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Et l’homme dans tout ça ?
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La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires
L’homme, entre libre arbitre et
déterminisme
Augustin BERQUE
Géographe orientaliste,
professeur à l’EHESS
Sommes-nous déterminés par
la géographie ?
Photo Laurent Mayeux
Historiquement, il existe trois grands
types de réponse à cette question.
Le déterminisme géographique,
une idée fausse
La
première,
qui
est
la
plus
ancienne, la plus répandue, la plus
tenace et la plus fausse, est le
déterminisme géographique. En un
mot, le déterminisme géographique
consiste à penser, que les
caractères physiques d’une contrée
donnée déterminent les caractères
physiques et moraux des sociétés
qui y habitent.
En général, l’interprétation que l’on en
fait est que, soi-même, on habite dans
la contrée la plus propice à être les
meilleurs. C’est la réponse que
d o nn aie nt le s G re cs, co mme
Hérodote ou Thucydide, mais surtout
Hippocrate, connu comme le père de
la médecine. Aristote, également,
avait des thèses très proches des
siennes. Il existe un traité connu
d’Hippocrate « Des Airs, des Eaux et
des Lieux », qui montre ce genre
d’influences de la nature physique sur
l’être humain.
Ce courant a continué tout au long de
l’histoire, jusqu’à nos jours, avec des
noms qui l’illustrent comme au XVIe
siècle Jean Bodin, au XVIIIe siècle
Montesquieu, pour s’en tenir à la
France. Ainsi, Jean Bodin prend en
compte les façons de travailler, ce qui
est très intéressant, parce que le
travail est justement ce qui va
transformer la nature, donc cela ajoute
l a nature humai ne à ces
déterminismes qui, du coup, ne sont
plus des déterminations directes. Au
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La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires
XIXe siècle, où a triomphé le
scientisme, le géographe allemand
R a t z e l ,
d a n s
s o n
Anthropogéographie, est l’exemple
le plus remarquable de ceux qui ont
voulu donner à ce courant un aspect
plus scientifique.
L’erreur fondamentale de cette
théorie est une causalité
rétrospective, c’est-à-dire qu’on
prend l’état des choses maintenant,
pour dire « cela a dû, il a fallu que
cela se passe ainsi ». Mais dès
qu’on regarde ce qui s’est vraiment
passé, dès qu’on fait un travail
historique, on se rend compte que
c’est faux. Un exemple remarquable
est la thèse selon laquelle le désert
engendre le monothéisme, thèse
qu’Ernest Renan par exemple, parmi
bien d’autres, a soutenue. Oui, parce
que l’on pense au désert du ProcheOrient, qui a engendré les trois
grands monothéismes. Mais posonsnous la question : qu’est-ce qu’un
désert ? Où existe-t-il des déserts ?
Il en existe dans beaucoup d’autres
endroits de la planète, sur tous les
continents, sauf l’Antarctique –
encore est-ce un désert froid – et
aucun autre n’a jamais engendré le
monothéisme. Ils ont engendré
toutes sortes de façons de penser,
mais pas le monothéisme. Vous
voyez donc bien que c’est prendre
des vessies pour des lanternes.
Le possibilisme
déterminisme
contre
le
Le deuxième grand courant, en
réaction à ce courant déterministe,
est celui qui s’est appelé le
possibilisme. Le possibilisme est un
terme qui a été forgé par l’historien
Lucien Febvre, à propos de l’école
française de géographie fondée et
illustrée par Vidal de la Blache. Ce
courant consiste à dire que la nature
offre toutes sortes de possibilités
que les sociétés, pour telles ou telles
raisons qui leur sont propres, vont
exploiter ou ne pas exploiter. Cela
entraîne que dans des conditions
physiques à peu près comparables,
des sociétés différentes vont
développer des cultures différentes.
La géographie et l’histoire montrent
effectivement cela. Ce courant, qui
s’est développé au XXe siècle
parallèlement à l’autre, a fini par
dériver vers une sorte d’oubli de la
base terrestre.
En réaction à cette dérive, un
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courant lancé dans les années
quatre-vingt-dix, par le géographe et
anthropologue américain Jared
Diamond a montré que certes, il y a
possibilisme puisque les sociétés
n’exploitent pas de la même manière
les possibilités, mais qu’il existe des
conditions déterminantes au départ,
c’est-à-dire au stade où les
civilisations ne sont pas
développées.
raisons qui sont d’ordre naturel.
Nous nous plaçons au lendemain de
la dernière glaciation, voici une
douzaine de milliers d’années : à ce
moment-là, à peu près toutes les
sociétés ont le même niveau
technologique, c’est-à-dire que tous
les hommes sont des chasseurscueilleurs. Mais à partir de là,
certaines sociétés vont évoluer vers
l’agriculture, vers la ville, vers
l’industrie, etc., pour aboutir au
monde actuel, où il existe des
sociétés très développées – au sens
où nous
entendons le
développement – et d’autres qui en
sont toujours au stade du chasseurcueilleur. Pourquoi ?
