LE FABULEUX DESTIN D`AMÉLIE POULAIN (2001)

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LE FABULEUX DESTIN D`AMÉLIE POULAIN (2001)
DELICATESSEN (1991)
LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS (1995)
LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN (2001)
Mémoire de Master
Pauline Fransen
S1767607
Sous la direction de Dr. J.M.L. den Toonder
Département de langues et cultures romanes
Faculté des Lettres
Université de Groningue
Mai 2013
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION .................................................................................................................... 1
1. CADRE THÉORIQUE, MÉTHODE ET CORPUS ......................................................... 6
1.1 Le grotesque...................................................................................................................... 6
1.1.1 Développement historique du mot « grotesque » ............................................... 7
1.1.2 Wolfgang Kayser : the estranged world.............................................................. 8
1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le corps grotesque et rabaissement .................................... 10
1.1.4 Noël Carroll et sa « taxinomie » du grotesque ................................................. 12
1.1.5 Synthèse des théories ........................................................................................ 14
1.1.6 Méthode d’analyse ........................................................................................... 16
1.2 Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro .............................................................. 16
1.2.1 Delicatessen (1991) .......................................................................................... 19
1.2.2 La Cité des enfants perdus (1995) .................................................................... 20
1.2.3 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) ................................................. 21
2. MANIFESTATIONS DU GROTESQUE DANS DELICATESSEN, LA CITÉ DES
ENFANTS PERDUS ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN ................... 23
2.1 Thèmes et motifs grotesques .......................................................................................... 23
2.1.1 Des univers absurdes ........................................................................................ 23
2.1.2 Le cirque et le freak show ................................................................................. 27
2.1.3 Le cannibalisme ................................................................................................ 30
2.1.4 L’excès .............................................................................................................. 32
2.1.5 Le rêve .............................................................................................................. 34
2.2 Personnages .................................................................................................................... 38
2.2.1 Leur apparence ................................................................................................. 38
2.2.2 Leur comportement ........................................................................................... 41
2.2.3 Zette et Line, « la Pieuvre » .............................................................................. 45
2.3 Techniques cinématographiques ..................................................................................... 48
2.3.1 Le gros plan ...................................................................................................... 48
2.3.2 Les couleurs ...................................................................................................... 50
2.3.3 Les angles et mouvements de caméra ............................................................... 52
2.3.4 La « déformation » de l’image.......................................................................... 54
2.3.5 L’esthétique du collage ..................................................................................... 55
2.3.6 Autres effets spéciaux ....................................................................................... 57
2.3.7 Effets sonores et la musique ............................................................................. 59
CONCLUSION ....................................................................................................................... 62
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................. 66
PIÈCES ANNEXES ............................................................................................................... 71
Annexe I : Fiches techniques et distribution ................................................................ 71
Annexe II : Filmographie de Jean-Pierre Jeunet .......................................................... 74
INTRODUCTION
« My destiny was in the cinema ; I wanted to make movies since I was nine years old. One day
a friend of my parents came home with a Super-8 camera. I was, « Oooh, » and I thought,
« I'll just work. I'm going to buy a camera and I will be a director. » »1 Ainsi commence le
fabuleux destin du cinéaste français renommé Jean-Pierre Jeunet. À la fin des années 1970,
après avoir travaillé aux PTT pour en effet s’acheter une caméra, Jeunet commence sa carrière
professionnelle dans le monde audiovisuel avec la réalisation de dessins animés en
collaboration avec le dessinateur de bandes dessinées Marc Caro. Dans les années 1980, le
duo Caro et Jeunet réalisent le court métrage Le bunker de la dernière rafale (1981), avant de
bouleverser le monde du cinéma français avec leur premier long métrage Delicatessen en
1991. La comédie excentrique avec pour sujet le cannibalisme se distinguait par son
originalité et son style visuel audacieux, refusant le réalisme caractéristique du cinéma
d’auteur français. Même si le film a connu un grand succès public et critique, ayant gagné
quatre Césars, le film était « too dark for mainstream audiences in the United States »2 ; un
autre critique déclare : « No one was really quite ready for Delicatessen when it came out ten
years ago ».3
Pour leur deuxième (et, en matière de collaboration, leur dernière) long métrage, La
Cité des enfants perdus, un budget plus conséquent permettait aux deux cinéastes français de
créer un univers encore plus fantastique que le précédent, peuplé de clones, d’orphelins et de
figures de cirque. À sa sortie en 1995, le film comptait le plus grand nombre d’effets spéciaux
du cinéma français à l’époque. Dans la lignée de Méliès, les deux cinéastes et leurs équipes
ont expérimenté avec les nouvelles technologies pour réaliser des univers originaux et
détaillés, des ambiances oniriques et des images spectaculaires.
La tradition du cinéma fantastique naît avec les œuvres cinématographiques de
Georges Méliès, pionnier et magicien de cinéma qui réalisait plus de 500 films entre 1896 et
1913. Lorsque les frères Lumières recherchaient les différentes façons de représenter la vie
quotidienne, Méliès explorait la nature illusoire et divertissante du médium à l’aide de mise en
scène et de trucages. Récemment, la version colorée de son film le plus célèbre, Le Voyage
dans la lune (1902), a été restaurée ; dans le documentaire Le Voyage extraordinaire (2011,
1
J.-P. Jeunet dans un entretien mené par H. Eaves et J. Marlow, « Jean-Pierre Jeunet : « Not interested in realist
things » », Green Cine, 30 octobre 2006, http://www.greencine.com/article?action=view&articleID=351.
2
R. F. Lanzoni, French Cinema, New York, Continuum, 2002, p. 366.
3
A. Haflidason, « Delicatessen DVD (1991) », BBC, avril 2002,
http://www.bbc.co.uk/films/2002/04/15/delicatessen_1991_dvd_review.shtml.
1
Serge Bromberg et Éric Lange), qui raconte la vie et l’œuvre du cinéaste, Jean-Pierre Jeunet
est l’un des réalisateurs qui lui rendent hommage. Même si l’importance de Méliès dans
l’histoire du cinéma est généralement acceptée, la tradition du cinéma fantastique français a
largement été ignorée par les critiques et les historiens de cinéma (Ezra, 9). Jeunet a
fréquemment critiqué l’attitude en France envers ce genre de films : « In literature, we think
about and accept the fantastical style all the time, but in film, that's not always the case,
especially in France. »4
Ce n’est pas en France, mais aux États-Unis que le prochain projet de Jeunet a eu lieu :
le film de science-fiction Alien Resurrection (1997), le quatrième film de la saga Alien. Après
son aventure hollywoodien, Jeunet est revenu en France pour réaliser un film personnel qui
devait être plus optimiste. Jeunet, qui avait l’habitude de filmer en studio et de contrôler
chaque aspect de la réalisation, décidait cette fois de tourner sur place à Paris. Grâce à la
technique du numérique, il a pu créer de nouveau un univers original sans devoir lâcher son
perfectionnisme, transformant la ville entière en studio de cinéma. Contre toute attente, Le
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain était un succès énorme en France et à l’étranger. Le film
battait tous les records et devenait « an uncontrollable, social, cultural and media
phenomenon »5. Malgré la réception publique et critique enthousiastes, le critique Serge
Kaganski a causé la polémique dans son article « Amélie pas jolie », publié dans Libération
en mai 2001. Il semble être particulièrement dérangé par l’esthétique du film, critiquant sa
« volonté de maîtrise et de contrôle absolu de ses images » (qu’il dénomme même « de l’anticinéma ») et la vision artificielle donnée de Paris, « une vision de Paris, de la France (…)
particulièrement réactionnaire et droitière », référant entre autres au style nostalgique et au
manque de réalisme.6
C’est l’esthétique du cinéma de Jeunet qui nous intéresse dans notre étude. Malgré son
style personnel et innovateur généralement acclamé, le réalisateur et son œuvre sont moins
appréciés dans le monde académique. La première et actuellement la seule étude importante
ayant pour sujet son œuvre cinématographique est Jean-Pierre Jeunet d’Elizabeth Ezra,
publié en 2008.7 Ezra traite sa filmographie entière en détail, mais en se concentrant
4
J.-P. Jeunet dans un entretien mené par S. Tobias, « Interview with Jean-Pierre Jeunet », The Onion, octobre
2001, http://www.avclub.com/articles/jeanpierre-jeunet,13742/.
5
I. Vanderschelden, Amélie, London, I.B. Tauris, 2007a, p. 26.
6
S. Kaganski, « Amélie pas jolie », Libération, 31 mai 2001.
7
E. Ezra, Jean-Pierre Jeunet, Urbana, University of Illinois Press, 2008.
2
notamment sur les thématiques plus « sérieuses » de ses films8, réagissant contre les critiques
qui « dismissed Jeunet for what they see as his privileging of form over content » (Ezra, 1).
Moins d’attention est accordée aux choix esthétiques qui ne concernent pas les thèmes qu’elle
a identifiés. Maintenant, c’est le style original et innovateur du cinéaste français qui mérite
d’être examiné.
