LE FABULEUX DESTIN D`AMÉLIE POULAIN (2001)
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LE FABULEUX DESTIN D`AMÉLIE POULAIN (2001)
DELICATESSEN (1991) LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS (1995) LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN (2001) Mémoire de Master Pauline Fransen S1767607 Sous la direction de Dr. J.M.L. den Toonder Département de langues et cultures romanes Faculté des Lettres Université de Groningue Mai 2013 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION .................................................................................................................... 1 1. CADRE THÉORIQUE, MÉTHODE ET CORPUS ......................................................... 6 1.1 Le grotesque...................................................................................................................... 6 1.1.1 Développement historique du mot « grotesque » ............................................... 7 1.1.2 Wolfgang Kayser : the estranged world.............................................................. 8 1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le corps grotesque et rabaissement .................................... 10 1.1.4 Noël Carroll et sa « taxinomie » du grotesque ................................................. 12 1.1.5 Synthèse des théories ........................................................................................ 14 1.1.6 Méthode d’analyse ........................................................................................... 16 1.2 Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro .............................................................. 16 1.2.1 Delicatessen (1991) .......................................................................................... 19 1.2.2 La Cité des enfants perdus (1995) .................................................................... 20 1.2.3 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) ................................................. 21 2. MANIFESTATIONS DU GROTESQUE DANS DELICATESSEN, LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN ................... 23 2.1 Thèmes et motifs grotesques .......................................................................................... 23 2.1.1 Des univers absurdes ........................................................................................ 23 2.1.2 Le cirque et le freak show ................................................................................. 27 2.1.3 Le cannibalisme ................................................................................................ 30 2.1.4 L’excès .............................................................................................................. 32 2.1.5 Le rêve .............................................................................................................. 34 2.2 Personnages .................................................................................................................... 38 2.2.1 Leur apparence ................................................................................................. 38 2.2.2 Leur comportement ........................................................................................... 41 2.2.3 Zette et Line, « la Pieuvre » .............................................................................. 45 2.3 Techniques cinématographiques ..................................................................................... 48 2.3.1 Le gros plan ...................................................................................................... 48 2.3.2 Les couleurs ...................................................................................................... 50 2.3.3 Les angles et mouvements de caméra ............................................................... 52 2.3.4 La « déformation » de l’image.......................................................................... 54 2.3.5 L’esthétique du collage ..................................................................................... 55 2.3.6 Autres effets spéciaux ....................................................................................... 57 2.3.7 Effets sonores et la musique ............................................................................. 59 CONCLUSION ....................................................................................................................... 62 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................. 66 PIÈCES ANNEXES ............................................................................................................... 71 Annexe I : Fiches techniques et distribution ................................................................ 71 Annexe II : Filmographie de Jean-Pierre Jeunet .......................................................... 74 INTRODUCTION « My destiny was in the cinema ; I wanted to make movies since I was nine years old. One day a friend of my parents came home with a Super-8 camera. I was, « Oooh, » and I thought, « I'll just work. I'm going to buy a camera and I will be a director. » »1 Ainsi commence le fabuleux destin du cinéaste français renommé Jean-Pierre Jeunet. À la fin des années 1970, après avoir travaillé aux PTT pour en effet s’acheter une caméra, Jeunet commence sa carrière professionnelle dans le monde audiovisuel avec la réalisation de dessins animés en collaboration avec le dessinateur de bandes dessinées Marc Caro. Dans les années 1980, le duo Caro et Jeunet réalisent le court métrage Le bunker de la dernière rafale (1981), avant de bouleverser le monde du cinéma français avec leur premier long métrage Delicatessen en 1991. La comédie excentrique avec pour sujet le cannibalisme se distinguait par son originalité et son style visuel audacieux, refusant le réalisme caractéristique du cinéma d’auteur français. Même si le film a connu un grand succès public et critique, ayant gagné quatre Césars, le film était « too dark for mainstream audiences in the United States »2 ; un autre critique déclare : « No one was really quite ready for Delicatessen when it came out ten years ago ».3 Pour leur deuxième (et, en matière de collaboration, leur dernière) long métrage, La Cité des enfants perdus, un budget plus conséquent permettait aux deux cinéastes français de créer un univers encore plus fantastique que le précédent, peuplé de clones, d’orphelins et de figures de cirque. À sa sortie en 1995, le film comptait le plus grand nombre d’effets spéciaux du cinéma français à l’époque. Dans la lignée de Méliès, les deux cinéastes et leurs équipes ont expérimenté avec les nouvelles technologies pour réaliser des univers originaux et détaillés, des ambiances oniriques et des images spectaculaires. La tradition du cinéma fantastique naît avec les œuvres cinématographiques de Georges Méliès, pionnier et magicien de cinéma qui réalisait plus de 500 films entre 1896 et 1913. Lorsque les frères Lumières recherchaient les différentes façons de représenter la vie quotidienne, Méliès explorait la nature illusoire et divertissante du médium à l’aide de mise en scène et de trucages. Récemment, la version colorée de son film le plus célèbre, Le Voyage dans la lune (1902), a été restaurée ; dans le documentaire Le Voyage extraordinaire (2011, 1 J.-P. Jeunet dans un entretien mené par H. Eaves et J. Marlow, « Jean-Pierre Jeunet : « Not interested in realist things » », Green Cine, 30 octobre 2006, http://www.greencine.com/article?action=view&articleID=351. 2 R. F. Lanzoni, French Cinema, New York, Continuum, 2002, p. 366. 3 A. Haflidason, « Delicatessen DVD (1991) », BBC, avril 2002, http://www.bbc.co.uk/films/2002/04/15/delicatessen_1991_dvd_review.shtml. 1 Serge Bromberg et Éric Lange), qui raconte la vie et l’œuvre du cinéaste, Jean-Pierre Jeunet est l’un des réalisateurs qui lui rendent hommage. Même si l’importance de Méliès dans l’histoire du cinéma est généralement acceptée, la tradition du cinéma fantastique français a largement été ignorée par les critiques et les historiens de cinéma (Ezra, 9). Jeunet a fréquemment critiqué l’attitude en France envers ce genre de films : « In literature, we think about and accept the fantastical style all the time, but in film, that's not always the case, especially in France. »4 Ce n’est pas en France, mais aux États-Unis que le prochain projet de Jeunet a eu lieu : le film de science-fiction Alien Resurrection (1997), le quatrième film de la saga Alien. Après son aventure hollywoodien, Jeunet est revenu en France pour réaliser un film personnel qui devait être plus optimiste. Jeunet, qui avait l’habitude de filmer en studio et de contrôler chaque aspect de la réalisation, décidait cette fois de tourner sur place à Paris. Grâce à la technique du numérique, il a pu créer de nouveau un univers original sans devoir lâcher son perfectionnisme, transformant la ville entière en studio de cinéma. Contre toute attente, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain était un succès énorme en France et à l’étranger. Le film battait tous les records et devenait « an uncontrollable, social, cultural and media phenomenon »5. Malgré la réception publique et critique enthousiastes, le critique Serge Kaganski a causé la polémique dans son article « Amélie pas jolie », publié dans Libération en mai 2001. Il semble être particulièrement dérangé par l’esthétique du film, critiquant sa « volonté de maîtrise et de contrôle absolu de ses images » (qu’il dénomme même « de l’anticinéma ») et la vision artificielle donnée de Paris, « une vision de Paris, de la France (…) particulièrement réactionnaire et droitière », référant entre autres au style nostalgique et au manque de réalisme.6 C’est l’esthétique du cinéma de Jeunet qui nous intéresse dans notre étude. Malgré son style personnel et innovateur généralement acclamé, le réalisateur et son œuvre sont moins appréciés dans le monde académique. La première et actuellement la seule étude importante ayant pour sujet son œuvre cinématographique est Jean-Pierre Jeunet d’Elizabeth Ezra, publié en 2008.7 Ezra traite sa filmographie entière en détail, mais en se concentrant 4 J.-P. Jeunet dans un entretien mené par S. Tobias, « Interview with Jean-Pierre Jeunet », The Onion, octobre 2001, http://www.avclub.com/articles/jeanpierre-jeunet,13742/. 5 I. Vanderschelden, Amélie, London, I.B. Tauris, 2007a, p. 26. 6 S. Kaganski, « Amélie pas jolie », Libération, 31 mai 2001. 7 E. Ezra, Jean-Pierre Jeunet, Urbana, University of Illinois Press, 2008. 2 notamment sur les thématiques plus « sérieuses » de ses films8, réagissant contre les critiques qui « dismissed Jeunet for what they see as his privileging of form over content » (Ezra, 1). Moins d’attention est accordée aux choix esthétiques qui ne concernent pas les thèmes qu’elle a identifiés. Maintenant, c’est le style original et innovateur du cinéaste français qui mérite d’être examiné. La qualité unique et étrange des films de Jeunet a été décrite en plusieurs termes dans la presse, tels que bizarre, excentrique, carnavalesque, surréaliste et magique. Le mot « grotesque » est aussi fréquemment utilisé de façon affirmative, neutre ou négative pour décrire plusieurs éléments de ses films. Dans les critiques, le nom ou l’adjectif réfèrent notamment aux films même (« a brilliant, beautiful, and grotesque film »9), aux univers présentés dans les films (« Jeunet and Caro's world is deliciously grotesque10 ») et la plupart du temps aux personnages (« comic-grotesque human figures »11 ; « affectionately drawn grotesques and eccentrics »12 ; « As in Jeunet's previous films, the characters are grotesques, but they're grotesques who wear their hearts on their sleeves (…) »13). Le mot est même utilisé pour caractériser les perspectives : « the whole movie has been conceived in grandiose, garishly witty comic-book images : tilted, skewed angles, grotesque perspectives »14. Évidemment, le mot « grotesque » n’est pas seulement un synonyme pour « bizarre » ou « caricatural ». L’histoire du terme remonte au XVIe siècle, quand la découverte de fresques antiques lors de fouilles archéologiques à Rome mène à un mouvement artistique pendant la Renaissance. L’extension du terme à d’autres domaines artistiques et puis aux objets non artistiques se produit pendant les siècles suivants. Le grotesque est aujourd’hui un concept important dans la théorie de l’art et a récemment été relancé ; Noël Carroll par exemple a constaté dans son article « The Grotesque Today, Preliminary Notes Toward a Taxonomy » (2003) que le grotesque est plus présent au XXe siècle et après, s’étant répandu 8 « Jeunet’s films thematize issues such as the technological mediation of social relations, cultural anxieties surrounding advances in biotechnology, and the repression and subsequent revelation of historical trauma, especially in the context of war and decolonization. » Ibid, p. 2. 9 D. Loomis, « Delicatessen (Blu-ray) StudioCanal Collection », DVD Verdict, septembre 2010, http://www.dvdverdict.com/reviews/delicatessenbluray.php. 10 R. Pour-Hashemi, « Delicatessen », The Digital Fix, mars 2002, http://film.thedigitalfix.com/content/id/5040/delicatessen.html. 11 A. O. Scott, « Misfits Battle the Masters of War », New York Times, mai 2010, http://movies.nytimes.com/2010/05/28/movies/28micmacs.html?ref=jeanpierrejeunet&_r=0. 12 A. Morrison, « Amélie », Empire, http://www.empireonline.com/reviews/ReviewComplete.asp?FID=7284. 13 D. Mancini, « Amélie », DVD Verdict, avril 2003, http://www.dvdverdict.com/reviews/amelie.php. 14 M. Wilmington, « Movie Review : ‘Delicatessen’ : Tasteless but Filling Morsel », Los Angeles Times, avril 1992, http://articles.latimes.com/1992-04-10/entertainment/ca-46_1_horror-movies. 3 dans la culture populaire.15 Néanmoins, Frances S. Connelly déclare que « Given the prominent role of the grotesque in modern image culture, there are surprisingly few significant studies on these issues, a failure that reveals a blind spot in art-historical theory and practice » (Connelly, 2). En outre, la théorisation du grotesque s’est plutôt limitée à la littérature, à la peinture, au théâtre et à l’art en général ; les œuvres traitant le grotesque dans d’autres domaines tels que la musique ou le cinéma sont, à notre connaissance, peu nombreux. Ce n’est que très récemment, après le démarrage de notre étude, qu’une œuvre est publiée avec pour sujet le grotesque dans le cinéma américain : Masters of the Grotesque : The Cinema of Tim Burton, Terry Gilliam, the Coen Brothers and David Lynch (2012, Schuy R. Weishaar). Ceci est une autre indication de l’actuel regain d’intérêt de la notion. Même si plusieurs aspects des films de Jeunet ont (brièvement) été décrits comme grotesques, son cinéma n’a guère été traité dans le cadre de ce concept. Ses films contiennent plusieurs éléments qui sont abordés dans les théories du grotesque, comme des univers étranges, des thèmes et motifs grotesques tels que le rêve et des personnages aux traits caricaturaux. Même dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, film le plus souvent décrit comme « poétique », on peut trouver de nombreux éléments bizarres et grotesques, qui n'ont pas été traités théoriquement. Dans notre étude, nous examinerons les différentes façons dont le grotesque se manifeste dans le cinéma de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si l’esthétique de ses films pourrait être caractérisée comme une esthétique du grotesque. Au lieu d’aborder sa filmographie dans son intégralité, nous avons sélectionné trois films pour former notre corpus : Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001). Ce sont les trois premiers longs métrages du réalisateur, à part du film hollywoodien Alien : la résurrection (1997). Pour ce quatrième volet de la saga Alien, qui était un film de commande, Jeunet n’avait pas la même liberté dont il profite normalement en France, privilège très valorisé par le réalisateur ; à la question de Télérama « A quel stade de votre vie pourriez-vous envisager de ne plus faire de films ? », le cinéaste répond : « Le jour où je ne pourrai plus avoir la liberté totale. (…) j’ai toujours eu cette liberté, à part peutêtre sur Alien (…) »16. Notre cadre théorique présentera le développement historique du terme grotesque et les théories de Wolfgang Kayser, Mikhaïl Bakhtine et Noël Carroll. L’œuvre de Wolfgang 15 N. Carroll, « The Grotesque Today », publié dans F. Connelly, Modern Art and the Grotesque, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 239. 16 L. Rigoulet, « Un cinéaste au fond des yeux (10) : Jean-Pierre Jeunet », Télérama, août 2009, http://www.telerama.fr/cinema/questionnaire-jeunet,46013.php. 4 Kayser, Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (1957) est généralement considérée comme la première étude importante dans ce domaine. Publiée quelques années après, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965) de Mikhaïl Bakhtine est probablement l’œuvre la plus connue de la théorie du grotesque. Outre ces deux travaux principaux du grotesque, nous aborderons l’article de Noël Carroll que nous venons de citer, dans lequel le théoricien offre une perspective claire de ce concept de nature complexe. Sa définition du grotesque nous aidera à lier les théories de Kayser et Bakhtine, qui sont généralement considérées comme contradictoires. Ensuite, nous traiterons l’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, le coréalisateur de Delicatessen et La Cité des enfants perdus. Nous continuerons avec notre analyse des manifestations du grotesque dans les films de Jeunet, qui a été divisée en trois catégories. Dans la première partie, nous traiterons les thèmes et motifs grotesques les plus importants dans les trois films de Jeunet. Ensuite, nous aborderons l’apparence et le comportement des personnages en examinant le rapport entre la caricature et le grotesque. Enfin, dans le dernier chapitre, nous traiterons les techniques cinématographiques qui créent ou renforcent les effets grotesques. 5 1. CADRE THÉORIQUE, MÉTHODE ET CORPUS Dans la première partie de ce chapitre, nous aborderons le concept du grotesque à travers un aperçu du développement historique du terme et une présentation des idées de trois théoriciens du grotesque : Wolfgang Kayser, dont l’œuvre constitue la base de la théorie du grotesque à l’époque moderne ; Mikhaïl Bakhtine, qui offre une nouvelle vision du concept et Noël Carroll, qui nous permettra de trouver des points communs entre les idées des deux premiers et de formuler une définition générale du concept. Cette partie se terminera par une synthèse des théories, suivie par notre méthode d’analyse. Ensuite, nous traiterons l’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, le coréalisateur de Delicatessen et La Cité des enfants perdus, pour finir avec la présentation du corpus. 1.1 Le grotesque Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris. (…) Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppées de langes ! Victor Hugo, 45-46 Avant d’analyser les films de Jean-Pierre Jeunet dans le cadre du grotesque, il convient de préciser ce qu’on entend par le concept. Ceci n’est pas évident ; il n’existe pas une définition universelle. Il est indéniable que le grotesque comporte un élément de subjectivité, vu qu’une image grotesque (qu’elle soit verbale ou visuelle, statique ou animée) ne provoque pas toujours les mêmes réactions. En plus, le sens du mot a beaucoup changé au cours des siècles, désignant d’abord uniquement les fresques qui ornaient les murs de la Domus Aurea, découverte au XVe siècle, jusqu’à être utilisé pour décrire un corpus infini allant de gargouilles à des personnages de séries d’animation tels que Homer Simpson.17 Avant de passer aux théories sur le grotesque de Kayser, Bakhtine et Carroll, il serait intéressant 17 Carroll, p. 292-295. Comme l´auteur le décrit : « (…) Homer is himself grotesque, a being of Rabelaisian appetites whose unaccountable adversarial relationship with his own brain and his elastic capacities for bodily mutation make him stupendously and comically a biological anomaly. » Ibid, p. 292. 6 d’examiner brièvement l’histoire du mot grotesque, qui est révélatrice de la structure même du grotesque (Carroll, 296). 1.1.1 Développement historique du mot « grotesque » Dans notre étude, nous nous référerons à une notion contemporaine du grotesque. Néanmoins, en traitant le concept, on ne peut pas ignorer le développement du mot, de son usage et de ses significations changeantes au cours du temps. Le mot est né pour décrire des fresques qui ornaient les murs de la Domus Aurea.18 La Maison dorée de Néron, datant de la Rome antique, est redécouverte à la fin du XVe siècle. Le palais imposant était enterré depuis des siècles ; à sa découverte, l’espace ressemblait à une grotte. Les peintures murales montraient des figures surprenantes, hybrides, composées d’éléments animaux, humains et végétaux, des êtres fantastiques et des têtes humaines, entourés de fleurs et se fondant en des lignes et des courbes abstraites, l’ensemble présenté comme art ornemental (Harpham, 29-30). Le phénomène était nommé grottesche en italien ; sa traduction française, crotesque, apparaît en 1532, avant d’être remplacé par grotesque.19 Au début, le mot est uniquement utilisé pour décrire ces peintures antiques et les imitations du style, qui devient très populaire pendant le XVIe siècle. Les artistes de la Renaissance étudiaient les fresques dans les grottes décorées dans un style qui n’était pas forcément nouveau, mais qui était largement perdu après la chute de Rome. Fascinés par ces êtres pleins d’imagination, les peintres italiens imitaient et développaient l’art grotesque, parmi lesquelles Raphaël. Grand amateur de ces fresques souterraines, l’artiste italien de la Haute Renaissance est chargé de la décoration des Loggias du Vatican. C’est sous sa direction que son assistant Giovanni da Udine, compétent dans la peinture des animaux et de la végétation, allait devenir le maître du grotesque (Harpham, 32). L’art grotesque a inspiré bien d’autres artistes de la Renaissance, ou comme le décrit Geoffrey Harpham : « Grottesche was contagious » (Harpham, 49). Les peintres italiens spécialisés dans le nouveau style décoraient les maisons et les palais les plus importants de l’Europe. Pendant trois siècles, c’était un art conventionnel ; même des objets décoratifs, des tapisseries et l’ameublement domestique était recouverts de motifs grotesques (Harpham, 4950). La diffusion de l’art grotesque se produisait en même temps que l’avènement de l’imprimerie et de la gravure ; le nouveau style était annoncé et développé dans des livres sur la gravure ornementale, qui étaient distribués dans toute l’Europe (Harpham, 68). 