L’Eurasie, puisque c’est là que sont
apparues les plus anciennes
civilisations, a un développement
surtout Est-Ouest. Cela veut dire
que sans changement de technique,
avec les mêmes moyens de
subsistance, vous pouvez aller d’un
bout à l’autre du continent. Alors que
dans les autres cas, l’Amérique,
l’Afrique, l’Australie, pour d’autres
raisons, le développement est
surtout Nord-Sud. Dès lors, vous ne
pouvez pas aller avec un même
bagage technique d’un bout à
l’autre, parce que vous butez sur des
climats différents, et vous ne pouvez
plus subsister, à moins de changer
de technique. En entrant dans le
détail, on montre que la disposition
des montagnes et des déserts, qui
sont des barrières, empêche les
sociétés de communiquer, de se
frotter les unes aux autres,
d’échanger leurs techniques,
d’apprendre les unes des autres ;
donc
la
civilisation,
comparativement, prend du retard.
Jared Diamond montre qu’il y a bien
contingence, c’est-à-dire que suivant
les possibilités, on choisit telle ou
telle possibilité. Mais justement, au
départ, les possibilités n’étaient pas
les mêmes partout. Elles étaient bien
plus riches là où sont apparues les
premières civilisations, pour des
Il y a aussi les capacités que
pouvait offrir la nature, mais
inégalement suivant les lieux. Par
exemple, parmi les cinquante-six
espèces de plantes herbacées
avec de grosses graines, c’est-àd i r e ce l l e s q u i p o u v a i e n t
éventuellement donner lieu à la
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culture des céréales, trente-deux
étaient localisées autour de la
Méditerranée et seulement deux, en
Australie. Même inégalité pour la
répartition des gros mammifères
susceptibles d’être domestiqués :
s o i xa n t e - d o u ze e n Eu r a si e ,
cinquante et un en Afrique, vingtquatre dans les Amériques et
seulement une espèce en Australie.
J e d i s su s ce p t i b l e s d ’ê t r e
domestiqués, parce que certaines
espèces ne sont pas domesticables
comme le zèbre alors que le cheval
se prête génétiquement à la
domestication. A partir de cette
donnée qui n’était pas le même, à
travers la suite des aléas, des
contingences de l’histoire, nous
sommes arrivés à l’état actuel des
civilisations.
La
contingence
exponentielle
Le troisième grand courant
a été inauguré par un
philosophe japonais dans
les années trente, qui
s’appelait Watsuji, et qui participe
de la phénoménologie
herméneutique.
La phénoménologie herméneutique
est un courant de pensée qui cherche
à comprendre comment les choses
apparaissent aux gens concernés,
aux cultures concernées et quel sens
ces gens-là leur donnent. Elle essaie
de comprendre ce sens par le
dedans. C’est donc insister sur ce
que les philosophes appellent la
subjectité de ces gens-là et cela va
bien sûr avec la contingence, parce
que ce sont les sujets qui choisissent
en fonction justement de leur
subjectivité. Nous voyons alors que
cette subjectivité des choix que font
les êtres humains se combine
historiquement : il se produit des
suites de décisions qui participent du
libre arbitre des êtres humains mais
qui se cumulent, et nous aboutissons
à une sorte de contingence
exponentielle, c’est-à-dire de plus en
plus grande, au cours de l’histoire
humaine.
Mais maintenant, il faut
ne pas oublier la base,
p ar ce
qu e
ce tt e
tendance est déjà dans
la nature, elle est dans
l’histoire naturelle avant
l’histoire humaine. Le
grand
biologiste
allemand Uexküll, qui
est l’un des pères de l’éthologie, a
montré que chaque espèce vivante a
son propre monde. Ce fait est aussi
une expression de la contingence de
plus en plus grande qui marque le
développement de la vie sur terre et,
au degré ontologique supérieur, qui
est marquée par l’apparition de
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La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires
l’espèce humaine. Je dis supérieur
parce que l’espèce humaine est celle
qui s’est dotée, en plus de son acquis
génétique, de systèmes techniques et
symboliques incomparablement plus
développés que ceux de toute autre
espèce vivante.
L’être humain a en quelque sorte deux
moitiés : sa moitié animale et sa moitié
éco-techno-symbolique. Si nous
pouvons avoir une conscience, c’est
justement parce que nous avons des
systèmes symboliques qui nous
permettent de nous regarder en
quelque sorte à partir des autres vers
l’intérieur de nous-mêmes, en utilisant
notamment le langage. La contingence
exponentielle est la thèse que je
choisis personnellement.
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