La qualité unique et étrange des films de Jeunet a été décrite en plusieurs termes dans
la presse, tels que bizarre, excentrique, carnavalesque, surréaliste et magique. Le mot
« grotesque » est aussi fréquemment utilisé de façon affirmative, neutre ou négative pour
décrire plusieurs éléments de ses films. Dans les critiques, le nom ou l’adjectif réfèrent
notamment aux films même (« a brilliant, beautiful, and grotesque film »9), aux univers
présentés dans les films (« Jeunet and Caro's world is deliciously grotesque10 ») et la plupart
du temps aux personnages (« comic-grotesque human figures »11 ; « affectionately drawn
grotesques and eccentrics »12 ; « As in Jeunet's previous films, the characters are grotesques,
but they're grotesques who wear their hearts on their sleeves (…) »13). Le mot est même
utilisé pour caractériser les perspectives : « the whole movie has been conceived in grandiose,
garishly witty comic-book images : tilted, skewed angles, grotesque perspectives »14.
Évidemment, le mot « grotesque » n’est pas seulement un synonyme pour « bizarre »
ou « caricatural ». L’histoire du terme remonte au XVIe siècle, quand la découverte de
fresques antiques lors de fouilles archéologiques à Rome mène à un mouvement artistique
pendant la Renaissance. L’extension du terme à d’autres domaines artistiques et puis aux
objets non artistiques se produit pendant les siècles suivants. Le grotesque est aujourd’hui un
concept important dans la théorie de l’art et a récemment été relancé ; Noël Carroll par
exemple a constaté dans son article « The Grotesque Today, Preliminary Notes Toward a
Taxonomy » (2003) que le grotesque est plus présent au XXe siècle et après, s’étant répandu
8
« Jeunet’s films thematize issues such as the technological mediation of social relations, cultural anxieties
surrounding advances in biotechnology, and the repression and subsequent revelation of historical trauma,
especially in the context of war and decolonization. » Ibid, p. 2.
9
D. Loomis, « Delicatessen (Blu-ray) StudioCanal Collection », DVD Verdict, septembre 2010,
http://www.dvdverdict.com/reviews/delicatessenbluray.php.
10
R. Pour-Hashemi, « Delicatessen », The Digital Fix, mars 2002,
http://film.thedigitalfix.com/content/id/5040/delicatessen.html.
11
A. O. Scott, « Misfits Battle the Masters of War », New York Times, mai 2010,
http://movies.nytimes.com/2010/05/28/movies/28micmacs.html?ref=jeanpierrejeunet&_r=0.
12
A. Morrison, « Amélie », Empire, http://www.empireonline.com/reviews/ReviewComplete.asp?FID=7284.
13
D. Mancini, « Amélie », DVD Verdict, avril 2003, http://www.dvdverdict.com/reviews/amelie.php.
14
M. Wilmington, « Movie Review : ‘Delicatessen’ : Tasteless but Filling Morsel », Los Angeles Times, avril
1992, http://articles.latimes.com/1992-04-10/entertainment/ca-46_1_horror-movies.
3
dans la culture populaire.15 Néanmoins, Frances S. Connelly déclare que « Given the
prominent role of the grotesque in modern image culture, there are surprisingly few
significant studies on these issues, a failure that reveals a blind spot in art-historical theory
and practice » (Connelly, 2). En outre, la théorisation du grotesque s’est plutôt limitée à la
littérature, à la peinture, au théâtre et à l’art en général ; les œuvres traitant le grotesque dans
d’autres domaines tels que la musique ou le cinéma sont, à notre connaissance, peu nombreux.
Ce n’est que très récemment, après le démarrage de notre étude, qu’une œuvre est publiée
avec pour sujet le grotesque dans le cinéma américain : Masters of the Grotesque : The
Cinema of Tim Burton, Terry Gilliam, the Coen Brothers and David Lynch (2012, Schuy R.
Weishaar). Ceci est une autre indication de l’actuel regain d’intérêt de la notion.
Même si plusieurs aspects des films de Jeunet ont (brièvement) été décrits comme
grotesques, son cinéma n’a guère été traité dans le cadre de ce concept. Ses films contiennent
plusieurs éléments qui sont abordés dans les théories du grotesque, comme des univers
étranges, des thèmes et motifs grotesques tels que le rêve et des personnages aux traits
caricaturaux. Même dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, film le plus souvent décrit
comme « poétique », on peut trouver de nombreux éléments bizarres et grotesques, qui n'ont
pas été traités théoriquement.
Dans notre étude, nous examinerons les différentes façons dont le grotesque se
manifeste dans le cinéma de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si l’esthétique de ses films
pourrait être caractérisée comme une esthétique du grotesque. Au lieu d’aborder sa
filmographie dans son intégralité, nous avons sélectionné trois films pour former notre
corpus : Delicatessen (1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin
d’Amélie Poulain (2001). Ce sont les trois premiers longs métrages du réalisateur, à part du
film hollywoodien Alien : la résurrection (1997). Pour ce quatrième volet de la saga Alien,
qui était un film de commande, Jeunet n’avait pas la même liberté dont il profite normalement
en France, privilège très valorisé par le réalisateur ; à la question de Télérama « A quel stade
de votre vie pourriez-vous envisager de ne plus faire de films ? », le cinéaste répond : « Le
jour où je ne pourrai plus avoir la liberté totale. (…) j’ai toujours eu cette liberté, à part peutêtre sur Alien (…) »16.
Notre cadre théorique présentera le développement historique du terme grotesque et
les théories de Wolfgang Kayser, Mikhaïl Bakhtine et Noël Carroll. L’œuvre de Wolfgang
15
N. Carroll, « The Grotesque Today », publié dans F. Connelly, Modern Art and the Grotesque, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003, p. 239.
16
L. Rigoulet, « Un cinéaste au fond des yeux (10) : Jean-Pierre Jeunet », Télérama, août 2009,
http://www.telerama.fr/cinema/questionnaire-jeunet,46013.php.
4
Kayser, Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (1957) est généralement
considérée comme la première étude importante dans ce domaine. Publiée quelques années
après, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance (1965) de Mikhaïl Bakhtine est probablement l’œuvre la plus connue de la
théorie du grotesque. Outre ces deux travaux principaux du grotesque, nous aborderons
l’article de Noël Carroll que nous venons de citer, dans lequel le théoricien offre une
perspective claire de ce concept de nature complexe. Sa définition du grotesque nous aidera à
lier les théories de Kayser et Bakhtine, qui sont généralement considérées comme
contradictoires. Ensuite, nous traiterons l’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Jeunet et
Marc Caro, le coréalisateur de Delicatessen et La Cité des enfants perdus. Nous continuerons
avec notre analyse des manifestations du grotesque dans les films de Jeunet, qui a été divisée
en trois catégories. Dans la première partie, nous traiterons les thèmes et motifs grotesques les
plus importants dans les trois films de Jeunet. Ensuite, nous aborderons l’apparence et le
comportement des personnages en examinant le rapport entre la caricature et le grotesque.
Enfin, dans le dernier chapitre, nous traiterons les techniques cinématographiques qui créent
ou renforcent les effets grotesques.
5
1. CADRE THÉORIQUE, MÉTHODE ET CORPUS
Dans la première partie de ce chapitre, nous aborderons le concept du grotesque à travers un
aperçu du développement historique du terme et une présentation des idées de trois
théoriciens du grotesque : Wolfgang Kayser, dont l’œuvre constitue la base de la théorie du
grotesque à l’époque moderne ; Mikhaïl Bakhtine, qui offre une nouvelle vision du concept et
Noël Carroll, qui nous permettra de trouver des points communs entre les idées des deux
premiers et de formuler une définition générale du concept. Cette partie se terminera par une
synthèse des théories, suivie par notre méthode d’analyse. Ensuite, nous traiterons l’œuvre
cinématographique de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, le coréalisateur de Delicatessen et La
Cité des enfants perdus, pour finir avec la présentation du corpus.
1.1
Le grotesque
Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le
bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la
poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air,
dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous
retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait
tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les
cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris. (…) Et comme il est libre et franc
dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge
précédent avait si timidement enveloppées de langes !
Victor Hugo, 45-46
Avant d’analyser les films de Jean-Pierre Jeunet dans le cadre du grotesque, il convient de
préciser ce qu’on entend par le concept. Ceci n’est pas évident ; il n’existe pas une définition
universelle. Il est indéniable que le grotesque comporte un élément de subjectivité, vu qu’une
image grotesque (qu’elle soit verbale ou visuelle, statique ou animée) ne provoque pas
toujours les mêmes réactions. En plus, le sens du mot a beaucoup changé au cours des siècles,
désignant d’abord uniquement les fresques qui ornaient les murs de la Domus Aurea,
découverte au XVe siècle, jusqu’à être utilisé pour décrire un corpus infini allant de
gargouilles à des personnages de séries d’animation tels que Homer Simpson.17 Avant de
passer aux théories sur le grotesque de Kayser, Bakhtine et Carroll, il serait intéressant
17
Carroll, p. 292-295. Comme l´auteur le décrit : « (…) Homer is himself grotesque, a being of Rabelaisian
appetites whose unaccountable adversarial relationship with his own brain and his elastic capacities for bodily
mutation make him stupendously and comically a biological anomaly. » Ibid, p. 292.
6
d’examiner brièvement l’histoire du mot grotesque, qui est révélatrice de la structure même
du grotesque (Carroll, 296).
1.1.1 Développement historique du mot « grotesque »
Dans notre étude, nous nous référerons à une notion contemporaine du grotesque. Néanmoins,
en traitant le concept, on ne peut pas ignorer le développement du mot, de son usage et de ses
significations changeantes au cours du temps.