18 19 G. Harpham, On the grotesque, Princeton, Princeton University Press, 2006 (1982), p. 27. P. Thomson, The Grotesque, London, Methuen, 1972, p. 13. 7 L’extension du mot à la littérature et aux objets non artistiques s’est produite dès le XVIe siècle en France20 et au XVIIIe siècle en Angleterre et en Allemagne (Thomson, 13). Souvent associé à la caricature, le mot va avoir une connotation négative, l’adjectif signifiant « ridicule, déformé, anormal » et le nom « une absurdité, une déformation de la nature ».21 Cette connotation coexistait avec le sens original, celui référant à un genre spécifique de peinture. Au XXe siècle et après, il semble que le mot évoque plus qu’avant l’horreur, le monstrueux et la sensation d’être mal à l’aise, qui peut être traduit par le concept freudien « the uncanny » (das Unheimliche en allemand). Aujourd’hui, l’adjectif grotesque est utilisé dans plusieurs contextes et peut avoir une connotation positive ou négative. Il est surtout associé à l’excès et à l’aspect caricatural et peut signifier de nombreuses choses comme absurde, ridicule, monstrueux, carnavalesque, extravagant et laid. Le nom est plutôt réservé aux arts, référant toujours aux ornements fantastiques de la Rome antique et à ses imitations, mais aussi à une catégorie esthétique selon plusieurs théoriciens, parmi lesquels Wolfgang Kayser22, souvent considéré comme le « père » de la théorie moderne du grotesque. Philip Thomson affirme : « Despite some notable, but isolated, attempts in the nineteenth century to define the nature of the grotesque, it was not until the appearance in 1957 of the book by the late German critic Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, that the grotesque became the object of considerable aesthetic analysis and critical evaluation. » (Thomson, 11). Nous commencerons par traiter son œuvre sur le grotesque. 1.1.2 Wolfgang Kayser : the estranged world Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (1957)23 de Wolfgang Kayser (1906-1960) est l’un des principaux travaux sur le grotesque, contenant un aperçu historique et une tentative de définition. Dans le cinquième chapitre, l’auteur donne des exemples du grotesque au XXe siècle concernant le théâtre, la littérature, la poésie, la peinture et les arts graphiques. Il conclut son travail en essayant de définir la nature du grotesque. Comparant le XXe siècle aux siècles précédents, Kayser constate que le grotesque est plus présent dans cette période qu’avant. Selon lui, le grotesque est devenu « the source of certain widespread phenomena in twentieth-century painting and literature » (Kayser, 130). 20 Par exemple dans l’œuvre de François Rabelais. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970. 21 A. Clayborough, The grotesque in English literature, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 6 (notre traduction). Cité par Thomson, p. 13. 22 W. Kayser, The grotesque in art and literature, Bloomington, Indiana University Press, 1963, p. 180. 23 Pour notre travail, nous avons utilisé une traduction anglaise du livre de 1963. 8 À cause de la quantité énorme de matériel pertinent, l’auteur s’est limité à traiter quelques exemples exceptionnels venant de plusieurs genres artistiques. En abordant les exemples du grotesque, Kayser se réfère à chaque fois à certaines stratégies ou techniques. Une des techniques qu’il identifie fréquemment dans ses exemples est celle de la déformation de l’homme. Les personnages sont réduits à des caricatures, à des poupées ou à des marionnettes ; ils sont constitués d’éléments humains et mécaniques ou d’un mélange de caractéristiques humaines et animales. Même des objets peuvent être mélangés avec le corps humain, comme dans le tableau de Salvador Dalí, La girafe en feu (1937) dans lequel des tiroirs sortent d’un corps féminin (Kayser, 171).24 L’aliénation du visage humain, qui est figé en masque ou en grimace, est également une stratégie qui est souvent nommée. Bref, dans les histoires traitées par Kayser, l’homme n’est pas humain : une division, un détachement ou une multiplication du Soi marque les personnages. Inversement, des objets inanimés peuvent être traités comme des choses vivantes, comme dans la poésie de Morgenstern (Kayser, 150-157). Son analyse ne s’arrête pas aux personnages ou aux êtres qui figurent dans les textes, les pièces de théâtre ou les images. Il utilise fréquemment des termes comme l’aliénation (Verfremdung en allemand), la distorsion, l’exagération, la fusion, la confusion, et des adjectifs comme absurde, irréel et monstrueux pour décrire une situation, une certaine atmosphère ou un univers. Il parle d’une transformation ou d’une structure ; quelqu’un ou quelque chose de connu est déformé ou aliéné. Cependant, ce ne sont pas des univers uniquement fantastiques : il s’agit très souvent d’un mélange d’éléments réels et irréels, d’une fusion de la réalité et de l’illusion. Outre les techniques signalées, Kayser aborde quelques thèmes et motifs qui seraient caractéristiques du grotesque, comme le double, l’automate et la poupée de cire (Kayser, 145). D’autres thèmes fréquents sont la dichotomie de la réalité et de l’illusion, la juxtaposition d’éléments incompatibles et notamment le rêve, une des sources créatives principales des surréalistes. Kayser note à propos de l’œuvre de Chirico que la fusion d’éléments organiques et mécaniques, ainsi que le mélange d’entités qui, historiquement, sont incompatibles, « détruisent notre regard sur le monde » (Kayser, 170). Dans le dernier chapitre, l’auteur essaie de définir la nature du grotesque. Kayser note que tous les ingrédients pour la création d’une catégorie esthétique sont présents. Il indique que le mot « grotesque » s’applique à trois domaines différents : au processus créatif, à 24 Ceci n’est pas d’ailleurs la seule caractéristique inhumaine de ce personnage ; ajoutons à cela l’absence d’un visage, une couleur de peau macabre, sa maigreur et le fait qu’elle est soutenue par des bâtons. 9 l’œuvre d’art même et à sa réception (Kayser, 180). Puis, il récapitule ses observations pour arriver à plusieurs conclusions. Premièrement, Kayser déclare : « the grotesque is the estranged world » (Kayser, 184). Il ne compte pas les univers entièrement fantastiques ; c’est notre monde qui doit être transformé. Il affirme que le grotesque est une structure, présupposant que la catégorisation de notre environnement que l’on effectue au quotidien n’est plus possible. Les techniques qu’il a fréquemment rencontrées sont : (…) the fusion of realms which we know to be separated, the abolition of the law of statics, the loss of identity, the distortion of « natural » size and shape, the suspension of the category of objects, the destruction of personality, and the fragmentation of the historical order. (Kayser, 185) Ensuite, « the grotesque is a play with the absurd » (Kayser, 187). Ce jeu peut évoquer l’humour mais peut aussi facilement déboucher sur l’horreur. Enfin, son interprétation finale du grotesque, qui est souvent reprise dans des textes qui mentionnent l’œuvre de Kayser, est la suivante : « an attempt to invoke and subdue the demonic aspects of the world » (Kayser, 188). Dans les périodes de transition, comme la Renaissance, l’époque Romantique et le XXe siècle, les croyances des époques précédentes sont brisées et dans ces moments d’incertitude et de confusion, les expressions du grotesque, qui contredisent tout système rationnel, semblaient être particulièrement puissantes, remarque l’auteur. Kayser est généralement considéré comme l’un des théoriciens principaux du grotesque, mais son œuvre a également reçu des critiques. Le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, qui est surtout connu pour son analyse de l’œuvre de François Rabelais, publié quelques années après l’étude de Kayser, était l’un d’entre eux qui avaient une vision assez différente du grotesque. Ses concepts du corps grotesque et du principe de rabaissement ont eu une influence importante sur le développement du terme. 1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le corps grotesque et rabaissement L’ouvrage le plus connu de l’historien et théoricien russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), ainsi que l’un des travaux principaux des théories du grotesque, est L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965)25. Dans son étude, Bakhtine analyse le système d’images rabelaisiennes, « (…) images du corps, du manger et du boire, de la satisfaction des besoins naturels, de la vie sexuelle » dans le cadre de ses 25 La première édition, en russe, est publiée en 1965. Nous avons utilisé la traduction française. M. Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970. 10 sources populaires (Bakhtine, 27). Cette imagerie particulière de la vie matérielle et corporelle, qui a ses origines dans la culture populaire carnavalesque, reçoit le nom de réalisme grotesque (Bakhtine, 28). Dans son ouvrage, Bakhtine traite la représentation grotesque du corps dans l’œuvre de François Rabelais en l’opposant au canon classique du corps. L’auteur décrit le corps classique comme un « corps parfaitement prêt, achevé, rigoureusement délimité, fermé, montré de l’extérieur, non mêlé, individuel et expressif » (Bakhtine, 318). Ce concept du corps s’oppose à celui du corps grotesque, qui est ouvert et n’est jamais achevé, « (…) mêlé au monde, mêlé aux animaux, mêlé aux choses » (Bakhtine, 36). Parmi des aspects caractéristiques du style grotesque, il mentionne des stratégies telles que l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion et l’excès, ainsi que le difforme, référant à la Préface de Cromwell de Victor Hugo (Bakhtine, 302 et 52). En ce qui concerne les traits du visage grotesque, il déclare que le nez et surtout la bouche jouent un rôle important. Dans les images grotesques, la bouche grande ouverte domine le visage : « (…) la bouche est la porte ouverte qui conduit au bas, aux enfers corporels » (Bakhtine, 323). Par contre, les yeux n’ont pas de fonction, sauf les yeux exorbités, qui « sortent » du corps et témoignent d’une « tension purement corporelle » (Bakhtine, 315). Puis, les parties du corps qui sont « ouvertes », qui se trouvent à la frontière du corps et du monde, ainsi que les actions liées à ces orifices (« les actes du drame corporel »26) jouent un rôle crucial dans l’image grotesque. Ensuite, Bakhtine identifie le rabaissement comme « (…) le principe artistique essentiel du réalisme grotesque (…) » (Bakhtine, 368). Bakhtine le définit comme « (…) le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité » (Bakhtine, 29). Selon l’auteur, tout le système d’images rabelaisiennes se caractérise par ce mouvement. Cela se voit dans la conception du corps grotesque en ce qui concerne l’accent mis sur le « bas corporel » et la représentation du corps opposée à l’image classique du corps : le corps grotesque témoigne d’un rabaissement des principes du canon classique. Cependant, ce n’est pas uniquement un mouvement destructeur ; il est indissociablement lié à la régénération, au renouvellement : « On précipite non seulement vers le bas, dans le néant, dans la destruction absolue, mais 26 « (…) le manger, le boire, les besoins naturels (et autres excrétions : transpiration, humeur nasale, etc.), l’accouplement, la grossesse, l’accouchement, la croissance, la vieillesse, les maladies, la mort, le déchiquetage, le dépeçage, l’absorption par un autre corps – s’effectuent aux limites du corps et du monde ou à celle du corps ancien et du nouveau ; dans tous ces événements du drame corporel, le début et la fin de la vie sont indissolublement imbriqués. » Ibid, p. 316. 11 aussi dans le bas productif, celui-là même où s’effectuent la conception et la nouvelle naissance (…) » (Bakhtine, 30). Comme Bakhtine situe son étude de l’œuvre de Rabelais dans la culture comique et carnavalesque du Moyen Âge et de la Renaissance, qui est, selon lui, directement lié à cette imagerie, il associe l’image grotesque à la fête du carnaval. Il interprète l’image grotesque comme essentiellement joyeuse et festive, comme une expression de vitalité. À première vue, sa vision semble être radicalement différente de celle de Kayser, qui parle d’aliénation, de l’inhumain et d’un monde devenu étranger. Bakhtine reproche l’auteur de se concentrer trop sur des grotesques romantiques et modernistes, ignorant tout ce qui précède au romantisme et par conséquent, de ne pas comprendre la nature « véritable » du grotesque : « Nous somme frappés en lisant ses définitions par le ton général lugubre, terrible, effrayant du monde grotesque que l’auteur est le seul à saisir. En réalité, ce ton est totalement étranger à toute l’évolution du grotesque jusqu’au romantisme » (Bakhtine, 56). Nous reviendrons sur ce point à la fin de notre chapitre sur le grotesque. Bien que les idées de Kayser et Bakhtine semblent être contradictoires, l’article suivant de Noël Carroll nous aidera à trouver des points communs. 1.1.4 Noël Carroll et sa « taxinomie » du grotesque Dans son article, « The Grotesque Today, Preliminary Notes Toward a Taxonomy », publié en 2003, le philosophe américain Noël Carroll (1947-) propose une « taxinomie » du grotesque. Sa définition structurelle comme alternative aux approches fonctionnelles rend plus clair ce concept problématique. L’auteur réussit à réunir une grande variété d’images grotesques sous le même principe structurel, allant des figures hybrides des fresques italiennes aux exemples contemporains tels que South Park. Carroll commence par constater deux choses par rapport à la présence et au prestige du grotesque dans les médias. L’auteur déclare que « (…) from a merely statistical point of view, the grotesque is one of the leading formats of mass art today » (Carrol, 293). Deuxièmement, il affirme que le grotesque n’est plus en marge de la culture : « It has gone mainstream ». Il donne de nombreux exemples provenant de la télévision (Buffy contre les vampires, Les Simpson), du cinéma (Edward aux mains d’argent de Tim Burton, 1990), de la bande dessinée, mais aussi des jeux vidéo et du théâtre (La Belle et la Bête). En même temps, le grotesque n’appartient pas seulement à la culture populaire ; l’iconographie grotesque est un motif récurrent d’artistes postmodernes, comme dans les autoportraits de Cindy Sherman. 12 Ensuite, l’auteur souligne la difficulté de répondre à la question « Qu’est-ce que le grotesque » ; le mot est inventé pour qualifier les fresques ornementales de la Domus Aurea, mais sa définition et ses usages ont beaucoup changé au cours des siècles. Selon Carroll, l’un des problèmes récurrents d’approches précédentes est la volonté de définir le grotesque à l’aide d’une seule fonction, comme étant comique et horrifique en même temps ou essentiellement allégorique (Carroll, 294-295). L’auteur fait référence à l’œuvre de Wolfgang Kayser et en particulier à ses définitions de la nature du grotesque ; de même, Bakhtine a insisté sur « la nature véritable du grotesque » (Bakhtine, 56). L’auteur propose en guise d’alternative une approche structurelle : « (…) something is an instance of the grotesque only if it is a being that violates our standing or common biological and ontological concepts and norms » (Carroll, 297). Il appelle ce concept fondamental le « genus » (genre) et les types de fonctions des « species » (espèces). Il identifie ensuite les procédés les plus récurrents de ce principe structurel : la fusion, la disproportion, l’absence de forme et le gigantisme (Carroll, 296). Ainsi, les figures hybrides de l’art antique et de la Renaissance peuvent être regroupées avec des géants, des vampires et les membres de la famille Simpson : « (…) they are all violations of our standing categories or concepts ; they are subversions of our common expectations of the natural and ontological order » (Carroll, 296). Carroll limite le grotesque aux êtres, incluant tout ce qui est perçu comme animé, et aux violations de nos catégories biologiques et ontologiques. D’autres éléments peuvent seulement être qualifiés de grotesque par extension métaphorique. Le grotesque peut avoir énormément de fonctions, mais Carroll se concentre sur trois états affectifs : l’horreur, l’amusement et « awe » (stupeur, effroi). Il explique ce choix d’abord en affirmant que ce sont les émotions principales que la plupart des grotesques cherchent à provoquer. En plus, il montre comment elles sont liées l’une à l’autre et étroitement reliées à la structure fondamentale du grotesque. Selon Carroll, l’horreur est une émotion composée de peur et de dégoût. Le grotesque est souvent associé au mal ; tout ce qui ne correspond pas à nos attentes catégorielles pourrait être dangereux. Le critère de dégoût est l’impureté, ce qui est aussi lié au cœur du grotesque selon l’auteur : That which is impure correlates with the violation of our standing categories in various ways. Thinks like blood, fecal waste, mucus, vomit, and pieces of flesh are treated as impurities because they are ambiguous or interstitial between categorical distinctions such as me/not me, living/dead, and inside/outside. (Carroll, 300) Les êtres grotesques n’évoquent pas toujours l’horreur ; le rire est aussi une réaction fréquente. Carroll réfère aux théories de l’amusement comique qui expliquent que cet état 13 émotionnel est provoqué par quelque chose (une blague, une situation, un geste etc.), perçu comme étant incongru. Il associe ainsi le domaine de l’humour à celui du grotesque, en ce qui concerne l’anomalie conceptuelle (Carroll, 303). Il donne l’exemple de clowns : « (…) they are improbable representations of the human ; their features are wildly exaggerated and misshapen, while their biological and cognitive capacities are humanly anomalous » (Carroll, 303). Les clowns peuvent être une source d’humour à cause de cette incongruité qui est liée au grotesque, bouleversant nos attentes catégorielles en ce qui concerne l’apparence et les capacités de l’homme. Carroll nous rappelle que le grotesque horrifique peut facilement être transformé en un grotesque comique ; un contexte non menaçant est nécessaire pour évoquer le plaisir. La dernière émotion traitée par Carroll est celle de l’intraduisible « awe ». Selon l’auteur, le critère de « awe » est le merveilleux, défini comme « ce qui est au contraire de notre connaissance de la nature » (Carroll, 307) ; ceci correspond directement au principe structurel du grotesque. Carroll nous rappelle que l’amusement comique contient, tout comme l’horreur, un élément de rejet : le rire est ici considéré comme un geste d’expulsion, pour se distancier de l’absurdité. La différence avec ces émotions, c’est que dans le cas de l’expérience de « awe », l’incongruité est acceptée. On inhale, on la fait « entrer » dans nos corps ; « Awe invites acceptance of the absurd » (Carroll, 309). Il finit son article sur la question suivante : d’où vient tout à coup ce goût prononcé du grotesque ? Il propose une réponse de quantité : peut-être que les grotesqueries se sont largement diffusées grâce à la croissance énorme de l’industrie du divertissement. 1.1.5 Synthèse des théories Après avoir traité trois théories majeures sur le grotesque, nous pouvons constater qu’elles diffèrent considérablement. Ce résultat n’est pas surprenant, étant donné qu’elles sont écrites par des auteurs qui viennent de trois pays, traditions et époques très différents. De plus, chacun s’est concentré sur d’autres exemples du grotesque. Kayser a traité la période allant du romantisme jusqu’à l’époque moderne ; Bakhtine a analysé l’œuvre de François Rabelais dans le cadre du Moyen Âge et de la Renaissance, tandis que Carroll s’est plutôt concentré sur des exemples modernes. Malgré leurs différences, nous voudrions argumenter que ces trois théories ont quand même des idées communes, quelle que soit la période ou l’œuvre d’art traitées. Comme nous l’avons déjà mentionné, Bakhtine a critiqué Kayser en ce qui concerne sa vision trop « lugubre » et négative du grotesque, qui, de son point de vue, est 14 essentiellement positif et joyeux. Dans la recherche du grotesque, les deux théories sont (trop) souvent considérées comme étant contradictoires. Certes, ce sont deux études très différentes du grotesque, avec des exemples divers, mais ce ne sont pas leurs idées du « sens profond » ou de la « nature » du grotesque qui constituent à notre avis l’essence de leurs théories. Ce sont les tendances, les principes structurels du grotesque que les deux théoriciens identifient qui sont particulièrement intéressants, qui ne sont pas limités à une seule époque ou genre artistique.27 Ils parlent d’exagération, de gigantisme, d’excès et de déformation ; le principe artistique essentiel du grotesque selon Bakhtine, le rabaissement, est également un principe structurel. De plus, Kayser parle d’un monde devenu étranger, une définition que Bakhtine a critiquée, mais lui aussi, il parle d’un autre univers, d’un « ordre du monde totalement différent », d’un monde « à l’envers » (Bakhtine, 44 et 19). Carroll est l’un des théoriciens qui a identifié la difficulté ou l’impossibilité de définir le grotesque en une seule fonction ou un seul sens qui doit appliquer à tout le corpus du grotesque. Ainsi, il propose comme alternative une définition structurelle du grotesque, qui semble être une définition originelle. Or, on peut retrouver ses notions de structure et d’une catégorisation « impossible » dans les théories de Kayser et Bakhtine, qui avaient des idées semblables. Kayser a également signalé que le grotesque semble être plus présent au XXe siècle, tout comme Carroll. Enfin, les trois théories mettent en évidence la structure du grotesque qui confond, détruit ou joue avec nos attentes catégorielles ou nos convictions sur le monde, par des techniques comme la déformation, la disproportion et la fusion. C’est cette notion du grotesque que nous utiliserons pour notre analyse des films de Jean-Pierre Jeunet. La seule différence importante entre les auteurs, outre leurs idées de la nature ou du sens fondamental du grotesque, est que Carroll et Bakhtine se concentrent surtout sur les êtres et la conception du corps dans l’image grotesque (Carroll a même restreint le concept du grotesque aux êtres), tandis que Kayser part plutôt d’une expérience plus vaste du grotesque, incluant des univers et des sensations plus générales comme l’aliénation. En ce qui concerne notre analyse, nous porterons certainement une attention particulière aux personnages des films, mais nous ne limiterons pas notre analyse aux « êtres », pour pouvoir traiter d’autres éléments importants tels que les thèmes et motifs grotesques, ainsi que des techniques filmiques qui créent ou renforcent l’effet grotesque d’une image ou d’une scène. 