étrangeté ne représenté-je pas à mon tour pour cette génération du début des IUFM, quelquefois devenue enseignante par dépit, qui voyait parfois s’agiter devant elle un vieux syndicaliste dont la référence était une classe sociale officiellement disparue ? Une nouvelle génération se présente aujourd’hui, très hétérogène aussi. L’effondrement de l’Union soviétique avait en effet laissé penser que l’économie de marché était l’horizon indépassable d’un monde multipolaire ; le choix se résumait désormais à une alternative entre le libéralisme et le marché organisé. Le monde enseignant préfère massivement la deuxième branche, avec les gradations d’usage entre le centre-gauche et l’extrême gauche dont le nouveau flambeau est le Besancenot, parrainé en permanence par les médias. Mais enfin, la première version a aussi ses partisans pas si marginaux, la diminution des postes mis aux concours donne une prime aux gentils fils à papa libéraux, qui disposent déjà dans leur héritage de l’essentiel des outils nécessaires pour décrocher le CAPES et on les a vus arriver, arrogants ou gentils, dans les salles des profs. Pourtant près de vingt ans plus tard, la réduction au statut de milleuriste73 de – 80 – toute une génération a suscité chez les salariés une incitation nouvelle à considérer l’enseignement comme une voie de promotion sociale. Pas si cons, les prolos et leurs enfants considèrent désormais que, toutes choses égales par ailleurs, ceux qui auront le plus de chances d’évoluer si la société se débloque sont ceux qui auront eu accès au patrimoine culturel de l’humanité. Malheureusement, la mastérisation prévue par le processus de Bologne74 aura – si elle va à son terme – pour effet de freiner considérablement ce type de recrutement : en effet, les étudiants qui se destinent au professorat seraient contraints de faire cinq ans d’études sans aucune année rémunérée, ce serait un efficace barrage anti-prolos. Accessoirement cela ne peut conduire qu’à un décalage culturel croissant entre les personnels recrutés et les élèves, compensé, peut-être par l’inculture des nouveaux recrutés, les concours à venir faisant de moins en moins de place aux connaissances disciplinaires. Il existe dans la jeunesse un nouvel intérêt pour l’action collective. Que les jeunes collègues se tournent d’abord vers les troupes bigarrées et la voie sans issue du gauchisme politique ou syndical75 promu par les médias ne m’inquiète guère, une pirouette et ils se Est-ce encore un néologisme ? En tout cas ce n’en est plus un en Italie ni en Espagne où la Génération 1000 ? a massivement commencé à rendre conscience d’elle-même. La Grèce a depuis inventé le sixcentseurisme, l’UE est un moteur de progrès. 73 Le processus de Bologne concerne 46 pays dont les gouvernements ont décidé de créer un « espace européen de l’enseignement » en 2010. Les gouvernements ont décidé... mais ils laissent à chaque « communauté universitaire » le soin d’appliquer. Quant aux peuples ? Ah, les peuples... 74 75 Le gauchisme vient du vocabulaire léniniste qui le qualifiait de maladie – 81 – rétabliront si on leur en donne l’occasion. L’essentiel est que leur disponibilité, physiquement vérifiée dans les manifestations contre le CPE, traverse en coupe toute cette génération, depuis Hélène, qui est en seconde et n’a pas 17 ans, jusqu’à Matthieu, stagiaire IUFM qui vient d’avoir 24 ans. Les énergies sont disponibles. J’ai appris récemment que Das Kapital, de Marx, était redevenu un best-seller en Allemagne, c’est un signe des temps. infantile du communisme, car marqué par une impatience néfaste, mais le terme s’est édulcoré et il ne s’agit ici que d’une facilité de vocabulaire, la LCR de Krivine et Besancenot indispensable auxiliaire du Parlement européen, n’a, on le constate, aucune impatience à aller au communisme, les syndicats SUD sont à gauche… du corporatisme chrétien et il ne suffit pas de promener un drapeau rouge et noir pour être anarcho-syndicaliste. – 82 – Janvier 2009 six mois sans collègues... « Si tu aimes mieux les ouvriers que nous, il ne fallait pas faire ce boulot », me dit une ancienne, et charmante, collègue. Aimé-je les ouvriers ? Aimé-je mes collègues ? Rien de directement sexuel en tous cas : une rangée de casiers de salle des professeurs stoppait net l’improbable érection matinale qu’aurait maintenue la speakerine de France Musique dont la voix accompagnait mon trajet en voiture (j’ai été interne sept ans, c’est peut-être cela ma phobie des casiers, ou alors un lapin m’a mordu dans ma petite enfance et les clapiers me castrent symboliquement). Ceci étant, je l’admets, il m’est arrivé d’être injuste envers mes collègues professeurs sur leur manque d’empathie sociale : j’avais moi-même, militant aguerri, bien du mal à me retrouver dans le dédale des journées dosées par des dirigeants syndicaux, qui tutoient ministres et présidente du MEDEF dès que les caméras sont parties. Tous semblent prendre garde à ce que le dosage des journées d’action soit effectué avec soin, de telle façon que ne soient pas mélangés des produits dont la rencontre pourrait être dangereuse. L’isolement relatif des enseignants n’est pas leur fait. – 83 – J’ai lu assez souvent, ces derniers mois, le blog de J.-P. Brighelli76, révélateur mais un peu désespérant, comme une salle des profs virtuelle, avec un panneau syndical du SNALC77, des plaisanteries sexuelles politiquement correctes et le parfum des barquettes réchauffées au micro-ondes. Je lis aussi de nombreux autres blogs, sans prétentions pédagogiques, où interviennent de jeunes ou moins jeunes collègues. Et je suis attendri par leurs angoisses, leur travail, le contenu de leurs cartables et quelques-uns de leurs tiroirs secrets qu’ils étalent avec la même touchante sincérité que l’on trouve sur les Skyblogs des élèves. Ces blogs là m’inspirent une vraie tendresse. On arrive, avec son petit cartable, dans une salle des profs inconnue, on n’est souvent même pas encore logé et l’on cherche des amis, un peu de chaleur, des repères. Jadis, le syndicat faisait partie des balises. Sur un peu plus de 200 professeurs de mon M. Brighelli, professeur agrégé, est l’auteur de divers ouvrages et de pamphlets dont le plus récent s’intitule « La fabrique du crétin ». Les crétins, ce sont mes « motherfuckers », en quelque sorte. M. Brighelli se met en avant, prend des coups et en donne (son blog s’appelle d’ailleurs « bonnet d’âne »). Je l’avais dans la première édition, invité à discuter d’autre chose que d’enseignement. Ouf, il ne m’a sans doute jamais lu, ni même repéré sur la toile, il fait partie de ces collègues qui souhaitent voir leurs idées prises en compte par un ministre, indépendamment de ces catégories désuètes qu’on appelle « partis politiques » ou, pire encore, « lutte des classes », ce qui l’a conduit à faire des offres de service à M.Darcos ; que ce dernier n’ait, pour l’instant, pas accepté est relativement secondaire. 76 77 Syndicat autonome des lycées et collèges, réputé à droite, et rejoint pour cela par des profs de gauche qui veulent se mettre à l’abri des ayatollahs de leur propre camp ; autonome plus qu’indépendant, il doit vivre dans l’ombre du SNES que le ministre consulte plus volontiers, car c’est un syndicat relié à la « nouvelle gouvernance » proposée par Chérèque et Thibault. – 84 – lycée, il y avait en 1978, 132 syndiqués au SNES, on en comptait 25 au SGEN-CFDT et une douzaine au SNALC. Bien sûr, si l’on excepte l’antenne (alors gauchiste dans son expression – au grand désespoir des dames venues de la CFTC), du syndicat chrétien CFDT, il s’agissait de syndicats autonomes. Mais aujourd’hui, il n’y a guère plus de cinquante syndiqués, tous syndicats confondus, et la morne sociologie reprend ses droits. Tel est le bilan d’un syndicalisme dont les structures coïncident avec celles de l’administration, avec des passerelles à tous les niveaux. Le résultat le plus navrant est visible à l’Université où les ex-responsables des syndicats, devenus présidents ou vice-présidents, appliquent avec ou sans états d’âme les réformes bolognaises et la prétendue professionnalisation qui est le contraire de l’Université, puisqu’elle consiste à livrer les étudiants aux patrons pendant que ces derniers fuient éperdus devant la crise et n’ont d’autre objectif que de sauver leurs profits. Dans le second degré, la plupart des syndicats ont signé avec le ministre des « points de convergence » sur la réforme (Darcos, pour l’instant) des lycées, au moment même où la profession préparait ses forces pour la bataille. Alors, amour ou désamour relèvent d’un égotisme hors de propos, il n’est pas d’autre voie que de s’appuyer sur les incontestables aspirations des enseignants, pour les aider à colmater les brèches, à imposer l’unité. Les affrontements décisifs s’annoncent. Les bataillons d’instituteurs, avant-garde confuse, agitée, mais déterminée ont fait mouvement. Dans les lycées, la participation électorale a augmenté aux élections pro- – 85 – fessionnelles, ce qui prouve que l’on cherche des outils. Pour la masse des collègues, le danger est beaucoup mieux identifié : on en arriverait presque à remercier Daniel Cohn-Bendit de préparer avec... Giscard d’Estaing les prochaines élections au pseudoparlement de Strasbourg. Les émeutes de la jeunesse grecque accélèrent la prise de conscience de cette réalité : il existe bel et bien, à l’échelle européenne, une entreprise systématique de désespérance et de démolition. Il manque des outils, il manque la confiance en ses propres forces et en celles de l’ensemble des salariés, mais depuis Jenn (BTS informatique 2006), retrouvée à l’occasion de ce livre, jusqu’à ce père d’élève et délégué syndical Force Ouvrière, rencontré le soir du scrutin des prud’hommes en décembre 2008, en passant par ce maire qui veut sauver la Poste de sa commune sans se fâcher avec son député (ça va être dur), la jonction approche. Le talon de fer n’a pas gagné. – 86 – Instituteurs Les instituteurs sont les collègues des professeurs. Enfin presque. D’ailleurs il n'y a plus d'instituteurs, mais des « professeurs des écoles ». Il n'y a plus d'Écoles Normales parce qu'il n'y a plus de normes. Et bientôt plus d'écoles communales, parce que plus de communes mais des EPEP (Etablissements Publics d’Enseignement Primaire), improbables succursales d'une future mais très prochaine supérette cantonale de l'Éducation, dirigées par un principal qui aura réussi dans sa communauté éducative, par un directeur d'école qui aura enfin accepté de devenir un échelon hiérarchique, ou directement par un élu local comme au bon temps de M. Guizot et de LouisPhilippe, le roi à tête de poire de mes vieux manuels. Il faut dire que, de Russie en Argentine et de France au Cambodge, instituteur c'est un métier, une profession. Les instits, tout professeurs des écoles qu’ils soient, parlent d'ailleurs beaucoup de "la profession" pour désigner leur corps de fonctionnaires. Dans Le Monde entier, ceux qui apprennent aux petits humains à "lire, écrire, compter" constituent de fait une formidable force de résistance aux destructions opérées par le capitalisme pourrissant. Mon admira- – 87 – tion est grande pour les instituteurs africains, russes et argentins, mais aussi pour les instituteurs de France. Depuis le vieux directeur "réac" et honni des jeunes pédagos, jusqu'aux viragos excitées qui dansent devant les cortèges du SNUIPP-FSU, depuis les militants FO ombrageux, jusqu'aux troupes "anticapitalistes" dépenaillées qui défilent en fin des cortèges syndicaux. Mais les instits sont une espèce en voie d'extinction ; la fiction niveleuse qui voulait qu'au nom de la "même dignité", les postes soient occupés par les mêmes fonctionnaires "de la maternelle à l'université", commence à montrer son vrai visage : la destruction de cette profession estimée. L'entreprise réussira t'elle ? Rien n'est joué ; jusqu'à présent rien n'a totalement fonctionné dans les démolitions entreprises. Les instituteurs continuent vaille que vaille, avec des difficultés croissantes, à inculquer aux nouvelles générations les connaissances et les comportements qui permettent d'accéder à la connaissance, donc à la critique. Leur hiérarchie réelle est constituée par les IEN (Inspecteurs de l'Éducation Nationale), autrement appelés « inspecteurs primaires », souvent issus du rang ; redoutés, critiqués, débordés, agités, ils sillonnent chacun une circonscription. Or les IEN jouent souvent double jeu : côté cour, ils sont d'impitoyables promoteurs des pseudo-réformes et des billevesées gouvernementales à la mode, côté jardin, ils doivent entretenir des relations de confiance avec les directeurs d'écoles et les délégués du personnel pour faire fonctionner la machine sans trop d'à-coup. Les directeurs d’école n'ont pas, eux, de pouvoir hiérarchique. Partenaires des mairies (qui fournissent – 88 – locaux et matériel scolaire), interlocuteurs des IEN et des parents, ils doivent en plus faire fonctionner les organismes de concertation (conseil des maîtres, conseils d'écoles), gérer les flux d'informations et les statistiques, et le plus souvent assurer leur propre classe (au moins à temps partiel). J'ai des liens d'amitié ou de camaraderie avec nombre de directrices et directeurs, qui ne mesurent guère leur temps ni leurs efforts, sans pouvoir prétendre à une autre contrepartie publique que leur photo dans le journal local le jour de leur retraite. Mais je sais que nombreux sont les anciens élèves, qui comme mon fils, aujourd'hui chercheur et universitaire, saluent respectueusement leur ancien directeur primaire. Cette vertu fait cercle autour d'eux et si les profs jouissent dans l'opinion d'une cote assez médiocre, celle des instits reste élevée. Les instits continuent à tisser autour de leurs écoles des liens de solidarité qui leur permettent d'obtenir le soutien ou au moins la bienveillance des populations. Les gouvernements l'ont bien compris, qui tentent aujourd'hui de les transformer en recruteurs des demi milleuristes80 destinés – mais c'est un prétexte – à alléger leurs tâches administratives. Il s'agit, là comme ailleurs, de faire baisser les salaires et d'opposer les précaires aux personnels sous statut. Mais la résistance est vive et la bataille décisive n'est pas engagée. La suffisance d'Allègre, caractéristique des "années Jospin", n'a pas suffi, la brutalité rusée de Fillon non plus. Partout, cette école qui apprend 80 Les « Emplois Vie Scolaire » (EVS sont des Équivalents Temps Plein (ETP), cela signifie qu’ils peuvent être scindés en deux, et comme le salaire est le SMIC… – 89 – encore à "lire, écrire et compter" est reliée aux fibres les plus profondes de la civilisation. Dans toute l'Europe, l'École est menacée et les arguments puisent aux mêmes sources, dont la plus importante est celle de l'Union Européenne : ainsi, au moment où j'écrivais ces lignes, trois écoles venaient d'être supprimées dans les villages voisins. Les enfants de deux petits ports et d'un village de montagne devaient désormais se lever à six heures et les parents s'organiser pour les emmener à l'école la plus proche. C'était en Grèce et l'argumentation de l'administration différait sans doute sensiblement de celle de l'Inspecteur d'Académie en France en pareil cas. Mais l’origine de la mesure et le résultat restent, le coût