Le mot est né pour décrire des fresques qui ornaient les murs de la Domus Aurea.18 La
Maison dorée de Néron, datant de la Rome antique, est redécouverte à la fin du XVe siècle. Le
palais imposant était enterré depuis des siècles ; à sa découverte, l’espace ressemblait à une
grotte. Les peintures murales montraient des figures surprenantes, hybrides, composées
d’éléments animaux, humains et végétaux, des êtres fantastiques et des têtes humaines,
entourés de fleurs et se fondant en des lignes et des courbes abstraites, l’ensemble présenté
comme art ornemental (Harpham, 29-30). Le phénomène était nommé grottesche en italien ;
sa traduction française, crotesque, apparaît en 1532, avant d’être remplacé par grotesque.19
Au début, le mot est uniquement utilisé pour décrire ces peintures antiques et les imitations du
style, qui devient très populaire pendant le XVIe siècle.
Les artistes de la Renaissance étudiaient les fresques dans les grottes décorées dans un
style qui n’était pas forcément nouveau, mais qui était largement perdu après la chute de
Rome. Fascinés par ces êtres pleins d’imagination, les peintres italiens imitaient et
développaient l’art grotesque, parmi lesquelles Raphaël. Grand amateur de ces fresques
souterraines, l’artiste italien de la Haute Renaissance est chargé de la décoration des Loggias
du Vatican. C’est sous sa direction que son assistant Giovanni da Udine, compétent dans la
peinture des animaux et de la végétation, allait devenir le maître du grotesque (Harpham, 32).
L’art grotesque a inspiré bien d’autres artistes de la Renaissance, ou comme le décrit
Geoffrey Harpham : « Grottesche was contagious » (Harpham, 49). Les peintres italiens
spécialisés dans le nouveau style décoraient les maisons et les palais les plus importants de
l’Europe. Pendant trois siècles, c’était un art conventionnel ; même des objets décoratifs, des
tapisseries et l’ameublement domestique était recouverts de motifs grotesques (Harpham, 4950). La diffusion de l’art grotesque se produisait en même temps que l’avènement de
l’imprimerie et de la gravure ; le nouveau style était annoncé et développé dans des livres sur
la gravure ornementale, qui étaient distribués dans toute l’Europe (Harpham, 68).
18
19
G. Harpham, On the grotesque, Princeton, Princeton University Press, 2006 (1982), p. 27.
P. Thomson, The Grotesque, London, Methuen, 1972, p. 13.
7
L’extension du mot à la littérature et aux objets non artistiques s’est produite dès le
XVIe siècle en France20 et au XVIIIe siècle en Angleterre et en Allemagne (Thomson, 13).
Souvent associé à la caricature, le mot va avoir une connotation négative, l’adjectif signifiant
« ridicule, déformé, anormal » et le nom « une absurdité, une déformation de la nature ».21
Cette connotation coexistait avec le sens original, celui référant à un genre spécifique de
peinture.
Au XXe siècle et après, il semble que le mot évoque plus qu’avant l’horreur, le
monstrueux et la sensation d’être mal à l’aise, qui peut être traduit par le concept freudien
« the uncanny » (das Unheimliche en allemand). Aujourd’hui, l’adjectif grotesque est utilisé
dans plusieurs contextes et peut avoir une connotation positive ou négative. Il est surtout
associé à l’excès et à l’aspect caricatural et peut signifier de nombreuses choses comme
absurde, ridicule, monstrueux, carnavalesque, extravagant et laid. Le nom est plutôt réservé
aux arts, référant toujours aux ornements fantastiques de la Rome antique et à ses imitations,
mais aussi à une catégorie esthétique selon plusieurs théoriciens, parmi lesquels Wolfgang
Kayser22, souvent considéré comme le « père » de la théorie moderne du grotesque. Philip
Thomson affirme : « Despite some notable, but isolated, attempts in the nineteenth century to
define the nature of the grotesque, it was not until the appearance in 1957 of the book by the
late German critic Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, that the grotesque
became the object of considerable aesthetic analysis and critical evaluation. » (Thomson, 11).
Nous commencerons par traiter son œuvre sur le grotesque.
1.1.2 Wolfgang Kayser : the estranged world
Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (1957)23 de Wolfgang Kayser
(1906-1960) est l’un des principaux travaux sur le grotesque, contenant un aperçu historique
et une tentative de définition. Dans le cinquième chapitre, l’auteur donne des exemples du
grotesque au XXe siècle concernant le théâtre, la littérature, la poésie, la peinture et les arts
graphiques. Il conclut son travail en essayant de définir la nature du grotesque.
Comparant le XXe siècle aux siècles précédents, Kayser constate que le grotesque est
plus présent dans cette période qu’avant. Selon lui, le grotesque est devenu « the source of
certain widespread phenomena in twentieth-century painting and literature » (Kayser, 130).
20
Par exemple dans l’œuvre de François Rabelais. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture
populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
21
A. Clayborough, The grotesque in English literature, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 6 (notre traduction).
Cité par Thomson, p. 13.
22
W. Kayser, The grotesque in art and literature, Bloomington, Indiana University Press, 1963, p. 180.
23
Pour notre travail, nous avons utilisé une traduction anglaise du livre de 1963.
8
À cause de la quantité énorme de matériel pertinent, l’auteur s’est limité à traiter quelques
exemples exceptionnels venant de plusieurs genres artistiques.
En abordant les exemples du grotesque, Kayser se réfère à chaque fois à certaines
stratégies ou techniques. Une des techniques qu’il identifie fréquemment dans ses exemples
est celle de la déformation de l’homme. Les personnages sont réduits à des caricatures, à des
poupées ou à des marionnettes ; ils sont constitués d’éléments humains et mécaniques ou d’un
mélange de caractéristiques humaines et animales. Même des objets peuvent être mélangés
avec le corps humain, comme dans le tableau de Salvador Dalí, La girafe en feu (1937) dans
lequel des tiroirs sortent d’un corps féminin (Kayser, 171).24 L’aliénation du visage humain,
qui est figé en masque ou en grimace, est également une stratégie qui est souvent nommée.
Bref, dans les histoires traitées par Kayser, l’homme n’est pas humain : une division, un
détachement ou une multiplication du Soi marque les personnages. Inversement, des objets
inanimés peuvent être traités comme des choses vivantes, comme dans la poésie de
Morgenstern (Kayser, 150-157).
Son analyse ne s’arrête pas aux personnages ou aux êtres qui figurent dans les textes,
les pièces de théâtre ou les images. Il utilise fréquemment des termes comme l’aliénation
(Verfremdung en allemand), la distorsion, l’exagération, la fusion, la confusion, et des
adjectifs comme absurde, irréel et monstrueux pour décrire une situation, une certaine
atmosphère ou un univers. Il parle d’une transformation ou d’une structure ; quelqu’un ou
quelque chose de connu est déformé ou aliéné. Cependant, ce ne sont pas des univers
uniquement fantastiques : il s’agit très souvent d’un mélange d’éléments réels et irréels, d’une
fusion de la réalité et de l’illusion.
Outre les techniques signalées, Kayser aborde quelques thèmes et motifs qui seraient
caractéristiques du grotesque, comme le double, l’automate et la poupée de cire (Kayser, 145).
D’autres thèmes fréquents sont la dichotomie de la réalité et de l’illusion, la juxtaposition
d’éléments incompatibles et notamment le rêve, une des sources créatives principales des
surréalistes. Kayser note à propos de l’œuvre de Chirico que la fusion d’éléments organiques
et mécaniques, ainsi que le mélange d’entités qui, historiquement, sont incompatibles,
« détruisent notre regard sur le monde » (Kayser, 170).
Dans le dernier chapitre, l’auteur essaie de définir la nature du grotesque. Kayser note
que tous les ingrédients pour la création d’une catégorie esthétique sont présents. Il indique
que le mot « grotesque » s’applique à trois domaines différents : au processus créatif, à
24
Ceci n’est pas d’ailleurs la seule caractéristique inhumaine de ce personnage ; ajoutons à cela l’absence d’un
visage, une couleur de peau macabre, sa maigreur et le fait qu’elle est soutenue par des bâtons.
9
l’œuvre d’art même et à sa réception (Kayser, 180). Puis, il récapitule ses observations pour
arriver à plusieurs conclusions. Premièrement, Kayser déclare : « the grotesque is the
estranged world » (Kayser, 184). Il ne compte pas les univers entièrement fantastiques ; c’est
notre monde qui doit être transformé. Il affirme que le grotesque est une structure,
présupposant que la catégorisation de notre environnement que l’on effectue au quotidien
n’est plus possible. Les techniques qu’il a fréquemment rencontrées sont :
(…) the fusion of realms which we know to be separated, the abolition of the law of
statics, the loss of identity, the distortion of « natural » size and shape, the suspension
of the category of objects, the destruction of personality, and the fragmentation of the
historical order. (Kayser, 185)
Ensuite, « the grotesque is a play with the absurd » (Kayser, 187). Ce jeu peut évoquer
l’humour mais peut aussi facilement déboucher sur l’horreur. Enfin, son interprétation finale
du grotesque, qui est souvent reprise dans des textes qui mentionnent l’œuvre de Kayser, est
la suivante : « an attempt to invoke and subdue the demonic aspects of the world » (Kayser,
188). Dans les périodes de transition, comme la Renaissance, l’époque Romantique et le XXe
siècle, les croyances des époques précédentes sont brisées et dans ces moments d’incertitude
et de confusion, les expressions du grotesque, qui contredisent tout système rationnel,
semblaient être particulièrement puissantes, remarque l’auteur.