27 Thomson a remarqué quelque chose de semblable à propos de Kayser : « (…) [Kayser] was the first to insist that the grotesque can be seen, must be seen if it is to be meaningful as an aesthetic category, as ‘a comprehensive structural principle’. The implication of this, which Kayser himself does not always follow, is that there must be a certain pattern peculiar to the grotesque, a certain fundamental structure which is perceivable in the grotesque work of art and its effect (…) » p. 19. 15 1.1.6 Méthode d’analyse À l’aide de l’interprétation formulée précédemment, nous analyserons les manifestations du grotesque dans les trois films de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si nous pouvons caractériser l’esthétique de ses films comme une « esthétique du grotesque ». Le grotesque, est-il au cœur de ces films ? Ne s’agit-il que d’une source visuelle ou peut-on retrouver des éléments grotesques dans d’autres aspects des films ? Ce sera en même temps une réflexion sur les théories du grotesque de Wolfgang Kayser, Mikhaïl Bakhtine et Noël Carroll, ainsi qu’un nouveau regard sur l’œuvre cinématographique de Jeunet et sa vision du cinéma. Nous avons divisé les éléments grotesques que nous avons identifiés dans les films en trois catégories : les thèmes et motifs grotesques, les personnages et les techniques filmiques. Dans la première partie, nous aborderons les thèmes et motifs récurrents qui ont un lien avec le grotesque. Il s’agit de thèmes narratifs, visuels ou même musicaux. En ce qui concerne le visuel, nous utiliserons souvent des images tirées des films pour enrichir notre analyse. Les thèmes et motifs que nous avons choisis incluent des thèmes mentionnés dans les théories du grotesque (des univers absurdes, l’excès et le rêve) et d’autres qui ont un lien évident avec l’esthétique du grotesque : le cirque, le freak show et le cannibalisme. Dans la deuxième partie, les personnages seront examinés au niveau de leur apparence (physique, coiffure, vêtement, corps) et de leur comportement (façon de bouger, parler, manger ; passe-temps, tics etc.). En quelle mesure les personnages dans les films de Jeunet sont-ils des « individus » ? Ou peuvent-ils plutôt être considérés comme des caricatures ? La dernière catégorie, les techniques cinématographiques, abordera tout ce qui ajoute à la qualité grotesque des films, comme l’usage fréquent du gros plan, qui vient souvent brusquement pour augmenter l’effet grotesque. Quelles sont les techniques utilisées pour créer de tels effets ? Pourquoi le gros plan a-t-il un tel impact ? Quelle est la relation entre les techniques propres au médium audiovisuel et l’esthétique du grotesque ? C’est en posant de telles questions et en traitant plusieurs aspects des films que nous analyserons les trois films de notre corpus dans le cadre du grotesque. 1.2 Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro An animator by training and by instinct, Jeunet does not use the camera to capture an existing reality – as Bazin’s beloved long takes and deep focus had done – but to create a composition all his own. (…) For Jeunet, the cinema is what it was for Walt Disney and Chuck Jones – a blank canvas he can scribble on, dab with paint, or embellish with borrowed elements. D. Kehr, 73 16 Autodidacte, Jean-Pierre Jeunet (1953-) fait ses débuts dans le monde audiovisuel avec la réalisation des dessins animés, puis des publicités télévisées et des vidéoclips. Son parcours professionnel a visiblement laissé des traces dans son œuvre cinématographique, dont on dit souvent qu’elle se caractérise par une esthétique publicitaire ou bande dessinée. Plusieurs collaborations ont défini sa carrière professionnelle ; celle avec Marc Caro (1956-) a probablement été la plus influente. Après ses études, Jeunet est d’abord attiré par le monde de l’animation et de la bande dessinée. Il commence à réaliser des dessins animés et continue à faire des publicités et des clips musicaux pour des chanteurs français, parmi lesquels Julien Leclerc et Etienne Daho. Il écrit aussi des critiques d’animation pour des magazines comme Charlie mensuel et Fluide glacial. En 1974, il rencontre le dessinateur de bandes dessinées Marc Caro au festival d’animation d’Annecy. Ils réalisent deux courts métrages d’animation ensemble aux années 1970 : L’évasion (1978) et Le manège (1979). Le dernier reçoit le César du meilleur court métrage d’animation en 1981. Aux années 1980, Caro et Jeunet réalisent le court métrage Le bunker de la dernière rafale (1981), inspiré de l’esthétique expressionniste et de la culture punk de cette période (Vanderschelden 2007a, 6). Jeunet réalise deux autres courts métrages : Pas de repos pour Billy Brakko (1983) et Foutaises (1989). Ce dernier film, interprété par Dominique Pinon, l’acteur fétiche de Jeunet qui jouera dans tous ses films qui suivent, reçoit entre autres le César du meilleur court métrage en 1991. Ensuite, le duo réalise leur premier long métrage, Delicatessen (1991). La comédie noire à petit budget était un succès international et a reçu quatre Césars. Ceci a permis aux deux cinéastes de réaliser le film dont ils ont rêvé pendant quatorze ans : La Cité des enfants perdus (1995).28 Ils pouvaient enfin se permettre un budget plus conséquent pour financer les nombreux effets spéciaux. Dans un entretien avec Faille Temporelle n°10, Marc Caro explique leur façon de travailler : En gros, comme c’est inscrit au générique, Jean-Pierre s’occupe plus de la mise en scène dans le sens traditionnel du terme, direction des acteurs etc... Et moi de la direction artistique. Après, dans le quotidien du tournage d’un film ou de sa préparation, c’est beaucoup plus mélangé, évidemment. On écrit ensemble, on tourne ensemble, on fait le montage ensemble. Suivant les spécificités de chacun, à certains moments, on se dirige naturellement vers ce dont on est le plus proche. Il existe une 28 S.n., « About The Production », Sony Pictures Classics, 1995 http://www.sonypictures.com/classics/city/misc/about.html. 17 vraie complicité entre nous. On fait ça un peu comme quand la Pieuvre fait la cuisine dans La cité des enfants perdus. 29 Cependant, dans un entretien qui a été effectué après la réalisation de leur deuxième long métrage, les deux réalisateurs donnent des réponses différentes à la question suivante : « Cinematically, what are your aspirations? ». Caro répond : « I feel I'd like to explore other narrative forms, ones in which there's a little media interactivity. What especially interests me is developing universes, and multimedia can enable me to explore a universe that I will construct... », tandis que Jeunet répond : « I'd like to continue writing screenplays... something like Forrest Gump, where the special effects aren't necessarily seen but can enable things to be done that couldn't have been, previously... in turn, reviving the writing, in proposing new things, thanks to the new techniques. »30 Leur collaboration se termine à l’offre de la réalisation du quatrième Alien. Jeunet saisit l’occasion de travailler à Hollywood sur un film à grand budget ; Caro décide de poursuivre une carrière solo dans l’illustration et l’infographie. Il réalise encore un long métrage en 2008, Dante 01. Jeunet se souvient qu’après Alien, la résurrection (1997) « (…) j'avais très envie de revenir en France pour faire un « petit » film avec mes copains ».31 Le premier long métrage sans Caro, qui avait le goût des univers sombres, devrait être plus léger et optimiste. Ce « petit film » est devenu l’un des plus grands succès internationaux du cinéma français, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001). En 2004, il réalisera un autre film avec Audrey Tautou, Un long dimanche de fiançailles, adapté du roman de Sébastien Japrisot. Après avoir refusé le poste de réalisateur du cinquième film Harry Potter et un projet annulé (Life of Pi32), il réalise la comédie Micmacs à tire-larigot (2009). Au moment de l’écriture, il travaille sur L'Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, une adaptation du premier roman de Reif Larsen, qui devrait sortir en octobre 2013. Le film sera tourné en 3d. L’influence de l’animation et de la bande dessinée est visible dans toute l’œuvre cinématographique de Jeunet. Comme le décrit Dave Kehr dans la citation à la page 16, le cinéaste ne voit pas le médium comme le fameux critique de cinéma André Bazin, qui plaide pour un cinéma réaliste comme « fenêtre ouverte sur le monde ». Tout au contraire, les films 29 F. Debernardi. « Entretien avec Marc Caro. » Faille Temporelle N° 10, novembre 1997, http://temporalistes.free.fr/FailleTemporelle/FT10/Caro/Caro.html. 30 A. Schlockoff, C. Karani, « Excerps from a conversation with Jean-Pierre Jeunet and Marc Caro », Sony Pictures Classics, 1995, http://www.sonypictures.com/classics/city/misc/interview.html#Q2. 31 N. Jouenne, « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, le « petit » film de Jean-Pierre Jeunet », Le Figaro, le 6 janvier 2009, http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/article/film/41963/le-fabuleux-destin-d-amelie-poulain-lepetit-film-de-jean-pierre-jeunet.html. 32 J.-P. Jeunet, « Life of Pi… », Jean-Pierre Jeunet, site officiel, 10 décembre 2012, http://jpjeunet.com/news/. 18 de Jeunet sont marqués par son goût du fantastique et des techniques nouvelles. Néanmoins, ses films n’ont pas l’air high tech à première vue, à cause de l’ambiance rétro et les nombreuses allusions aux différentes époques de cinéma dans ses films. Le nombre d’influences et de références est infini : quant à l’histoire du cinéma, ses films rappellent avant tout le réalisme poétique des années 1930, mais également le cinéma du look des années 1980. Jeunet s’est clairement inspiré des films de Jacques Prévert et Marcel Carné, mais il mentionne aussi régulièrement Federico Fellini, Sergio Leone, David Lynch et le cinéma fantastique de Georges Méliès (Ezra, 8-9). D’autres influences et références comprennent les films du réalisateur de films d’animation Tex Avery, Charlie Chaplin, l’expressionnisme allemand et le peintre brésilien Juarez Machado. Nous avons sélectionné trois films de Jean-Pierre Jeunet pour notre corpus : Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001). Notre choix s’est porté sur ces films, puisqu’ils sont les meilleurs exemples du grotesque dans l’œuvre de Jeunet à notre avis, notamment les deux premiers. Néanmoins, le film à succès Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain contient aussi bien d’éléments grotesques ; en plus, c’est le premier long métrage écrit et réalisé par Jeunet sans la collaboration de Marc Caro. Une autre raison pour limiter notre corpus d’étude à trois films est que cela nous permettra d’analyser chaque film en détail. 1.2.1 Delicatessen (1991) « Personne ne voulait produire ce film. Personne ne comprenait rien à ce scénario. »33 JeanPierre Jeunet se souvient des difficultés que son équipe a rencontrées pour trouver le financement de son premier long métrage, coréalisé avec Marc Caro. Néanmoins, à sa sortie, le film a connu un grand succès et a gagné un bon nombre de prix, dont quatre Césars. Jeunet a eu l’idée du film quand il habitait au-dessus d’une charcuterie et que, tous les matins à 7 heures, il était réveillé par les coups du hachoir du boucher. Sa fiancée lui disait que le commerçant devait être en train d’assassiner et de couper en morceaux les locataires de l’immeuble, et que « Bientôt, ça va être notre tour ! ».34 Synopsis du film Louison, un ancien clown, est engagé comme homme-à-tout-faire dans un immeuble isolé, habité par des gens excentriques. À la suite de la misère et de la faim, phénomènes 33 34 J.-P. Jeunet, dans le commentaire du DVD. Ibid. 19 inexpliqués tout au long du film, les habitants ont inventé leur propres manières pour faire face à la situation misérable et de se procurer de la nourriture. Monsieur Potin, « l’hommegrenouille », a transformé son appartement en pépinière d’escargots et de grenouilles, d’autres locataires admirent les images de la nourriture à la télévision et le boucher engage des concierges qui vont être abattus, préparés et vendus dans sa boucherie au rez-de-chaussée. Louison, végétarien et ignorant de son environnement cruel, profite de son nouveau job et tombe amoureux de la fille du boucher, Julie. Elle, bien consciente du caractère sadique de son père, essaie de sauver le pauvre homme de son destin tragique et appelle à son secours les « Troglodistes », un groupe de végétariens qui luttent contre les impitoyables pratiques cannibales. Un combat sur le toit, une explosion, une inondation et la destruction d’un appartement se succèdent ; le boucher, tentant de tuer Louison en jetant un couteau australien, reçoit l’arme en pleine tête. Le monstre éliminé, la paix revient dans l’univers étrange des habitants. 1.2.2 La Cité des enfants perdus (1995) La Cité des enfants perdus est le deuxième long métrage de Jeunet et Caro, mais l’idée du film existait bien avant Delicatessen. Le budget, très conséquent pour cette période (90 millions de francs), était utilisé pour financer les nombreux effets spéciaux. Avec dix-sept minutes du film entièrement conçues à l’aide de trucages numériques, c’était le film français le plus digitalisé de l’époque (Ezra, 46). Même si l’innovation technique était en général appréciée, la réception du film n’était pas aussi enthousiaste que celle de Délicatessen. Ce n’est qu’après des années (très probablement grâce au succès phénoménal du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain) que le film s’approche d’un statut de film culte (ibid). Synopsis du film Le scientifique Krank, qui vit sur une plate-forme isolée dans la mer avec sa « famille » (c’est-à-dire sa femme de très petite taille, un groupe de clones et un cerveau parlant dans un aquarium), vieillit prématurément, puisqu’il lui manque la capacité de rêver. Dans l’espoir d’arrêter ce processus, il fait enlever des enfants pour voler leurs rêves. Quand le petit enfant vorace Denrée est pris par les membres aveugles de la secte des Cyclopes, le costaud de la foire One est déterminé à retrouver son petit frère adopté. Cherchant une manière d’infiltrer l’endroit où les enfants sont emprisonnés, il est aidé par la petite Miette, chef des orphelins. Après une suite d’événements et de rencontres avec des personnages extravagants qui les aident ou empêchent de trouver Krank et sa bande, ils arrivent au laboratoire où Denrée est 20 caché. La seule manière de le sauver s’avère être dans le monde des rêves. Après la mise en sécurité de Denrée et les autres enfants, le scaphandrier amnésique qui est « l’original » des clones, se souvient trop tard qu’il était scientifique et que c’était lui qui avait créé cette bande d’êtres défectueux, ainsi que le monstre Krank, et se fait exploser dans un moment de folie absolue. 1.2.3 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) 2001 était l’année d’Amélie. Le film, qui était prévu comme un « petit film » personnel de Jeunet, était un succès énorme en France et à l’étranger ; selon Isabelle Vanderschelden, le film était devenu un phénomène de société et un symbole de la vitalité du cinéma français (Vanderschelden 2007a, 77). Elle remarque aussi le nombre de travaux sur le cinéma qui ont mis le visage caractéristique du protagoniste sur leurs couvertures (Vanderschelden 2007a, 1). Le film a reçu plusieurs prix, parmi lesquels quatre Césars, dont celle du meilleur film et du meilleur réalisateur, ainsi que de nombreuses nominations, dont cinq nominations Oscars et celle du meilleur film étranger aux Golden Globes. Synopsis du film Enfant, Amélie Poulain est scolarisée à domicile car son père lui a diagnostiqué à tort une maladie cardiaque. Privée du contact des autres enfants, elle développe une imagination très riche. Après la mort de sa mère, écrasée par une Québécoise suicidaire devant la Notre-Dame, Amélie se retrouve seule avec son père qui, au lieu de s’occuper de sa fille, se concentre plus sur son nain de jardin. Quand Amélie a 22 ans, elle est serveuse dans un café à Montmartre où elle mène une vie simple et solitaire. La nuit de la mort de la princesse Diana en août 1997 va basculer sa vie, quand elle découvre une petite boîte remplie de souvenirs. Elle est déterminée à trouver son propriétaire ; pour son travail de détective, elle entre en contact avec ses voisins. Après une réunification réussie, elle décide de consacrer sa vie à améliorer celle des autres : son père déprimé, ses voisins (dont le reclus Raymond Dufayel alias « l’homme de verre », qui souffre d’une maladie congénitale qui rend ses os très fragiles) et ses collègues. Un jour, Amélie rencontre Nino, employé dans un sex-shop et fantôme à la fête foraine, qui aime collectionner des photos abandonnées autour des photomatons. Amélie trouve par hasard son album de photos et tombe amoureuse de lui, mais elle est trop timide de le rendre tout de suite. Après de nombreux stratagèmes qui lui permettent de voir son amour secret mais qui repoussent une vraie rencontre, son voisin Raymond, qui est lui-même confiné à la maison à 21 cause de son squelette fragile, lui conseille de se « cogner à la vie ». Alors, Amélie a le courage de voir Nino face à face et enfin, une vraie histoire d’amour peut commencer. 22 2. MANIFESTATIONS DU GROTESQUE DANS DELICATESSEN, LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN En analysant les trois films de Jean-Pierre Jeunet, Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) dans le cadre du grotesque, nous nous concentrerons sur trois domaines. Dans le premier chapitre, nous traiterons des thèmes et motifs grotesques importants dans l’œuvre de Jeunet. Ensuite, nous analyserons les personnages au niveau de leur apparence et de leur comportement. Dans la dernière partie, nous aborderons les différentes techniques cinématographiques qui ajoutent à la qualité grotesque des trois films. 2.1 Thèmes et motifs grotesques Dans ce chapitre, nous aborderons des thèmes et motifs sélectionnés relevant les théories traitées dans le chapitre 1. Il s’agit des univers absurdes, de l’excès et du rêve. Leurs caractéristiques les lient à l’esthétique du grotesque comme le cirque, le freak show et le cannibalisme. 