social a été transféré vers les familles, le coût humain aussi et les mécanismes de l’apprentissage mis en péril. C'est à la fois de l'exploitation économique et un recul de civilisation. L'étape suivante, ce sont les écoles communautaires africaines où les parents eux-mêmes embauchent des instituteurs précaires en s'efforçant de réunir les cinquante euros de leur salaire mensuel, une ONG caritative fournissant le matériel, grâce, par exemple au tourisme équitable. Côté tourisme, ça va être plutôt coton à Merlebach et à Moulin-le-Carbonnel, mais le retour de Gabriel Cohn-Bendit en métropole, après ses missions en Afrique, permettra peut-être aux associations locales lorraines ou mayennaises de profiter de son expérience. – 90 – Les IUFM Je ne voulais dire qu’un mot des IUFM, qui sont aujourd'hui liquidés à leur tour : tant a déjà été écrit ! Mais la bouteille d’essence me brûle la main et, si je sais que le bûcher va sentir mauvais81, je ne puis m’empêcher de penser que ceux que les clercs attachent sur les fagots étaient souvent eux-mêmes des inquisiteurs. Tous ceux dont la tâche consistait à développer l'Ordo de l'Évangile selon Meirieu ouvrent des yeux effarés dans leurs robes de condamnés et leur regard demande : pourquoi ? Parce que, braves gens, vous formiez encore des promotions de maîtres, qui aspiraient, une fois certifiés, professeurs de lycée professionnel ou professeurs des écoles, à enseigner en bénéficiant d'une carrière, et que cela coûte bien cher, 81 Les projets de maquettes de « masters enseignement » devaient être déposés au 31/12/2008 ; voici les premières réactions prises sur un site destiné aux formateurs de l’enseignement catholique (http://atout doc.formiris.org) : Le jury des épreuves orales d'admissibilité ne comprend pas d'enseignants. L'allongement de la durée des études d'un an et la disparition du statut d'élève fonctionnaire va décourager les étudiants des milieux modestes. Ajoutons que, confortée par l’accord Kouchner/Ratzinger sur la reconnaissance des diplômes canoniques, les « universités catholiques » comptent déposer leurs propres maquettes . – 91 – comme on ne cesse de vous le dire. Désormais place au parcours du combattant où les étudiants rempliront leurs havresacs de crédits glanés dans diverses facultés, instituts ou commissions de validation des acquis ; ils videront leur besace dans le plateau d'une balance tenue par un sergent-major de la Banque Centrale Européenne et on leur donnera pour équilibrer un salaire compris entre cinq cents et mille cinq cents euros. Des dizaines de concours de recrutement ont été supprimés, alors même que des étudiants s’étaient endettés pour suivre le cursus préparatoire : cela suffirait à disqualifier les auteurs de ces plans. Qu’un seul d’entre eux vienne défendre devant les étudiants (ou devant moi, tiens, pourquoi pas ?), le trait de plume qui voue ce jeune adulte, endetté pour sept ans, à devenir chômeur ou à accepter un emploi précaire et déqualifié ! Cela alors même, peut-être, que précisément ses bonnes notes en licence ou en maîtrise avaient pu convaincre un parent de donner au banquier la caution qui manquait. Ah ! Bien sûr, il peut devenir chef d’entreprise, ou au moins d’une micro-entreprise grâce au micro-crédit ! Je voudrais que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas ici de la diminution du recrutement, mais de la fermeture totale des concours pour une ou plusieurs sessions. Et les lauréats des concours qui subsistent ? Ils vont arroser cela comme cette jeune mère de famille toulousaine, lauréate en juin 2007, dont je lis depuis trois ans le blog plein de qualités littéraires, puis ils vont déchanter. L’Inspection générale de lettres modernes s’est, semble-t-il, spécialisée dans le soutien – 92 – à la transversalité : cette amoureuse de la littérature classique qui pensait pouvoir apprendre à l’IUFM la didactique de la littérature du XXe siècle, se familiariser avec Charles Cros ou même, pour faire moderne, explorer les relations de Satie avec les surréalistes, cette lauréate va tomber de haut. Que s’est-il passé ? Nous avons déjà parlé du recrutement des PEGC, destinés aux collèges dont le vivier initial était constitué par les instituteurs ou les étudiants à Bac+2. Mais il existait alors un autre dispositif, calqué sur celui des écoles normales d’instituteurs imaginées sous la Révolution française et généralisées sous Jules Ferry : les IPES. Les « ipesiens » étaient prérecrutés par concours et les élèves des milieux populaires les plus motivés pouvaient recevoir une bourse pour préparer le concours d’entrée à l’Institut. Une fois reçus, ils obtenaient le statut et le salaire d’élèves-professeurs. Cette voie, moins élitiste que celle des ENS, qui n’avaient ni la vocation ni les moyens de former plusieurs dizaines de milliers de professeurs par an (de 1957 à 1978), coûtait cher au budget de la Nation (deux années de salaire pour l’étudiant qui souscrivait en contrepartie un engagement décennal) mais était orientée vers l’obtention, parallèlement au concours, des licences et des maîtrises qui validaient les études universitaires. Les derniers « ipesiens » partent aujourd’hui en retraite, le système s’est donc arrêté au moment même où les besoins exprimés étaient les plus importants. Et ceux-là même qui ont mis fin à une voie d’excellence, ceux-là recrutaient au même instant des dizaines de milliers de maîtres-auxiliaires jetés dans le bain sans formation. Ce sont eux qui – 93 – commencèrent alors à parler de pédagogie. Les « Instituts catholiques » les avaient un peu précédés : conforté par la loi Debré de 1959 comme candidat à constituer l’auréole d’un « grand service unifié », l’enseignement catholique se trouvait confronté au même problème de croissance numérique que l’enseignement public, mais avec un handicap et des objectifs différents. L’indigence du niveau culturel de nombre de ses professeurs était un des premiers obstacles à surmonter dans la concurrence qui s’annonçait ; par ailleurs l’enseignement catholique ne s’adresse ni à l’individu, ni au citoyen : « L’École catholique s’insère dans la ligne de la mission de l’Église, en particulier dans sa tâche d’éduquer à la foi. La plénitude à laquelle sont appelées simultanément par le Christ la conscience psychologique et la conscience morale, constitue pour ainsi dire une condition pour recevoir conformément à la nature humaine les dons divins de la vérité et de la grâce »82 On conviendra, que si la vérité se révèle ainsi, cela vaut le coup de faire de la pédagogie, pour préparer son avènement ! C’est donc là qu’incubèrent nombre de pédagogues catholiques dont les théories furent ensuite réinjectées dans la formation des maîtres : leur haine de l’encyclopédisme remonte donc… à l’Encyclopédie, condamnée en son temps par l’Église romaine. Dès Sacrée congrégation pour l’enseignement catholique, Rome le 19 mars 1977 – Sur le site du Vatican. 82 83 La RCB, ancêtre de la LOLF a été expérimentée en France à la fin des années 60 du vingtième siècle, sur le modèle du Planning Programming Budgeting System américain. – 94 – lors la rationalité des choix budgétaires (RCB)83 fit bon ménage avec l’objectif spirituellement élevé d’apporter un peu de l’Esprit dans ce monde de brutes positivistes. J’ai été sollicité pour enseigner dans un IUFM lors de sa création, il m’est alors apparu évident de refuser : j’étais trop heureux de voir disparaître des lycées certaines figures du syndicalisme autonome ou de la mouvance chrétienne, qui y transféraient leurs pénates. Cette réaction égoïste était doublement imbécile : parce que cela leur donnait la haute main sur la formation de générations de professeurs et aussi parce que d’autres, plus courageux, s’y sont collés et ont même convaincu, au bout du compte, un certain nombre de leurs collègues qui entrent aujourd’hui en résistance. Je pense à cette collègue – nous ne nous aimions guère – venue quinze ans après faire quelques remplacements dans les classes prépa de mon lycée et qui m’a raconté les étapes de sa catharsis d’ex-fidèle de Meirieu, grande prêtresse d’une des sections de l’IUFM. Mais globalement, aux dernières nouvelles, la fête continue et le climat est si malsain que je ne peux guère, sans faire prendre des risques à mes sources, prendre d’exemples locaux. Je prendrai donc une autre voie, plus méridionale, dans un IUFM où je ne connais aucun formateur. J’ai rencontré, lors d’amicales soirées, quelquesuns des jeunes gens qui avaient préparé ensemble l’agrégation et le CAPES ; ils étaient devenus enseignants par choix et, forts de leur succès à un concours de plus en plus sélectif, abordaient sans prévention cette année de stage. Il y avait bien sûr des on-dit, – 95 – mais ils étaient tellement heureux, que bof ! C’étaient peut-être, après tout, des propos de grincheux… Quelques mois plus tard ils étaient révoltés et humiliés. Qu’ils aient ou non eu une expérience professionnelle antérieure, le premier reproche qu’ils formulaient était qu’on les prenait pour des gamins qui ne connaissaient rien au terrain, alors que plusieurs d’entre eux avaient exercé plusieurs années dans le cadre de la « vie scolaire » (surveillance) des établissements, voire comme cadres d’entreprises ; le deuxième reproche était la maltraitance intellectuelle dont ils étaient l’objet. Je soutiens ce terme de maltraitance. Quand on a assisté, contrit, à des stages de Meirieu84, limités à un jour ou deux en formation continue, on imagine ce que subissent, semaine après semaine, les stagiaires du Brother and Brother pédagogique ; or j’ai retrouvé dans les descriptions des stagiaires les modes opératoires qui me laissaient ahuri lorsque je les subissais. Première étape : un discours introductif accessible seulement à ceux qui détiennent les codes de la novlangue iufmienne. Ce discours a deux fonctions, d’une part montrer à la majorité des présents qu’ils sont ignorants puisqu’ils ne comprennent pas ce dont on parle, d’autre part repérer les petits collabos qui boivent vos paroles parce qu’ils ont reconnu quelques phonèmes familiers. Deuxième étape : les collabos sont vite installés responsables de groupes, et s’il y a des opposants, bien, on mettra ceux-là aussi, pour 84 Meirieu est un repoussoir facile, mais il peut bien jouer les libéraux sur Internet, j’ai quand même été, comme d’autres, menacé par ses émules lors des stages dont il est question. – 96 – faire bonne mesure. Troisième étape : les groupes élaborent une activité ou une leçon ; tout le monde est à égalité puisqu’il s’agit de transcrire une réalité (plus ou moins) connue, dans un langage inconnu, mais globalement la sagesse populaire fait que ce sont les collabos qui vont, tout à l’heure, se coller au rétroprojecteur. Quatrième étape, vers la fin du stage : les premiers comptes-rendus de l’activité des groupes défilent devant une assemblée qui aspire à en finir, l’animateur y prêche d’une voix lasse dont le ton dit assez que même les croyants ont encore un chemin difficile à parcourir. Cette dernière phase reste généralement inachevée car le temps imparti est épuisé, ce n’est pas bien grave et cela permet de maintenir dans l’incertitude et la frustration celles et ceux qui ne savent pas s’ils ont compris… ni même s’il y avait quelque chose à comprendre. On aura en revanche saisi que le schéma est exécutable quelle que soit la discipline et peut même être effectué de façon transdisciplinaire ; on a ainsi pu inviter des littéraires à s’associer à un groupe de mathématiciens, pourquoi pas ? Le résultat est ainsi plus assuré. Sauf que, concernant les stagiaires, le chantage à la validation – donc au licenciement – est sous-jacent de façon permanente. Quelquefois, pourtant, les formateurs se frottent à une classe et parfois s’y piquent et là c’est beaucoup plus drôle. J’ai ainsi lu avec délectation les morceaux de bravoure de Meirieu par lui-même, chahuté et s’efforçant d’appliquer la dialectique thomiste à ce « cas particulier »85. 85 http://www.meirieu.com/articles/lettreameseleves.pdf – 97 – Quelquefois on passe du rire aux larmes, comme lors de ce compte rendu bloguesque d’un stage obligatoire : Mercredi Mercredi en formation transversale nous avons appris une grande chose. Nous avons appris le concept de la C.N.V. : la Communication Non Violente. Car voyez-vous nos paroles sont toujours empreintes d'une violence réelle et symbolique. Et en tant que professeurs nous devons avoir conscience que cette violence peut avoir des effets traumatiques désastreux sur les élèves. Par exemple si je dis au petit Kevin qui est en train de bailler au fond de la classe au lieu de faire son exercice: Alors Kevin, on finit sa nuit? Je suis extrêmement violent parce que j'use d'ironie avec un élève qui ne la comprend peut être pas et qu'ensuite je m'introduis indirectement dans sa vie privée en mettant en cause un évènement de sa vie qui n'a a priori rien à voir avec son comportement en classe. En revanche, si je lui dis: Kevin, j'aimerais que tu comprennes que ton baillement peut être interprété par moi comme le signe d'un désintérêt pour le cours que je suis en train de faire, ce qui peut me blesser et me désappointer dans la mesure où ta présence en classe présuppose une attitude studieuse et attentive. Je suis dans le Communication Non Violente HALLELUJAH!!! La CNV c'est magnifique, la CNV c'est le moyen d'éliminer toute violence des rapports au sein de la classe et dans la vie scolaire. La CNV, dont les sciences de l'Éducation nous ont – 98 – montré la lumière est une innovation des psychologues nordaméricains (ça vous étonne?). Preuve à l'appui, photocopie tirée de l'association pour la CNV en France (si, si), notre formateur (qui donne, pour tout individu normalement constitué, l'envie de lui grêler la gueule à coups de pied au fond d'un caniveau un soir de pluie) nous explique ce que peut apporter dans notre vie quotidienne d'enseignant mais aussi d'être humain la pratique de la CNV. Nous avons donc du chercher dans notre mémoire une personne que nous n'aimions vraiment pas, décrire une situation dans laquelle nous avons été confrontés à elle, reformuler "neutrement" cette situation et traduire le jugement que nous émettions sur elle en CNV et de découvrir par là même quel sentiment cette violence comblait chez nous (manque, envie, reconnaissance, frustration...) Car le cœur du problème du CNV est l'affect et le sentiment. Il s'agit de comprendre chez l'autre ce que l'on pourrait comprendre chez soi, il s'agit d'avoir de la compréhension pour l'autre dans sa façon d'agir (par exemple si le petit Kevin baille c'est peut être qu'en fait mon cours est chiant comme la mort). Le mot clé de la matinée fut l'empathie. Oui car tout cela c'est de l'empathie, vous comprenez ? Il faut avoir de l'empathie avec les gens ! Sans déconner ! 