Kayser est généralement considéré comme l’un des théoriciens principaux du
grotesque, mais son œuvre a également reçu des critiques. Le théoricien russe Mikhaïl
Bakhtine, qui est surtout connu pour son analyse de l’œuvre de François Rabelais, publié
quelques années après l’étude de Kayser, était l’un d’entre eux qui avaient une vision assez
différente du grotesque. Ses concepts du corps grotesque et du principe de rabaissement ont
eu une influence importante sur le développement du terme.
1.1.3 Mikhaïl Bakhtine : le corps grotesque et rabaissement
L’ouvrage le plus connu de l’historien et théoricien russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), ainsi
que l’un des travaux principaux des théories du grotesque, est L'œuvre de François Rabelais
et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965)25. Dans son étude,
Bakhtine analyse le système d’images rabelaisiennes, « (…) images du corps, du manger et
du boire, de la satisfaction des besoins naturels, de la vie sexuelle » dans le cadre de ses
25
La première édition, en russe, est publiée en 1965. Nous avons utilisé la traduction française. M. Bakhtine,
L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard,
1970.
10
sources populaires (Bakhtine, 27). Cette imagerie particulière de la vie matérielle et
corporelle, qui a ses origines dans la culture populaire carnavalesque, reçoit le nom de
réalisme grotesque (Bakhtine, 28).
Dans son ouvrage, Bakhtine traite la représentation grotesque du corps dans l’œuvre
de François Rabelais en l’opposant au canon classique du corps. L’auteur décrit le corps
classique comme un « corps parfaitement prêt, achevé, rigoureusement délimité, fermé,
montré de l’extérieur, non mêlé, individuel et expressif » (Bakhtine, 318). Ce concept du
corps s’oppose à celui du corps grotesque, qui est ouvert et n’est jamais achevé, « (…) mêlé
au monde, mêlé aux animaux, mêlé aux choses » (Bakhtine, 36). Parmi des aspects
caractéristiques du style grotesque, il mentionne des stratégies telles que l’exagération,
l’hyperbolisme, la profusion et l’excès, ainsi que le difforme, référant à la Préface de
Cromwell de Victor Hugo (Bakhtine, 302 et 52). En ce qui concerne les traits du visage
grotesque, il déclare que le nez et surtout la bouche jouent un rôle important. Dans les images
grotesques, la bouche grande ouverte domine le visage : « (…) la bouche est la porte ouverte
qui conduit au bas, aux enfers corporels » (Bakhtine, 323). Par contre, les yeux n’ont pas de
fonction, sauf les yeux exorbités, qui « sortent » du corps et témoignent d’une « tension
purement corporelle » (Bakhtine, 315). Puis, les parties du corps qui sont « ouvertes », qui se
trouvent à la frontière du corps et du monde, ainsi que les actions liées à ces orifices (« les
actes du drame corporel »26) jouent un rôle crucial dans l’image grotesque.
Ensuite, Bakhtine identifie le rabaissement comme « (…) le principe artistique
essentiel du réalisme grotesque (…) » (Bakhtine, 368). Bakhtine le définit comme « (…) le
transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel,
celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité » (Bakhtine, 29). Selon l’auteur, tout
le système d’images rabelaisiennes se caractérise par ce mouvement. Cela se voit dans la
conception du corps grotesque en ce qui concerne l’accent mis sur le « bas corporel » et la
représentation du corps opposée à l’image classique du corps : le corps grotesque témoigne
d’un rabaissement des principes du canon classique. Cependant, ce n’est pas uniquement un
mouvement destructeur ; il est indissociablement lié à la régénération, au renouvellement :
« On précipite non seulement vers le bas, dans le néant, dans la destruction absolue, mais
26
« (…) le manger, le boire, les besoins naturels (et autres excrétions : transpiration, humeur nasale, etc.),
l’accouplement, la grossesse, l’accouchement, la croissance, la vieillesse, les maladies, la mort, le déchiquetage,
le dépeçage, l’absorption par un autre corps – s’effectuent aux limites du corps et du monde ou à celle du corps
ancien et du nouveau ; dans tous ces événements du drame corporel, le début et la fin de la vie sont
indissolublement imbriqués. » Ibid, p. 316.
11
aussi dans le bas productif, celui-là même où s’effectuent la conception et la nouvelle
naissance (…) » (Bakhtine, 30).
Comme Bakhtine situe son étude de l’œuvre de Rabelais dans la culture comique et
carnavalesque du Moyen Âge et de la Renaissance, qui est, selon lui, directement lié à cette
imagerie, il associe l’image grotesque à la fête du carnaval. Il interprète l’image grotesque
comme essentiellement joyeuse et festive, comme une expression de vitalité. À première vue,
sa vision semble être radicalement différente de celle de Kayser, qui parle d’aliénation, de
l’inhumain et d’un monde devenu étranger. Bakhtine reproche l’auteur de se concentrer trop
sur des grotesques romantiques et modernistes, ignorant tout ce qui précède au romantisme et
par conséquent, de ne pas comprendre la nature « véritable » du grotesque : « Nous somme
frappés en lisant ses définitions par le ton général lugubre, terrible, effrayant du monde
grotesque que l’auteur est le seul à saisir. En réalité, ce ton est totalement étranger à toute
l’évolution du grotesque jusqu’au romantisme » (Bakhtine, 56). Nous reviendrons sur ce point
à la fin de notre chapitre sur le grotesque. Bien que les idées de Kayser et Bakhtine semblent
être contradictoires, l’article suivant de Noël Carroll nous aidera à trouver des points
communs.
1.1.4 Noël Carroll et sa « taxinomie » du grotesque
Dans son article, « The Grotesque Today, Preliminary Notes Toward a Taxonomy », publié en
2003, le philosophe américain Noël Carroll (1947-) propose une « taxinomie » du grotesque.
Sa définition structurelle comme alternative aux approches fonctionnelles rend plus clair ce
concept problématique. L’auteur réussit à réunir une grande variété d’images grotesques sous
le même principe structurel, allant des figures hybrides des fresques italiennes aux exemples
contemporains tels que South Park.
Carroll commence par constater deux choses par rapport à la présence et au prestige du
grotesque dans les médias. L’auteur déclare que « (…) from a merely statistical point of view,
the grotesque is one of the leading formats of mass art today » (Carrol, 293). Deuxièmement,
il affirme que le grotesque n’est plus en marge de la culture : « It has gone mainstream ». Il
donne de nombreux exemples provenant de la télévision (Buffy contre les vampires, Les
Simpson), du cinéma (Edward aux mains d’argent de Tim Burton, 1990), de la bande
dessinée, mais aussi des jeux vidéo et du théâtre (La Belle et la Bête). En même temps, le
grotesque n’appartient pas seulement à la culture populaire ; l’iconographie grotesque est un
motif récurrent d’artistes postmodernes, comme dans les autoportraits de Cindy Sherman.
12
Ensuite, l’auteur souligne la difficulté de répondre à la question « Qu’est-ce que le
grotesque » ; le mot est inventé pour qualifier les fresques ornementales de la Domus Aurea,
mais sa définition et ses usages ont beaucoup changé au cours des siècles. Selon Carroll, l’un
des problèmes récurrents d’approches précédentes est la volonté de définir le grotesque à
l’aide d’une seule fonction, comme étant comique et horrifique en même temps ou
essentiellement allégorique (Carroll, 294-295). L’auteur fait référence à l’œuvre de Wolfgang
Kayser et en particulier à ses définitions de la nature du grotesque ; de même, Bakhtine a
insisté sur « la nature véritable du grotesque » (Bakhtine, 56).
L’auteur propose en guise d’alternative une approche structurelle : « (…) something is
an instance of the grotesque only if it is a being that violates our standing or common
biological and ontological concepts and norms » (Carroll, 297). Il appelle ce concept
fondamental le « genus » (genre) et les types de fonctions des « species » (espèces). Il
identifie ensuite les procédés les plus récurrents de ce principe structurel : la fusion, la
disproportion, l’absence de forme et le gigantisme (Carroll, 296). Ainsi, les figures hybrides
de l’art antique et de la Renaissance peuvent être regroupées avec des géants, des vampires et
les membres de la famille Simpson : « (…) they are all violations of our standing categories
or concepts ; they are subversions of our common expectations of the natural and ontological
order » (Carroll, 296). Carroll limite le grotesque aux êtres, incluant tout ce qui est perçu
comme animé, et aux violations de nos catégories biologiques et ontologiques. D’autres
éléments peuvent seulement être qualifiés de grotesque par extension métaphorique.