2.1.1 Des univers absurdes We are unable to orient ourselves in the alienated world, because it is absurd. Kayser, 185 Figure 1 : L’immeuble endommagé situé dans un no man’s land. [Delicatessen] Figure 2 : La plate-forme perdue dans la mer. [La Cité des enfants perdus] Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro se caractérise notamment par leur envie de créer des univers. Venant du monde de la bande dessinée et de l’animation, ils ont transféré ce désir au septième art. Les deux réalisateurs sont connus pour leur travail minutieux, leur souci du détail et leur volonté de contrôler chaque aspect de la réalisation. Dans un entretien, Jeunet affirme : « (…) je ne peux pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler, ni 23 filmer quelque chose que je n’aime pas. »35 Les trois films que nous traiterons, y compris le film « post-Caro », présentent des univers créés et stylisés, l’un encore plus fantastique que l’autre. Dans le cas des deux premiers films, l’histoire est située en un lieu et une époque indéterminés. Dans Delicatessen, toute l’histoire se déroule dans un immeuble endommagé qui semble être isolé [figure 1]. À l’arrivée du protagoniste Louison, le boucher déclare avec une voix sombre : « Ici ou ailleurs, on est nulle part ici ». La brume et l’absence de lumière du jour ajoutent à l’atmosphère mystérieuse. On retrouve une même ambiance dans La Cité des enfants perdus où l’histoire se déroule dans une ville portuaire innommée et une plate-forme perdue dans la mer [figure 2]. Les personnages parlent tous français, mais, comme le remarque Ezra, une légère ambiance internationale règne dans le film : le personnage One, au « nom » anglais, joué par l’Américain Ron Perlman, parle un français simplifié et a un fort accent étranger ; le personnage du scientifique, joué par l’acteur Daniel Emilfork (un acteur chilien) s’appelle Krank, signifiant « malade » en allemand. De plus, on voit des lettres grecques sur un bateau qui écrivent « Méliès », faisant référence au réalisateur de films fantastiques (Ezra, 47). Le décor témoigne d’un même look ambigu, dont Jean Rabasse, le chef décorateur du film, révèle les sources d’inspiration : La cité s’inspirait à la fois des canaux de Venise, de la verticalité architecturale de New-York, des habitations de Londres au début du siècle, de l’amoncellement des maisons orientales, des constructions métalliques de Gustave Eiffel, des gravures de Gustave Doré et des peintures de De Chierico (sic).36 Puis, le cadre historique des deux films est encore plus Figure 3 : Image du décor de Delicatessen. ambigu. Il n’est jamais explicité à quelle époque l’histoire se déroule dans ces deux films ; on ne sait pas si les événements ont lieu dans le passé, le présent ou le futur. Ainsi, Mademoiselle Plusse déclare de manière sombre : « L’avenir… ça devient vite du passé par ici, l’avenir. » Les références aux différentes époques ne facilitent pas les choses : dans Delicatessen, le décor et les costumes évoquent les années trente et quarante [figure 3], tout comme la musique accordéon et la couleur sépia de l’image, mais la présence de vieux téléviseurs, diffusant des programmes en noir et blanc, rappelle les années cinquante et soixante. D’autres objets modernes qui figurent dans le film 35 J.L. Douin, D. Couty, Histoire(s) de films français, Bordas, Paris, 2005, p. 701. Propos recueillis par l’auteur en mars 1998, G. Penso, « 1995 – La Cité des enfants perdus », FilmsFantastiques.com, mardi 12 août 2008, http://www.filmsfantastiques.com/article-21926491.html. 36 24 comprennent des télécommandes et même des lentilles de contact. Comme Ezra le décrit avec justesse : Just when the specificity of the films period details lulls you into thinking that you can pinpoint the time in which it is set, it eludes you, forcing you to conclude that the film is not set in any particular era (or, perhaps more precisely, if it is set in many particular eras), the events it depicts could well happen now. (Ezra, 36) On peut constater la même chose dans La Cité des enfants perdus : les costumes, le décor et les références aux films du réalisme poétique évoquent principalement la période après la Première Guerre Mondiale. Cependant, dans le même univers, il est possible de créer des clones et des cerveaux parlants, ainsi que de « voler » et d’embouteiller des rêves ; c’est comme le décrit Caro « un futur rétro » (Schlockoff et Karani). Outre ce cadre historique et géographique indéterminés, les univers des deux films présentent d’autres éléments absurdes. Ce sont des petits univers à part, avec leurs propres lois et particularités. Dans Delicatessen, les gens se trouvent dans une situation misérable, illustrée entre autres par le nom du journal Les Temps difficiles et la réaction d’un appareil, un « détecteur de conneries » qui sonne quand le boucher dit « C’est beau la vie ». Il n’est jamais explicité ce qui a causé toute cette misère dans la ville (ou dans le pays, ou dans le monde). Parfois, les gens y font allusion : quand le boucher demande au chauffeur de taxi comment cela va en ville, il répond : « Mal, très mal (…) Il y a du danger, hein ! » Ils sont tellement désespérés, qu’ils ont dû inventer des alternatives pour survivre, parmi lesquelles le cannibalisme. Dans La Cité des enfants perdus, on retrouve en dehors des clones et des rêves embouteillés beaucoup d’autres choses, comme des puces savantes, des bandes d’orphelins, une secte de membres aveugles et des personnages de cirque tels que « la Pieuvre », le nom donné aux sœurs siamoises Zette et Line. C’est un monde dans lequel les gens s’appellent Krank, One, Miette et Denrée. À première vue, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain semble être une exception. À la différence des deux films précédents, une date et même un temps exacts sont nommés : dans la première scène, la voix off raconte que « le trois septembre 1973 à 18 heures 28 minutes et 32 secondes », Amélie Poulain fut conçue ; neuf mois plus tard, elle est née. Ensuite, après un résumé de la jeunesse de la protagoniste, l’histoire continue à partir du 29 août 1997. Le film réfère même à un événement réel : la mort de la princesse Diana, le 31 août 1997 à Paris. 25 Figure 4 : Le Paris stylisé dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Cependant, l’univers d’Amélie est loin d’être réaliste. L’histoire devrait se dérouler en 1997, mais plusieurs éléments du film évoquent d’autres époques, notamment les vêtements, les décors, les coiffures, les programmes diffusés à la télévision en noir et blanc et la projection de Jules et Jim au cinéma. En outre, il devient évident que le Paris du film est une ville créée ; même si une partie importante a été réalisée dans la rue et que le film réfère souvent à des endroits iconiques, il devient clair que ce n’est pas un Paris des années 1990, ni un Paris qui a existé avant. C’est un Paris imaginé et stylisé [figure 4], composé d’éléments réels et nostalgiques, ainsi que d’effets spéciaux, comme le révèle le réalisateur : Comme c’est la première fois que je tournais en extérieur, j’avais envie que la ville soit magnifiée, un Paris de rêve, celui que j’ai découvert à vingt ans. (…) On a changé toutes ses petites choses, enlevé les voitures qui traînent, changé les affiches, les ciels, ajouté des brouillards. Je pense que les touristes japonais vont s’y précipiter, et ils nous feront un procès pour publicité mensongère.37 Les univers dans les films de Jeunet et Caro rappellent plusieurs caractéristiques du grotesque déterminées par Kayser : « the blending of historically incompatible things » et « reality destroyed, unlikely things invented, incompatible elements juxtaposed, the existing world estranged…» (Kayser, 170 et 161). Dans les trois films, on retrouve des univers étranges, mais ce ne sont pas des univers entièrement inventés ; il existe toujours des liens avec la réalité. Ce sont des traductions cinématographiques des mots de Kayser, une de ses définitions du grotesque : « the estranged world ». 37 Entretien avec Jeunet et Tautou de Newsmag, 2001, publié sur http://www.audreytautou.org/presscroises.php. 26 2.1.2 Le cirque et le freak show Dans les univers étranges de Jeunet et Caro, on fait souvent référence au monde du cirque et du freak show. Ce sont des formes de divertissement démodées ou largement disparues, remplacées par des divertissements de masse, tel que la télévision et le cinéma. Elles évoquent une autre époque, « a time when entertainment was joyous and shared – when people went to the circus together instead of sitting, as they do in Delicatessen, in front of flickering blue television lights in isolated apartments »38. Ce sont aussi des univers où le grotesque est omniprésent. On peut affirmer que la notion de freak show, c’est-à-dire l’exposition d’êtres humains aux aspects physiques anormaux (« freaks of nature »), est essentiellement grotesque. Des gens de taille extraordinairement grande ou faible, des jumelles siamoises, des femmes barbues ou des gens souffrant de maladies et handicaps divers étaient exposés, afin de choquer et divertir le public. L’esthétique du grotesque n’est pas absente non plus dans l’univers du cirque, le clown étant une représentation « improbable » de l’homme, avec ses traits exagérés et ses capacités inhumaines (Carroll, 303). Bakhtine a également affirmé que « (…) c’est dans les spectacles forains, et à un degré moindre dans le cirque, que le corps grotesque s’est le mieux conservé » (Bakhtine, 350). Sans nécessairement constituer le sujet principal, l’univers du cirque et du freak show est fréquemment évoqué dans les trois films. Figure 5 et 6 : Photo de Louison en costume de clown et un de ses numéros de cirque. Dans Delicatessen, l’univers du cirque est surtout évoqué par le personnage de Louison, l’ancien clown. Avant de devenir l’homme-à-tout-faire du boucher, il était employé par un cirque où il jouait avec son partenaire, le défunt singe Livingstone. Engagé par le boucher et vivant dans l’immeuble, le joueur de scie musicale naïf et ignorant des pratiques cannibales amène avec lui sa bonne humeur et son optimisme, quelque chose qui manque chez les habitants de l’immeuble. Dans sa chambre, on peut trouver plusieurs souvenirs de cirque : une affiche de son cirque où il travaillait, le petit costume de son défunt singe et un album avec des photos en noir et blanc de son partenaire et lui-même, déguisé en clown [figure 5]. Forcé à renoncer ses chaussures normales au chauffeur de taxi, faute de lentilles (leur moyen de paiement), il porte ses énormes chaussures de clown. Il pratique souvent des numéros de cirque, comme celui du couteau dans la tête [figure 6]. Cette plaisanterie a 38 Greene 1999: 183, citée par Ezra, 37. 27 beaucoup effrayé Julie, pour qui une telle image fait partie de sa réalité, sachant que son père, le boucher, tue régulièrement des gens de l’immeuble pour vendre et manger leur chair. Ainsi, elle fait un cauchemar dans lequel Louison, en costume de clown, est tué par un singe. Le cirque est également évoqué au moment que Louison et le boucher se battent sur le toit de l’immeuble ; au même instant, les autres habitants regardent une vieille performance télévisée de Louison et Livingstone, accompagnée par la musique du cirque. Finalement, c’est un de ses numéros qui va sauver la vie de Louison : le boucher, prêt à le tuer, jette un couteau australien dans la direction de Louison, qui tourne avant de le toucher et finit enfin dans la tête du lanceur. Figure 7 : « Marcello et ses phénomènes » : Les sœurs siamoises révèlent leur passé. [La Cité des enfants perdus] Figure 8 : One comme « homme fort » à la foire. [La Cité des enfants perdus] Figure 9 : Amélie entrant dans le train fantôme. L’univers du cirque et surtout du freak show sont aussi très présents dans le deuxième long métrage des deux réalisateurs, La Cité des enfants perdus, notamment au niveau des personnages. Le personnage de Marcello est directeur d’un petit cirque, dont les sœurs siamoises Zette et Line faisaient partie [figure 7]. D’autres personnages qui pourraient faire partie d’un cirque ou d’un freak show sont l’homme fort One, qu’on voit briser des chaînes avec ses bras à la foire [figure 8], la naine Madame Bismuth, Krank, le scientifique vieillissant trop rapidement, les clones, les cyclopes aux yeux mécaniques et Irvin, le cerveau dans l’aquarium. Une même atmosphère résonne dans la musique, surtout dans la mélodie de l’orgue de barbarie de Marcello.39 Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, l’univers du cirque est brièvement évoqué par le personnage de Madame Suzanne, la patronne du café où Amélie travaille, une ancienne danseuse équestre. De plus, Nino travaille dans le train fantôme d’une fête foraine, déguisé en squelette. Un jour, Amélie décide de lui rendre visite pendant ses heures de travail [figure 9]. L’espace noir et brumeux, ressemblant à une cave, les couleurs verdâtres et l’atmosphère étrange augmentée par les sons ambigus rappellent La Cité des enfants perdus, ainsi que l’espace souterrain des Troglodistes dans Delicatessen. Quand Nino, déguisé en squelette, s’approche d’elle et la caresse la nuque, tout en grondant mystérieusement, les images se 39 L’exécution d’Angelo Badalamenti. 28 ralentissent légèrement. Ce ralentissement et le silence étrange, à l’exception de la voix de Nino, semblent traduire les sentiments d’Amélie, comme si le monde autour d’elle a disparu pour un instant, et soulèvent la question de savoir si c’était la réalité ou si la scène ne jouait que dans l’imagination d’Amélie. Elisabeth Ezra remarque aussi que les motifs de démembrement et d’infirmité reviennent dans plusieurs films de Jeunet, avec les activités du boucher dans Delicatessen, le personnage d’Irvin dans La Cité des enfants perdus qui est un cerveau sans corps et plusieurs personnages dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, comme Madame Suzanne, dont la jambe droite est raccourcie après un accident dans le cirque où elle travaillait ; Lucien, joué par Jamel Debbouze, qui a perdu l’usage de son bras droit (sur lequel l’accent est mis dans la scène où Lucien fait tomber une boîte) ; « l’homme de verre » aux os fragiles et l’homme unijambiste qui fait des claquettes dans une des compilations vidéo d’Amélie (Ezra, 14). On peut ajouter à cette liste le fait qu’en médecine, amélie signifie une « malformation congénitale caractérisée par l'absence totale des quatre membres »40. Ceci peut être une coïncidence, mais il faut dire que Jeunet mentionne dans un entretien que son inspiration pour la protagoniste a été… un cul-de-jatte : Il y a longtemps, au métro Réaumur-Sébastopol, j’avais vu un cul-de-jatte qui était dans une caisse à roulettes et qui avançait avec des fers à repasser. On voit cela dans les westerns, mais pas en plein Paris! J’ai commencé à me dire que, si ça se trouve, il y en a plein, qui vivent dans des chambres de bonnes, qui sont organisés en réseau et communiquent entre eux, et, comme c’est foutu pour eux, ils passent leurs temps à enjoliver la vie des autres de manière anonyme. J’ai pensé qu’il y aurait là un personnage de plus pour le film. En fait, ça contenait les ramifications qui reliaient tous les autres événements entre eux. Et le cul-de-jatte est devenu Amélie, parce que je ne voulais pas refaire Freaks.41 Dans les films de Jeunet et Caro, les univers du cirque et du freak show évoquent une autre époque, un temps qui n’existe plus. Dans Delicatessen, le monde du cirque constitue d’abord une source de nostalgie, mais il est aussi associé à l’innocence, aux plaisirs simples et à la créativité par le personnage de Louison. Sa personnalité naïve et sympathique est contrastée avec celle des habitants, qui présentent des caractéristiques antipathiques, égoïstes, violentes, suicidaires ou indifférentes. L’esthétique du freak show très présente dans La Cité des enfants perdus ajoute plutôt à l’atmosphère étrange, mais témoigne aussi d’une fascination devenue 40 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/am%C3%A9lie/2766. M. Marvier, « Jean-Pierre Jeunet le collectionneur », Synopsis, décembre 2003. http://www.unc.edu/~maccotta/LAC_04/WEBSITE/ARTICLESWEBSITE/JEUNET6NOP6.pdf. 41 29 interdite de l’étrange et l’insolite, ainsi que d’une sympathie pour des personnages marginaux, qu’on retrouve dans Amélie avec des personnages tel que Lucien, Joseph, Hipolito (l’écrivain raté), les voisins d’Amélie et elle-même. Encore plus interdites sont les habitudes alimentaires des personnages affamés dans Delicatessen. 2.1.3 Le cannibalisme Figure 10 : Le boucher sanguinaire dans Delicatessen. Le cannibalisme est un thème central dans Delicatessen. L’idée de l’anthropophagie est ellemême grotesque ; c’est un tabou énorme, inconcevable dans notre monde. Comme le déclare Visser : « Cannibalism is a symbol of our culture in total confusion : a lack of morality, law and structure. »42 C’est exactement le cas avec la société présentée dans le film. Une catastrophe a eu lieu, ce qui a résulté en la destruction des bâtiments environnants et en un manque de nourriture. Il n’y a plus d’animaux ; même les rats ont été mangés. Malgré tout ce qui s’est passé, les habitants ont trouvé des moyens pour survivre : les frères Kube gagnent leur vie avec la fabrication de boîtes à meuh43, l’homme-grenouille se procure de nourriture en élevant des grenouilles et des escargots dans son appartement et la famille Tapioca a trouvé des manières pour tout réutiliser, allant d’une boule de laine à un préservatif (les deux trous représentant leurs deux enfants). Mais la solution la plus remarquable doit être celle du boucher : il gagne son argent en engageant des concierges, pour les massacrer et enfin les vendre dans sa charcuterie [figure 10]. Dans l’univers de Delicatessen, la consommation de ses voisins ou même sa famille est devenu quelque chose de banal. Madame Tapioca pleure quelque peu quand elle porte le paquet de viande venant de sa mère et dit sanglotant : « Quand même… j’aurais aimé lui dire adieu » ; son mari lui répond froidement « C’est justement ce qu’on va faire, allez ». Le jour où Louison est engagé par le boucher est un jour comme tous les autres : les voisins observent 42 M. Visser, The Rituals of Dinner : The Origins, Evolution, Eccentricities, and Meaning of Table Manners, Penguin, New York, 1991, p. 2. 43 La boîte à meuh est une boîte qui imite le meuglement de la vache lorsque le jouet est retourné. 30 la nouvelle victime et remarquent qu’il est un peu maigre. Néanmoins, personne n’est en sécurité ; les locataires ne sortent pas la nuit. Après tout, n’importe qui pourrait finir comme de la viande hachée ou des saucisses dans l’étalage de la boucherie. Ainsi, une séquence montre les frères Kube, l’un avec un paquet de viande, l’autre visiblement en douleur. Son frère lui demande ce qui lui a pris de sortir la nuit. L’autre explique qu’il croyait entendre le cri de la femme dont il est amoureux et qu’il voulait la sauver ; le plan suivant montre sa jambe coupée [figure 11]. Sa réponse témoigne de l’attitude bizarre des gens : « C’était pour elle que je l’ai fait. Et puis Figure 11 : La jambe coupée de M. Kube et un paquet de viande (la sienne ?) dans Delicatessen. le boucher était très correct. Il m’a présenté ses excuses. » Le film montre une société qui a perdu toutes ses lois, toute morale, tout signe d’humanité. La plupart des gens ne vivent que pour eux-mêmes, ce qui est illustré par la phrase de Monsieur Potin qui cause régulièrement des pénuries d’eau et des fuites dans tout le bâtiment pour pouvoir élever ses grenouilles et escargots dans sa pièce humide : « Chacun pour soi et Dieu pour tous ». C’est un monde à l’envers, dans lequel on mange ou on est mangé ; comme le décrit Kyri Watson Claflin « The distance « civilized » humans maintain between self and other, and expectations of sociability are turned upside down in a Carnivalesque reordering of the world the characters inhabit. »44 Il est signifiant que, de tous les personnages, c’est seulement le clown, figure grotesque45, qui peut rétablir cet ordre. Grâce à l’arrivée de Louison, jeune homme sympathique qui croit à la bonté de l’homme46, le cercle vicieux des pratiques cannibales va être brisé. Le thème du cannibalisme ne joue pas un rôle dans les deux autres films, mais on peut en trouver un écho dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, quand Madame Suzanne, la tenancière du café, raconte qu’elle ne mange pas la viande de cheval. Se souvenant d’un accident avec un cheval dans le cirque où elle travaillait, elle murmure : « Je préférais cuisiner de la viande humaine ». 44 K. Watson Claflin, « Jean-Pierre Jeunet and Marc Caro’s Delicatessen: An Ambiguous Memory, an Ambivalent Meal », Reel Food, Essays on food and film, ed. par Anne L. Bower, Routledge, New York, 2004, p. 245-246. 45 De même, Bakhtine identifie le bouffon comme « roi du « monde à l’envers » » et il mentionne la figure du clown en discutant le rôle de l’envers dans « les mouvements et actions du corps comique ». Bakhtine, 368 et 350. 46 Dans une conversation avec Julie, Louison dit : « Il faut toujours pardonner. » Julie répond : « Ça dépend. Parfois, c’est impossible. », à laquelle Louison répond : « Faut pas dire ça. Personne n’est entièrement mauvais. C’est les circonstances. » 31 2.1.4 L’excès L’une les stratégies récurrentes du grotesque déterminées par Bakhtine est l’excès, qu’on peut fréquemment identifier dans ce genre d’art et de littérature. Tout ce qui est « trop », disproportionné, exagéré ou qui dépasse une certaine limite peut facilement se rapprocher de la catégorie du grotesque. C’est un moyen efficace pour créer des personnages ou des situations déformés, ainsi que de susciter des émotions comme l’humour, l’horreur ou la stupeur. Des images d’excès ne sont pas rares dans les films de Jeunet ; elles témoignent d’une exagération qui a surtout tendance à être comique. Dans Delicatessen, nous pouvons trouver plusieurs images d’excès. La pièce humide de Monsieur Potin, qui élève des escargots et des grenouilles dans son appartement, est un bon exemple : le mur, le sol, les meubles, des objets décoratifs et le vieil homme lui-même sont trempés et couverts de ces petits animaux. La scène est accompagnée d’une forte musique militaire, venant d’un disque vinyle qui est également couvert d’escargots, augmentant l’absurdité de la situation. Ensuite, on voit comment il se régale des escargots et jette les coquilles par terre, formant un tas énorme [figure 12]. D’autres scènes excessives comprennent une grande explosion après une tentative de suicide d’Aurore, l’inondation de l’immeuble par Julie et Louison (à la satisfaction de Monsieur Potin, qui libère ses chers animaux dans l’énorme pépinière qu’est devenu l’immeuble) et la destruction de plusieurs appartements à cause de l’eau [figure 13]. Figures 12 à 15 : Images d’excès dans Delicatessen et La Cité des enfants perdus : le résultat des habitudes alimentaires de Monsieur Potin, l’inondation de l’immeuble, la secte des cyclopes et la mer brûlante. Les images d’excès reviennent en plus grand nombre dans La Cité des enfants perdus. Le film même est une explosion de visuels extraordinaires, de décors disproportionnels, de personnages excentriques et d’effets spéciaux, provoquant des remarques de critiques du genre suivant : « (…) the sort of universe children might dream of if they’ve had Perrault tales read to them while they’re delirious with the measles ».47 De plus, on y voit un grand nombre de personnages « multiples », comme le groupe de Pères Noël dans le cauchemar d’un enfant, les sept clones, les sœurs siamoises et les Cyclopes, membres d’une secte à l’apparence identique : tous masculins, aux cheveux courts, portant des lunettes de soleil ou le 47 J. Romney, « Double-Take Dream Team », The Guardian, 26 août 1995, p. 29. 