6 ans de thèse pour en arriver là ? Mais le clou fut tout de même l'évocation des théories du psychologue américain Marshall Rozenberg (ça s'invente pas), fer de lance de la théorie de la CNV. Et notre formateur de nous faire écouter un enregistrement de ce type (après nous avoir tout de même précisé que cela était un peu spécial et que Marshall Rozenberg avait été accusé de dérives sectaires dans sa pratique de la psychologie), émule raté de Bob Dylan qui compose des chansons folkisantes façon « Jésus reviens parmi les tiens ! » au sujet de son métier et de ses objectifs. On – 99 – entend ainsi un sous-Bob Dylan nous hurler des paroles d'amour et de compassion sur des accords de guitare pendant qu'une voix façon "doublage des commentaires des documentaires animaliers de la 5e le dimanche après-midi" nous les traduit en français. Nous avons retenu deux choses : Marshall Rozenberg veut avoir de l'amour et de la compassion pour son prochain. Marshall Rozenberg a composé une chanson après une dispute avec son fils qui ne voulait pas descendre les poubelles au vide-ordure. Un grand moment ce mercredi matin ! Si j’avais été co-formateur, j’aurais sans doute proposé d’étayer le propos avec quelques épisodes des Simpson’s et je pense que mon « collègue » aurait accepté. Deux jours plus tard, visite in situ de notre stagiaire chez un de ses jeunes collègues : Vendredi, visite formative dans le collège X. chez un collègue stagiaire. L’établissement est situé au fin fond de la ligne de tram… Un collège en réfection qui a perdu son statut de ZEP suite aux réorganisations ministérielles. Le collègue et sa classe de 5e plutôt agitée. Cours à flux tendu. C'est chaud. Pas intenable mais c'est chaud. Le collègue est nerveux. Je le serais 100 fois plus à sa place. Des élèves se lancent des boules de papier quand il a le dos tourné et s'interpellent à grands coups de "ta gueule" et de "ta mère" (en CNV ça donnerait : j'aimerais que tu prennes conscience, cher camarade, que j'existe à titre d'égal à tes yeux, en pleine considération de ta liberté d'expression et avec tout le respect pour ta génitrice, qui, en tant qu'être humain, est semblable à la mienne) en plein cours... petit avant goût de ce qui m'attend l'an pro- – 100 – chain. Je relativise énormément "l'agitation" de mes petits élèves à la gouaille méditerranéenne. » Il faudra bien, au nom de la civilisation, revenir à l’Instruction Publique, c’est-à-dire à la transmission des sciences, des arts et des lettres par ceux qui en ont la passion et trouver des emplois de réadaptation pour les docteurs en Sciences de l’Éducation comme ce formateur. En 1789 Jean Potocki, alors âgé de 28 ans, avait déjà parcouru l’Europe et le Moyen-Orient, il définissait ainsi l’objectif de sa fréquentation assidue des bibliothèques et des leçons de tous ordres : « L’étude pourrait être définie comme une extension habituelle de l’esprit. Par extension, j’entends la tendance à franchir des limites. Sous le mot d’habituelle, je comprends non seulement cette application de tous les jours, qui fait que l’homme studieux peut, au bout de quelques années d’un travail assidu, saisir tout l’ensemble des connaissances amassées par lui, mais je comprends encore cette attention de toutes les heures et de tous les moments, par qui seule on peut arriver à des connaissances et à des vues nouvelles »86 Au même âge, des cohortes de jeunes adultes cultivés sont traités comme des enfants par des duègnes réactionnaires et de petits chanoines arrogants : ce n’est pas ainsi qu’il convient de former les précepteurs de la République Sociale. J. Potocki, Suite des Recherches sur la Sarmatie, Varsovie, 1789, Livre III, pp. 1-2. Cité par François Rosset et Dominique Triaire dans leur belle biographie de Jean Potocki publiée en 2004 chez Flammarion. Lisez d’urgence, si ce n’est déjà fait, le chef-d’œuvre de Jean Potocki « Le manuscrit trouvé à Saragosse ». 86 – 101 – Les pérégrinations géographiques des enseignants Au temps de la splendeur de l’administration centrale du Ministère de l’Éducation Nationale, la « Rue de Châteaudun » était peuplée de fins connaisseurs des réalités locales. On pouvait, conformément aux règles de la Fonction Publique, postuler pour être nommé sur un poste précis parmi les centaines de milliers existants, par exemple un poste de lettres modernes du collège de Laruns, dans les Pyrénées Atlantiques. On faisait sa demande jusqu’à ce que le poste se libère, sans risquer de se retrouver en Dordogne à 400 km de son conjoint. La contrepartie était une procédure très lourde avec des règles talmudiques et qui mobilisaient pendant des semaines des centaines de fonctionnaires et de délégués du personnel. Le «mouvement» fait et défait toujours les amours des jeunes enseignants, tout comme les redoublements en fac celles des étudiants, les congrès la sexualité des syndicalistes et les campagnes électorales celle des hommes politiques. Mais aujourd’hui il y a trente «mouvements» d’affectations et de mutations, autant que d’académies, et la grande religion a dégénéré en autant de petites sectes, vaguement unifiées par la – 103 – «direction des ressources humaines», comme dans un quelconque centre de profit d’une multinationale. Et dans trente rectorats, les administrations se sont forgées des règles, des procédures, des algorithmes différents. J’ai représenté le personnel dans ce vortex. Un petit mec coincé, apprenti DRH local, que, lors de son arrivée – timide et rougissant – j’ai invité à ma table au restau du coin, s’est ainsi retrouvé investi d’une mission où il s’est révélé un technocrate sans souci des problèmes humains. Heureusement, beaucoup de ses collaborateurs et subordonnés, chefs de bureau, secrétaires, naviguaient avec intelligence et humanité dans le dédale des règles, dès lors que le recteur et ses cadres leur en donnaient le loisir. Si un jour prochain les professeurs doivent se faire recruter par un nouvel établissement pour changer d’affectation, ils regretteront sans doute amèrement les gestionnaires d’aujourd’hui, avec lesquels ils entretiennent parfois des rapports agressifs. Le boucher de la supérette qui se fait railler (stupidement, à mon sens) les fautes d’orthographe de ses étiquettes sera un élément clé du choix opéré par le Conseil d’administration du collège. Il n’hésitera pas à téléphoner à l’adjoint au maire du village pour lequel postule la prof de français, pour lui dire que c’est une bégueule qui n’assiste même pas au repas communal, ni à la fête des anciens. – 104 – Les ouvriers Il y a des jours, comme ça. Comme cet après-midi de décembre 2006, fait de pluie et d’une douceur suspecte, où je suis entré dans une chapelle. Un camarade avait décidé d’en finir brutalement avec la vie. Un copain, Robert, quarante ans, deux enfants ; un ouvrier de l’Éducation Nationale, un syndicaliste. Nous étions là, ses camarades, au fond de la nef, et dehors aussi, parce qu’il n‘y avait pas assez de place. Et nous pleurions. Le curé a fait son boulot, en professionnel médiocre, assisté d’une douairière qu’on aurait dit sortie des flammes de l’enfer. Et nous portions toute la tristesse de ses frères, de sa femme et de ses mômes. Ah ! Pour d’autres il y aurait eu les autorités, mais là c’était un ouvrier et il y avait essentiellement les militants et les syndiqués. Il y avait Jessica et Véronique que je n’avais pas vues depuis un moment, Jocelyne dont le dossier demandait toujours beaucoup de patience, Thierry, effondré, Jean-Louis, de retour d’un CLD (Congé de Longue Durée), Jean-Claude, le pompier, qui venait de partir en retraite… Tous, Maîtres-Ouvriers (MO), Ouvriers Professionnels (OP), Ouvriers d’Entretien et d’Accueil (OEA), AST (Agents des Services Techniques), militants ouvriers, nous étions en deuil. – 105 – Les ouvriers rassemblés dans cette chapelle, c’est le passé, disent les nouveaux DRH et les chargés de mission cravatés recrutés par le Département ou la Région. Ces fils ou petits-fils de paysans angevins, portugais ou bretons, c’est hier, pensent les collègues sectateurs du Nouvel Obs ; c’est ce petit peuple qui vote Le Pen ou Laguiller, alors que nous on est de gauche et on fait élire Chirac ou Jack Lang... Pourtant des ouvriers titulaires dorment dans leur voiture faute de salaire suffisant (à Paris, notamment), pour se payer un logement, et pendant que l’orchestre symphonique du lycée David d’Angers s’envole pour Boston et Washington DC, mes camarades font dormir leurs enfants à trois par chambre ou ne peuvent prendre de congés que grâce aux chèques-vacances (qu’on prétend leur supprimer, justement). Dans cette chapelle, j’ai dit qu’un militant syndicaliste comme Robert avait, au prix de mille difficultés, réussi à accumuler suffisamment de culture de classe pour tenir tête aux « grands de ce monde ». Et c’est ce qu’il a fait. Et les bac+4 de gauche l’ont souvent accablé de la condescendance profonde qu’ils ont envers l’ouvrier qui s’exprime maladroitement. Pourtant, le soir ou pendant les congés, Robert lisait des encyclopédies, découpait des articles politiques, économiques ou scientifiques. Il avait appris, sans lire Marx, que, pour nous autres militants ouvriers, l’arme de la critique ne saurait se dispenser de la critique des armes. Les responsables de cette coupure ne sont d’ailleurs pas mes collègues enseignants harassés, éperdus, insultés ou résignés, c’est une longue histoire. Dans n’importe quelle usine (il en existe encore quelques- – 106 – unes), les ouvriers se syndiquent pour revendiquer ; par une étrange perversion, les revues syndicales enseignantes regorgent, elles, de pages « professionnelles » ou « pédagogiques » et les opinions y prennent le pas sur les revendications. L’enseignement n’a pas le monopole de ce curieux syndicalisme : à la télé dès qu’il y a du spountz dans les prisons on interroge un syndicaliste, idem pour la police et l’affaire progresse dans les chemins de fer ou les impôts. À droite, divers syndicats autonomes se partagent ce marché, à gauche, c’est plutôt l’affaire de « Solidaires ». Cette déformation s’étend jusqu’aux auteurs critiques et souvent observateurs avisés du système. S’agit-il avant tout « ouvrir les yeux des pouvoirs publics »87 ? C’est une naïveté : les gouvernants ont les yeux grand ouverts et sont parfois effrayés de leurs propres réformes88, mais ils sont contraints d’aller jusqu’au bout parce que ce qui est en cause c’est de réduire le coût du travail, même au prix d’un recul de civilisation. Tout remplacement d’un ouvrier titulaire par un « contrat aidé » plafonné à 24h/semaine et à 70 % du SMIC est une attaque contre la civilisation au même titre que la suppression du latin ou le massacre de la langue allemande. La fraction de ceux qui ont compris Des personnalités pour lesquelles j’ai de l’estime comme le mathématicien Laurent Lafforgue ou les animateurs de « Sauver les lettres » partagent, me semble t-il, cette orientation. C’est également le cas d’auteurs que j’aime bien, comme Marc Le Bris ou Corinne Abensour et altri... 87 J’ai ainsi appris incidemment que les évêques catholiques, confrontés eux aussi – par la grâce de la loi Debré – aux conséquences dévastatrices des « réformes », n’hésitent pas, à consulter tel ou tel de ces critiques pour explorer les voies et moyens de doter les écoles catholiques d’un avantage concurrentiel en rusant avec les réformes ministérielles. 88 – 107 – que la nouvelle gouvernance et ses subsidiaires ne laisseront pas pierre sur pierre s’élargit pourtant. C’est la guerre !89 Il faut recruter des volontaires sans tenir compte de leur rang dans le civil ou de leur passé. Et si ce chapitre est plus amer, c’est que dans la guerre, il y a des morts. Je ne crois pas être ouvriériste, je sais que la dose de mesquinerie dont il faut s’extraire pour devenir syndicaliste chez les ouvriers dans un lycée, vaut bien l’enchevêtrement de préjugés accumulés dans le milieu estudiantin avant de devenir enseignant. D’ailleurs, on trouve désormais, chez les personnels techniques de l’Éducation Nationale, des milliers d’ex-étudiants qui peuvent eux-mêmes faire les comparaisons. Il est fini le temps où l’on était recruté grâce à « l’Amicale », qui les jours de grand vent s’appelait aussi syndicat autonome. En décidant le transfert des personnels techniciens, ouvriers et de service aux régions, nombre de hobereaux élus pensaient accessoirement pouvoir étoffer leur clientèle, avec l’aide de l’un ou l’autre des syndicats autonomes. Le résultat le plus visible des élections professionnelles de novembre 2008 est, au contraire, le renforcement des syndicats confédérés. Le syndicat confédéré c’est la possibilité pour certains d’apprendre à « lire, écrire, compter » avec une autre motivation qu’à l’école, c’est l’occasion pour d’autres d’apprendre que le monde n’est Cette différence d’optique me sépare des auteurs du néanmoins fort utile « De la destruction du savoir en temps de paix » (voir note précédente) qui dressent un tableau d’experts mais s’en remettent in fine aux élus, ceux-là même qui votent les « réformes » – Sous la direction de Corinne Abensour – Éditions Mille et Une Nuits. 89 – 108 – pas composé que d’élèves, d’anciens élèves et de parents. Quand je cherche à détacher un fonctionnaire d’autorité de l’emprise ministérielle, quand je cherche à renforcer un syndicat de proviseurs lié au mouvement ouvrier, j’ai pleinement conscience de ce que ces cadres sont nécessaires dans le cadre du syndicalisme confédéré. Faut-il oublier pour autant que ce sont les canuts, les coolies, les mineurs, les métallos, les ouvrières du textile du Pakistan qui, dans leur propre mouvement donnent un sens à l’histoire de l’émancipation ? Et puis, s’il faut aggraver mon cas, je confirme que j’adore le foie gras aux figues accompagné d’un Pacherenc de Vic-Bihl dans un bon restaurant, mais aussi que je m’en lasse plus vite que d’une saucissonnade entre camarades, avec des blagues pas toujours légères, surtout si c’est moi qui en suis l’auteur. Enfin, puisque le caractère interactif de cette deuxième édition a ses limites, je voudrais ici dire à Marcel, Louisette, Germaine, Geneviève, Hugo, Sandra, Brigitte, Radouane, Isabelle, Joël, Florence, Fabienne, Valérie, Nadine et tant d’autres, combien j’ai été heureux et fier de travailler à leurs côtés à faire avancer les revendications. L’intense activité de M. Piron montre un bon exemple de ce que nous avons à combattre aujourd’hui. M. Piron est député UMP de la circonscription de Saumur-Sud, dans le Maine-et-Loire, nous l’avions rencontré avec Robert. Ce petit prof de philo de l’enseignement catholique est devenu chef d’entreprise, puis député, et c’est une pièce importante du dispositif de l’UMP. Spécialisé dans la « réforme de – 109 – l’État »90 et le transfert des fonctionnaires de l’État aux collectivités territoriales, l’honorable parlementaire s’est prononcé pour une mutualisation des emplois d’intérêt local, qui pourraient ainsi servir, tantôt à un établissement de l’État, tantôt à telle ou telle collectivité ou autre organisme d’intérêt public. Au four banal du Moyen-Age91 succéderait le « collège banal » du XXIe siècle, dont les agents et les enseignants pourraient, dans le cadre de leur CDI à temps partiel être mis à disposition de la commune (ou plutôt de l’Établissement Public de Coopération Intercommunale correspondant). M. Guizot était un joyeux progressiste. Nom du processus initié par Alain Juppé, alors Premier ministre, en 1995 et qui consiste à liquider les conquêtes institutionnelles de la démocratie pour adapter les institutions françaises au dispositif européen mis en place par le traité de Maastricht, fondateur de l’Union Européenne (1992). 