Le grotesque peut avoir énormément de fonctions, mais Carroll se concentre sur trois
états affectifs : l’horreur, l’amusement et « awe » (stupeur, effroi). Il explique ce choix
d’abord en affirmant que ce sont les émotions principales que la plupart des grotesques
cherchent à provoquer. En plus, il montre comment elles sont liées l’une à l’autre et
étroitement reliées à la structure fondamentale du grotesque. Selon Carroll, l’horreur est une
émotion composée de peur et de dégoût. Le grotesque est souvent associé au mal ; tout ce qui
ne correspond pas à nos attentes catégorielles pourrait être dangereux. Le critère de dégoût est
l’impureté, ce qui est aussi lié au cœur du grotesque selon l’auteur :
That which is impure correlates with the violation of our standing categories in
various ways. Thinks like blood, fecal waste, mucus, vomit, and pieces of flesh are
treated as impurities because they are ambiguous or interstitial between categorical
distinctions such as me/not me, living/dead, and inside/outside. (Carroll, 300)
Les êtres grotesques n’évoquent pas toujours l’horreur ; le rire est aussi une réaction
fréquente. Carroll réfère aux théories de l’amusement comique qui expliquent que cet état
13
émotionnel est provoqué par quelque chose (une blague, une situation, un geste etc.), perçu
comme étant incongru. Il associe ainsi le domaine de l’humour à celui du grotesque, en ce qui
concerne l’anomalie conceptuelle (Carroll, 303). Il donne l’exemple de clowns : « (…) they
are improbable representations of the human ; their features are wildly exaggerated and
misshapen, while their biological and cognitive capacities are humanly anomalous » (Carroll,
303). Les clowns peuvent être une source d’humour à cause de cette incongruité qui est liée
au grotesque, bouleversant nos attentes catégorielles en ce qui concerne l’apparence et les
capacités de l’homme. Carroll nous rappelle que le grotesque horrifique peut facilement être
transformé en un grotesque comique ; un contexte non menaçant est nécessaire pour évoquer
le plaisir.
La dernière émotion traitée par Carroll est celle de l’intraduisible « awe ». Selon
l’auteur, le critère de « awe » est le merveilleux, défini comme « ce qui est au contraire de
notre connaissance de la nature » (Carroll, 307) ; ceci correspond directement au principe
structurel du grotesque. Carroll nous rappelle que l’amusement comique contient, tout comme
l’horreur, un élément de rejet : le rire est ici considéré comme un geste d’expulsion, pour se
distancier de l’absurdité. La différence avec ces émotions, c’est que dans le cas de
l’expérience de « awe », l’incongruité est acceptée. On inhale, on la fait « entrer » dans nos
corps ; « Awe invites acceptance of the absurd » (Carroll, 309). Il finit son article sur la
question suivante : d’où vient tout à coup ce goût prononcé du grotesque ? Il propose une
réponse de quantité : peut-être que les grotesqueries se sont largement diffusées grâce à la
croissance énorme de l’industrie du divertissement.
1.1.5 Synthèse des théories
Après avoir traité trois théories majeures sur le grotesque, nous pouvons constater qu’elles
diffèrent considérablement. Ce résultat n’est pas surprenant, étant donné qu’elles sont écrites
par des auteurs qui viennent de trois pays, traditions et époques très différents. De plus,
chacun s’est concentré sur d’autres exemples du grotesque. Kayser a traité la période allant du
romantisme jusqu’à l’époque moderne ; Bakhtine a analysé l’œuvre de François Rabelais dans
le cadre du Moyen Âge et de la Renaissance, tandis que Carroll s’est plutôt concentré sur des
exemples modernes. Malgré leurs différences, nous voudrions argumenter que ces trois
théories ont quand même des idées communes, quelle que soit la période ou l’œuvre d’art
traitées.
Comme nous l’avons déjà mentionné, Bakhtine a critiqué Kayser en ce qui concerne
sa vision trop « lugubre » et négative du grotesque, qui, de son point de vue, est
14
essentiellement positif et joyeux. Dans la recherche du grotesque, les deux théories sont (trop)
souvent considérées comme étant contradictoires. Certes, ce sont deux études très différentes
du grotesque, avec des exemples divers, mais ce ne sont pas leurs idées du « sens profond »
ou de la « nature » du grotesque qui constituent à notre avis l’essence de leurs théories. Ce
sont les tendances, les principes structurels du grotesque que les deux théoriciens identifient
qui sont particulièrement intéressants, qui ne sont pas limités à une seule époque ou genre
artistique.27 Ils parlent d’exagération, de gigantisme, d’excès et de déformation ; le principe
artistique essentiel du grotesque selon Bakhtine, le rabaissement, est également un principe
structurel. De plus, Kayser parle d’un monde devenu étranger, une définition que Bakhtine a
critiquée, mais lui aussi, il parle d’un autre univers, d’un « ordre du monde totalement
différent », d’un monde « à l’envers » (Bakhtine, 44 et 19).
Carroll est l’un des théoriciens qui a identifié la difficulté ou l’impossibilité de définir le
grotesque en une seule fonction ou un seul sens qui doit appliquer à tout le corpus du
grotesque. Ainsi, il propose comme alternative une définition structurelle du grotesque, qui
semble être une définition originelle. Or, on peut retrouver ses notions de structure et d’une
catégorisation « impossible » dans les théories de Kayser et Bakhtine, qui avaient des idées
semblables. Kayser a également signalé que le grotesque semble être plus présent au XXe
siècle, tout comme Carroll. Enfin, les trois théories mettent en évidence la structure du
grotesque qui confond, détruit ou joue avec nos attentes catégorielles ou nos convictions sur le
monde, par des techniques comme la déformation, la disproportion et la fusion. C’est cette
notion du grotesque que nous utiliserons pour notre analyse des films de Jean-Pierre Jeunet.
La seule différence importante entre les auteurs, outre leurs idées de la nature ou du sens
fondamental du grotesque, est que Carroll et Bakhtine se concentrent surtout sur les êtres et la
conception du corps dans l’image grotesque (Carroll a même restreint le concept du grotesque
aux êtres), tandis que Kayser part plutôt d’une expérience plus vaste du grotesque, incluant
des univers et des sensations plus générales comme l’aliénation. En ce qui concerne notre
analyse, nous porterons certainement une attention particulière aux personnages des films,
mais nous ne limiterons pas notre analyse aux « êtres », pour pouvoir traiter d’autres éléments
importants tels que les thèmes et motifs grotesques, ainsi que des techniques filmiques qui
créent ou renforcent l’effet grotesque d’une image ou d’une scène.
27
Thomson a remarqué quelque chose de semblable à propos de Kayser : « (…) [Kayser] was the first to insist
that the grotesque can be seen, must be seen if it is to be meaningful as an aesthetic category, as ‘a
comprehensive structural principle’. The implication of this, which Kayser himself does not always follow, is
that there must be a certain pattern peculiar to the grotesque, a certain fundamental structure which is
perceivable in the grotesque work of art and its effect (…) » p. 19.
15
1.1.6 Méthode d’analyse
À l’aide de l’interprétation formulée précédemment, nous analyserons les manifestations du
grotesque dans les trois films de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si nous pouvons
caractériser l’esthétique de ses films comme une « esthétique du grotesque ». Le grotesque,
est-il au cœur de ces films ? Ne s’agit-il que d’une source visuelle ou peut-on retrouver des
éléments grotesques dans d’autres aspects des films ? Ce sera en même temps une réflexion
sur les théories du grotesque de Wolfgang Kayser, Mikhaïl Bakhtine et Noël Carroll, ainsi
qu’un nouveau regard sur l’œuvre cinématographique de Jeunet et sa vision du cinéma. Nous
avons divisé les éléments grotesques que nous avons identifiés dans les films en trois
catégories : les thèmes et motifs grotesques, les personnages et les techniques filmiques.
Dans la première partie, nous aborderons les thèmes et motifs récurrents qui ont un
lien avec le grotesque. Il s’agit de thèmes narratifs, visuels ou même musicaux. En ce qui
concerne le visuel, nous utiliserons souvent des images tirées des films pour enrichir notre
analyse. Les thèmes et motifs que nous avons choisis incluent des thèmes mentionnés dans les
théories du grotesque (des univers absurdes, l’excès et le rêve) et d’autres qui ont un lien
évident avec l’esthétique du grotesque : le cirque, le freak show et le cannibalisme.
Dans la deuxième partie, les personnages seront examinés au niveau de leur apparence
(physique, coiffure, vêtement, corps) et de leur comportement (façon de bouger, parler,
manger ; passe-temps, tics etc.). En quelle mesure les personnages dans les films de Jeunet
sont-ils des « individus » ? Ou peuvent-ils plutôt être considérés comme des caricatures ?
La dernière catégorie, les techniques cinématographiques, abordera tout ce qui ajoute à la
qualité grotesque des films, comme l’usage fréquent du gros plan, qui vient souvent
brusquement pour augmenter l’effet grotesque. Quelles sont les techniques utilisées pour créer
de tels effets ? Pourquoi le gros plan a-t-il un tel impact ? Quelle est la relation entre les
techniques propres au médium audiovisuel et l’esthétique du grotesque ? C’est en posant de
telles questions et en traitant plusieurs aspects des films que nous analyserons les trois films
de notre corpus dans le cadre du grotesque.
1.2 Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro
An animator by training and by instinct, Jeunet does not use the camera to capture an
existing reality – as Bazin’s beloved long takes and deep focus had done – but to create a
composition all his own. (…) For Jeunet, the cinema is what it was for Walt Disney and
Chuck Jones – a blank canvas he can scribble on, dab with paint, or embellish with
borrowed elements.