32 « troisième œil » et des manteaux noirs brillants de caoutchouc [figure 14]. Des images de feu et d’eau reviennent dans La Cité des enfants perdus, en forme de mer brûlante [figure 15] et le film finit sur une grande explosion. Les destructions et explosions gigantesques sont absentes dans l’univers d’Amélie Poulain. Néanmoins, les énumérations et les collections sont des motifs récurrents dans le film. Le film commence par une voix off, qui raconte la date et l’heure jusqu’à la seconde et décrit l’image montrée, en ajoutant le nombre de battements d’ailes qu’une mouche est capable de produire par minute ; on pourrait considérer ceci bien évidemment comme un « excès d’information ». Une autre énumération qu’on peut qualifier « excessive » se trouve dans la scène où Amélie se pose la question « Combien de couples (…) sont-ils en train d’avoir un orgasme à cet instant précis ? », montrant des images de quinze couples en quelques secondes [figure 16]. Enfin, plusieurs personnages du film ont des collections : Raymond Dufayel fait la même peinture chaque année [figure 17], le père d’Amélie collectionne des photos de son nain de jardin voyageant et Nino est connu pour ses diverses collections uniques, allant d’enregistrements de rires bizarres aux photos ratées trouvées autour de Photomatons. Figure 16 : L’un des couples imaginés par Amélie. Leur image reflétée par le miroir résulte en encore une autre image de « doubles ». Figure 17 : La collection de Monsieur Dufayel, le résultat de peindre le même tableau chaque année. Outre les images de collections, d’explosions, d’inondations et de choses ou personnes multiples, qui, par leur caractère absurde et exagéré provoquent avant tout l’humour, nous pouvons ajouter la richesse des images et de la bande-son en général. Elles témoignent d’un souci du détail extrême, fréquemment souligné par le réalisateur qui n’a jamais caché ses habitudes perfectionnistes pendant la préparation, la réalisation et la postproduction de ses films. L’abondance de détails (au niveau de l’image et du son), l’inclusion de nombreuses idées visuelles inventives et la vitesse des dialogues rendent parfois difficile de suivre l’histoire. Le dernier thème que nous traiterons s’accompagne fréquemment de ce genre de visuels et effets sonores détaillés. 33 2.1.5 Le rêve Les temps sont durs pour les rêveurs. Extrait du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain Un thème principal dans l’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Jeunet est le rêve. Kayser a identifié le rêve comme une des thématiques récurrentes du grotesque, se référent au mouvement surréaliste. L’idée du rêve possède des éléments propres au grotesque, tels que la combinaison d’éléments incompatibles et une atteinte à la logique et à la raison. Le monde des rêves, où tout est possible, crée facilement un effet d’aliénation qui est typique du grotesque. Dans les films de Jeunet, le rêve a un double sens. D’une part, il réfère à l’activité inconsciente pendant le sommeil. D’autre part, le rêve signifie l’imagination, la vision, le désir ; il est lié aux notions d’utopie et d’illusion. Dans Delicatessen, le monde des rêves est évoqué dans la scène où Julie fait un cauchemar. Bien que l’univers du film soit déjà étrange et onirique, on sait dès le début de la scène qu’il ne s’agit plus de sa « réalité ». Le cauchemar est d’abord annoncé par le son, qui se « déforme », et puis, l’image, montrant Louison déguisé en clown à côté de son chimpanzé. Des sons étranges, un mélange de sons exagérés (comme l’aiguisage du hachoir, qui sonne anormalement fort), des bruits humains et des sons ambigus, accompagnent les images déformées et les gros plans qui augmentent l’atmosphère aliénante [figure 18]. Les images s’alternent avec celles de Julie, qui est en train de dormir. Dans la première partie du cauchemar, le chimpanzé souriant aiguise un hachoir (comme le fait le boucher au tout début du film) et effraye le clown, avant qu’il mette le couteau Figure 18 et 19 : Gros plan de Louison et les voisins qui figurent dans le cauchemar de Julie. juste à côté de sa tête. La partie dans laquelle Louison crie et secoue la tête est accélérée, une technique qui ajoute à l’ambiance étrange. Ensuite, Julie semble se réveiller ; elle entend des gens parler. Elle ouvre sa porte et tombe sur ses voisins, qui ont l’air sinistre [figure 19]. La caméra zoome sur leurs visages ; les gros plans renforcent leur apparence inquiétante, ce qui est aidé par la rapidité des mouvements de la caméra, les sons troublants et le manque de lumière qui cache leurs yeux. Puis, Louison est accroché à une corde et le boucher lui tranche la gorge. L’image qui suit montre Julie, vraiment réveillée cette fois, et Louison, qui dort tranquillement dans son lit. 34 Le cauchemar de Julie symbolise son angoisse : elle craint le moment où son père, le boucher, va tuer son nouvel amant. Au fond, les deux cauchemars racontent la même histoire, celle du boucher qui tue Louison ; dans le premier, le chimpanzé représente le père. On pourrait même dire que le premier cauchemar est une illustration grotesque de la scène où le boucher tue Louison, une situation qui est elle-même déjà grotesque. Ensuite, le rêve est le sujet principal du deuxième long métrage, La Cité des enfants perdus, qui ouvre avec le cauchemar d’un enfant. L’histoire du film se déroule autour du personnage de Krank, un scientifique qui, malgré son intelligence illimitée, est incapable de rêver. Cette incapacité, comme le montre le film, est directement liée à son malheur et au fait qu’il vieillit prématurément. Cherchant désespérément à arrêter ce processus de vieillissement, Krank invente une machine avec laquelle il peut entrer dans les rêves d’enfants, mais les rêves deviennent toujours des cauchemars. Quand Krank demande à Irvin pourquoi les enfants ne font que des cauchemars, Irvin répond : « Parce que tu es leur cauchemar. (…) il y a une chose que tu n’auras jamais. (…) Une âme ! » Dans le film, le rêve est directement lié à la jeunesse, à l’imagination, aux émotions et, par conséquent, au bonheur ; une personne qui ne rêve pas est vide, dépossédée d’une âme. Le monde des rêves, présenté comme un univers magique et mystérieux, est opposé à l’univers de Krank, celle de la raison et de la science. Figure 20 à 22 : Trois visualisations de rêveries d’Amélie. (20) L’univers de la petite Amélie, (21) rêverie d’Amélie en forme de programme télévisé et (22) rêverie d’Amélie, superposée à l’image. Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, la rêverie et l’imagination sont au cœur du film. Le film montre comment la protagoniste développe une imagination très riche pendant sa jeunesse : comme son père croit qu’elle est malade, elle ne va pas à l’école. N’ayant pas de contact avec les autres enfants, elle se réfugie dans son propre monde imaginaire. L’univers qui est montré dans le film est celui vécu par Amélie ; quand elle regarde le ciel, on voit les nuages en forme d’animaux comme elle les voit [figure 20]. Quand Amélie grandit, elle reste une vraie rêveuse. Sa grande passion est d’inventer des stratagèmes, avec lesquels elle espère améliorer la vie des autres. Quand elle tombe amoureuse de Nino, elle est trop timide pour l’affronter. Elle continue à inventer des stratagèmes et à changer le destin de ses collègues et voisins. Quand elle se sent malheureuse, elle imagine sa propre mort en forme de reportage télévisé, où elle est présentée comme « Madone des mal-aimés » à 35 l’apparence garçonne des années 1920 [figure 21]. Elle est terrifiée de prendre un vrai risque, elle préfère se cacher et vivre à travers la vie des autres. Quand Monsieur Dufayel lui dit qu’elle est un peu lâche, elle imagine des sous-titres en regardant un programme de télévision russe : « La volonté d’ingérence de Raymond Dufayel est intolérable ! Si Amélie préfère vivre dans le rêve et rester une jeune fille introvertie, c’est son droit. Car rater sa vie est un droit inaliénable. » Dans une des scènes finales, son imagination semble se mélanger avec la réalité. Sa rêverie est visualisée, superposée à l’image [figure 22]. Elle imagine que Nino entre dans son appartement et touche le rideau de perles ; en même temps, son rideau bouge derrière elle. Elle est fortement déçue quand elle découvre que c’est son chat ; le rêve est resté un rêve. Quand Nino frappe à sa porte, vraiment cette fois, elle n’arrive toujours pas à vaincre sa timidité. Monsieur Dufayel, qui a observé le tout, lui fait regarder une vidéo dans laquelle il lui encourage à réaliser ses rêves : Vous n’avez pas des os en verre. Vous pouvez vous cogner à la vie. Si vous laissez passer cette chance, alors avec le temps, c’est votre cœur qui va devenir aussi sec et cassant que mon squelette. Alors, allez-y, nom d’un chien ! C’est après ce message qu’Amélie ouvre la porte de son appartement, ainsi que de son cœur. Elle a réussi à échapper à son imagination et à sa timidité, pour enfin vivre dans le monde réel. L’analyse des thèmes du grotesque montre que le rêve a une place importante dans les trois films de Jeunet, qui contiennent tous au moins une scène de rêve, cauchemar ou rêverie. Les films jouent avec la création des univers à l’intérieur d’un univers et les deux se mélangent quelquefois. Le monde des rêves est représenté comme un élément inséparable de la vie ; l’incapacité de rêver est liée à la vieillesse et au malheur. Néanmoins, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain montre qu’il ne faut pas rester dans ce monde de rêves, ne pas être emprisonné dans sa propre imagination, qui ne reste qu’une illusion. Le film encourage la réalisation de ses rêves, de transposer des éléments de ce monde virtuel dans le monde réel, même si « Les temps sont durs pour les rêveurs », comme le déclare une collègue de Nino. Conclusion « Thèmes et motifs grotesques » En analysant les thèmes et motifs grotesques les plus importants dans les trois films de JeanPierre Jeunet, plusieurs éléments communs ont été relevés. Tous les films témoignent d’abord d’une prédilection pour des univers à part, ce qu’on peut lier à l’expérience préalable du 36 réalisateur dans le monde de dessins animés, de publicités et de vidéoclips et, dans le cas des deux premiers films, également à celle de Marc Caro en ce qui concerne la bande dessinée. Les univers sont créés à l’aide d’un mélange d’éléments historiques de différentes époques, de nombreux effets spéciaux visibles et invisibles (sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre Les techniques cinématographiques), des décors détaillés et des personnages excentriques, tout en gardant des liens avec la réalité. Des thèmes et motifs tels que le cirque, le freak show, le cannibalisme, l’excès et le rêve se prêtent parfaitement à la création de ces univers et des images ou effets grotesques. Nous avons identifié le rêve comme une thématique clé de l’œuvre de Jean-Pierre Jeunet, présentant l’imagination et la rêverie comme inséparable de la vie humaine et encourageant une imagination riche et la réalisation de ses rêves. Cette idéologie est directement liée à la vision du cinéma de Jean-Pierre Jeunet ; en parlant de La Cité des enfants perdus (et se référant à Caro et lui-même), le réalisateur déclare : « Nous, on revendique depuis toujours le cinéma de l’imagination (…) si on ne rêve pas, on en meurt, on vieillit, on devient vieux prématurément. »48 Cette vision du cinéma résonne dans toute l’œuvre de Jeunet et peut expliquer son goût prononcé pour le grotesque. Ce goût se montre aussi à travers les personnages, dont l’apparence ainsi que le comportement seront analysés dans le chapitre suivant. 48 Entretien avec Jeunet dans le Making of de La Cité des enfants perdus. 37 2.2 Personnages J’aime bien les personnages un peu monstrueux. Même physiquement. J.-P. Jeunet, cité par Douin et Couty, 701 Le grotesque est fréquemment associé à la caricature ; Kayser identifie les principes de « caricatural distortion » et « caricatural exaggeration » (Kayser, 131 et 136) comme des structures typiques pour le grotesque, qui transforment les personnages. D’autres structures, comme la fusion, peuvent également affecter les personnages, notamment leurs corps : des figures hybrides ou « fusion figures » sont des motifs récurrents du grotesque. Elles sont à la base de la définition de Carroll, dans le sens que « Fusion figures cross categories that we think are distinct (…) » (Carroll, 296). Dans ce chapitre, nous examinerons en quelle mesure les personnages dans les films de Jeunet sont « transformés » par des principes structurels tels que l’exagération, la fusion et la déformation et s’ils doivent être considérés comme des caricatures. Notre analyse des personnages sera divisée en deux parties principales : l’apparence des personnages et leur comportement. Enfin, deux personnages seront examinés de plus près qui sont, à notre avis, les plus grotesques des trois films : Zette et Line, « la Pieuvre », de La Cité des enfants perdus, pour illustrer plus en détail le fonctionnement du grotesque à travers leur apparence et leur comportement. 2.2.1 Leur apparence In La Cité des enfants perdus, the body is either absent (…), deformed (…), exaggerated (…), equipped with prosthetic sensory organs (…), or nonorganically produced (…). Ezra, 50-51 Les personnages dans les films de Jeunet ont en général une chose en commun : une apparence remarquable. Nous pouvons y trouver quelques êtres artificiels, notamment dans le deuxième long métrage du réalisateur, mais les autres personnages se distinguent surtout par des corps atypiques et des traits exagérés et caricaturaux, ressemblant aux personnages de bandes dessinées. Dans La Cité des enfants perdus, le film que nous avons qualifié le plus fantastique des trois, il y a plusieurs êtres « impossibles ». L’être le plus remarquable du point de vue de l’apparence est Irvin, le cerveau parlant dans l’aquarium [figure 23]. C’est un être 38 sans véritable corps, avec des objets mécaniques qui remplacent ses organes ; des pavillons de gramophone fonctionnent comme des oreilles et transmetteur de voix et un objectif lui permet de regarder, même si son point de vue est déformé [figure 24]. C’est un être hybride ; il est mi-humain, mi-machine.49 Cependant, même si son corps, ou l’absence d’un corps, lui donne l’apparence la plus « non-humaine » de tous les personnages, il est présenté comme « l’intelligence » du film (il est, après tout, le « cerveau ») et comme plus humain que par exemple Krank. Lui, il a un corps « normal », mais il n’a pas accès aux rêves et à l’imagination ; c’est pour cette raison qu’il est présenté comme le monstre du film, l’ogre qui se nourrit des rêves des petits enfants. Figure 23 & 24 : Irvin et les clones (vus par Irvin) dans La Cité des enfants perdus. Figure 25 : Une des créatures imaginées par Amélie. Contrairement à Irvin, qui se caractérise d’une absence de corps, les clones « represent an excess of bodies » (Ezra, 51). Comme Irvin, ce sont des êtres artificiels, créés par le scientifique ; quand Madame Bismuth leur demande : « Vous êtes des hommes, oui ou non ? », ils secouent tous la tête. Les sœurs siamoises, dont nous reparlerons plus loin, sont un cas particulier : elles fonctionnent, malgré la présence de deux têtes, comme une seule personne. Nous pouvons y ajouter les créatures fantastiques qu’imagine Amélie [figure 25] et les puces savantes de La Cité des enfants perdus. Dans le Making Of du film, Pierre Buffin, qui s’occupait des images de synthèse, explique comment il avait créé les puces en images de synthèse : comme il y a peu de documentation sur les puces, explique-t-il, leur puce est devenu un être hybride avec des caractéristiques d’un « alien », d’une puce et d’une sauterelle, résultant en un insecte « qui saute comme une puce mais qui se déplace comme un crapaud ».50 Outre ces corps fantastiques (quant à leur apparence et/ou leur fonctionnement biologique supposé), on peut trouver de nombreux corps atypiques et difformes dans les films de Jeunet. Dans La Cité des enfants perdus, l’homme gigantesque One, pourvu d’une force surhumaine, est contrasté avec la petite Miette, une orpheline âgée de neuf ans ; dans une scène, elle lui appelle affectueusement « Cro-Magnon ». Paradoxalement, Miette est très 49 D’autres personnages qui confondent les catégories homme et machine sont les Cyclopes, dont quelques organes sont remplacés par des appareils : ils voient avec leurs « Optacons » et entendent à l’aide de microphones. 50 Pierre Buffing dans le Making Of de La Cité des enfants perdus. 39 mature pour son âge, tandis que One est plus enfantin, ce qui rend leur amitié ambiguë.51 Un autre personnage au corps anormal est la naine Madame Bismuth [figure 26.1] ; quand un Cyclope la voit avec son Optacon52, il crie « Qu’est-ce que c’est !? » auquel le chef de la secte répond : « Ça, (…) c’est une femme. » Le Cyclope, intrigué, l’observe de très près, gênant la petite femme : « Non, mais, je vous en prie ! ». De plus, il y a de nombreux corps handicapés dans les trois films de Jeunet : outre les sœurs siamoises et la naine, il y a l’un des frères Kube qui manque une jambe (coupée et vendue par le boucher), Julie qui est myope, les membres de secte aveugles, un autre aveugle dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Madame Suzanne avec sa jambe raccourcie, Lucien qui manque un bras et « l’homme de verre » au squelette fragile. Figure 26 : Galerie de visages excentriques : (1) la naine Madame Bismuth, (2) la bouche ouverte d’un clone en gros plan, (3) Louison (Dominique Pinon), (4) l’épicier d’Amélie, (5) Krank, (6) One, (7) les Troglodistes et (8) un Troglodiste mourant. Puis, Jeunet a toujours eu un goût prononcé pour les acteurs au visage atypique. La quasi-totalité des personnages ont des physiques particuliers : on voit de grands nez, des yeux exorbités, de grosses têtes, des dents laides et des bouches grandes ouvertes en gros plan [figure 26]. L’acteur « fétiche » du réalisateur est Dominique Pinon, qui apparaît dans tous ses longs métrages et dans le court métrage Foutaises [figure 26.3]. Il joue fréquemment des rôles singuliers : dans Delicatessen, il incarne le rôle d’un clown, dans La Cité des enfants perdus même plusieurs rôles (les clones et le scaphandrier amnésique) et dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, il joue un habitué qui harcèle l’une des collègues d’Amélie. L’acteur, souvent décrit comme « rubber-faced », a un visage exceptionnel, ou comme un journaliste le déclare : « Dominique Pinon, c’est d’abord une gueule. »53 Même dans Delicatessen, les personnages remarquent son physique anormal : « Il a une drôle de gueule hein, le nouveau » dit le facteur après avoir vu Louison. D’autres exemples de visages très 51 Quelques critiques et théoriciens ont remarqué une tension sexuelle entre les deux personnages. Néanmoins, plusieurs scènes dans le film montrent que, même si Miette semble avoir des sentiments romantiques pour lui, One lui considère comme sa « petite sœur », comme il le dit littéralement. One lui adopte comme il a adopté Denrée ; après tout, Miette cherche une figure parentale comme tous les orphelins de la cité. 52 Un appareil qui permet aux aveugles de voir, fourni par le scientifique Krank. En échange, les membres de secte enlèvent des enfants. 53 S. Pardini, « Dominique Pinon, visage singulier mais comédien pluriel », La Provence, 23 novembre 2009, http://www.laprovence.com/article/spectacles/dominique-pinon-visage-singulier-mais-comedien-pluriel. 40 marquants sont ceux de Krank (Daniel Emilfork) et One (Ron Perlman) [figures 26.5 et 26.6]. Grâce à leur physique, les deux acteurs jouent fréquemment des rôles de méchants et de monstres ; Perlman est surtout connu de son interprétation de Hellboy. En outre, les personnages portent à peu près tous des costumes « vintage », évoquant une autre époque [figure 27] (notamment dans l’univers d’Amélie, le seul où la date a été déterminée) ; certains ont des lunettes et des coiffures excentriques, d’autres portent des manteaux noirs en caoutchouc, comme le font les Cyclopes dans La Cité des Figure 27 : les costumes « vintage » dans Delicatessen. enfants perdus et les Troglodistes dans Delicatessen. Les vêtements de ce dernier groupe ont même été huilés pour qu’ils brillent encore plus à l’écran. Nous avons vu que les personnages de Jeunet ont tous des apparences atypiques et remarquables ; on peut même y trouver quelques figures hybrides, mélangeant les catégories de « homme » et « machine ». Contrairement au cinéma hollywoodien (et à l’industrie du cinéma en général), où on a une grande préférence pour des stars et de beaux acteurs aux visages symétriques, les films de Jeunet sont peuplés de personnages qui ne correspondent pas à l’idéal de beauté : les corps gros, maigres, vieux, difformes ou handicapés le témoignent, ainsi que les visages particuliers, des « gueules », accentués par les coiffures et les vêtements excentriques. L’exagération et la caricature sont très présentes, ce qui fait que l’apparence inhabituelle des personnages résulte en soi déjà souvent en des images grotesques. 