90 Banalités : terme de droit médiéval qui désigne l’ensemble des taxes payées par la population au seigneur qui possède le droit de ban, concernant l’utilisation du four, du moulin et du pressoir. 91 – 110 – Œuvres sociales Les personnels de l'Éducation Nationale disposent d'une puissante Mutuelle, la MGEN (Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale). On dit "La Mutuelle avec un "L" et un "M" majuscules et son journal Valeurs Mutualistes figure parmi les revues du salon de l’opticien mutualiste et fait partie, comme l'autocollant MAIF, des tags par lesquels les clercs se donnent à reconnaître. Cette Mutuelle gère aussi, en lieu et place des caisses primaires la Sécurité Sociale des personnels ; ceci contre l'octroi d'une substantielle "remise de gestion" prélevée sur le budget de la Sécu. L'édifice des organismes coopératifs et mutualistes de l'Éducation Nationale a permis d'alimenter l'image utopique d'un monde peu ou prou autogéré par des bénévoles au cœur pur. Ainsi la Caisse d'Aide Sociale de l'Éducation Nationale (CASDEN adossée sur la Banque Populaire) où des collègues âgées examinaient naguère avec moi mon projet de consommation de jeune chef de famille, avant de m'accorder un près à taux "préférentiel". Ainsi les très effrayants GCU (Groupes de Campeurs Universitaires) qui gèrent l'hôtellerie de plein air des vrais mutualistes (j'ai même une fois – 111 – refusé de dormir dans le camping voisin : j’ai peur des vampires). Sans compter la CAMIF, coopérative de consommation, où selon la légende, de vraies instits posaient jadis pour les culottes "Petit Bateau" du catalogue. Ainsi les Comités des Œuvres Sociales où j'ai entendu critiquer un ouvrier parce qu'il demandait un secours d'urgence alors que dans le jardin attenant à son logement de fonction les plans de carottes n'étaient même pas convenablement éclaircis. À l'autre bout de la chaîne, il y a trente ans, des dirigeants mutualistes m'ont invité à déjeuner dans un quatre étoiles pour discuter répartition des voix sur une motion syndicale. Après avoir nourri quelques générations de bureaucrates, exploité quelques milliers de salariés, soutenu quelques centaines de projets électoraux, découragé des cohortes de bénévoles, ce système vit ses dernières heures au moment où hommes d'affaires, militants mutualistes et salariés doivent convenir qu'ils n'ont pas les mêmes intérêts, les conséquences n'affectant pas à l'identique les trois catégories. Les premiers restructurent comme de vulgaires patrons de la grande distribution, les seconds abandonnent la partie ou passent du statut de bénévoles à celui "d'acteurs de l'économie solidaire", les derniers se battent pour sauver leurs emplois. C'est la fin d'un monde et peut-être de deux. Les derniers bénévoles de la CASDEN92 ne seront sans La livraison de décembre 2008 de « Liaisons » le bulletin de la CASDEN évite toute référence à la CAMIF, n’a pas un mot pour les milliers de salariés, promeut la fusion Banques populaires-Caisses d’épargne et le micro- 92 – 112 – doute pas remplacés, les salariés de la CAMIF sauveront j'espère leurs emplois, les ex ouvriers de l’Éducation Nationale seront, contrairement aux promesses, dirigés vers Filia MAIF la filiale privée de la mutuelle d'assurances (militante !) et le sort des économies des instituteurs, comme de l'épargne des agrégés est désormais lié à celui des fonds d'investissements américains. Les fonds des enseignants sont remis à la CASDENBanque populaire ; la Banque Populaire c'est désormais Natixis, et Natixis et les banques européennes ont commencé à subir quelques revers du fait du retournement du marché des "subprime" aux ÉtatsUnis. Bah, avec l’aide des milliards de dollars déversés à ces banques par la BCE pour rétablir leur crédit, il rescrédit de Muhammad Yunus, prix Nobel et partisan de l’extinction du prolétariat sans dépérissement du capitalisme. 93 Communiqué maison du 22 novembre 2007 : « Le Groupe Banque Populaire et le Groupe Caisse d'Épargne, déterminés dans le soutien à leur société commune Natixis, ont décidé ce jour de se porter acquéreurs de la totalité du capital de CIFG, filiale de rehaussement de crédit détenue à 100 % par Natixis, et de lui apporter les ressources financières nécessaires au maintien de son rating AAA auprès des trois agences de notation financière. » (http://www.banquepopulaire.fr/groupe/p1177_FR.htm). Le crédit hypothécaire (mortgage) est une des bases de la spéculation foncière aux USA. Les banques ont en effet pris l’habitude de titriser les prêts hypothécaires qu’elles accordent aux débiteurs fragiles, cela permet de répartir les risques entre les acheteurs de ces titres alléchés par un rendement bien supérieur à la moyenne. Tant que la valeur des actifs sur lesquels sont adossés ces titres progresse, tout va bien : en cas de défaillance, la banque saisit la maison qu’elle revend en profitant de la hausse du marché ; mais si les marchés se retournent et si les émetteurs des titres ne peuvent plus rembourser, les banques hypothécaires et celles qui ont acheté leurs titres sont en difficulté (voir aussi le dernier chapitre). 94 – 113 – tera toujours assez d'argent pour financer des casaques de bénévoles d'ONG ou envoyer des cadres démotivés se ressourcer en Afrique ou au Kosovo (on est européens, après tout !) lors d'une mission de tourisme humanitaire ou de maintien de la paix (tout est question de degrés). – 114 – Le Rectorat Une couleur grise entoure dans ma mémoire les signatures des Recteurs qui se sont succédés sur les actes administratifs qui ont jalonné ma carrière. Tous les Recteurs n'étaient pas ternes, pourtant. Mais le rectorat c'est un peu, dans l'enseignement du second degré, le dernier refuge du costume trois pièces, d'où sans doute cette image grisâtre. Et puis, interrogez donc mes élèves, peu savent qui est le Recteur dont la notoriété est supplantée par celle du Président de Région (toute relative quand même) ; comme avant la Révolution Française, le titulaire du fief électoral, mais aussi le propriétaire des lycées l'emporte sur le représentant de la République Une et Indivisible. Le Recteur gouverne plusieurs milliers de fonctionnaires, répartis dans des centaines d'établissements. Le Recteur, dans l'opinion publique enseignante, c'est une synecdoque pour désigner le rectorat. Ce trope est facilité par la règle administrative qui veut que l'on s'adresse personnellement au Recteur dans les relations hiérarchiques. En revanche, lorsque vous avez besoin d'un contact direct pour votre dossier, c'est un fonctionnaire dont vous ignorez le rang hiérarchique réel et les fonctions précises que vous – 115 – avez comme interlocuteur. Les enseignants chargent donc les chèvres du lointain désert rectoral d'une partie des péchés de leur maître. Et lorsqu'il y a dépit, ce sont ces fonctionnaires qui en font souvent les frais, d'autant que les professeurs, bien qu'ils puissent savoir que c'est matériellement impossible, sont souvent déçus que ce ne soit pas le Recteur qui leur réponde personnellement. Mes fonctions de délégué du personnel m'ont amené à approcher personnellement plusieurs recteurs. J'ai souvent apprécié chez eux un réel attachement à la bonne administration, bourgeoise et un tantinet autoritaire. La plupart prenaient très au sérieux leur titre de Chancelier des Universités, le sautoir de « Garde des Sceaux du Savoir » ennoblissait leur fonction. L'autonomie des universités, la déferlante des IUP (Instituts Universitaires Professionnalisés), dont les plus rentables glissent vers la privatisation tend aujourd'hui à briser les sceaux et les jours du chancelier sont comptés... l’application de la LRU95 va sonner la fin du décompte. Donc parmi les Recteurs, des roués, des ambitieux, des médiocres, peut-être un imbécile, mais globalement, par delà la politique des ministères, l'institution a été, par sa seule existence, un vecteur de résistance à la liquidation, réclamée de toutes parts, du mammouth regimbant. C'est d'ailleurs pourquoi elle doit disparaître. Le transfert de la définition des grades à l'Union Européenne, de la formation professionnelle Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi « Pécresse »), adoptée le 10 août 2007 avec la complicité de nombre de présidents «de gauche». 95 – 116 – puis des TOS, (techniciens ouvriers et de service) aux régions, la création des IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), puis leur fusion-liquidation dans les masters de Bologne ont réduit leur périmètre d'intervention. Tout cela appartient désormais à ceux qui n’ont pas pu se faire élire conseillers régionaux et ont donc du se contenter de présider ou viceprésider des universités. Reste l'application de la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) et la gestion des ressources humaines. Quant aux rectorats, leur transformation en ARE (Agences Régionales d'Education) sur le modèle des Agences Régionales d'Hospitalisation (ARH) n'est qu'une question de mois. C’est la fonction même de la prétendue autonomie des établissements. Observons le mécanisme. Les hôpitaux sont des établissements publics autonomes et gèrent leur propre budget ? Les EPLE aussi96. Le Conseil d’Administration des hôpitaux est présidé par un élu politique ? On y vient pour les EPLE. Les hôpitaux sont intégrés à une carte hospitalière qui intègre les cliniques privées ? Le même dispositif existe pour les écoles. Les hôpitaux sont gouvernés par des objectifs de maîtrise comptable des dépenses ? On y vient dans l’enseignement. Dans la Santé, le pilote est l’ARH97, qui représente à la fois un pouvoir d’inspection et un pouvoir de sanction ; un 96 Établissements Publics Locaux d’Enseignement : tout changement de sigle a un sens. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un simple changement de sigle : les EPEP sont à la fois des machines à faire disparaître les classes, à imposer aux instituteurs une nouvelle hiérarchie et à enlever aux communes un de leurs derniers services publics. 97 Agence Régionale d’Hospitalisation. – 117 – organisme de ce type n’est pas encore créé en lieu et place des rectorats, et pourtant on commence à fermer les collèges « non rentables ». Reste à savoir qui sera le cocher ? Les élus et leurs cadres ? Les édiles corporatistes des CESR (Conseils Économiques et Sociaux Régionaux), regorgent d'idées prudhommesques les plus variées, mais ils se décourageront vite après quelques expérimentations et s'apercevront sans doute que le plus simple est de faire comme Tony Blair : proposer l'externalisation. C'est d'ailleurs ce qui commence à se passer en matière de culture où les EPCC (Établissements Publics de Coopération Culturelle) peuvent se partager le travail avec des associations voraces et c'est ce qui risque de se produire avec les EPEP (Établissements Publics d'Enseignement Primaire) qui pour alléger leurs coûts pourront faire appel à des ONG de retraités bénévoles. Le retour de Gabriel Cohn-Bendit (oui, j'ai une dent !) marquera ainsi un nouveau succès de la mondialisation puisque le FMI et la Banque Mondiale auront enfin réussi à unifier la planète sur le terrain de la destruction de l'École publique. – 118 – L’Inspection académique Les Inspections Académiques qui chapeautent dans chaque département un réseau de proximité constitué « d’Inspecteurs primaires » (IEN) et de Principaux (directeurs de collèges) sont de plus en plus réduites à des rouages d’application qui s’arrêtent d’ailleurs là où commence l’autonomie des établissements appelés désormais à recruter leur propre personnel contractuel. J’ai pourtant commencé ma carrière par un duel ventre contre ventre face à l’Inspecteur d’Académie de l’époque (aujourd’hui, je gagnerais, hélas !). Une horde de maîtres auxiliaires et de syndicalistes énervés essayait d’envahir les bureaux pour appuyer les revendications et nous nous étions retrouvés face à face dans le couloir ; la réponse avait été très personnalisée et, somme toute, d’une bonhomie proportionnée. Impensable aujourd'hui : des policiers en tenue anti-émeute protègent le rez-de-chaussée à la moindre délégation. Un autre Inspecteur d’Académie, officier de réserve, écrivait des poèmes à la Vierge Marie et des odes au général Bigeard, héros colonial, il faisait rimer blouse et fellouze et utilisait sa voiture de fonction pour diffuser bénévolement ses vers ; mais c’est le seul à avoir fait préparer du café – 119 – pour tout le monde lors d’une négociation tendue. J’ai souvent côtoyé à « l’IA » des hommes de qualité, capables de défendre avec conviction la thèse gouvernementale, puis de négocier en tête-à-tête sur des cas concrets, pour en moduler les effets. D’autres, au contraire, n’accédaient pas à cette compréhension des choses et des gens ; thuriféraires affectés des contreréformes, ils ont rapidement fait mouvement vers d’autres fonctions, administratives ou politiques où, sans doute, ils disent le plus grand mal du Mammouth. Encore faut-il indiquer que même ceux là avaient des gardes-fous ; ils devaient composer avec leurs cadres, souvent expérimentés, qui savaient bien que ce qui est obtenu par la contrainte ou la défaite d’un adversaire n’est pas souvent durable. Les IA étaient des hommes de terrain, un peu comme les gendarmes, ils sillonnaient leur circonscription et discutaient avec tout le monde : M. Le Député, M. Le Maire, M. Le Curé et M. Caténa98 ; et puis, tout comme les gendarmes, ils étaient déplacés pour leur éviter de devenir des caciques. Ceux qui croient encore que la décentralisation a vraiment été faite pour rapprocher la décision du terrain sont décidément des naïfs. Ils auront le sort de tous les chefs de service départementaux. J’ai entendu, voici quelques mois, un Directeur Départemental de l’Équipement sur le départ, faire d’amères constatations. Devant un aréopage d’élus et de décideurs il constatait que la décentralisation et le transfert des compétences décidés par la loi de 2004 le condui98 Oui, je sais, ça date, c’était une vieille pub pour une chaîne… de quincaillerie, grands dieux ! – 120 – sait à n’être plus guère qu’un statisticien et un auxiliaire de Bison Futé. Les autres se taisaient, par pudeur, sans doute… L’Inspecteur d’Académie gère toujours les personnels du premier degré ; mais pour le reste, il n’est plus guère aujourd'hui qu’un producteur de diaporamas ou de statistiques et un attaché de presse. – 121 – Baccalauréat Revenons un peu sur l’analyse de Claire (je parle de Claire-du-premier-chapitre, qui, dans ma mémoire, ressemble étrangement à Alice Liddel et, pour cette simple raison, ne saurait donc vieillir). Donc Claire trouvait que « comme le système ne peut pas supporter plus de 30 % de redoublants (véridique), on se lance dans des péréquations complexes pour donner la moyenne au type qui pense que Victor Hugo est né à l'âge de 2 ans. Et il sort avec son diplôme. » Nous avons dit qu’elle avait raison sur ce point (mais elle a tort de m’appeler parfois Francis Heaulme, c’est agaçant), et la situation s’est aggravée en un an. La petite sœur de Claire a donc obtenu le baccalauréat avec 19,84 de moyenne et une de mes nièces qui passait en 2007 les épreuves anticipées pourrait bien, grâce au jeu des points de bonification, côtoyer les 20 sur 20.99 Grand-guignolesque, mais absolument nécessaire. Tous les élèves qui passent le cap de la seconde doivent avoir le baccalauréat. Cet impératif a plusieurs conséquences