D. Kehr, 73
16
Autodidacte, Jean-Pierre Jeunet (1953-) fait ses débuts dans le monde audiovisuel avec la
réalisation des dessins animés, puis des publicités télévisées et des vidéoclips. Son parcours
professionnel a visiblement laissé des traces dans son œuvre cinématographique, dont on dit
souvent qu’elle se caractérise par une esthétique publicitaire ou bande dessinée. Plusieurs
collaborations ont défini sa carrière professionnelle ; celle avec Marc Caro (1956-) a
probablement été la plus influente.
Après ses études, Jeunet est d’abord attiré par le monde de l’animation et de la bande
dessinée. Il commence à réaliser des dessins animés et continue à faire des publicités et des
clips musicaux pour des chanteurs français, parmi lesquels Julien Leclerc et Etienne Daho. Il
écrit aussi des critiques d’animation pour des magazines comme Charlie mensuel et Fluide
glacial. En 1974, il rencontre le dessinateur de bandes dessinées Marc Caro au festival
d’animation d’Annecy. Ils réalisent deux courts métrages d’animation ensemble aux années
1970 : L’évasion (1978) et Le manège (1979). Le dernier reçoit le César du meilleur court
métrage d’animation en 1981.
Aux années 1980, Caro et Jeunet réalisent le court métrage Le bunker de la dernière
rafale (1981), inspiré de l’esthétique expressionniste et de la culture punk de cette période
(Vanderschelden 2007a, 6). Jeunet réalise deux autres courts métrages : Pas de repos pour
Billy Brakko (1983) et Foutaises (1989). Ce dernier film, interprété par Dominique Pinon,
l’acteur fétiche de Jeunet qui jouera dans tous ses films qui suivent, reçoit entre autres le
César du meilleur court métrage en 1991.
Ensuite, le duo réalise leur premier long métrage, Delicatessen (1991). La comédie
noire à petit budget était un succès international et a reçu quatre Césars. Ceci a permis aux
deux cinéastes de réaliser le film dont ils ont rêvé pendant quatorze ans : La Cité des enfants
perdus (1995).28 Ils pouvaient enfin se permettre un budget plus conséquent pour financer les
nombreux effets spéciaux. Dans un entretien avec Faille Temporelle n°10, Marc Caro
explique leur façon de travailler :
En gros, comme c’est inscrit au générique, Jean-Pierre s’occupe plus de la mise en
scène dans le sens traditionnel du terme, direction des acteurs etc... Et moi de la
direction artistique. Après, dans le quotidien du tournage d’un film ou de sa
préparation, c’est beaucoup plus mélangé, évidemment. On écrit ensemble, on tourne
ensemble, on fait le montage ensemble. Suivant les spécificités de chacun, à certains
moments, on se dirige naturellement vers ce dont on est le plus proche. Il existe une
28
S.n., « About The Production », Sony Pictures Classics, 1995
http://www.sonypictures.com/classics/city/misc/about.html.
17
vraie complicité entre nous. On fait ça un peu comme quand la Pieuvre fait la cuisine
dans La cité des enfants perdus. 29
Cependant, dans un entretien qui a été effectué après la réalisation de leur deuxième long
métrage, les deux réalisateurs donnent des réponses différentes à la question suivante :
« Cinematically, what are your aspirations? ». Caro répond : « I feel I'd like to explore other
narrative forms, ones in which there's a little media interactivity. What especially interests me
is developing universes, and multimedia can enable me to explore a universe that I will
construct... », tandis que Jeunet répond : « I'd like to continue writing screenplays...
something like Forrest Gump, where the special effects aren't necessarily seen but can enable
things to be done that couldn't have been, previously... in turn, reviving the writing, in
proposing new things, thanks to the new techniques. »30 Leur collaboration se termine à
l’offre de la réalisation du quatrième Alien. Jeunet saisit l’occasion de travailler à Hollywood
sur un film à grand budget ; Caro décide de poursuivre une carrière solo dans l’illustration et
l’infographie. Il réalise encore un long métrage en 2008, Dante 01.
Jeunet se souvient qu’après Alien, la résurrection (1997) « (…) j'avais très envie de
revenir en France pour faire un « petit » film avec mes copains ».31 Le premier long métrage
sans Caro, qui avait le goût des univers sombres, devrait être plus léger et optimiste. Ce « petit
film » est devenu l’un des plus grands succès internationaux du cinéma français, Le Fabuleux
Destin d’Amélie Poulain (2001). En 2004, il réalisera un autre film avec Audrey Tautou, Un
long dimanche de fiançailles, adapté du roman de Sébastien Japrisot. Après avoir refusé le
poste de réalisateur du cinquième film Harry Potter et un projet annulé (Life of Pi32), il réalise
la comédie Micmacs à tire-larigot (2009). Au moment de l’écriture, il travaille sur
L'Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, une adaptation du premier roman de
Reif Larsen, qui devrait sortir en octobre 2013. Le film sera tourné en 3d.
L’influence de l’animation et de la bande dessinée est visible dans toute l’œuvre
cinématographique de Jeunet. Comme le décrit Dave Kehr dans la citation à la page 16, le
cinéaste ne voit pas le médium comme le fameux critique de cinéma André Bazin, qui plaide
pour un cinéma réaliste comme « fenêtre ouverte sur le monde ». Tout au contraire, les films
29
F. Debernardi. « Entretien avec Marc Caro. » Faille Temporelle N° 10, novembre 1997,
http://temporalistes.free.fr/FailleTemporelle/FT10/Caro/Caro.html.
30
A. Schlockoff, C. Karani, « Excerps from a conversation with Jean-Pierre Jeunet and Marc Caro », Sony
Pictures Classics, 1995, http://www.sonypictures.com/classics/city/misc/interview.html#Q2.
31
N. Jouenne, « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, le « petit » film de Jean-Pierre Jeunet », Le Figaro, le 6
janvier 2009, http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/article/film/41963/le-fabuleux-destin-d-amelie-poulain-lepetit-film-de-jean-pierre-jeunet.html.
32
J.-P. Jeunet, « Life of Pi… », Jean-Pierre Jeunet, site officiel, 10 décembre 2012, http://jpjeunet.com/news/.
18
de Jeunet sont marqués par son goût du fantastique et des techniques nouvelles. Néanmoins,
ses films n’ont pas l’air high tech à première vue, à cause de l’ambiance rétro et les
nombreuses allusions aux différentes époques de cinéma dans ses films. Le nombre
d’influences et de références est infini : quant à l’histoire du cinéma, ses films rappellent
avant tout le réalisme poétique des années 1930, mais également le cinéma du look des
années 1980. Jeunet s’est clairement inspiré des films de Jacques Prévert et Marcel Carné,
mais il mentionne aussi régulièrement Federico Fellini, Sergio Leone, David Lynch et le
cinéma fantastique de Georges Méliès (Ezra, 8-9). D’autres influences et références
comprennent les films du réalisateur de films d’animation Tex Avery, Charlie Chaplin,
l’expressionnisme allemand et le peintre brésilien Juarez Machado.
Nous avons sélectionné trois films de Jean-Pierre Jeunet pour notre corpus : Delicatessen
(1991), La Cité des enfants perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001).
Notre choix s’est porté sur ces films, puisqu’ils sont les meilleurs exemples du grotesque dans
l’œuvre de Jeunet à notre avis, notamment les deux premiers. Néanmoins, le film à succès Le
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain contient aussi bien d’éléments grotesques ; en plus, c’est le
premier long métrage écrit et réalisé par Jeunet sans la collaboration de Marc Caro. Une autre
raison pour limiter notre corpus d’étude à trois films est que cela nous permettra d’analyser
chaque film en détail.
1.2.1 Delicatessen (1991)
« Personne ne voulait produire ce film. Personne ne comprenait rien à ce scénario. »33 JeanPierre Jeunet se souvient des difficultés que son équipe a rencontrées pour trouver le
financement de son premier long métrage, coréalisé avec Marc Caro. Néanmoins, à sa sortie,
le film a connu un grand succès et a gagné un bon nombre de prix, dont quatre Césars. Jeunet
a eu l’idée du film quand il habitait au-dessus d’une charcuterie et que, tous les matins à 7
heures, il était réveillé par les coups du hachoir du boucher. Sa fiancée lui disait que le
commerçant devait être en train d’assassiner et de couper en morceaux les locataires de
l’immeuble, et que « Bientôt, ça va être notre tour ! ».34
Synopsis du film
Louison, un ancien clown, est engagé comme homme-à-tout-faire dans un immeuble isolé,
habité par des gens excentriques. À la suite de la misère et de la faim, phénomènes
33
34
J.-P. Jeunet, dans le commentaire du DVD.
Ibid.
19
inexpliqués tout au long du film, les habitants ont inventé leur propres manières pour faire
face à la situation misérable et de se procurer de la nourriture. Monsieur Potin, « l’hommegrenouille », a transformé son appartement en pépinière d’escargots et de grenouilles, d’autres
locataires admirent les images de la nourriture à la télévision et le boucher engage des
concierges qui vont être abattus, préparés et vendus dans sa boucherie au rez-de-chaussée.