2.2.2 Leur comportement Les personnages dans les films de Jeunet ont une apparence atypique, mais leur comportement n’est pas considéré comme normal non plus. Nous parlons ici de la théâtralité générale et du caractère exagéré de leurs actions, ainsi que des tics, des obsessions et d’autres passe-temps étranges des personnages. En outre, plusieurs personnages souffrent de troubles mentaux, allant de tendances suicidaires à l’hypocondrie. D’abord, les personnages se comportent souvent de façon très exagérée et le jeu des acteurs est plus théâtral que réaliste. Dans Delicatessen par exemple, les habitants de l’immeuble perdent la tête quand le facteur arrive avec un paquet, qui pourrait contenir quelque chose à manger. Affamés, Monsieur et Madame Tapioca se lancent sur le paquet comme des animaux. Madame crie à son mari « Vas-y Marcel, attrape-le ! » et hurle de le lui lancer quand il l’a pris. Les Tapioca et le facteur se battent férocement, en poussant des grognements agressifs [figure 28], jusqu’à ce que le facteur prenne son pistolet et les menace, 41 inclus leurs deux enfants. La famille Tapioca rentre à la maison, sauf un des garçons ; le facteur crie « Pareil pour les mômes ! » et lui lance violemment un coup de pied, ce qui fait tomber le petit garçon. Ce n’est pas la seule scène dans laquelle les habitants se battent : le boucher attaque Louison sur le toit, essayant de le tuer, et Robert Kube se lance sur son frère après avoir appris qu’il faisait les voix qu’Aurore croyait entendre dans sa tête, la rendant suicidaire [figure 29]. Ce type de scènes violentes revient dans La Cité des enfants perdus ; la scène dans laquelle les sœurs siamoises s’attaquent évoque celle des frères Kube [figure 30]. La violence est (pratiquement) absente dans l’univers d’Amélie, mais l’exagération est toujours présente. Figures 28 à 30 : La lute exagérée pour le petit paquet de Julie, les frères Kube dans Delicatessen et les sœurs siamoises Zette et Line s’entretuant dans La Cité des enfants perdus. De plus, la plupart des personnages ont des tics ou des passe-temps étranges et souvent obsessifs. Comme mentionné précédemment, on peut trouver plusieurs collectionneurs : le scaphandrier collectionne des objets écartés, qu’il étiquette et garde dans sa caverne (il se décrit comme « un grand chercheur ! », ne se souvenant plus de son passé de scientifique), Raymond Dufayel collectionne ses tableaux du Déjeuner des canotiers de Renoir qu’il peint chaque année et Nino a plusieurs collections particulières. D’autres personnages qui ont des passe-temps spéciaux comprennent Monsieur Potin, avec son élevage de grenouilles et d’escargots, Louison, qui pratique fréquemment ses numéros de cirque, les frères Kube avec leur atelier de boîtes à meuh (ils sont très sérieux : le son du « meuh » est mesuré avec un diapason) et les autres habitants qui regardent constamment des images de nourriture à la télévision, pour ne pas parler des activités meurtrières du boucher et des pratiques cannibales dans Delicatessen. Dans La Cité des enfants perdus, il est impossible de tout mentionner, allant du clonage humain à l’enlèvement de petits enfants pour voler leurs rêves. On y trouve aussi un petit enfant vorace, bien nommé « Denrée », qui ne fait que manger et roter ; deux fois, même au tout dernier moment du film, il rote en gros plan, regardant la caméra. Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, on peut trouver plusieurs personnages qui ont des obsessions : Joseph est obsédé par son ex-amant Gina, enregistrant ses observations et pensées, puis Lucien est un peu obsédé par Lady Di, le père Collignon fait constamment des trous dans les feuilles de laurier avec une machine à poinçonner et le père d’Amélie ne se 42 concentre que sur son nain de jardin ; enfin, sa fille n’arrête pas d’inventer des stratagèmes et d’espionner ses voisins et des inconnus. On peut également trouver de nombreux personnages qui souffrent de différentes maladies mentales. Dans Delicatessen, il y a Aurore, la femme suicidaire qui invente des constructions très complexes qui devraient mettre fin à sa vie (et à chaque fois, ses tentatives échouent), et Monsieur Potin qui se transforme peu à peu en grenouille [figure 31]. Dans La Cité des enfants perdus, Krank est incapable de rêver (et son nom suggère que cette incapacité doit être considérée comme une maladie), le scaphandrier est Figure 31 et 32 : M. Potin, « l’homme grenouille » et Georgette, « la malade imaginaire ». amnésique et les tendances gloutonnes de Denrée dépassent la limite acceptable : il se nourrit même de choses incomestibles. Enfin, dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, on peut trouver la mère instable et nerveuse d’Amélie, la touriste suicidaire qui la tue, la collègue d’Amélie, Georgette, surnommée « la malade imaginaire » [figure 32], Louison, l’assistant un peu simple et enfantin de l’épicier, le père reclus et déprimé d’Amélie et un poisson suicidaire. Considérant leurs actions anormales, d’autres personnages pourraient aussi avoir des troubles mentaux. Ceci peut être le cas pour Amélie. Le film nous montre comment elle était solitaire pendant sa jeunesse, manquant des câlins de ses parents distants et privée du contact avec les autres enfants, et comment elle est témoin de l’accident mortel de sa mère, écrasée par une touriste suicidaire sous ses yeux. Pour survivre, elle avait l’habitude d’échapper à la réalité en se réfugiant dans son propre monde imaginaire. Adulte, Amélie mène une vie indépendante, mais elle est très timide et n’a pas de vrais amis. Elle présente plusieurs caractéristiques qui, considérées seules, ne sont pas exceptionnelles, mais qui prises ensemble pourraient indiquer un trouble mental (probablement causé ou intensifié par la négligence émotionnelle et l’expérience traumatisante de la mort de sa mère). Pour commencer, elle semble ressentir les choses plus intensément, souffre d’une timidité extrême, témoigne d’un comportement impulsif et son humeur est très changeante. Par exemple, quand son premier stratagème est réussi, elle est euphorique ; elle se promène en ville, la cinématographie onirique (les couleurs dorées, les mouvements de caméra ralentis, l’image inclinée, la musique de Yann Tiersen) traduisant son état d’esprit [figure 33.1]. Elle décide spontanément d’aider un homme aveugle et de lui raconter tout ce qu’elle voit à ce moment-là. Quand elle est de retour chez elle, cette humeur change rapidement. « Elle n’a jamais su établir des 43 relations avec les autres. Quand elle était petite, elle était toujours toute seule », chuchote-telle quand elle voit son voisin manger seul, ce qui lui rappelle de sa propre solitude. D’un moment à l’autre, elle pleure devant la télévision, imaginant sa propre mort [figure 33.2], ce qui ressemble à une expérience de dissociation (déjà indiquée par les phrases à la troisième personne). Figure 33 : (1) Amélie, toute contente après son premier stratagème réussi. Plus tard, elle est dépressive, imaginant sa mort à la télévision (2). Figure 34 : Le souffleur de rue imaginaire. Même si elle fonctionne assez normalement dans la société, ayant un emploi et une vie indépendante, elle semble vivre entre la réalité et le rêve. Dans plusieurs scènes, son expérience de la réalité se mêle avec son monde imaginaire. Ceci commence déjà dans les scènes de sa jeunesse, où elle joue avec des êtres inventés, mais n’arrête pas quand elle grandit. Parfois, les tableaux dans sa chambre s’animent ou sa lampe, en forme de cochon, s’éteint elle-même. Dans une autre scène, sa rêverie intervient dans la réalité quand un souffleur dans la rue (qui n’existe que dans son imaginaire) lui donne une phrase amusante à dire [figure 34]. De même, d’autres éléments dans le film, comme l’image fictive donnée de Paris ou les couleurs irréelles de l’image filmique, pourraient être liés à la vision subjective de sa protagoniste. Ainsi, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain pourrait être interprété comme donnant un aperçu de l’univers curieux d’une jeune femme troublée, aux prises avec la vie réelle. Il faut dire que si le film se concentrait plus sur sa santé mentale, l’effet grotesque produit par l’absurdité de ses actions et le mélange de réalité et rêve sera beaucoup moins fort, puisque son comportement pourrait être expliqué par son trouble mental. À en juger par leur comportement, les personnages dans les films de Jeunet sont à peu près tous étranges et caricaturaux. Il y a de nombreux types de personnages excentriques, comme des artistes, des cannibales, des membres de secte, des clones, des collectionneurs obsessifs et des suicidaires. Leur comportement est souvent irrationnel et exagéré ; ce ne sont pas des individus réels, mais des caricatures. Comparant le dernier film aux deux premiers, les personnages dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain semblent être plus « humains » que dans les films précédents, surtout en considérant la dernière interprétation du film. Néanmoins, la caricature y reste très présente ; cette excentricité se montre très clairement dans les personnages. 44 2.2.3 Zette et Line, « la Pieuvre » Tu penses à la même chose que moi ? La Pieuvre, extrait de La Cité des enfants perdus. Figure 35 : Les soeurs siamoises Zette et Line dans La Cité des enfants perdus. Pour illustrer cette excentricité, nous voudrions nous arrêter sur deux personnages de La Cité des enfants perdus, qui sont particulièrement intéressants du point de vue du grotesque : les sœurs siamoises Zette et Line, « la Pieuvre ». Exploiteuses d’enfants, les sœurs sont des personnages « méchants » ; elles instruisent les jeunes orphelins de voler, pour ensuite prendre tout l’argent. Néanmoins, c’est plutôt leur apparence et surtout leur comportement, qui suggère qu’elles fonctionnent comme une seule personne, qui leur rend « le » personnage grotesque par excellence. D’abord, examinons leur apparence. Leurs visages sont identiques : peau pâle, ridée et mate, cheveux noir foncé et sourcils minces, qui leur donnent déjà un air inquiétant [figure 35]. Leurs corps maigres sont fusionnés par les deux jambes intérieures [figure 36.1]. À cause de ce handicap, elles sont appelées « la Pieuvre » ; quand elles étaient plus jeunes, elles faisaient partie du freak show de Marcello, étant enfermées dans une cage. Peut-être à cause de ce passé, elles sont devenus si cruelles ; elles menacent de petits enfants et rient de façon maniaque quand Miette risque de mourir. Or, nous ne pouvons pas expliquer les actions des deux sœurs qui suggèrent qu’elles sont une seule personne (comme l’indique leur surnom au singulier), ce qui n’est pas possible du point de vue biologique : même si leurs corps sont fusionnés, elles ont deux têtes et (on 45 imagine) deux cerveaux. Déjà leur façon de parler est très particulière, à savoir un peu mélangée : soit l’une des deux parle, soit les deux en même temps, disant exactement la même chose et souvent un peu chuchotant. Leurs gestes sont également mêlés : dans la scène où elles sont devant la classe, la caméra se concentre sur leurs mains pâles aux veines saillantes, collectant l’argent volé par les enfants : le spectateur ne sait pas à qui appartient quel bras, comme ils se croisent et les mains prennent parfois les mêmes billets [figure 36.2]. C’est pareil quand elles font la cuisine : l’une tient la courgette quand l’autre la coupe, elles utilisent la même spatule en même temps (donc avec quatre mains) et quand elles râpent le fromage, Zette tient un côté de la râpe et Line l’autre, tout en croisant leurs bras [figure 36.3]. Quand l’une ressent des démangeaisons, l’autre la gratte ; l’une mange quelque chose, l’autre semble le goûter. Même si l’une des sœurs fume une cigarette, l’autre souffle la fumée, comme si elles ne partagent pas seulement le même cerveau, mais aussi les poumons. Figure 36 : (1) Leurs jambes jointes, (2) le tas de mains de la Pieuvre et (3) leurs manœuvres compliquées dans la cuisine. À la fin du film, une puce savante injecte du poison (qui rend la personne injectée meurtrière) dans « la Pieuvre » ; peu importe dans quelle sœur, puisqu’elles réagissent comme la même personne. Elles se battent, ce qui est difficile vu que leurs jambes sont jointes, et elles crient des choses telles que « C’est pas vrai que je te ressemble, tu sais, c’est toi qui me ressembles ! » et « Va-t’en ! ». Elles finissent par tomber dans la mer, remplie de gaz, qui est ensuite allumée par Marcello ; elles disparaissent dans l’eau et les flammes. L’apparence des sœurs siamoises, qui balance entre mort et vivant, un et plusieurs est déjà « uncanny » et leur comportement bizarre va au-delà de la caricature. Néanmoins, c’est leur façon de parler et leurs gestes mélangés qui semblent avoir le plus d’impact, dépassant toutes nos connaissances du corps humain. Ceci peut résulter en des scènes comiques, mais leurs mouvements inexplicables peuvent aussi facilement évoquer un sentiment de dégout ; dans tous les cas, ces émotions font preuve d’une certaine incapacité ou réticence d’accepter ce genre de « violations of our standing categories or concepts » (Carroll, 296). Conclusion « Personnages » Dans notre analyse des personnages dans les films de Jeunet, il est devenu clair que ce ne sont pas des individus, mais des caricatures, du point de vue de leur apparence et de leur 46 comportement. Ceci est encore un autre élément du cinéma de Jeunet qui se lie à l’esthétique de la bande dessinée et du dessin animé, ainsi qu’à son envie de créer et d’imaginer. En premier lieu, les personnages de ses films ont pratiquement tous une apparence atypique. Il y a quelques êtres « impossibles », qui ne correspondent pas avec nos concepts du corps humain, des êtres hybrides fusionnant des catégories telles qu’homme et machine ou un et plusieurs. Cependant, ce sont surtout des personnages aux traits exagérés et caricaturaux que l’on peut trouver dans les films de Jeunet, ainsi qu’un nombre étonnant de corps handicapés. De plus, leurs vêtements et coiffures démodés ont tendance à renforcer le caractère caricatural des personnages. Leur comportement correspond avec leur apparence inhabituelle : leurs actions sont très souvent irrationnelles et exagérées, parfois débordant dans un comportement animalier. Beaucoup de personnages ont des tics et des obsessions étranges et certains d’entre eux souffrent de diverses maladies mentales. Pour finir, nous nous sommes arrêtés sur « le » personnage le plus grotesque, à notre avis, des trois films discutés de Jeunet : la Pieuvre, les sœurs siamoises à l’apparence inquiétante qui, par leur façon de fonctionner comme une seule personne, bouleversent toutes nos connaissances du corps humain. L’exagération caricaturale est donc un élément très important pour le cinéma de Jeunet : c’est une des sources principales de la qualité grotesque de ses films. Néanmoins, en discutant les personnages de ses films, le rôle spécifique de la cinématographie n’a pas encore été abordé ; l’image d’un visage atypique peut déjà donner un effet grotesque, mais cet effet peut être renforcé par des techniques comme le gros plan. Plusieurs techniques cinématographiques qui créent ou intensifient l’effet grotesque seront traitées plus à fond dans le chapitre suivant. 47 2.3 Techniques cinématographiques La grande variété d’exemples du grotesque donnés par Kayser, Bakhtine et Carroll viennent notamment de la littérature, du théâtre et de la peinture, mais aussi de la télévision, du cinéma, ou même des jeux vidéo et des bandes dessinées. Cependant, un aspect qui semble être négligé est que chaque médium et genre artistique ont ses propres techniques stylistiques et, par conséquent, ses propres techniques pour créer des images ou effets grotesques. Évidemment, une image grotesque est constituée de façon différente dans la littérature que dans le médium audiovisuel du cinéma. Nous examinerons comment plusieurs techniques cinématographiques créent ou intensifient un « effet » grotesque, c’est-à-dire une image grotesque ou un moment (dans lequel le temps, le mouvement et/ou le son constituent des éléments importants) à l’aide de principes structurels typiques du grotesque, tels que la déformation, l’exagération, le gigantisme et la confusion. Nous avons sélectionné les techniques les plus importantes qui se caractérisent par ces structures et qui jouent un rôle dans la création du grotesque dans les films de Jeunet : le gros plan, les couleurs, les angles de caméra, la déformation de l’image, l’esthétique du collage, d’autres effets spéciaux, les effets sonores et la musique. 2.3.1 Le gros plan The scale of the close-up transforms the face into an instance of the gigantic, the monstrous : it overwhelms. M. Doane, 94 Le gros plan est une technique qui peut facilement créer une image grotesque. En général, ce type de cadrage peut avoir beaucoup d’effet, surtout en élargissant un visage, qui devient plus grand que sa taille réelle. Il permet de voir les plus petits détails : l’expression du visage, les dents, les rides, les pores, les veines dans les yeux, la sueur, les petits poils. Dans les films de Jeunet, le gros plan est le plus souvent utilisé pour renforcer l’apparence caricaturale des personnages, en combinaison avec l’usage de courtes focales. Ces objectifs augmentent la profondeur de champ et ont tendance à déformer la perspective et ainsi, à exagérer les traits des visages filmés. De plus, les zooms brusques renforcent l’effet « cartoonesque », rappelant des effets similaires dans des dessins animés. Examinons une scène marquante dans Delicatessen pour mieux comprendre l’effet que le gros plan peut provoquer. Elle commence par le boucher et Mademoiselle Plusse qui font l’amour ; le son du lit qui grince s’entend dans tout l’immeuble. Petit à petit, les activités des 48 voisins vont s’adapter au rythme du lit : Louison qui peint le plafond, Monsieur Tapioca qui gonfle un pneu de vélo, Julie qui joue du violoncelle etcetera. Le rythme du lit s’accélère, tout comme les actions des voisins, jusqu’à l’apogée, qui résulte en une explosion d’images et de sons. En même temps, Louison tombe de son échelle, criant, Julie brise une corde, le pneu de Monsieur Tapioca explose, tout en étant accompagné du hurlement du boucher. Son visage montré en gros plan provoque facilement un sentiment de dégoût au sein des spectateurs [figure 37]. L’effet grotesque ressort non seulement de la situation elle-même, mais aussi de l’expression du boucher et des sons explosifs. La technique la plus effective est pourtant celle du cadrage : le visage du boucher est énorme en gros plan, suant, les yeux exorbités, la bouche ouverte. Figure 37 : Le boucher dans Delicatessen. Figure 38 : Des personnages riant en gros plan dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Figure 39 : La mort de Krank dans La Cité des enfants perdus. Il est intéressant de noter que, très fréquemment, les personnages montrés en gros plan ont la bouche ouverte, ce qui rend l’image encore plus grotesque. Ils crient, pleurent, rient [figure 38] ou bâillent ; Monsieur Collignon crache sur la caméra après avoir bu une boisson salée et Krank y tombe mort, la bouche ouverte, tout en suant sur l’écran [figure 39] (qui est, selon le réalisateur, de la sueur naturelle, tellement il y faisait chaud54). Chaque film contient de nombreuses images spectaculaires, qui évoquent notamment l’humour (mettant l’accent sur les visages comiques des personnages), le dégoût (comme le plan montrant les mains des sœurs siamoises ; des visages suants ou saignants) ou un mélange des deux. Plus l’écran est grand, plus l’effet sera fort ; l’impact du gros plan ne sera pas la même à l’écran d’un smartphone que dans un cinéma IMAX. Rappelons-nous que Carroll nomme le gigantisme et la disproportion comme des principes structurels fréquents du grotesque ; or, l’image d’un visage en gros plan peut paraître immense, mais il n’est pas strictement élargi ou disproportionné dans le monde diégétique. C’est le choix du cadrage et la taille de l’écran qui peuvent transformer un visage filmé en une image monstrueuse, en le gonflant dans des proportions gigantesques, exposant chaque petit détail. 54 J.-P. Jeunet dans le commentaire audio du dvd de La Cité des enfants perdus. 49 2.3.2 Les couleurs Tout comme la technique du gros plan, les couleurs de l’image filmique peuvent créer un impact visuel immédiat. Dans le cas des trois films, la gamme de couleurs est très particulière ; c’est une des caractéristiques les plus importantes du style visuel de Jean-Pierre Jeunet. Les couleurs manipulées ont l’air « rétro » et « high-tech » en même temps, par l’étrange combinaison de couleurs brunes et sépia, qui rappellent les vieilles photos jaunies, et de couleurs brillantes et irréelles, ou comme le décrit Isabelle Vanderschelden : « (…) by mixing sepia tones and modern saturated hues, the manipulation of colour tends to blur temporal markers and induce a sense of a timeless semi-realist world (…) ».55 Par la suite, les couleurs manipulées ne renforcent pas seulement l’atmosphère fantastique des films, elles cachent aussi le « look » du temps dans lequel les films sont tournés ; rien ne suggère par exemple que Delicatessen est un film du début des années 1990. Dans ce premier long métrage, les couleurs manipulées renforcent avant tout l’atmosphère irréelle et aliénante. Kayser a déjà mentionné l’utilisation de couleurs pour augmenter l’effet d’aliénation : « (…) in Dali’s paintings the effects of alienation are enhanced by the daring use of color » (Kayser, 171). Dans Delicatessen, l’effet sépia de l’image crée une impression nostalgique, évoquant les années 1930 et 1940. Quelques scènes présentent des couleurs plutôt verdâtres (décrits par un critique comme « vomit-green »56), comme dans celles avec Monsieur Potin et Aurore, où l’ambiance est clairement plus sinistre. Jeunet explique dans le commentaire du DVD comment ils ont obtenu ces couleurs ; le directeur de la photographie, Darius Khondji, était l’un des premiers qui a pratiqué un procédé chimique qui s’appelle ENR. Ce procédé permet d’accentuer le contraste et de « désaturer » les couleurs. Le résultat est une gamme de couleurs particulière, avec des jaunes et des bruns, des rouges et des verts ; le bleu apparaît de temps en temps, surtout à l’écran des télévisions, et contraste fortement avec les couleurs chaudes. L’univers de La Cité des enfants perdus est plus noir et plus menaçant qui celui du film précédent. L’effet sépia est encore présent, mais souvent contrasté avec des verts presque fluorescents, comme l’eau de l’aquarium d’Irvin ou le rêve qui échappe à la bouteille, représenté comme de la fumée verte. Ces couleurs vives, combinées avec les bruns et les rouges foncés, donnent un aspect fantastique et irréel au film. Dans quelques scènes, les 55 I. Vanderschelden, « Digital Painting: Colour Treatment in the Cinema of Jean-Pierre Jeunet » dans W. Everett, Questions of Colour in Cinema, Peter Lang, Bern, 2007b, p. 81. 