et les cas d’exception, vous diront les mana99 Ach ! En fait, elle n’a eu que 16 et s’étonne maintenant dans une prestigieuse prépa. – 123 – gers, sont souvent les plus riches de signification. Ici Cyrille, un peu juste en troisième, voulait faire un apprentissage en alternance comme on voit à la télé ou dans les forums des métiers, mais voilà il n’a pas trouvé de patron, il ira donc jusqu’au bac s’il ne se fait pas virer avant, car l’école c’est pas son truc (mais il essaiera car il a promis à sa mère et il aime beaucoup sa mère). Bien sûr pour donner son bac à Cyrille il faudra lui éviter les redoublements (contre-productifs dit l‘inspecteur), lui permettre d’avoir des points d’avance en français (il se débrouille à l’oral et « a des idées ») et puis valoriser son TPE, mais avec ce système, la sœur de Claire et ma jolie nièce sont condamnées aux classes préparatoires, du moins tant qu’elles existent. Mais cela vaut mieux car, si elles allaient en fac ou en BTS, elles passeraient pour des intellos, sobriquet infamant (je dis désormais à mes étudiants : « Je vous préviens, je suis un intello ! »). Ça jette un froid. Et Cyrille ? Bah, il ira en fac, car il est un peu juste pour aller en BTS ou en DUT. Alors le bac ne sert à rien ? Bien au contraire ! Au même titre que le permis de conduire, il mobilise les inquiétudes de l’adolescence et, pendant les deux dernières années du cycle, obtenir le bac représente un point de tension dans le parcours d’accès à la normalité, comme jadis le conseil de révision où les jeunes conscrits se retrouvaient nus devant leurs congénères et des adultes experts et néanmoins militaires. En même temps, il rejette dans un autre monde les 40 % de jeunes qui n’accéderont à aucun diplôme mais pourront peut-être vendre des fruits et légumes sur les marchés, devenir anarchistes, brocanteurs, militaires, trafiquants, self made men ou gardiens de prison. – 124 – Je prétends que ce processus est sciemment organisé. Personne n’a envie de verser dans une théorie du complot. Mais les experts de l’OCDE qui perçoivent entre 5000 et 10000 ? par mois pour leurs études sont tout de même tenus, pour ce prix, à une obligation de résultat. Si l’on prend l’Indice de Développement Humain, on s’aperçoit que le niveau d’éducation d’un certain nombre de pays est anormalement élevé ; on peut bien sûr corriger cette anomalie en réduisant le salaire des enseignants jusqu’à un point où ils ne peuvent plus subsister, mais cela exige des circonstances particulières comme en Russie, en Argentine ou en Afrique (avec des échelles différentes) et cela peut ne pas suffire. En Argentine ou en Russie, par exemple, les programmes restent structurés et orientés vers la connaissance et les enseignants continuent à transmettre le savoir et se débrouillent pour survivre. Il faut donc réformer, car si l’on n’y prend pas garde les jeunes diplômés milleuristes seront en surnombre et risquent de faire la jonction avec d’autres couches pour susciter des troubles sociaux. On l’a vu au Sri Lanka dans les années 70, on ne cesse de le voir en Palestine100. Bien sûr la guerre est une solution, Mogadiscio et Bagdad étaient des capitales culturelles avant que les Américains ne s’en occupent, mais un certain nombre de paramètres sont difficilement maîtrisables pendant et après la guerre. Alors que dans un plan de réformes, par définition, tout est prévu. Alors, réformons. Prenons l’exemple d’une des réformes qui ont affecté le baccalauréat. Jusqu’à la J’ai écrit cela dix-huit mois avant l’écrasement de Gaza sous les bombes de janvier 2009. 100 – 125 – création du baccalauréat de technicien en 1968, il existait dans le domaine tertiaire divers diplômes qualificatifs, brevets professionnels, diplômes d’études comptables ou de secrétariat, l’unification par le baccalauréat ne pouvait donc se faire qu’en prétendant élever le niveau de qualification. Les objectifs des premiers programmes étaient de fait assez élevés et les bacheliers sortaient nantis d’un titre de technicien : insupportable ! D’autant, il faut bien l’avouer que ces sections ont vite constitué un troisième choix d’orientation, après les séries scientifiques et les séries littéraires, la motivation a vite décliné et le niveau d’exigence aussi. Peu importait, d’ailleurs, on était au milieu des années 80, l’usage des PC se répandait, Microsoft faisait naître une « nouvelle culture ». Le noble fils de la société de l’information allait faire disparaître le technicien grisâtre. Exit donc le baccalauréat de technicien, le bac G1 chanté par Sardou, voici le baccalauréat technologique, celui qui atteste de votre culture technologique et de votre savoir-faire en matière de NTIC ! Quel titre donne-t’il à la sortie ? Bachelier, pardi ! Et la grand-mère reste très fière : le petit a son bachot ! « Et qu’est-ce que tu vas faire avec cela, mon grand ? » « Ben, rien Mamie, ou peut-être un BTS ». Au début du processus, le Baccalauréat de technicien se valorisait au SMIC sur le marché du travail et le BTS avait une cote de 120 à 180 % du SMIC, aujourd’hui le BTS se valorise généralement au SMIC et votre caissière d’Intermarché avec son CDI à temps partiel perçoit 21/35e du SMIC et espère, on ne cesse de vous le répéter, arriver aux 1000 euros nets grâce aux heures complémentaires. Mais elle a sans doute son baccalauréat technologique et une année de fac (stoppée en – 126 – fait en février, vu les résultats des partiels). Les experts de l’OCDE peuvent maintenant reprendre une nouvelle vague de calculs et de simulations. Mille euros c’est joli, c’est tout rond, mais c’est beaucoup trop !101 Je vous parie d’ailleurs une bouteille de « Côteaux de l’Aubance » que la réforme « suspendue » des lycées, conduirait, si elle était dépendue, à délivrer des baccalauréats incomplets qui s’emboiteraient à merveille avec les petits boulots et les dispositifs d’insertion. 101 – 127 – Singing in the rain Le collège, ventre mou etc. (air connu) L’idée de faire pénétrer l’enseignement secondaire jusqu’aux tréfonds du pays était sûrement une idée généreuse. Enfin peut-être… va savoir ! Mais, pour leurs propres enfants, la bourgeoisie et l’intelligentsia ont continué, quand elles le pouvaient, à pratiquer massivement l’ancien système : celui du lycée de la sixième à la terminale et de l’internat si nécessaire. Il existe, chacun le sait, une hiérarchie, mesurable par le taux d’accès aux classes préparatoires en fin de parcours. Il suffit de consulter la bio de la plupart des édiles UMP ou socialistes de la région pour se faire une idée plus concrète. Le parcours peut consister à éviter les collèges publics du département (à l’exception d’un ou deux), puis à rejoindre un bon lycée public ou bien à faire effectuer toute la scolarité du petit dans un de ces anciens établissements de prestige, formellement scindés en collège et lycée, qui subsistent un peu partout. Là existe encore un véritable enseignement secondaire. Pour les syndicalistes autonomes que j’adore, ces établissements sont devenus des ennemis (du moins jusqu’à ce que l’on réussisse à s’y faire nommer) et, avec le concours de la gauche bien pen- – 129 – sante, on y nomme quelques professeurs « en difficulté », on instille quelques mômes tchétchènes nonfrancophones ou bien on essaie de leur infuser à défaut d’une SEGPA102 (difficile quand même), une UPI (Unité pédagogique d’Intégration)103. Les sectateurs des ZEP ont de basses vengeances, gênantes mais peu efficaces : certaine principale que j’affectionne pourrait bien être nommée au Collège Henri IV qu’elle y serait promptement digérée. J’ai un jour vu Thierry revenir furieux de sa SEGPA. Cet ancien marin, mécanicien diéséliste de formation, éducateur de prison à ses heures, n’avait pourtant pas froid aux yeux. Il avait été embauché comme professeur contractuel de métallerie en SEGPA et, ce jour-là, m’en voulait presque de lui avoir suggéré cette voie. Entre la peur d’être agressé par des jeunes qui avaient un pet au casque (et une habitude familiale de la prison) et la crainte de devenir soimême agresseur tant la provocation était permanente, il préféra bientôt jeter l’éponge. Il a bien fait, nous sommes restés bons amis et il n’est pas allé en correctionnelle. Ô toi, lecteur qui penses que je m’offre une digression sur le terrain du collège histoire de parler d’un copain, détrompe-toi : nous sommes au cœur du métier ! Le titulaire que remplaçait Thierry serait aujourd’hui interdit de métallerie et contraint de faire la même chose que moi : de la tech-no-lo-gie ! Au 102 Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté ( Il existe une SEGPA à Henri IV – en partenariat avec l’Opéra de Paris !) Il existe une UPI à Janson de Sailly… pour les élèves « intellectuellement précoces ». 103 – 130 – moment même où se mettait en place la farce du collège unique, on voyait bien qu’il fallait des soupapes de sécurité, en particulier pour les jeunes en difficulté scolaire du fait de handicaps personnels, familiaux ou sociaux : ceux-là ne pouvaient s’en sortir qu’en apprenant un métier manuel, alors même que l’apprentissage leur était théoriquement fermé. On inventa donc les SES, puis les SEGPA. En réalité peu d’élèves de SEGPA avaient une possibilité réelle de rejoindre un cursus classique ou même le CAP, mais la formation en atelier en tout petits groupes leur donnait, vaille que vaille, la possibilité d’accéder aux emplois non qualifiés proposés par le bâtiment ou les industries de main-d’œuvre. Les professeurs de lycée professionnel qui enseignaient en SEGPA la couture, la métallerie, la maçonnerie, la plomberie étaient d’ailleurs très fiers quand, au prix d’un engagement personnel de tous les instants, ils réussissaient à caser leurs protégés. Bien sûr, l’obtention du CAP restait officiellement l’objectif et c’est d’ailleurs au nom de la préparation de ce diplôme que l’on a effectué une des pires pitreries que j’ai connues : obliger les élèves de SEGPA, dont les hésitations en français sont repérables tant à l’écrit qu’à l’oral… à apprendre l’anglais, désormais épreuve de CAP. Le seul résultat tangible est que l’évitement des « collèges à SEGPA » est maintenant devenu un sport d’experts lors des mutations des professeurs d’anglais. Mais revenons à la technologie et je plaide un peu coupable. J’ai accepté, voici une vingtaine d’années d’aller expérimenter la réforme de la technologie en collège. Les activités manuelles étaient, nous l’avons vu, essentielles dès la naissance du collège où l’on ne – 131 – perdait pas de vue l’aspect « économie domestique » de ce prolongement de l’école primaire. C’est là qu’intervinrent les pédagogues. Après plusieurs missions d’études au Québec où l’enseignement, ruiné par la politique de Duplessis, appuyée sur le cléricalisme et l’obscurantisme, venait d’être réformé pour cause de nécessité politique absolue, nos réformateurs revinrent avec les « être capable de », version francophone du « to be able to » américain, pimentée déjà de « démocratie participative ». Il n’était, bien sûr, pas question pour la bourgeoisie québécoise décadente d’assurer un accès massif de la jeunesse aux outils de l’universalité, mais seulement de lui inculquer les savoir-faire indispensables104. Principe transposable dans toutes les disciplines, la suite allait le prouver, mais qui pouvait particulièrement s’appuyer sur les travaux manuels où il s’agissait précisément de « savoir faire un ourlet », « savoir faire une épissure » etc. Les élèves de SEGPA comme les élèves des collèges faisaient donc de la technologie sans le savoir ! Où est le mal ? Mais ce n’était pas de la bonne technologie ! Il fallait donc reformare et puis ensuite purgare… Et bien sûr s’assurer le concours des syndicats autonomes. Cela tombait bien, les dirigeants du SNES n’eurent de cesse d’élargir leur champ de syndicalisation Et voici, bien entendu, le Québec engagé lui-même dans le cycle infernal des « réformes » : « Nous croyons que les propositions de modifications au régime pédagogique annoncées par le ministre n’apporteront pas de solutions réelles aux difficultés évoquées régulièrement par le personnel enseignant concernant l’évaluation des apprentissages des élèves dans une approche par compétences » Déclaration de la Fédération Syndicale des enseignants du Québec ( FSE-CSQ) – juillet 2007 104 – 132 – en transformant en professeurs certifiés de technologie les collègues, anciens instituteurs ou professionnels qui s’y étaient collés. Mais il fallait transformer les contenus et abandonner l’aspect bricolage. Les accords avec les fabricants d’ordinateurs firent le reste, je suis donc allé faire le VRP de la réforme de la « technologie » dans un collège rural. J’ai eu pour cela des « dotations en matériel » que la collègue de techno, qui enseignait la couture ou l’électricité, n’aurait même jamais osé réclamer. Parallèlement, il fallut un plan massif de formation des professeurs et les « PEGC section XIII » – poétique appellation des professeurs de technologie – se muèrent de gré ou de force en « certifiés de techno ». Désormais on devait en collège être capable de « reconnaître un compte de résultat », « utiliser un traitement de texte », « faire un CV » « solliciter un stage » « exploiter une visite d’entreprise »… Et Tartuffe ? Il passa ensuite en SEGPA avec le même objectif et l’on y fait désormais de la technologie au grand dam, souvent, des collectivités territoriales qui, branchées sur l’apprentissage, venaient d’investir des millions dans la rénovation des ateliers. Supprimés les ateliers ou réduits à la portion congrue. Les mômes de SEGPA, plus désorientés que jamais, sont désormais mûrs pour rejoindre les classes du collège. D’ailleurs les directeurs de SEGPA sont désormais formatés sur ce modèle. En attendant, les élèves de SEGPA ne seront donc plus tentés de se crever les yeux à coup de lime ou de poignarder cet enculé de prof à coup de tournevis, ils apprendront la techno sur les ordinateurs du collège. Ils élargiront leurs champs lexicaux favoris, ne pour- – 133 – ront plus confondre « ctb » et « dtc »105, mais – soyons justes – ils apprendront aussi de la méthodologie, par exemple s’il est compliqué de faire une recherche avec « my best friend wants to fuck my sexy mum » (sauf en copier/coller), il est simple d’accéder aux mêmes contenus en tapant MILF106 sur Google. J’exagère ? Je ne crois pas. Mais le pire est avenir, comme disait Maia Mazaurette107 et l’on n’a pas fini de créer l’échec scolaire pour détruire l’école, la transformation des disciplines en « champs disciplinaires », la réintroduction de la bivalence (professeurs enseignants deux disciplines ou groupes de disciplines), le recrutement local, l’utilisation honteuse des handicapés, l’enseignement du fait religieux vont faire gangrener ce qui reste. Si tout se passe bien le patient mourra sous anesthésie, mais pour cela « il faut des moyens ! » dit « l’intersyndicale éducation »… Des moyens, par exemple, pour appliquer la loi Boisseau-Montchamp, Marie-Thérèse Boisseau, sorte de Jacques Barrot en jupons, a su manipuler les associations qui regroupent les familles des enfants handicapés pour leur faire promouvoir l’idée de l’intégration forcée des handicapés dans l’École. La richesse affective, sociale, intellectuelle souvent, des jeunes handicapés est effectivement un apport considérable si 105 Je ne traduis pas… ce sont des sigles SMS aussi employés sur les canaux de chat ! Une formation ? http://thegeeksisters.over-blog.com, elles ont même trouvé sur un site chrétien un sigle SMS torride : QDTB, hé hé ! (Que Dieu Te Bénisse : si !) 