Louison, végétarien et ignorant de son environnement cruel, profite de son nouveau job et
tombe amoureux de la fille du boucher, Julie. Elle, bien consciente du caractère sadique de
son père, essaie de sauver le pauvre homme de son destin tragique et appelle à son secours les
« Troglodistes », un groupe de végétariens qui luttent contre les impitoyables pratiques
cannibales. Un combat sur le toit, une explosion, une inondation et la destruction d’un
appartement se succèdent ; le boucher, tentant de tuer Louison en jetant un couteau australien,
reçoit l’arme en pleine tête. Le monstre éliminé, la paix revient dans l’univers étrange des
habitants.
1.2.2 La Cité des enfants perdus (1995)
La Cité des enfants perdus est le deuxième long métrage de Jeunet et Caro, mais l’idée du
film existait bien avant Delicatessen. Le budget, très conséquent pour cette période (90
millions de francs), était utilisé pour financer les nombreux effets spéciaux. Avec dix-sept
minutes du film entièrement conçues à l’aide de trucages numériques, c’était le film français
le plus digitalisé de l’époque (Ezra, 46). Même si l’innovation technique était en général
appréciée, la réception du film n’était pas aussi enthousiaste que celle de Délicatessen. Ce
n’est qu’après des années (très probablement grâce au succès phénoménal du Fabuleux Destin
d’Amélie Poulain) que le film s’approche d’un statut de film culte (ibid).
Synopsis du film
Le scientifique Krank, qui vit sur une plate-forme isolée dans la mer avec sa « famille »
(c’est-à-dire sa femme de très petite taille, un groupe de clones et un cerveau parlant dans un
aquarium), vieillit prématurément, puisqu’il lui manque la capacité de rêver. Dans l’espoir
d’arrêter ce processus, il fait enlever des enfants pour voler leurs rêves. Quand le petit enfant
vorace Denrée est pris par les membres aveugles de la secte des Cyclopes, le costaud de la
foire One est déterminé à retrouver son petit frère adopté. Cherchant une manière d’infiltrer
l’endroit où les enfants sont emprisonnés, il est aidé par la petite Miette, chef des orphelins.
Après une suite d’événements et de rencontres avec des personnages extravagants qui les
aident ou empêchent de trouver Krank et sa bande, ils arrivent au laboratoire où Denrée est
20
caché. La seule manière de le sauver s’avère être dans le monde des rêves. Après la mise en
sécurité de Denrée et les autres enfants, le scaphandrier amnésique qui est « l’original » des
clones, se souvient trop tard qu’il était scientifique et que c’était lui qui avait créé cette bande
d’êtres défectueux, ainsi que le monstre Krank, et se fait exploser dans un moment de folie
absolue.
1.2.3 Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001)
2001 était l’année d’Amélie. Le film, qui était prévu comme un « petit film » personnel de
Jeunet, était un succès énorme en France et à l’étranger ; selon Isabelle Vanderschelden, le
film était devenu un phénomène de société et un symbole de la vitalité du cinéma français
(Vanderschelden 2007a, 77). Elle remarque aussi le nombre de travaux sur le cinéma qui ont
mis le visage caractéristique du protagoniste sur leurs couvertures (Vanderschelden 2007a, 1).
Le film a reçu plusieurs prix, parmi lesquels quatre Césars, dont celle du meilleur film et du
meilleur réalisateur, ainsi que de nombreuses nominations, dont cinq nominations Oscars et
celle du meilleur film étranger aux Golden Globes.
Synopsis du film
Enfant, Amélie Poulain est scolarisée à domicile car son père lui a diagnostiqué à tort une
maladie cardiaque. Privée du contact des autres enfants, elle développe une imagination très
riche. Après la mort de sa mère, écrasée par une Québécoise suicidaire devant la Notre-Dame,
Amélie se retrouve seule avec son père qui, au lieu de s’occuper de sa fille, se concentre plus
sur son nain de jardin. Quand Amélie a 22 ans, elle est serveuse dans un café à Montmartre où
elle mène une vie simple et solitaire. La nuit de la mort de la princesse Diana en août 1997 va
basculer sa vie, quand elle découvre une petite boîte remplie de souvenirs. Elle est déterminée
à trouver son propriétaire ; pour son travail de détective, elle entre en contact avec ses voisins.
Après une réunification réussie, elle décide de consacrer sa vie à améliorer celle des autres :
son père déprimé, ses voisins (dont le reclus Raymond Dufayel alias « l’homme de verre »,
qui souffre d’une maladie congénitale qui rend ses os très fragiles) et ses collègues. Un jour,
Amélie rencontre Nino, employé dans un sex-shop et fantôme à la fête foraine, qui aime
collectionner des photos abandonnées autour des photomatons. Amélie trouve par hasard son
album de photos et tombe amoureuse de lui, mais elle est trop timide de le rendre tout de
suite. Après de nombreux stratagèmes qui lui permettent de voir son amour secret mais qui
repoussent une vraie rencontre, son voisin Raymond, qui est lui-même confiné à la maison à
21
cause de son squelette fragile, lui conseille de se « cogner à la vie ». Alors, Amélie a le
courage de voir Nino face à face et enfin, une vraie histoire d’amour peut commencer.
22
2. MANIFESTATIONS DU GROTESQUE DANS DELICATESSEN, LA CITÉ DES
ENFANTS PERDUS ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN
En analysant les trois films de Jean-Pierre Jeunet, Delicatessen (1991), La Cité des enfants
perdus (1995) et Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) dans le cadre du grotesque,
nous nous concentrerons sur trois domaines. Dans le premier chapitre, nous traiterons des
thèmes et motifs grotesques importants dans l’œuvre de Jeunet. Ensuite, nous analyserons les
personnages au niveau de leur apparence et de leur comportement. Dans la dernière partie,
nous aborderons les différentes techniques cinématographiques qui ajoutent à la qualité
grotesque des trois films.
2.1 Thèmes et motifs grotesques
Dans ce chapitre, nous aborderons des thèmes et motifs sélectionnés relevant les théories
traitées dans le chapitre 1. Il s’agit des univers absurdes, de l’excès et du rêve. Leurs
caractéristiques les lient à l’esthétique du grotesque comme le cirque, le freak show et le
cannibalisme.
2.1.1 Des univers absurdes
We are unable to orient ourselves in the alienated world, because it is absurd.
Kayser, 185
Figure 1 : L’immeuble endommagé situé dans un no man’s
land. [Delicatessen]
Figure 2 : La plate-forme perdue dans la mer. [La Cité des
enfants perdus]
Le cinéma de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro se caractérise notamment par leur envie de
créer des univers. Venant du monde de la bande dessinée et de l’animation, ils ont transféré ce
désir au septième art. Les deux réalisateurs sont connus pour leur travail minutieux, leur souci
du détail et leur volonté de contrôler chaque aspect de la réalisation. Dans un entretien, Jeunet
affirme : « (…) je ne peux pas supporter l’idée de reproduire le quotidien sans le décaler, ni
23
filmer quelque chose que je n’aime pas. »35 Les trois films que nous traiterons, y compris le
film « post-Caro », présentent des univers créés et stylisés, l’un encore plus fantastique que
l’autre.
Dans le cas des deux premiers films, l’histoire est située en un lieu et une époque
indéterminés. Dans Delicatessen, toute l’histoire se déroule dans un immeuble endommagé
qui semble être isolé [figure 1]. À l’arrivée du protagoniste Louison, le boucher déclare avec
une voix sombre : « Ici ou ailleurs, on est nulle part ici ». La brume et l’absence de lumière du
jour ajoutent à l’atmosphère mystérieuse. On retrouve une même ambiance dans La Cité des
enfants perdus où l’histoire se déroule dans une ville portuaire innommée et une plate-forme
perdue dans la mer [figure 2]. Les personnages parlent tous français, mais, comme le
remarque Ezra, une légère ambiance internationale règne dans le film : le personnage One, au
« nom » anglais, joué par l’Américain Ron Perlman, parle un français simplifié et a un fort
accent étranger ; le personnage du scientifique, joué par l’acteur Daniel Emilfork (un acteur
chilien) s’appelle Krank, signifiant « malade » en allemand. De plus, on voit des lettres
grecques sur un bateau qui écrivent « Méliès », faisant référence au réalisateur de films
fantastiques (Ezra, 47). Le décor témoigne d’un même look ambigu, dont Jean Rabasse, le
chef décorateur du film, révèle les sources d’inspiration :
La cité s’inspirait à la fois des canaux de Venise, de la verticalité architecturale de
New-York, des habitations de Londres au début du siècle, de l’amoncellement des
maisons orientales, des constructions métalliques de Gustave Eiffel, des gravures de
Gustave Doré et des peintures de De Chierico (sic).36
Puis, le cadre historique des deux films est encore plus
Figure 3 : Image du décor de Delicatessen.
ambigu. Il n’est jamais explicité à quelle époque l’histoire
se déroule dans ces deux films ; on ne sait pas si les
événements ont lieu dans le passé, le présent ou le futur.
Ainsi, Mademoiselle Plusse déclare de manière sombre :
« L’avenir… ça devient vite du passé par ici, l’avenir. » Les références aux différentes
époques ne facilitent pas les choses : dans Delicatessen, le décor et les costumes évoquent les
années trente et quarante [figure 3], tout comme la musique accordéon et la couleur sépia de
l’image, mais la présence de vieux téléviseurs, diffusant des programmes en noir et blanc,
rappelle les années cinquante et soixante. D’autres objets modernes qui figurent dans le film
35
J.L. Douin, D. Couty, Histoire(s) de films français, Bordas, Paris, 2005, p. 701.