56 P. Schrodt, « Delicatessen », Slant Magazine, mai 2006, http://www.slantmagazine.com/dvd/review/delicatessen/929. 50 rouges et oranges dominent, comme celles tournées dans l’appartement de la Pieuvre, la caravane de Marcello et le café, créant des espaces confinés et étouffants. L’atmosphère est totalement différente dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Au lieu d’images noires et sinistres, l’écran est rempli de couleurs très vives et saturées, presque aveuglantes, créant un air joyeux et estival. La gamme est dominée par des jaunes dorés, des rouges et des verts, parfois contrastés avec une touche de bleu éclatant [figure 40]. Les couleurs très visiblement manipulées augmentent le caractère fantastique de l’univers d’Amélie. Une référence visuelle importante au niveau des couleurs est l’œuvre du peintre brésilien Juarez Machado : « For Amélie, I’d found this artist’s paintings to be absolutely perfect, especially the interaction between the colors (…) and everyone had pictures of his paintings up on their walls – the costume designers, the set designers – and that guided us all in the same direction » (Jeunet cité par Ezra, 141). Le réalisateur remarque aussi que Caro s’était déjà inspiré de ses couleurs vertes et rouges pour La Cité des enfants perdus. De plus, le film contient quelques séquences en noir et blanc. Il s’agit de quelques souvenirs, par exemple de la jeunesse de Dominique Bretodeau, et de rêveries, comme celle d’Amélie qui invente une histoire complexe qui devrait expliquer l’absence de Nino. Figure 40 : Les rouges dominant contrastent avec le bleu de la lampe. Figure 41 : Plongée de l’homme aveugle après son promenade avec Amélie. Un bon exemple de l’usage expressionniste de couleurs est à la fin de la scène dans laquelle Amélie se promène avec l’homme aveugle. Elle lui raconte tout ce qu’elle voit, même les plus petits détails, lui donnant une image du monde qui l’entoure, mais qu’il ne voit pas. Quand elle le quitte, les émotions de l’homme sont traduites en une grande explosion de couleurs : il est montré en plongée et la caméra baisse, s’arrêtant sur le visage de l’homme qui est entouré de couleurs jaunes et oranges très vives, qui forment une sorte d’aura de bonheur [figure 41]. L’explosion de couleurs est accompagnée de sons non diégétiques qui renforcent l’effet de « halo » et le caractère fantastique de la séquence. Ces petites intrusions dans l’histoire, qui sont d’ailleurs très fréquentes dans les films de Jeunet, brisent soudainement avec l’expérience immersive du film et rappellent d’une façon ludique le pouvoir illusoire et manipulant du cinéma, quelque chose généralement évité à tout prix dans le cinéma conventionnel. 51 L’utilisation de couleurs dans le cinéma de Jeunet est donc loin d’être réaliste. Les couleurs sont manipulées, soit par procédé chimique, soit par la technique du numérique ; dans tous les cas, elles sont déformées et exagérées. Elle témoigne aussi d’une exploration des relations entre les couleurs (contraste, intensité), de leurs effets visuels et de leurs fonctions narratives. Dans tous les films, elle a avant tout une fonction expressionniste et esthétique, ajoutant aux atmosphères fantastiques des trois films et renforçant la confusion créée autour du cadre historique des films. 2.3.3 Les angles et mouvements de caméra Figure 42 : Même un sex-shop est esthétisé dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Les angles et mouvements de caméra extrêmes sont également un aspect caractéristique du cinéma de Jeunet. Certains angles peuvent déformer les perspectives ; la plongée a tendance à diminuer le sujet filmé et à écraser la perspective, tandis que la contre-plongée peut donner une impression de grandeur, exagérant les perspectives. Dans les films de Jeunet, les images spectaculaires aux angles extrêmes et les gros plans sont souvent précédés de mouvements de caméra complexes et brusques, renforçant l’impact du plan montré ; l’effet grotesque d’une image montrant un visage en gros plan par exemple peut donc être intensifié par un zoom brusque qui la précède. Une particularité des films de Jeunet est que le cadre est fréquemment un peu incliné. Cette inclinaison tend à désorienter le spectateur et crée des diagonales à l’écran, ce qui peut donner un effet chaotique. Ensuite, les angles de caméra extrêmes sont utilisés pour déformer les perspectives, créant des images qui ont l’air de sortir d’une bande dessinée ; dans cette contre-plongée dans Delicatessen, la taille de la 52 Figure 43 : Une contreplongée dans Delicatessen. voiture est exagérée par l’angle de caméra [figure 43]. Les personnages sont souvent filmés de haut (comme l’homme aveugle dans la figure 41), les faisant paraître plus petits. La mère d’Amélie est filmée en plongée totale (c’est-à-dire à 180° au-dessus du sujet) au moment le plus fragile de sa vie, quelques millisecondes avant sa mort, écrasée par une touriste suicidaire. Les plans inclinés ou les angles de caméra extrêmes peuvent aussi refléter les sentiments du personnage filmé. Dans la figure 42, Amélie s’arrête devant le sex-shop où Nino travaille. Sa peur d’entrer est visualisée dans cette plongée : elle semble être toute petite, tandis que la façade du magasin a l’air géant, presque menaçant. Dans une autre scène, quand Nino découvre l’identité de l’homme aux baskets rouges, il est littéralement « bouleversé » : son émotion est traduite par le mouvement de caméra, le son et les couleurs. Au moment de la découverte, la caméra pivote à 180 degrés et les couleurs saturent, jusqu’en fondant en blanc, le tout accompagné par des sons non diégétiques qui renforcent l’effet de surprise [figure 44]. C’est une technique qui joue avec le mot bouleverser (nous reparlerons de ce type de jeu de mot visuel dans le chapitre sur les effets spéciaux) et qui attire l’attention sur le support filmique, au lieu d’être « invisible » comme le prescrit le style prédominant de continuity editing. Figure 44 : Nino, « bouleversé » Les mouvements de caméra complexes sont également très fréquents dans les films de Jeunet. Ses films comptent plusieurs plans grues (crane shots) et travellings élaborés avec des mouvements soit très fluides, soit très rapides et brusques, parfois suivis par un gros plan d’un visage comique ou effrayant, accompagnés de sons non diégétiques. Ces techniques sont par exemple employées dans la scène du cauchemar de Julie dans Delicatessen et dans celle du poisson suicidaire dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Ces mouvements et sons renforcent en général l’effet produit par le gros plan, qui apparaît soudainement. Le caractère extrême des angles et mouvements de caméra est encore un élément du cinéma de Jeunet qui semble avoir été inspiré du cinéma d’animation et sa « flexibilité ». Ce sont également des techniques qui déforment la perspective et qui peuvent renforcer l’effet produit par un gros plan ou une certaine atmosphère, comme l’ambiance aliénante dans Delicatessen et La Cité des enfants perdus. Les angles et les mouvements jouent même un rôle dans des blagues visuelles et reflètent l’état d’esprit d’un personnage. 53 2.3.4 La « déformation » de l’image Outre les techniques mentionnées qui ont des effets déformants, l’image filmique est plusieurs fois littéralement « déformée ». Ces déformations sont souvent utilisées dans la représentation des rêves ou cauchemars et elles peuvent représenter un certain point de vue, identifiable par le type de déformation. Dans Delicatessen et La Cité des enfants perdus, la déformation de l’image renforce l’atmosphère aliénante de cauchemars. Dans la scène qui présente le cauchemar de Julie, l’effet n’est pas produit par la technique du numérique (les effets numériques n’étant pas encore courants au début des années 1990), mais a été créé à l’aide d’un miroir souple, donnant cette atmosphère inquiétante. Dans La Cité des enfants perdus, le trucage utilisé pour les scènes de cauchemars était celui du warping, qui permet de déformer l’image ; c’était l’une des premières fois que la technique était employée à l’époque.57 Figure 45 et 46 : Gros plan de Krank et un plan déformé des sœurs siamoises dans La Cité des enfants perdus. Les images déformées sont également utilisées pour représenter le point de vue d’une personne ou même d’un objet. Dans La Cité des enfants perdus, la vision d’Irvin est reconnaissable par l’effet déformant produit par un fisheye, un objectif dont la distance focale est très courte, résultant en un angle de champ très grand et une déformation des lignes droites qui courbent au bord de l’image. L’effet comique des gros plans de visages, comme ceux de Krank et des clones, est renforcé par son point de vue déformé [figure 45]. Ensuite, le point de vue des Cyclopes est identifiable par des images monochromes vertes, légèrement floues et rayées, représentant leur vision procurée par les Optacons. Ce ne sont pas les seuls personnages qui utilisent des appareils pour (mieux) voir : l’image est toute floue quand Julie ne porte pas ses lunettes et plusieurs personnages regardent à l’aide de mono- ou binoculaires, de caméras ou d’autres instruments optiques, dont l’image montrée est adaptée à l’appareil utilisé. L’état d’un personnage peut aussi affecter sa vision : dans La Cité des enfants perdus, l’image déformée montrant les sœurs siamoises est le point de vue de l’opiomane Marcello, qui a du mal à ouvrir ses yeux et à voir clairement. Cette image joue également avec l’impression de « voir double », vu que Zette et Line ont l’air identique [figure 46]. 57 J.-P. Jeunet dans le commentaire du dvd. Il n’est pas clair s’il réfère à l’utilisation de la technique en France ou en général. 54 Parfois, le spectateur est même « placé » dans un objet : dans Delicatessen par exemple, la caméra positionne le spectateur dans le téléviseur, superposant l’image du programme et de Julie et Louison qui regardent l’écran. L’image de la télévision se déforme elle aussi, énervant les voisins qui essaient de regarder la performance de Louison et son chimpanzé. Les images déformées dans les films de Jeunet peuvent renforcer l’effet comique d’un gros plan d’un visage ou l’atmosphère inquiétant d’un cauchemar. Elles représentent aussi fréquemment la vision « déformée » des personnages qui regardent à l’aide d’instruments optiques. Ces images témoignent d’une grande conscience de l’effet « déformant » que peut avoir un objectif ou d’autres appareils optiques et les effets numériques. Un autre exemple d’une vision déformée est l’image ci-dessous, tirée du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, qui illustre en même temps l’esthétique du collage qui caractérise le cinéma de Jeunet. 2.3.5 L’esthétique du collage Inasmuch as the combinatory grotesque brings together things from separate worlds, it also has provocative connections to collage. Frances S. Connelly, 2 Figure 47 : Image superposée formant un « collage » dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Le concept du collage, le procédé qui consiste à assembler et à faire une composition avec des éléments hétérogènes, se voit dans plusieurs niveaux des films de Jeunet. L’esthétique du collage est déjà très présente dans ses courts métrages, comme dans Pas de repos pour Billy Brakko, dont l’histoire narrée est construite de dessins (dont beaucoup tirées de bandes dessinées ou films d’animation connus), de photos et d’autres images inanimées, d’extraits de films et de programmes existants, alternés avec des séquences originales dont quelques-unes 55 en stop motion, ainsi liant l’art du montage à celui du collage, deux domaines artistiques qui semblent avoir plusieurs éléments en commun. Le collage se rapproche aussi de la notion du grotesque, comme l’illustre la citation ci-dessus de Frances S. Connelly, dans le sens où ils peuvent combiner ou fusionner des éléments de différentes « catégories ». La structure du collage se voit d’abord dans l’utilisation de séquences existantes, souvent en noir et blanc, comme le clip des danseuses hawaïennes dans Delicatessen, les images montrant la conception, la grossesse de la mère d’Amélie et la naissance et quelques petits extraits dans la scène qui présentent les « aime / n’aime pas » de ses collègues. Il arrive aussi que des images ou des séquences sont littéralement « collées » à l’écran, comme dans les scènes de rêveries superposées ou quand la collègue de Nino parle avec Amélie, ses histoires visualisées et superposées à l’écran. Une autre image superposée se trouve dans la scène de la découverte de l’homme aux baskets rouges par Amélie : l’image montrée consiste en le souvenir de la photo déchirée, semi-transparent, superposé à l’image réelle, ainsi mélangeant un souvenir visuel et l’image de la réalité [figure 47]. Un autre exemple de la structure du collage dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain est celui de la fausse lettre, composée par la protagoniste et destinée à sa voisine déprimée. Quand Amélie lit ses vieilles lettres, on entend une voix masculine avec des sons au fond, chaque type de bruits représentant une autre lettre. Après les avoir lues et photocopiées, Amélie découpe les lettres et colle les mots sur un papier pour en fabriquer une « nouvelle » lettre. Cette lettre, photocopiée et « vieillie » dans un bain de thé, est envoyée avec une autre lettre qui explique le retard inhabituel. Quand Madeleine Wallace la lit, les sons non diégétiques changeant avec chaque groupe de mots représentent les différentes lettres ; ainsi, la bande-son reflète la structure de collage de la lettre. Ginette Vincendeau lie l’idée de la lettre construite même à la structure du film entier : « The device could stand as an image of the narrative itself, with its collage structure, sentimentality and fake ageing. »58 L’esthétique du collage se trouve donc sur plusieurs niveaux des films de Jeunet : au niveau des films entiers (des séquences originales alternées avec des clips existants, les nombreuses références aux différents œuvres et médias, les différentes gammes de couleurs etc.), à l’intérieur de l’image filmique (dans le cas des images animées ou inanimées superposées à l’écran) et même au niveau de la bande-son, comme nous venons de voir dans la scène de la fausse lettre. Outre la superposition d’images, la manipulation des couleurs et la 58 G. Vincendeau, « Café society », Sight and Sound, Vol. 11, N°8, p. 24. 56 déformation de l’image filmique, les films de Jeunet comprennent de nombreux autres effets spéciaux, que nous traiterons dans le paragraphe suivant. 2.3.6 Autres effets spéciaux Figure 48 : Denrée se transforme en Krank par la technique du morphing dans La Cité des enfants perdus. Dans le cinéma de Jeunet, les effets spéciaux sont utilisés pour des raisons esthétiques et pratiques, pour effacer et ajouter des petits détails, mais aussi pour créer des effets délibérément irréels. Ces effets peuvent visualiser des rêves ou des rêveries, des sentiments, ou ils sont utilisés pour des raisons narratives. L’importance de la technique du numérique et des effets spéciaux dans le cinéma de Jeunet est illustrée dans un entretien avec The Onion A.V. Club en 2001 ; à la question « How has technology improved and changed your way of doing things since Delicatessen ? », Jean-Pierre Jeunet répond : The arrival of digital technology, which wasn’t around for Delicatessen, has changed everything substantially. For City Of Lost Children, we were able to do all of the special effects in digital. Now, with Amélie, we did the cutting in digital. We didn’t cut the negative. I think we’re entering a new period of filmmaking that’s analogous to switching from black-and-white to color, or from silent to sound. The medium is completely flexible now, and it’s not bound by anything. If you imagine something, you can do it.59 Plusieurs types d’effets spéciaux ont été utilisés dans les films de Jeunet. On peut distinguer les effets spéciaux produits par des techniques mécaniques et ceux du numérique. Les premières comprennent les maquettes, les matte paintings (qui peuvent également être réalisés numériquement) et les systèmes mécaniques qui ont été utilisés pour créer un effet tel que les verres qui « dansent » au début du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Les techniques du numérique utilisées sont entre autres celles du fond bleu pour intégrer une image, le morphing, les images de synthèse (CGI, computer-generated imagery) en 2d ou 3d et la technique de la composition (compositing). Dans La Cité des enfants perdus, la technique du morphing a été utilisée pour la visualisation du rêve de Miette et Krank. Dans ce rêve, Miette veut sauver Denrée ; quand elle le lève, le petit enfant se transforme en Krank, résultant en une image effrayante [figure 48]. 59 S. Tobias, « Interview : Jean-Pierre Jeunet », The Onion A.V. Club, le 31 octobre 2001, http://www.avclub.com/articles/jeanpierre-jeunet,13742/. 57 Ensuite, Miette commence à vieillir, tandis que Krank rajeunit. La musique change d’une mélodie calme en une valse plus inquiétante et la version plus vieille de Miette se met à danser avec un Krank plus jeune et plus petit. Les processus de vieillissement et de rajeunissement continuent, jusqu’à ce que Miette soit une vieille dame aux cheveux blancs et Krank un bébé. L’effet onirique et étrange est renforcé par la technique du warping, qui déforme l’image filmique. Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, les effets spéciaux visibles et irréels sont nombreux, visualisant notamment des rêveries. Dans la chambre d’Amélie, les tableaux des animaux s’animent parfois, tout comme la lampe en forme de cochon qui s’éteint elle-même. Quand Amélie était petite, elle jouait même avec des êtres totalement inventés, comme nous l’avons vu à la page 39. Elle n’est pas le seul personnage à rêvasser : dans une scène chez Nino, les photographes d’un homme s’animent, lui parlant et lui donnant des conseils, parfois séparément (comme quatre hommes différents, n’ayant pas la même opinion), parfois simultanément. Ces effets brisent avec l’illusion de réalité, mélangeant l’univers intérieur de rêves et le monde physique, et ajoutent à l’atmosphère fantastique et excentrique du film. Figure 49 et 50 : Effets spéciaux dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain visualisant des sentiments : son cœur qui bat et Amélie qui « se liquéfie ». Les effets spéciaux sont également utilisés pour la visualisation de sentiments ; quand Amélie est nerveuse, son cœur qui bat fort nous est montré de façon irréaliste et exagérée, donnant un effet de bande dessinée [figure 49]. De même façon, la clé que la protagoniste a copiée est montrée à travers ses vêtements, pour faciliter la compréhension des événements. Un autre exemple du « jeu de mot visuel » dont nous avons parlé plus haut se trouve dans une scène dans le café, où les sentiments d’Amélie sont visualisés. Après une rencontre avec Nino, elle « se liquéfie » littéralement, se transformant en flaque d’eau, éclaboussant sur le sol [figure 50]. Cet événement inhabituel n’est pas aperçu par les autres personnages du film ; l’effet ne représente que les émotions de la protagoniste. Les exemples d’effets spéciaux abordés témoignent tous d’une conception d’un cinéma qui est loin d’être « (…) un outil de connaissance du monde, de découverte du réel et d’expérience du temps qui s’écoule (…) »60. Par contre, le cinéma de Jeunet se caractérise 60 S. Kaganski, « Amélie pas jolie », Libération, 31 mai 2001. 58 d’un goût du fantastique et d’éléments irréels, tout en gardant des liens avec la réalité, ainsi que des techniques nouvelles. Les effets spéciaux visibles sont employés d’une manière originelle pour visualiser des rêves, des sentiments et des rêveries ; des techniques plus imperceptibles ont contribué à la création des univers, jusqu’au changement de ciels et effacement de petits détails. Ces univers ne sont pas essentiellement visuels ; la bande-son ajoute également aux atmosphères créées, notamment les effets sonores et la musique. 