106 « Mothers I’d like to fuck. » là j’ai cru nécessaire de développer… Maïa Mazaurette « Le pire est avenir » – Éditions Jacques-Marie Laffont . 107 – 134 – leur socialisation est réussie. L’angoisse des parents devant l’avenir, leur solitude, leur sentiment de culpabilité, sont de puissants leviers pour les chantres de la subsidiarité. Les associations ont souvent tout construit du fait de la carence totale des pouvoirs publics (le sermon des Béatitudes coûte moins cher), et voici enfin qu’une institution serait contrainte de prendre leur enfant avec les autres… en réalité, il s’agit de transférer des coûts du secteur social vers l’école, au prix de la disparition des structures adaptées et du remplacement des personnels qualifiés qui avaient su défendre leurs conventions collectives par la foule des précaires que l’Éducation nationale est invitée à créer en leur lieu et place. Désormais, de gré ou de force, les handicapés iront côtoyer au collège les motherfuckers ordinaires ou les « adaptés », ceux qui viennent de SEGPA. La chaleur monte dans les classes et dans les couloirs. C’est la cour de récré d’un collège, vers le début juin, tout le monde est intégré, l’intello de cinquième B, est tranquille malgré son mètre quarantehuit : il ne sort plus jamais avec un livre et puis ils se sont lassés de lui coller la tête dans les chiottes, le handicapé reste à l’ombre et ne quitte pas la jeune EVS (emploi vie scolaire) de 46 kg, seule surveillante pendant une heure, qui s’accroche à son téléphone mobile. Pourvu qu’il ne pleuve pas ! – 135 – Mars 2008 Un Rocard, sinon rien ! Je voulais épiloguer sur Attali : délit de faciès, en quelque sorte, mais c’est si bon ! J’ai donc lu son rapport, publié en janvier 2008. Et puis… rien ! Ségolène a le mérite d’exister et lui aussi, voilà tout ! Pouvaiton s’attendre à autre chose ? Il suffit, pour répondre, de consulter la liste des membres du club « Le Siècle », que fréquente Attali : le ton du document final s’entend à chaque énonciation. Écoutez un peu : Bébéar (spéculateur : Axa), Bouton (spéculateur : Société Générale), Breton ( privatiseur : France Telecom), Pébereau (spéculateur : BNP), Haberer (spéculateur : Crédit Lyonnais), Rosthschild (spéculateur), Notat (vendeuse), July (vendeur), Joffrin (vendeur), Pujadas (vendeur), Poivre dit d’Arvor (vendeur), Raffarin (vendeur), Imbert (vendeur), Fabius (vendeur), Cotta (vendeuse), Colombani (vendeur), Chain (vendeur), Schweitzer (ex-vendeur), Strauss-Kahn (employé de banque – le seul, tiens…) etc. Les spécialistes en partage du butin, en services rendus et en petites trahisons. Il font un club où ils optimisent les prélèvements qu’ils opèrent sur la – 137 – richesse produite par les bras des prolétaires. What else ? En réalité, Attali s’est, pour l’essentiel, efforcé de compiler des propositions, déjà présentes dans les directives de l’Union Européenne, des projections de l’OCDE ou dans d’autres rapports pour « libérer les profits »… En ce qui concerne l’Éducation, le rapport Pochard publié au même moment est un peu plus précis. Sarkozy, à moins qu’il ne reçoive des renforts militaires ou qu’il ne soit mis en curatelle renforcée, va bientôt s’effondrer de lui-même ou être balayé dans la crise de régime amorcée. Cela panique tous les tenants de l’ordre et les logiques politiques révèlent des ressources surprenantes ; ici aux municipales, Lutte Ouvrière s’allie au PC pour voter au deuxième tour PS/Modem, là Thibault s’allie à Parisot contre les patrons de l’UIMM… Je partage l’opinion selon laquelle l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, contre les politiciens carriéristes et les saint-simoniens de tout poil. Je me souviens d’un jeune agrégé de philosophie, politiquement marqué très à droite, il était même venu en Anjou pour, disait-il, « se rapprocher des sources de la révolte vendéenne », c’est dire ! Il s’étonnait que nous puissions partager des goûts pour Gracq ou Jünger et me trouvait fort mauvais bolchevik : il avait sans doute raison sur ce point, mais il avait tort de ne pas me croire lorsque je lui disais que mon objectif politique c’était « tout le pouvoir aux terminales G1 » ! En fait il aurait fallu ajouter les Bac pro productique et les BEP carrières sanitaires et sociales, voire les licences de Langues Étrangères Appliquées (au moins). Constater que ce spectre hante toujours le – 138 – monde est un réconfort pour les « révoltés de toutes les heures »108. Les pitres subsidiés que sont les Attali, les Gallo, Lang et Allègre circulent entre les écuries politiques et les caméras. Les compagnons de route de Mitterrand font n’importe quoi pour profiter du pouvoir une dernière fois. Je n’ai fréquenté que Rocard dans cette équipe de demi-transfuges (je ne sais pourquoi le vermifuge de mon enfance me revient soudain à l’esprit, cela me gratte encore quelque part, je pense). Il me semble que la première fois que j’ai rencontré Michel Rocard, c’était à Angers en 1965. Le jeune Inspecteur des Finances s’occupait du « contreplan agricole » du PSU109 et venait participer à la formation politique des élèves-ingénieurs de l’École Supérieure d’Agriculture. Au PSU de l’époque on discutait beaucoup de « troisième voie » entre communisme et capitalisme et on s’intéressait vivement à l’expérience irakienne : le parti Baas irakien (parti national-socialiste arabe) venait de prendre le pouvoir à l’occasion d’un coup d’État et sa doctrine était une Formule de Fernand Pelloutier dans la « Lettre aux Anarchistes » (12 décembre 1899) : « …nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. » 108 Le Parti Socialiste Unifié (1960-1989) était un petit parti où avaient convergé des socialistes, d’anciens communistes et des courants chrétiens réunis à l’occasion de la faillite du parti socialiste SFIO au moment de la guerre d’Algérie. Il fut une des portes d’entrée de la doctrine sociale chrétienne dans le Parti socialiste d’Épinay. 109 – 139 – version de la doctrine sociale chrétienne dont son fondateur, le catholique syrien Michel Aflaq, l’avait équipé dès 1945. J’ai retrouvé Michel Rocard sur ma route en janvier 1967 à la Sorbonne, lors de la prise de pouvoir par le PSU dans l’UNEF, où il dirigeait me semble-t-il la manœuvre depuis les couloirs avec Marc Heurgon, puis lors de deux meetings des années 1970 où il jouait le gage de respectabilité pour l’extrême gauche (lors de l’une de ces réunions, aux Lices de Rennes, j’étais au service d’ordre) et cherchait un espace pour monnayer un retour au PS, avec une partie de la paroisse Chérèque110 dans ses bagages. Après, ce type a logiquement été premier ministre de Mitterrand dont il avait longtemps été l’adversaire ; aujourd’hui, vieillard auréolé d’Histoire, il continue à prêter la main à l’instauration d’un ordre corporatiste, mais sous Sarkozy, cette fois, la première tentative de Ségolène ayant échoué. Et c’est à ce monsieur que l’on doit une dernière vilenie contre l’École. L’Église catholique a, nous l’avons vu plus haut, toutes les raisons d’être satisfaite des services rendus par le parpaillot Rocard dans le domaine de l’enseignement agricole, livré aux bons soins de l’Action catholique rurale, mais comment faire pour le tout venant ? La commission Pochard (du nom du haut fonctionnaire qui la dirigeait)111, destinée à « redéfinir le métier d’enseignant », a rendu son pré-rapport le 110 Jacques Chérèque, syndicaliste chrétien, fut ensuite, comme ministre, chargé par Rocard de mener à bien la liquidation de la sidérurgie lorraine, il est le père de François Chérèque, leader de la CFDT. http://www.education.gouv.fr/cid20894/remise-du-rapport-sur-laredefinition-du-metier-d-enseignant.html 111 – 140 – 4 février 2008 remettant en selle un certain nombre de turlupinades, dirigées comme les précédentes contre les compétences disciplinaires et le statut des enseignants, mais Le Figaro ayant décidé de «mouiller» Rocard dans ses préconisations les plus agressives, ce dernier a précipitamment démissionné plutôt que de devoir assumer la «rémunération au mérite» des enseignants. Soit ! Moi j’ai surtout retenu le dialogue sur l’enseignement de l’économie. La vidéo publiée sur Internet remet les choses en place : d’abord c’est Rocard qui dirige les débats et sa dérobade ultérieure est donc bien une lâcheté. Ensuite son intervention liminaire sur l’enseignement de l’économie, bien que confuse dans la forme, est extrêmement claire sur le fond : il s’agit, non pas de promouvoir des connaissances, mais d’assurer une « éducation », une promotion de l’Entreprise afin d’assurer la qualité du « dialogue social », c’est-à-dire une promotion des spéculateurs et vendeurs cités plus haut, de telle sorte que les salariés se tiennent tranquilles devant les évidentes qualités éthiques et managériales (mais est-ce dissociable ?) des capitalistes qu’on leur a vendus. De l’économie pratique, quoi ! Mais comment faire ? Rocard prend d’abord un exemple, celui du budget de l’État, de ses mécanismes, mais il doit moduler : c’est encore de l’économie théorique ! Rocard s’est-il soudain souvenu du fait que la liberté de consentir l’impôt était à l’origine de la Révolution de 1789 et que la connaissance des mécanismes budgétaires (la confiscation du salaire différé des cotisations sociales, par exemple – l’inventeur de la CSG en connaît un rayon !) pouvait se révéler un outil dangereux ? Il faut donc tout recentrer sur l’entreprise, sur la gestion et le manage- – 141 – ment ; son interlocuteur, qui rampe devant lui, en est bien d’accord : élaguons la théorie et faisons directement intervenir des professeurs de management ! L’Inspection générale d’Économie et Gestion, si avide d’étendre les « sciences du management » à toutes les séries, voire au collège, risque d’avoir satisfaction, les efforts de Jacques Marseille112 pour placer l’Histoire et la Géographie sur ce terrain auront alors été vains : les professeurs d’histoire-géo n’étant pas assez malléables, on va les remplacer par d’autres, supposés par leur formation l’être davantage. Dans la salle où est réunie la commission, l’inoxydable fonctionnaire chargé depuis des décennies de gérer les effectifs d’enseignants vient de faire son apparition et calcule déjà mentalement le nombre de certifiés d’Économie et Gestion qu’il pourra recaser après les fusions de séries et les suppressions de BTS qui se préparent. Parions qu’une tentative de flexibiliser l’horaire d’histoiregéographie aura lieu avant que Rocard ne rejoigne son compagnon baasiste Saddam chez les houris. Rocard rappelle l’arrogance agacée qui fait détester les enseignants chez les guichetiers et les caissières… Ceux-là font la guerre à leurs élèves «gothiques», pensent que le «Metal Rock» c’est un peu diabolique (et alors ?) et rêvent d’un monde pavillonnaire où les tondeuses s’ébranlent à heures fixes, mais pas le week-end ; un monde où les maris sont fidèles, les boulangères respectueuses de l’orthographe, les 112 Ancien stalinien, Jacques Marseille, économiste et historien reconverti dans le bleu horizon, dirige des collections de manuels du second degré où il prouve qu’on peut passer de Marchais à Sarkozy sans cesser d’être réactionnaire, ce qui lui vaut la reconnaissance subsidiée de l’Union des Industries Métallurgiques et Minières dont il a écrit l’hagiographie. – 142 – remontées mécaniques sécurisées et le commerce équitable détaxé. Et pourtant … Nombreux sont les rectorats qui, en fin d’hiver, ne trouvent plus de vacataires dans certaines disciplines : un vacataire est quelqu’un qui pour une heure de cours (soit deux heures de travail environ pour un professeur expérimenté et trois pour un débutant) percevra environ 35 euros « pour solde de tout compte » c’est à dire sans droit à congés payés, ni à assurance chômage, ni frais de transport etc… et qui devra obligatoirement être viré au bout de 200 heures. C’est quelqu’un qui a entre 25 et 35 ans, a de bac+4 à bac+7, est endetté, a préparé les concours, déjà exercé comme assistant de vie scolaire, contractuel, quelqu’un qui est devenu expert en démarches auprès des administrations, de l’assurance-chômage et des organismes de sécurité sociale… Et les titulaires ? Observons in vivo cette collègue certifiée : quarante ans, divorcée, elle a une fille en troisième et un garçon en sixième, son salaire net est de 2050 euros, son loyer est de 650 euros + 100 de charges (nous restons en province), son crédit voiture lui coûte 250 euros par mois, il lui reste une charge de 200 euros par mois pour rembourser un crédit contracté lors de son divorce… j’ai fait le calcul avec un logiciel de budget familial, même avec l’aide au logement et le supplément familial, si l’ex ne verse pas la pension… ça ne passe pas. Pourquoi alors, pour un jeune arrivé sur ce marché, ne pas essayer le recrutement privé en contrat de mission pour trois ans ? L’accord interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail ne saurait – 143 – tarder à être transposé dans l’Éducation Nationale, puisque son contenu aborde déjà la question. Vous percevrez alors peut-être 2500 euros nets par mois dès le 1er mois et jusqu’au 36e, ensuite vous aurez un intéressement substantiel si 80 % de la cohorte qui vous est confiée a son bac. D’ailleurs vous participerez à la délivrance de ce diplôme en échangeant vos copies avec vos confrères du Lycée Sainte-Bernadette tout proche. Après ? Après on verra : le Conseil d’Administration décidera et nul doute que vos collègues syndicalistes qui y siègent (et seront – pourquoi pas ? – désormais indemnisés pour cela), feront pour le mieux en fonction des ratios pédagogiques et financiers de l’établissement. Ce sera encore mieux si vous êtes syndiqué, surtout que désormais, avec le financement direct des syndicats par l’État, cela ne coûtera plus grand-chose à condition de choisir un syndicat officiel. Tout cela semble le fruit d’une précarité globale qui renvoie à la «globalisation» et contre laquelle, au bout du compte et selon certains, on ne peut pas grandchose, sinon « lutter » ; c’est en effet le discours de l’extrême gauche ou des «alternatifs», les organisateurs du bantoustan des précaires. Ces situations doublement révoltantes parce qu’elles touchent des amis, détruisant l’École et le fameux « lien social », sont parfaitement prévues et assumées par ceux qui, depuis quarante ans et plus, tentent avec constance de réduire le coût du travail. Certains le font en relation directe avec leur intérêt économique immédiat, d’autres pour prouver qu’un « ordre juste » peut surgir d’une société organique dans laquelle la frugalité imposée au plus grand nombre serait « compensée » par le fait que la personne humaine, « reconnue dans – 144 – sa dignité », s’épanouirait à la juste place qui lui serait assignée (amen !). Cette rencontre du libéralisme et du principe de subsidiarité n’a cessé d’être à l’œuvre sous tous les gouvernements et a donné naissance à des outils techniques de plus en plus sophistiqués comme aujourd’hui la RGPP113. Toutes se sont heurtées à des résistances farouches qui étaient essentiellement celles des salariés défendant âprement leurs conditions collectives d’existence. De multiples reculs sociaux ont été enregistrés, mais la classe ouvrière, hargneuse, a gardé sa capacité de résistance. Il en sera – il en est – de même pour la Révision Générale des Politiques Publiques. Avec cependant une nuance de poids : la RGPP s’attaque aux structures mêmes de l’État, à sa forme républicaine et elle a fait l’objet d’instructions qui ont commencé à s’appliquer en 2008. Il est par exemple prévu que certaines prérogatives de l’État seront tout simplement privatisées, comme la délivrance des cartes d’identité, ce qui nous ramène en deçà de l’ordonnance de Villers-Cotterêts par laquelle en 1539, François Ier faisait de l’État Civil… une affaire d’État : bientôt votre extrait de naissance sera estampillé Vivendi ou Veolia (et mon certificat de décès Coopérative des Vignerons du Languedoc ?), mais les orientations imprimées par le gouvernement prévoient – à défaut de la suppression des départements que préconisait Attali – celles des sous-préfec113 La Révision Générale des Politiques Publiques, lancée à l’été 2007, est aujourd’hui le principal instrument de la « réforme de l’État », des privatisations et de la suppression des services publics. La version Sarkozy prévoyait comme objectif principal, la « réduction des déficits publics » aboutissant à un équilibre budgétaire et à un ratio dette de 60 % du PIB en 2012. – 145 – tures. Quant à l’Éducation Nationale, elle devra renoncer aux derniers restes de ses examens nationaux, fermer ses petits établissements (ceux qui réalisent moins de 300 accouchements par an ?), recruter désormais ses professeurs sous statut précaire… Mais elle ne serait pas la seule touchée : « même les gendarmes », comme disait Brassens114, seraient poussés vers les commissariats, les RG vers davantage de police politique et les pompiers vers le mécénat local. Peut-être dans quelques mois conditionnera-t’on le versement de ma pension à un effort citoyen pour rééduquer les délinquants économiques de mon quartier, les fraudeurs au RSA115, qui refusent de débroussailler les friches industrielles sous prétexte qu’ils ont bac + 2 ? Mais « qu’ils s’obstinent ces cannibales à faire de nous des héros, ils verront bientôt que nos balles, sont pour nos propres généraux ». « Crosse en l’air et rompons les rangs ! »116 114 Georges Brassens : « Brave Margot » 115 Revenu de solidarité active, concocté par Martin Hirsch ministre sarkozyen de gauche et fils (spirituel) de « l’Abbé Pierre » destiné à faire enfin marner les bénéficiaires de minima sociaux et à généraliser la précarité salariale. Eugène Pottier, membre de la Commune, a ébauché ce texte en juin 1871, alors qu'il se cachait dans Paris. Le texte définitif de l’Internationale a été publié en 1887. 116 – 146 – Novembre 2008 : Petit cours sur la crise par un emploi senior Le 11 septembre 2001 dans l’après-midi, j’écoutais la radio sur le parking devant le lycée, je devais faire cours à 16 h et j'étais un peu en avance. Je n’en croyais pas mes oreilles, je crois me souvenir qu’il faisait beau, comme le 13 mai 1958 quand, à 10 ans, j’attendais les parachutistes qui devaient nous délivrer des Arabes – ces Arabes dont je ne connaissais rien, mais dont j’avais si peur peur : les Arabes dont causait la radio. Fins de régimes. En 1793, le colporteur Cathelineau annonçait la venue des Anglais, en 1958 la radio annonçait De Gaulle, l’Algérie Française et déjà, nous levions les yeux vers le ciel pour attendre les parachutistes, en 2001 la télé montrait le tombeau du Christ percuté par des avions et, conséquemment, annonçait la croisade. Le 11 septembre 2001 était bien un signe et un prodige, comme avant toute apocalypse ; déjà, dans l’après-midi même, mes élèves avaient tendance à se répartir en deux camps. Ce n’est pourtant pas sous les coups de l’Islam que périra l’impérialisme et la régéné- – 147 – rescence américaine ne viendra pas de la croisade, surtout si elle est nucléaire. La crise financière est venue pour vérifier la révélation, mais ce qui est révélé est toujours problématique, ce ne sont ni les kabbalistes, ni les mormons qui vous diront le contraire. À propos de l’Apocalypse de Jean, Chouraqui écrit : « Nous sommes ainsi devant un langage à clés et dont les clés sont le plus souvent perdues pour nous. » Cette remarque essentielle n’est cependant pas tout à fait adaptée ici : il nous reste quelques clés. Le 11 septembre 2001 apparaît comme un événement symbolique fondateur, du même ordre que le sac de Rome par les Vandales, hier alliés d’un des derniers empereurs ; la Babel des temps modernes a rejoué le génial scénario de l’Aigle de Patmos. Dès lors, les signes se sont multipliés : les sifflets adressés à la « Marseillaise » au Stade de France, la barbe bien taillée de Tariq Ramadan, répondent au signe majeur. Le discours de Ratisbonne du pape Ratzinger, les aventures de Robert Redecker, celles de Charlie Hebdo, l’affaire des caricatures de Mahomet, ou le destin parfois tortueux d’« anticommunautaristes » subventionnés montrent que les préparatifs continuent. Les croisades, ça se prépare ! Les croisades furent un moment de l’accumulation du capital et la « crise géorgienne » en évoque aujourd’hui le souvenir. Mais, dans les croisades, si les initiateurs sont avant tout des stratèges, les combattants sont des croyants et partout il faut donc raviver la foi et stimuler la haine de l’Antéchrist ou du Grand Satan. Partout le fondamentalisme, c’est-à-dire le retour aux racines fait des ravages ; les couches moyennes vont bientôt être déclassées, enragées, elles – 148 – sont déjà sensibles, « à gauche », au discours du magazine Marianne, et si l’engagement sous la bannière des Croisés de son fondateur, Jean-François Kahn, n’est pas tout à fait un prodige, le fait que sous l’étiquette « laïque » ou « féministe », on puisse tenir des propos qui en appellent à la « France éternelle », et presque toujours aux dépens des musulmans, fait un peu frémir. Déjà, Ségolène Royal avait tenté de donner une cohérence à ce retour à Jeanne d’Arc, heureusement pour tout le monde, elle est moins douée que Cristina Kirchner et n’est pas devenue la présidente de la France en faillite. Mais aujourd'hui, quand Jeanne d’Arc, Clovis, la « Fille aînée de l’Église », ou pour faire bonne mesure Jaurès revisité par Guaino et devenu « Saint-Jean-Jaurès » sont appelés à la rescousse ; quand Saint-Max-Gallo – qui voudrait bien faire des miracles de son vivant pour être béatifié plus vite – tournoie autour du Panthéon en se demandant si cela ne pourrait pas lui être reproché au Vatican, tout manifeste que la crise n’est pas une crise financière mais une crise mondiale du capitalisme. Et certains le savaient, le cachaient à leur femme, mais l'avouaient à leur amant ou à leur maîtresse. Le mouvement va s’amplifier avec les Bagaudes qui viennent – car les émeutes de la faim et de la misère ont un avenir en Occident. Tout le monde se prépare sans forcément chercher à mettre la puce à l’oreille à ses adversaires. Mais, comme souvent, la réalité a plusieurs plans et le matérialisme historique a des vertus dont le raisonnement analogique est dépourvu. La crise actuelle n’est pas une crise d’accumulation – 149 – vers on ne sait quelle nouvelle étape du capitalisme, mais une crise de décomposition. D’abord un peu d’Histoire. En 1944, après une période d’hésitation, l’impérialisme américain a considéré que le meilleur moyen de combattre les risques d’extension de la révolution sociale était de passer un accord avec Staline d’une part et de construire une Europe appuyée sur la démocratie-chrétienne de l’autre. C’est le paradigme de Don Camillo et Peppone. La stratégie de Yalta permit d’empêcher les révolutions en cours (Grèce), celles qui menaçaient (France, Italie), de consolider les dictatures (Espagne, Portugal) et de transformer en glacis les pays occupés par l’armée soviétique. Il n’y eut qu’une seule bavure de taille, la Yougoslavie : le remède a, depuis, été trouvé. Sur le plan économique, deux pôles s’organisaient, le premier aux États-Unis, où sous l’égide de l’ancien ministre britannique John Maynard Keynes s’ébauchait un nouvel ordre monétaire : le Gold Exchange Standard (Étalon de change-or). Le « prétendu Gold Exchange Standard » enseignais-je à mes étudiants avant que cela ne soit supprimé du programme (un allègement à la Rocard). Pourquoi « prétendu » ? Jusqu’à la seconde guerre mondiale, la valeur des monnaies était, en fin de compte, déterminée par référence à une marchandise particulière, un métal aux multiples usages : l’or. Malgré leur puissance, les USA étaient, en quelque sorte, soumis à la loi commune. Mais les décideurs se souvinrent après guerre que la limitation du crédit que cela engendrait était gênante, – 150 – même si l’économie de guerre avait partiellement résolu les problèmes posés par la récession commencée en 1929. Les vainqueurs imposèrent donc un nouveau système, qui faisait encore référence à l’or, mais exclusivement à travers le dollar pour une parité supposée fixe de 35 dollars pour une once d’or117. Chaque dollar était donc supposé valoir quelques grammes d’or et tous les États adhérents au nouveau système étaient supposés pouvoir se faire rembourser leurs dollars en or à tout moment. À condition qu’ils ne le fassent pas, mais qui pourrait avoir cette audace ?118 Donc les USA pouvaient tout à loisir émettre des dollars, mieux, on pouvait se faire ouvrir des crédits en dollars virtuels, ce fut la monnaie du FMI, les Droits de Tirage Spéciaux (un DTS = un dollar). En 1971-1973 eut lieu un tour de bonneteau – et j’y pense à chaque fois que je vois Fort-Boyard – tout à coup le Maître du Jeu qui disait jusque là « suivez l’once d’or » a soulevé les trois timbales et l’or n’était plus nulle part : « Sortez ! ». Le dollar était devenu inconvertible. Fin du Gold Exchange Standard ! L’or était supposé redevenir un produit industriel comme un autre. Mais le jeu devait bien continuer, sinon plus de Maître du Jeu : on garda donc le dollar et outreAtlantique on s’efforça de construire sur le même modèle l’Écu, puis l’Euro. Car le deuxième pôle était à Strasbourg, barycentre très chrétien des Communautés Économiques 117 Division de la livre équivalent à 28,35 grammes. 118 De Gaulle l’a fait ! – 151 – Européennes dont est née l’UE. Assurer la paix sociale n’est pas chose facile, il fallait lâcher du lest. Au lendemain de la guerre, on instaura en Grande-Bretagne une médecine gratuite et un poids syndical très important dans les entreprises, en France la Sécurité Sociale, le statut de la Fonction Publique et un Droit du Travail développé, en Italie un système généralisé de conventions collectives, en Allemagne une reconstruction appuyée sur les syndicats et le pouvoir d’achat. Mais en 1973, les contradictions internes du système et la lutte des classes avaient mis à mal le dispositif, en Europe et aux USA, les salariés organisés avaient pu, avec leurs organisations syndicales, augmenter le prix de vente de leur force de travail, et ailleurs, la poursuite de l’économie de guerre avait trouvé ses limites avec la résistance victorieuse du peuple vietnamien qu’avait précédé la victoire du peuple algérien. Le déficit américain qui permettait de rapatrier vers les multinationales les produits de l’exploitation du monde entier avait désormais du mal à produire ses effets. Il fallait parfois recourir à des mesures extrêmes, comme à Santiago, La Paz ou Buenos Aires.119 L’économie essoufflée réclamait de nouveaux crédits. Mais les promoteurs du système mesuraient une partie de ses inconvénients. Un des inconvénients est que l’expansion généralisée du crédit masque uniformément toute notion de mesure de la valeur. Prenons un exemple (je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous abordons la deuxième heure et L’impérialisme a en réalité fomenté davantage de coups d’État militaires pour instaurer des dictatures. 119 – 152 – il est grand temps de varier la pédagogie, les supposés bons mots ne suffisant plus à retenir l’attention). Vous n’avez pas d’argent mais vous avez du crédit : vous pouvez investir « à découvert », c’est-à-dire vendre et acheter à terme et à crédit. Ceci vaut 990 dollars aujourd’hui, j’en achète à ce cours 10000, livrables et payables à la fin du mois. Lors du terme, ma marchandise vaut 995, je la revends à ce prix et j’empoche 50000. Si elle ne vaut que 985 je devrais réaliser l’opération de crédit pour financer et renouveler l’opération, ce qui est ennuyeux ; mais je peux aussi payer une petite prime si j’ai assuré l’affaire, laisser ainsi tomber l’opération, ne pas m’endetter davantage, et espérer faire mieux la prochaine fois. Jusquelà, rien que de très classique, on procède ainsi depuis Zola aussi bien sur les actions que sur les principales matières premières. Mais ce système avait déjà valu au capitalisme quelques très jolies crises boursières. C’est d’ailleurs cela qui est pratiqué dans les « clubs d’investissement » auxquels participent quelques collègues ou dans la gestion des portefeuilles fictifs que plus d’un inspecteur m’a encouragé à fonder avec mes élèves. Mais je leur disais (pas aux inspecteurs !) qu’en termes de frissons, on pouvait préférer les mots d’amour plutôt que ceux des insomnies qui précèdent parfois le terme boursier. Ils n’avaient d’ailleurs nullement besoin de tels conseils. Mais poursuivons notre exemple d’investissement financier. L’affaire se complique un peu lorsque le support que vous achetez ou vendez n’est pas une action, mais un titre dont la rémunération représente le risque particulier de l’opération. Par exemple l’action Eurotunnel vaut aujourd’hui 30 c, je décide cependant – 153 – d’en acheter à échéance de deux ans, 1000000 à 1 euro, persuadé que je suis qu’elle peut alors être cotée 30 euros, c’est un risque très important et je recherche 1000 personnes prêtes à faire ce pari et à perdre 1000 euros (si l’action ne vaut plus rien) ou à en gagner près de 30000. Si je persuade une ou plusieurs banques de placer à leur tour auprès de leurs clients des titres émis par mon groupement de 1000 actionnaires spéculatifs, j’ai créé un produit dérivé. Revenons à la réalité. Mr Joeplumber est un habitant du Maryland et a, en 2001, acheté une maison. Il n’en avait pas vraiment les moyens, car, sans diplôme il est davantage bricoleur qu’artisan, mais avec un peu de chance... et puis il faut bien se loger et puis les rouges ont perdu, donc l’avenir du capitalisme est radieux. Très bien. Sa banque lui fait deux prêts : l’un classique avec un taux d’intérêt de 4,75 % qui correspond à sa capacité de remboursement sur quinze ans, pour 150000 $, l’autre de 50000 $ sur 10 ans avec un différé d’amortissement de deux ans, le temps pour Mrs Joeplumber, son épouse, de trouver au moins un job à mi-temps ; le taux de base est aussi de 4,75 %, auxquels s’ajoutent le coût du différé, les frais supplémentaires et une prime pour le banquier qui prend un risque particulier. Taux effectif : 9,5 %. Si Mrs Joeplumber trouve un job, ça passe et son salaire y passe aussi. Sinon ? Et bien la maison est déjà construite, les cours de l’immobilier augmentent de façon ininterrompue, il suffit de la saisir et comme elle vaut 350000 $ (car les économies de la famille y ont aussi été investies), la banque pourra en tirer de quoi rémunérer très confortablement ses actionnaires et attirer ainsi de nouveaux clients et de nouveaux capitaux. – 154 – À cette étape, deux remarques : 1) Ce ne sont pas seulement ses actionnaires que la banque doit rémunérer, car elle aussi a voulu mutualiser les risques et en a vendu une partie à un consortium de banques (Natixis ou Dexia, par exemple), qui ont elles-mêmes mis en circulation des actions correspondant au fonds ainsi constitué. 