2.3.7 Effets sonores et la musique Le son et la musique sont des éléments largement ignorés dans les théories sur le grotesque, où l’accent est plutôt mis sur l’aspect visuel. Comme nous l’avons vu dans la définition de Noël Carroll, le grotesque est souvent décrit en tant qu’« image » ou « être ». Si on ne considère pas le grotesque comme essentiellement visuel, mais comme une catégorie esthétique qui se caractérise par des procédés comme la déformation, l’exagération et la confusion, la bande-son devrait être prise en compte. Dans la plupart de nos exemples, le visuel joue un rôle principal, mais l’importance du son dans certaines scènes a également été soulignée. Tout comme les éléments visuels abordés, le son peut contribuer à la création d’une certaine atmosphère et renforcer des effets produits par l’image filmique. D’abord, une particularité du cinéma de Jeunet est l’usage fréquent de sons exagérés. Un exemple est l’aiguisage du hachoir dans Delicatessen qui sonne anormalement fort (tout le monde dans l’immeuble l’entend) et un autre est l’aiguille de la grande horloge de la gare dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Les sons amplifiés ou des bruits non diégétiques intensifient souvent l’impact grotesque d’une scène ou d’un gros plan en particulier. De plus, les personnages font eux-mêmes également des bruits étranges dans leur jeu théâtral. Quand le boucher essaie de faire peur à la grand-mère dans Delicatessen, le gros plan de son visage est déjà effrayant : la lumière, la grimace diabolique et le cadrage sont des éléments qui rendent cette image déjà très grotesque, mais les bruits étranges que le personnage produit à ce moment-là renforcent cet effet. Comme nous l’avons vu précédemment, les sons peuvent même se déformer ; ceci se passe par exemple dans le rêve de Julie, annonçant l’atmosphère cauchemardesque avant que l’image se déforme et montre des visages effrayants. Dans La Cité des enfants perdus, la musique est modifiée et accélérée pour créer une même atmosphère dans le cauchemar de Miette et Krank, renforçant fortement l’étrangeté de la scène. La musique joue un rôle très important dans les films de Jeunet, surtout en contribuant aux ambiances différentes. La musique féerique de Carlos d’Alessio dans Delicatessen ajoute 59 au caractère onirique et mystérieux du film, tout comme la musique d’Angelo Badalamenti dans La Cité des enfants perdus, quoi que cette dernière soit plus noire et dramatique, avec la musique insolite de l’orgue de barbarie dans L’exécution et les nombreuses mélodies aux instruments à cordes. La musique originale de Yann Tiersen a également beaucoup contribué à l’atmosphère unique dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, ainsi qu’à son succès extraordinaire ; en même temps, le succès du film lui a apporté une renommée internationale. Tout comme la structure de « collage » des films dont nous avons parlé, la bande-son des films est construite de différents types de musique. Les compositions musicales des musiciens mentionnés plus haut sont alternées avec la musique du cirque et de la foire, la musique militaire pompeuse qu’on entend dans l’appartement de Monsieur Potin dans Delicatessen, ainsi que plusieurs vieilles chansons américaines et françaises, comme Guilty (1932) et Si tu n’étais pas là (1934) dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Ces chansons ne sont pas les seuls éléments musicaux à évoquer le passé : l’utilisation d’instruments, rythmes et genres classiques renforcent aussi l’air « rétro » des films, comme le piano, le violon, la flute, les instruments à vent et l’accordéon ; la valse (comme La valse d’Amélie) et le jazz. Tous ces éléments contribuent à l’évocation de plusieurs périodes entre 1920 et 1960 et ainsi à la confusion des cadres historiques des films. L’image du gramophone ou du disque vinyle apparaît également dans les trois films, même dans le dernier qui est censé avoir lieu en 1997. Les effets sonores et la musique dans les trois films de Jeunet ont donc plusieurs fonctions, dont la principale est la création ou le renforcement d’une ambiance, qu’elle soit onirique, cauchemardesque, joyeuse ou absurde. Les sons amplifiés sont encore une autre forme d’exagération, donnant un effet cartoonesque et renforçant l’effet d’une scène ou d’un gros plan. Les sons et la musique se déforment même littéralement dans quelques scènes de cauchemars. Enfin, la bande originale des films de Jeunet est dans tous les cas constituée de plusieurs types de musique, évoquant le passé avec l’usage fréquent d’instruments et rythmes rétro, ainsi que l’inclusion de vieilles chansons. Conclusion « Techniques cinématographiques » Il s’est avéré que plusieurs techniques cinématographiques créent ou intensifient l’effet grotesque d’une image ou d’une scène dans les trois films de Jeunet. Ce sont des techniques qui déforment et exagèrent, influencées par le cinéma d’animation et la bande dessinée, dans lesquels ces effets sont omniprésents. Elles contribuent également à la confusion du cadre historique des films et témoignent de la préférence du fantastique et des techniques nouvelles. 60 Le gros plan, qui agrandit et ainsi déforme la taille de l’objet ou du personnage filmés, évoque facilement une image grotesque. Son impact semble être le plus grand en élargissant un visage. Ce type de cadrage est le plus souvent utilisé dans les films de Jeunet pour accentuer les traits caricaturaux des personnages et vient souvent brusquement. Ensuite, les couleurs manipulées évoquent le passé et renforcent l’atmosphère fantastique des films avec l’utilisation de couleurs sépia et des couleurs vives et saturées. Les angles et mouvements extrêmes sont également des techniques qui déforment et l’image filmique est même parfois littéralement déformée, créant des images uniques et renforçant l’effet du gros plan. La structure du collage n’est pas nécessairement une technique qui déforme ou exagère, mais c’est un style qui est présent à plusieurs niveaux des films et qui se rapproche de la notion du grotesque en ce qui concerne la combinaison d’éléments hétérogènes. Les effets spéciaux fréquemment utilisés témoignent du goût du fantastique, visualisant des rêves, des sentiments et des rêveries, et contribuent à la création des univers. Pour finir, la bande-son a été abordée ; les effets sonores amplifiés réfèrent encore au cinéma d’animation. Dans quelques scènes, les sons et la musique sont même déformés. La musique joue un rôle important dans la création d’atmosphères différentes et évoque le passé avec l’usage fréquent d’instruments et genres classiques. Toutes ces techniques cinématographiques différentes jouent un rôle dans la création d’effets grotesques dans le cinéma de Jeunet. Le terme « effet » reste imprécis, mais la plupart du temps, il ne suffit pas de décrire le grotesque en tant qu’« image ». Le cinéma étant un support audiovisuel, d’autres éléments non statiques et non visuels devraient être pris en compte, comme les mouvements de caméra et la bande-son. De toute façon, il semble inadéquat de limiter le grotesque aux « êtres », comme le fait Noël Carroll, puisque de nombreuses techniques cinématographiques cruciales dans la création du grotesque seraient ignorées. 61 CONCLUSION Dans ce mémoire, nous avons examiné les différentes façons dont le grotesque se manifeste dans le cinéma de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si l’esthétique des films abordés pourrait être caractérisée comme une esthétique du grotesque. Le développement historique et les théories de Kayser, Bakhtine et Carroll ont démontré le caractère instable et complexe du concept ; en même temps, ils nous ont permis de formuler une interprétation de la notion qui réunit les principes structurels que l’on peut détecter dans chacun de leurs textes. Le grotesque, nous l’avons vu, confond des attentes catégorielles à l’aide de ces principes, ou techniques, tels que la déformation, la disproportion, le gigantisme et la fusion. Les films contiennent plusieurs thèmes et motifs grotesques, dont le rêve est une thématique clé à double sens : d’une part, il signifie l’activité pendant le sommeil, d’autre part, il réfère aux notions de l’imagination, du désir, de l’illusion et de l’utopie. Elle se lie directement à l’idée du « cinéma de l’imagination » et fait preuve, comme d’autres thèmes, d’une prédilection de la création des univers à part. Dans tous les films, les univers sont stylisés et constitués de différents éléments historiques, tels que les décors et costumes rétro, les vieilles chansons, la couleur sépia de l’image filmique et d’autres références aux différentes époques, notamment celles entre 1920 et 1960. La juxtaposition de ces éléments de différentes périodes, ainsi que le mélange d’éléments réels et irréels correspondent nettement à la notion de estranged world de Kayser. Les « mondes aliénés » dans le cinéma de Jeunet sont plus qu’un simple décor, apportant un style visuel reconnaissable et des atmosphères particulières qui sont caractéristiques de ses films. Ce goût du fantastique et de la création des univers peut être lié à l’expérience antérieure du réalisateur et, dans le cas des deux premiers films, également à celle de Marc Caro, dans le monde du cinéma d’animation, des vidéoclips, des publicités et de la bande dessinée. Il n’est pas surprenant que les films de Jeunet soient souvent décrits en tant qu’ayant une esthétique bande dessinée ou publicitaire ; non seulement la volonté de tout créer et le souci du détail y réfèrent, mais aussi les personnages et certaines techniques cinématographiques souvent utilisées. Pour ce qui est des personnages, ce sont clairement des caricatures ; ils sont « transformés » par des principes structurels caractéristiques du grotesque tels que l’exagération, la fusion et la déformation, quant à leur apparence, ainsi qu’à leur comportement. La majorité des personnages se caractérise d’une physique atypique, c’est-àdire des visages aux traits exagérés, des vêtements et coiffures démodés et des corps exceptionnels, parmi lesquels de nombreux corps handicapés. Leur comportement correspond 62 à leur apparence inhabituelle, leurs actions étant souvent irrationnelles, exagérées et parfois débordant dans un comportement animalier. Une autre particularité est que plusieurs personnages ont des tics ou des obsessions étranges et certains d’entre eux souffrent clairement de différentes maladies mentales. Même Amélie pourrait souffrir d’un trouble mental, considérant sa jeunesse problématique, son comportement absurde et ses rêveries qui se mêlent à la réalité. Dans la dernière partie de ce chapitre, nous nous sommes concentrés sur Zette et Line, les sœurs siamoises dans La Cité des enfants perdus. Nous avons caractérisé « la Pieuvre », comme elles sont appelées, comme « le » personnage grotesque par excellence, au niveau de leur apparence et de leur comportement, surtout concernant leur fonctionnement corporel impossible. Avec leurs gestes mélangés, elles confondent nos attentes catégorielles en ce qui concerne le corps humain, évoquant un sentiment d’humour ou de dégoût témoignant d’une certaine réticence d’accepter ce genre d’anomalies. Somme toute, il s’est avéré que l’exagération caricaturale est une des sources principales de la qualité grotesque du cinéma de Jeunet. Comme le montre le dernier chapitre de l’analyse, plusieurs techniques cinématographiques contribuent également à ce style BD ou dessin animé. Les gros plans, nous avons vu, ont tendance à renforcer l’apparence caricaturale des personnages, surtout en combinaison avec des courtes focales. Puis, les couleurs manipulées renforcent l’ambiance irréelle des univers présentés et les angles et mouvements de caméra extrêmes, tels que la (contre-)plongée et les travellings suivis de gros plans, créent des images et effets cartoonesques, qui sont devenus caractéristiques du style visuel de Jeunet. D’autres effets pareils sont créés à l’aide de techniques numériques, visualisant des rêves et des sentiments des personnages. Ces effets spéciaux délibérément irréels et des effets sonores exagérés ajoutent à l’atmosphère fantastique des films et reflètent des éléments typiques du cinéma d’animation. En outre, nous avons illustré comment plusieurs techniques cinématographiques créent ou intensifient certains effets grotesques d’une scène ou d’une image. Les mots-clés sont ici la déformation et l’exagération ; ce sont des techniques qui déforment, qui exagèrent. Le gros plan a le pouvoir d’agrandir et ainsi de déformer la taille d’un visage filmé ; les couleurs de l’image filmique sont manipulées par procédé chimique ou numérique et donc déformées ou même exagérées (dans le cas des couleurs vives et saturées dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain) ; certains angles de caméra déforment les perspectives ; l’image filmique et la bandeson sont parfois même littéralement déformées, renforçant l’atmosphère effrayante d’un cauchemar ou représentant la vision déformée des personnages. Ces techniques sont 63 systématiquement appliquées et témoignent d’une grande conscience du pouvoir déformant de certaines techniques, objectifs et effets spéciaux. C’est pour cette raison que nous n’avons pas limité la notion du grotesque aux « êtres », comme c’est le cas dans la définition de Carroll : la qualité grotesque des films de Jeunet ne ressort pas uniquement des personnages ou d’autres êtres présentés. Dans nos exemples, nous avons souligné l’importance de certaines techniques cinématographiques dans la création d’effets grotesques ; l’impact d’une image ou d’une scène ne dépend pas seulement du personnage filmé ou de la situation présentée, mais peut aussi être renforcé par des techniques diverses comme le choix du cadre, les couleurs, les angles et mouvements de caméra, les effets spéciaux utilisés et les sons. Comme nous avons constaté dans la dernière partie de ce chapitre, les effets sonores et la musique contribuent à l’atmosphère et peuvent renforcer l’effet grotesque, ce qui est un argument pour ne pas considérer le grotesque comme essentiellement visuel, ce qui est souvent suggéré dans les théories sur ce sujet. Un autre élément abordé dans le chapitre sur les techniques cinématographiques est l’esthétique du collage. Bien que ceci ne soit pas directement un aspect important des films de Jeunet concernant la création d’effets grotesques, la structure du collage se rapproche de celle du grotesque dans la combinaison d’éléments hétérogènes. De plus, elle s’est avéré un motif récurrent dans son œuvre cinématographique, même dans ses premiers courts métrages. Elle peut tout de même résulter en des images grotesques, comme nous avons vu dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain avec l’image de l’homme aux baskets rouges, son visage étant représenté en tant que photo déchirée (à la page 55). Comme en ont témoigné les nombreux exemples, le grotesque se retrouve pratiquement à tous les niveaux des films. On peut trouver plusieurs thèmes et motifs qui sont typiques du grotesque dans les trois films, des personnages caricaturaux, des images grotesques et des scènes entièrement grotesques, y compris la bande-son. De plus, il s’est avéré que les principes structurels caractéristiques du grotesque sont utilisés dans plusieurs niveaux des films, comme la déformation, l’exagération et la fusion. Ainsi, nous voudrions argumenter qu’il s’agit en effet d’une esthétique du grotesque dans les trois films de Jeunet : le grotesque est clairement au cœur du plan narratif et visuel de notre corpus. Même si le concept du grotesque reste difficile à saisir, il s’est avéré fructueux et même nécessaire pour réunir les différents éléments caractéristiques du cinéma de Jeunet et révéler leurs interactions, qui autrement auraient été ignorés. Nos résultats de l’analyse des films de Jeunet et nos constatations soulèvent de nouvelles questions concernant le grotesque dans le cinéma. Ainsi, un aspect qui reste à 64 approfondir est le rôle spécifique des techniques cinématographiques dans la création du grotesque au cinéma ; a cet égard, nous pouvons ajouter la question de la fonction des techniques spécifiques des médias en général en ce qui concerne les effets grotesques. De plus, notre étude fait preuve d’une meilleure compréhension d’un réalisateur et de sa vision du cinéma. L’analyse des films de Jeunet a témoigné d’un style éclectique et reconnaissable qui, à part d’une esthétique du grotesque, se caractérisé d’un goût du fantastique et des univers à part, de visages atypiques, d’atmosphères « retro » et de techniques nouvelles. Le réalisateur a développé un style très personnel et original, qui n’est pas toujours reconnu dans le monde académique. Son succès commercial pourrait être une des raisons du manque d’attention plus sérieuse, tout comme ses budgets croissants ou son usage fréquent d’effets spéciaux, traits habituellement associés au cinéma commercial. Néanmoins, il s’est avéré dans notre analyse que son style n’a pas particulièrement tendance à respecter les règles des films conventionnels ; plusieurs exemples ont montré qu’au lieu de cacher les techniques utilisées, l’attention est souvent portée sur le support filmique. Ses films témoignent d’une grande conscience du médium, de ses possibilités et de son évolution incessante. Sa conception « flexible » du cinéma encourage l’expérimentation ; le réalisateur était l’un des pionniers de plusieurs techniques cinématographiques nouvelles en France, où l’introduction du numérique allait plus lentement. Dans le cas des trois films que nous avons abordés, Jeunet et son équipe ont expérimenté avec des nouveautés pour obtenir les effets désirés et développer un langage cinématographique très spécifique. Quoi qu’il en soit, son importance pour le cinéma français contemporain, justement par sa popularité et son goût des techniques nouvelles, reste à être proclamée. Évidemment, notre corpus est limité : l’œuvre cinématographique de Jeunet comprend d’autres films et un nouveau projet est actuellement réalisé. Il serait intéressant de voir si l’esthétique du grotesque que nous avons identifiée dans ces trois films caractérise ses autres films et comment elle a évolué. En tout cas, le réalisateur n’a pas arrêté de jouer avec les nouveautés : l’adaptation du roman de Reif Larsen, L’extravagant voyage du jeune et prodigieux TS Spivet, sera tourné en 3D. Même si la technique du 3D n’est pas strictement nouvelle, existant depuis bien longtemps, sa réintroduction dans les cinémas est généralement considérée comme une nouveauté auprès des spectateurs. Elle ouvrira sûrement de nouveaux horizons pour la création d’effets grotesques, ajoutant littéralement une nouvelle dimension au cinéma. 65 BIBLIOGRAPHIE Films JEUNET Jean-Pierre, Amélie, Collector’s Edition [2 DVD, 122 min.], Paradiso, 2001. JEUNET Jean-Pierre, CARO Marc, Delicatessen, [1 DVD, 95 min.], StudioCanal, 2007. JEUNET Jean-Pierre, CARO Marc, The Jeunet & Caro collection : Delicatessen, The City of Lost Children, The Bunker of the Last Gunshots, [2 DVD, 226 min.], StudioCanal, 2008. Ouvrages et articles ANDREW Dudley, « Amélie, or Le Fabuleux Destin du Cinéma Français », Film Quarterly, Vol. 57, N°3, 2004, p. 34-46. AUMONT Jacques, BERGALA Alain, MARIE Michel, VERNET Marc, L’Esthétique du film, Paris, Editions Fernand Nathan, 1983. 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Les sites internet ont été consultés en février 2013. 70 PIÈCES ANNEXES Annexe I : Fiches techniques et distribution Delicatessen (1991) Titre : Réalisation : Scénario : Productrice : Directeur de la photographie : Direction artistique : Mise en scène : Montage : Musique originale : Ingénieur du son : Effets sonores : Ensemblière : Chef costumière : Effets spéciaux : Trucages optiques : Delicatessen Marc Caro, Jean-Pierre Jeunet Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro, Gilles Adrien Claudie Ossard Darius Khondji Marc Caro Jean-Pierre Jeunet Hervé Schneid Carlos d’Alessio Jérôme Thiault Marc Caro, Jérôme Thiault Aline Bonetto Valérie Pozzo di Borgo Jean-Baptiste Bonetto, Yves Domenjoud, Olivier Gleyze Baptiste Magnien Pays d’origine : Langue : Sortie : France française 1991 Couleurs 99 min. Distribution : Dominique Pinon Marie-Laure Dougnac Jean-Claude Dreyfus Karin Viard Ticky Holgado Anne-Marie Pisani Édith Ker Rufus Jacques Mathou Chick Ortega Jean-François Perrier Silvie Laguna Howard Vernon Robert Baud Éric Averlant Maurice Lamy Marc Caro Louison Julie Clapet Clapet (le boucher) Mademoiselle Plusse Marcel Tapioca Madame Tapioca la grand-mère Robert Kube Roger Kube le facteur Georges Interligator Aurore Interligator Monsieur Potin Voltange Tourneur Pank Troglodiste 71 La Cité des enfants perdus (1995) Titre : Réalisation : Direction artistique : Mise en scène : Scénario : Productrice : Directeur de la photographie : Montage : Musique originale : Son : Décor : Ensemblière : Costumes : Effets spéciaux : Effets spéciaux numériques : Images de synthèse : La Cité des enfants perdus Marc Caro, Jean-Pierre Jeunet Marc Caro Jean-Pierre Jeunet Gilles Adrien, Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro Claudie Ossard Darius Khondji Hervé Schneid Angelo Badalamenti Pierre Excoffier, Gérard Hardy Jean Rabasse Aline Bonetto Jean-Paul Gaultier Olivier Gleyze, Jean-Baptiste Bonetto, Yves Domenjoud, Jean-Christophe Spadaccini Pitof Pierre Buffin Pays d’origine : Langue : Sortie : France, Allemagne, Espagne française 1995 Couleurs 112 min. Distribution : Ron Perlman Daniel Emilfork Judith Vittet Dominique Pinon Jean-Claude Dreyfus Geneviève Brunet et Odile Mallet Mireille Mossé Serge Merlin Rufus Jean-Louis Trintignant Ticky Holgado Joseph Lucien François Hadji-Lazaro Mapi Galán Briac Barthélémy Pierre-Quentin Faesch Alexis Pivot Léo Rubion Marc Caro One Krank Miette le scaphandrier / les clones Marcello Zette et Line, « la Pieuvre » Mademoiselle Bismuth le chef des cyclopes la Pelade voix d’Irvin le vieux saltimbanque Denrée le cyclope tueur Lune Bouteille Pipo Têtard Jeannot Frère Ange-Joseph 72 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) Titre : Réalisateur : Scénario : Productrice : Directeur de la photographie : Montage : Musique originale : Son : Montage son : Effets sonores : Chef décorateur : Costumes : Trucages numériques : Effets spéciaux : Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain Jean-Pierre Jeunet Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant Claudie Ossard Bruno Delbonnel Hervé Schneid Yann Tiersen Jean Umansky, Sophie Chiabaut Gérard Hardy Laurent Kossayan Aline Bonetto Madeline Fontaine Duboi, Alain Carsoux Les Versaillais Pays d’origine : Langue : Sortie : France, Allemagne française 2001 Couleurs/ noir et blanc 129 min. Distribution : Audrey Tautou Mathieu Kassovitz Rufus Lorella Cravotta Serge Merlin Jamel Debbouze Clotilde Mollet Claire Maurier Isabelle Nanty Dominique Pinon Artus de Penguern Yolande Moreau Urbain Cancelier Mauriche Bénichou Michel Robin Andrée Damant Claude Perron Armelle Ticky Holgado Flora Guiet André Dussollier Frédéric Mitterrand Amélie Poulain Nino Quincampoix Raphaël Poulain Amandine Poulain Raymond Dufayel Lucien Gina Suzanne Georgette Joseph Hipolito Madeleine Wallace Collignon Dominique Bretodeau M. Collignon Mme Collignon Eva Philomène l’homme sur une photo Amélie enfant le narrateur lui-même (voix off du reportage) 73 Annexe II : Filmographie de Jean-Pierre Jeunet Courts métrages 1978 1979 1981 1983 1989 L’Évasion (Jeunet et Caro) Le Manège (Jeunet et Caro) Le Bunker de la dernière rafale (Jeunet et Caro) Pas de repos pour Billy Brakko Foutaises Longs métrages 1991 1995 1997 2001 2004 2009 Delicatessen (Jeunet et Caro) La Cité des enfants perdus (Jeunet et Caro) Alien, la résurrection [titre original : Alien Resurrection] Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain Un long dimanche de fiançailles Micmacs à tire-larigot 74