2) Il se pose quand même un problème : pourquoi n’avoir pas pensé plus tôt à cette poule aux œufs d’or ? Face à ces remarques, deux explications : – l’une, technique (mais très politique), elle s’appelle « déréglementation », date du début des années 1980 et a consisté à transformer en actions ou produits équivalents (« titrisation ») tout et n’importe quoi (le dentier de votre belle-mère, s’il comporte trois dents en or, pourrait être transformé en 1000 actions de 3 euros et on pourrait en plus, comme produit dérivé, spéculer sur la date de sa disparition) ; on a beaucoup insisté sur cette explication. – l’autre, fondamentale : les capitaux sont venus s’investir dans la spéculation immobilière parce que la crise était déjà là et qu’il fallait trouver un refuge ou un subterfuge. La crise est d’abord une crise économique et non pas un accident provoqué par les excès ou les dérives de l’ultralibéralisme. Revenons au problème de la valeur. Pour tout un chacun, la valeur d’une chose est une de ses qualités intrinsèques. Certaines choses incorporent de la technicité, d’autres sont marquées par la rareté, pour les plus traditionnelles, le travail incorporé apparaît comme une mesure évidente. Bref, les choses ont une valeur. Et le prix ? Le prix fluctue autour de la valeur – 155 – du fait de l’habileté du vendeur, de l’offre et de la demande, d’un accident provisoire du marché. Ces considérations de bon sens n’expliquent pas grandchose mais elles rassurent. Mais reprenons Eurotunnel : le tunnel existe et est très fréquenté, mais la valeur de l’action peut tendre vers zéro. Prenons la maison de Mr et Mrs Joeplumber : elle est modeste, neuve et belle avec sa pelouse et sa « mail box », mais s’il existe un stock d’un million de ces maisons sans personne pour les acheter, sa valeur peut rapidement n’être pas plus élevée que celle d’une bouchée de pain. Il existe donc pour les capitalistes une difficulté à réaliser la valeur contenue dans les marchandises. Devant l’effondrement qui se produit actuellement, les capitalistes qui veulent survivre sont bien obligés de se poser ce type de questions désuètes. Et, comme ils ne sont pas stupides, ils se les posent : voici, par exemple un article de quelqu’un qui est resté dans la même maison, même si elle a changé de statut. Il était à la tête du secteur « Recherches et Études » de CDC IXIS, qui appartenait alors à la Caisse des Dépôts et Consignations, organisme public gestionnaire des fonds des Caisses d’Épargne. À la suite d’une injonction de l’Union Européenne (Note du 30 avril 2003 adressée à Son Excellence M. Dominique Galouzeau de Villepin, Premier ministre), ce service fut privatisé « en application de l’art. 87 du Traité » (de Maastricht) et fut intégré à Natixis qui devait subir les déboires que l’on sait. Patrick Artus, auteur de l’article (et toujours en place), se montrait à l’époque pertinent. Voici une partie de sa conclusion : « En 2003, pour la première fois, le risque de déflation et la situa- – 156 – tion au Japon ont été amplement analysés par les économistes, les médias et les décideurs de politique économique (...) Cela suffira-t-il à éviter la déflation ? Si la liquidité (la base monétaire) mondiale augmente rapidement, ce qui est le cas, on doit en trouver la contrepartie soit dans les prix des biens, soit dans ceux des actifs. Mais s’il y a distorsion des systèmes de change et excès des capacités, les prix des biens, dans les pays les plus développés, ne peuvent augmenter. La réaction de politique monétaire a donc comme effet de faire monter les prix des actifs (obligations, immobilier, actions, obligations à risque, etc.), ce que l’on observe effectivement. (...) Une économie réelle faible pourrait donc voisiner avec une hausse forte du prix des actifs. » (Revue Politique Etrangère N° 3/4, 2003 – Titre : Y a-t-il un risque mondial de déflation ?). M. Artus, arrogant analyste au service du Capital, explique en 2003 que la crise trouve son origine dans la production des marchandises et dans l’incapacité des capitalistes à réaliser le profit dans des conditions « normales ». Et c’est cela qui conduit à rechercher la spéculation. Marx explique très bien que les crises ne sont pas seulement des crises de consommation, mais qu’elles naissent d’abord dans le secteur de la production : en 2003 et 2004, la consommation continuait à augmenter, portée par le crédit, mais la crise était déjà là, dans le secteur des métaux, de l’électricité, seulement masquée par les besoins nés de la croissance chinoise. Restaient pour spéculer le secteur des produits alimentaires, toujours à la merci d’une bonne récolte, le pétrole, toujours soumis aux fluctuations géopolitiques, et l’immobilier, qui trouve, in fine, une partie de – 157 – sa valeur dans l’expression d’une rente, liée aux caractéristiques de l’espace urbain. Mais le marché de l’immobilier s’est retourné, car des millions de Mrs Joeplumber n’ont pas trouvé pas de job, des centaines de milliers de leurs maris ont perdu leur boulot dans l’automobile ou l’informatique, du fait des délocalisations et in fine, ma propre belle-mère, retraitée de 88 ans avec 1000 euros de revenu mensuel, aura perdu quelques milliers d’euros avec les produits que lui avait conseillés le si gentil monsieur de la Caisse d’Épargne, parce que son livret A. était presque plein. J’ai bien peur que cela ne se ressente sur les cadeaux de Noël. D’un autre côté, on se suicide toujours davantage dans les prisons de Mme Dati que depuis les étages de direction des sièges des grandes banques. Les plus avisés des capitalistes ont même vu arriver d’assez loin « L’Armée des douze singes » et on retrouvé des zones de profitabilité dans la green economy qu’ils ont fini par imposer. Moi qui suis vieux, j’ai connu le World Wild Fund (le WWF au gentil panda) du temps où il s’accommodait fort bien de l’apartheid en Afrique du Sud, et, quand je suis d’excellente humeur (ce qui est assez rare), je m’amuse de le voir siéger en Chambre du Conseil de la Nouvelle Gouvernance, sollicité à chaque occasion par les employés de Bouygues sur TF1 ou ceux d’Antenne 2 dont le futur PDG, Nicolas Sarkozy, est ami du premier. Et si je n’ai pas le temps de me pencher sur les origines de Greenpeace, je me souviens que la campagne d’Al Gore et John Kerry était financée par la fortune de Teresa Heinz, épouse du second, qu’elle avait rencontré au Sommet de la Terre de 1992, qui se tenait au Brésil, où elle avait été – 158 – envoyée par... George Herbert Walker Bush, le père de l’autre. C’est à partir du sommet de Rio que Greenpeace sera intégrée au dispositif de l’ONU et participera ensuite aux commissions du sommet de Johannesburg ... Bref, Mme Heinz a raison : rien ne remplace le diamant !120 C’est le modèle même du développement durable ! Aucun rejet de C02 ! Mais pour le populo, au moins l’occidental, il faut changer les mentalités. Une partie du voile se lève aujourd’hui, la bataille « écologique » a aussi été lancée par ceux qui, voyant se profiler l’épuisement des capacités de consommation des ménages, ont intégré les contraintes environnementales... aux objectifs de profitabilité. L’économie verte est d’abord un moyen de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit : il faut une prise de conscience planétaire, puisqu’il s’agit de sauver la planète ou du moins les gentils pandas capitalistes ! On peut voir grand ou petit, la Toyota Prius est certes un coup de génie, mais faire adopter par l’UE une mesure qui force à changer d’ici 2012 toutes les lampes, toutes les douilles de tous les luminaires n’est pas mal non plus ! Et tout cela pour les remplacer par des lampes à mercure, dangereuses et qui exigent donc d’alimenter l’industrie du recyclage. Le recyclage, c’est excellent contre les crises cycliques et permet d’augmenter les prélèvements fiscaux supposés le financer. Dans une page intitulée : « Le Medef se convertit à l’économie verte », le quotidien économique La Tribune du 15 novembre 2008 faisait parler le président du fonds de capital-risque, Emertec Gestion, Bernard Maître, à 120 Et surtout les profits de son extraction en Afrique du Sud ! – 159 – propos de la croissance verte « Il ne s’agit pas d’un phénomène sectoriel. C’est un mouvement qui va subvertir l’ensemble de l’offre industrielle et de services du pays, comme l’ont fait les TIC il y a quinze ans, car il répond à la même aspiration vitale. Il faut que cela change radicalement et vite. Et cela crée des opportunités dans absolument tous les secteurs. ». Plus loin, un sous-titre claironne : « Selon le PDG de Poweo il n’y a pas de « crédit crunch » pour les énergies renouvelables ». Le PDG de Poweo, Charles Beigbeder (le frère de l’autre) produit et distribue de l’électricité, grâce à l’ouverture à la concurrence du marché, imposée par l’Union Européenne. Le deuxième axe est le « plan de relance ». J’ai lu récemment sur un site patronal « après la crise, il faudra augmenter les salaires », ce qui veut dire que, pour l’instant, ils doivent continuer à baisser. « Demain on rase gratis » reste affiché chez tous les bons barbiers. Pour l’instant, les salaires doivent baisser car les entreprises affectées par la raréfaction du crédit bancaire et par le manque de débouchés vont continuer à licencier et l’armée de réserve des chômeurs va enfler. D’ailleurs les fonds versés pour cette prétendue relance servent d’abord à restructurer, donc à licencier. Ceux qui vivaient déjà des poubelles du système (Sœur Emmanuelle, priez pour nous !) ont déjà commencé à mourir. Au Kivu, au Zimbabwe, on les y aide un peu. Les autres ? Cela dépendra essentiellement de la capacité des travailleurs et des peuples à ôter les leviers de commande aux banquiers, aux spéculateurs, à leurs flics et à leurs généraux. Dans le cas contraire, la relance la plus plausible, c’est la guerre contre l’Iran. Nucléaire ou pas ? Je pen- – 160 – cherais pour nucléaire, car de la Bolivie au Vénézuela, les peuples résistent et même aux USA, la résistance populaire pointe son nez. Le degré de terreur à inspirer rend « rationnelle » l’hypothèse de la vitrification de millions d’enfants d’un des pays dont la civilisation a fait les siècles et construit l’humanité. Précisément, il est l’heure pour les fils et les pères, pour les filles et les mères, de s’emparer des armes de la critique. C’est pourquoi la bataille qui continue pour sauver l’École de la destruction est si vive. Mais quand une conférence sur Spinoza fait salle comble à Saumur un vendredi soir, quand les instituteurs et les professeurs réalisent leur unité et cherchent à l’imposer, quand la jeunesse étudiante cherche avec inquiétude et détermination à se forger un avenir, ce n’est pas l’heure de désespérer.121 121 Le déroulement de la journée de grève interprofessionnelle du 29 janvier 2009 n’infirme pas mon propos. – 161 – En temps de guerre La France est pâle comme un lys, Le front ceint de grises verveines. Pierre Dupont* Il y aurait encore beaucoup à dire sur les collèges, les parcours individualisés, itinéraires de découverte, aide personnalisée, protection civile, B2I, projet d'établissement, AG convoquées par le principal, préparation à la remédiation, Unités Pédagogiques d'Intégration, plans ambition-réussite, Zones d'Éducation Prioritaire, plan contre la violence, éducation à la citoyenneté, établissements sensibles, liste intersyndicale au CA, formation au tri sélectif (enfin 2e niveau, ça commence en primaire), réunion de crise avec l'inspecteur Vie Scolaire, élection des délégués-parents, Conseil Général junior, Prozac, dispositifs anti-intrusion, médecine de prévention, disparition des surveillants, refus du procureur, inspectrice AIS, dispositif de * Pierre Dupont, chansonnier et révolutionnaire de 1848, fut un des poètes préférés de Charles Baudelaire qui préfaça ses œuvres. Lisez donc si ce n’est fait « Les fils de la nuit » par Antoine Gimenez et les Giménologues (Édité par l’Insomniaque et les Giménologues). 122 – 163 – signalement, vacataires, benzodiazépine, TZR, services partagés, compléments de service... J’ai peu parlé de l’Université où j’ai un peu traîné mes guêtres, mais ça viendra peut-être, j’ai des pistes. J’aurais envie de parler davantage de l’école primaire, d’autres peuvent le faire mieux que moi. Je suis inquiet, oui et davantage qu’au moment où j’ai commencé à rédiger, voici presque trois ans. Je n’ai pas peur, je ressens l’urgence. Il faut ouvrir le recrutement, la classe ouvrière doit préserver ses organisations indépendantes pour mobiliser les étudiants salariés, les stagiaires, les jeunes professeurs et les emplois précaires. Et les armer puisque c’est la guerre. Déjà la demande est forte dans les stages de formation syndicale pour retrouver par cette voie ce qui a été perdu par ailleurs. Mais il faut sans doute aussi éditer, se doter des structures adéquates, dessiner des plans, faire des raids même chez les mercenaires du camp d’en face, où nombre de savants, par exemple, sont prêts se battre pour l’universalité. Pour recruter, il faut de l’enthousiasme, de l’organisation et du rock’n roll. Je suis un vieux sous-off assez rock’n roll et qui sait très bien que, si aucune guerre n’est fraîche ni joyeuse, on a parfois sur le front de belles soirées, surtout quand on loge chez l’habitant. b Un dernier mot. J'ai confiance. Je suis heureux d’avoir pu contribuer à former, dans mon métier ou comme syndicaliste, autre chose que des motherfuckers. En contribuant à nourrir (discrètement, c'est le complot !), le piquet de grève des lycéens de 2006, je me trouvais comme des millions de salariés, complètement en accord avec le contenu politique de ce mou- – 164 – vement. C'était le même que celui des étudiants de Tien An Men, que celui des mineurs boliviens ou des femmes palestiniennes. Et il est certaines choses qui n’attendent pas : « Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire à la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons, Buvons Buvons À l'indépendance du monde ! »123 123 Pierre Dupont « Le Chant des Ouvriers » (1846). – 165 – Remerciements Ma reconnaissance à C. Nowak et H. Duarte pour leurs relectures souriantes et avisées et des remerciements tout particuliers à mon fils François qui m’a fait goûter un plaisir nouveau : celui que l’on trouve, au début de l’automne, à pratiquer l’inversion symbolique des places et à suivre des conseils aiguisés et affectueux. Et un grand merci (et un bisou) à Camille Desnoyer dont le logo des Éditions de la Maraîchère marquera les générations. Et pour cette deuxième édition, grand merci à G. Douspis et J.-Y. Grousset, qui sont, ma foi, bien patients. Photographie de couverture Danièle Zelic – 167 – Imprimé par SARL IDENTIC 35514 CESSON-SEVIGNÉ Mai 2009 – 168 –