Propos recueillis par l’auteur en mars 1998, G. Penso, « 1995 – La Cité des enfants perdus »,
FilmsFantastiques.com, mardi 12 août 2008, http://www.filmsfantastiques.com/article-21926491.html.
36
24
comprennent des télécommandes et même des lentilles de contact. Comme Ezra le décrit avec
justesse :
Just when the specificity of the films period details lulls you into thinking that you can
pinpoint the time in which it is set, it eludes you, forcing you to conclude that the film
is not set in any particular era (or, perhaps more precisely, if it is set in many
particular eras), the events it depicts could well happen now. (Ezra, 36)
On peut constater la même chose dans La Cité des enfants perdus : les costumes, le décor et
les références aux films du réalisme poétique évoquent principalement la période après la
Première Guerre Mondiale. Cependant, dans le même univers, il est possible de créer des
clones et des cerveaux parlants, ainsi que de « voler » et d’embouteiller des rêves ; c’est
comme le décrit Caro « un futur rétro » (Schlockoff et Karani).
Outre ce cadre historique et géographique indéterminés, les univers des deux films
présentent d’autres éléments absurdes. Ce sont des petits univers à part, avec leurs propres
lois et particularités. Dans Delicatessen, les gens se trouvent dans une situation misérable,
illustrée entre autres par le nom du journal Les Temps difficiles et la réaction d’un appareil, un
« détecteur de conneries » qui sonne quand le boucher dit « C’est beau la vie ». Il n’est jamais
explicité ce qui a causé toute cette misère dans la ville (ou dans le pays, ou dans le monde).
Parfois, les gens y font allusion : quand le boucher demande au chauffeur de taxi comment
cela va en ville, il répond : « Mal, très mal (…) Il y a du danger, hein ! » Ils sont tellement
désespérés, qu’ils ont dû inventer des alternatives pour survivre, parmi lesquelles le
cannibalisme. Dans La Cité des enfants perdus, on retrouve en dehors des clones et des rêves
embouteillés beaucoup d’autres choses, comme des puces savantes, des bandes d’orphelins,
une secte de membres aveugles et des personnages de cirque tels que « la Pieuvre », le nom
donné aux sœurs siamoises Zette et Line. C’est un monde dans lequel les gens s’appellent
Krank, One, Miette et Denrée.
À première vue, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain semble être une exception. À la
différence des deux films précédents, une date et même un temps exacts sont nommés : dans
la première scène, la voix off raconte que « le trois septembre 1973 à 18 heures 28 minutes et
32 secondes », Amélie Poulain fut conçue ; neuf mois plus tard, elle est née. Ensuite, après un
résumé de la jeunesse de la protagoniste, l’histoire continue à partir du 29 août 1997. Le film
réfère même à un événement réel : la mort de la princesse Diana, le 31 août 1997 à Paris.
25
Figure 4 : Le Paris stylisé dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
Cependant, l’univers d’Amélie est loin d’être réaliste. L’histoire devrait se dérouler en
1997, mais plusieurs éléments du film évoquent d’autres époques, notamment les vêtements,
les décors, les coiffures, les programmes diffusés à la télévision en noir et blanc et la
projection de Jules et Jim au cinéma. En outre, il devient évident que le Paris du film est une
ville créée ; même si une partie importante a été réalisée dans la rue et que le film réfère
souvent à des endroits iconiques, il devient clair que ce n’est pas un Paris des années 1990, ni
un Paris qui a existé avant. C’est un Paris imaginé et stylisé [figure 4], composé d’éléments
réels et nostalgiques, ainsi que d’effets spéciaux, comme le révèle le réalisateur :
Comme c’est la première fois que je tournais en extérieur, j’avais envie que la ville
soit magnifiée, un Paris de rêve, celui que j’ai découvert à vingt ans. (…) On a changé
toutes ses petites choses, enlevé les voitures qui traînent, changé les affiches, les ciels,
ajouté des brouillards. Je pense que les touristes japonais vont s’y précipiter, et ils
nous feront un procès pour publicité mensongère.37
Les univers dans les films de Jeunet et Caro rappellent plusieurs caractéristiques du grotesque
déterminées par Kayser : « the blending of historically incompatible things » et « reality
destroyed, unlikely things invented, incompatible elements juxtaposed, the existing world
estranged…» (Kayser, 170 et 161). Dans les trois films, on retrouve des univers étranges,
mais ce ne sont pas des univers entièrement inventés ; il existe toujours des liens avec la
réalité. Ce sont des traductions cinématographiques des mots de Kayser, une de ses définitions
du grotesque : « the estranged world ».
37
Entretien avec Jeunet et Tautou de Newsmag, 2001, publié sur http://www.audreytautou.org/presscroises.php.
26
2.1.2 Le cirque et le freak show
Dans les univers étranges de Jeunet et Caro, on fait souvent référence au monde du cirque et
du freak show. Ce sont des formes de divertissement démodées ou largement disparues,
remplacées par des divertissements de masse, tel que la télévision et le cinéma. Elles évoquent
une autre époque, « a time when entertainment was joyous and shared – when people went to
the circus together instead of sitting, as they do in Delicatessen, in front of flickering blue
television lights in isolated apartments »38. Ce sont aussi des univers où le grotesque est
omniprésent. On peut affirmer que la notion de freak show, c’est-à-dire l’exposition d’êtres
humains aux aspects physiques anormaux (« freaks of nature »), est essentiellement
grotesque. Des gens de taille extraordinairement grande ou faible, des jumelles siamoises, des
femmes barbues ou des gens souffrant de maladies et handicaps divers étaient exposés, afin de
choquer et divertir le public. L’esthétique du grotesque n’est pas absente non plus dans
l’univers du cirque, le clown étant une représentation « improbable » de l’homme, avec ses
traits exagérés et ses capacités inhumaines (Carroll, 303). Bakhtine a également affirmé que
« (…) c’est dans les spectacles forains, et à un degré moindre dans le cirque, que le corps
grotesque s’est le mieux conservé » (Bakhtine, 350). Sans nécessairement constituer le sujet
principal, l’univers du cirque et du freak show est fréquemment évoqué dans les trois films.
Figure 5 et 6 : Photo de Louison
en costume de clown et un de ses
numéros de cirque.
Dans Delicatessen, l’univers du cirque est surtout évoqué par le personnage de
Louison, l’ancien clown. Avant de devenir l’homme-à-tout-faire du boucher, il était employé
par un cirque où il jouait avec son partenaire, le défunt singe Livingstone. Engagé par le
boucher et vivant dans l’immeuble, le joueur de scie musicale naïf et ignorant des pratiques
cannibales amène avec lui sa bonne humeur et son optimisme, quelque chose qui manque
chez les habitants de l’immeuble. Dans sa chambre, on peut trouver plusieurs souvenirs de
cirque : une affiche de son cirque où il travaillait, le petit costume de son défunt singe et un
album avec des photos en noir et blanc de son partenaire et lui-même, déguisé en clown
[figure 5]. Forcé à renoncer ses chaussures normales au chauffeur de taxi, faute de lentilles
(leur moyen de paiement), il porte ses énormes chaussures de clown. Il pratique souvent des
numéros de cirque, comme celui du couteau dans la tête [figure 6]. Cette plaisanterie a
38
Greene 1999: 183, citée par Ezra, 37.
27
beaucoup effrayé Julie, pour qui une telle image fait partie de sa réalité, sachant que son père,
le boucher, tue régulièrement des gens de l’immeuble pour vendre et manger leur chair. Ainsi,
elle fait un cauchemar dans lequel Louison, en costume de clown, est tué par un singe. Le
cirque est également évoqué au moment que Louison et le boucher se battent sur le toit de
l’immeuble ; au même instant, les autres habitants regardent une vieille performance télévisée
de Louison et Livingstone, accompagnée par la musique du cirque. Finalement, c’est un de
ses numéros qui va sauver la vie de Louison : le boucher, prêt à le tuer, jette un couteau
australien dans la direction de Louison, qui tourne avant de le toucher et finit enfin dans la
tête du lanceur.
Figure 7 : « Marcello et ses phénomènes » : Les sœurs siamoises
révèlent leur passé. [La Cité des
enfants perdus]
Figure 8 : One comme « homme
fort » à la foire. [La Cité des enfants
perdus]
Figure 9 : Amélie entrant dans le train fantôme.
L’univers du cirque et surtout du freak show sont aussi très présents dans le deuxième
long métrage des deux réalisateurs, La Cité des enfants perdus, notamment au niveau des
personnages. Le personnage de Marcello est directeur d’un petit cirque, dont les sœurs
siamoises Zette et Line faisaient partie [figure 7]. D’autres personnages qui pourraient faire
partie d’un cirque ou d’un freak show sont l’homme fort One, qu’on voit briser des chaînes
avec ses bras à la foire [figure 8], la naine Madame Bismuth, Krank, le scientifique
vieillissant trop rapidement, les clones, les cyclopes aux yeux mécaniques et Irvin, le cerveau
dans l’aquarium. Une même atmosphère résonne dans la musique, surtout dans la mélodie de
l’orgue de barbarie de Marcello.39
Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, l’univers du cirque est brièvement évoqué
par le personnage de Madame Suzanne, la patronne du café où Amélie travaille, une ancienne
danseuse équestre. De plus, Nino travaille dans le train fantôme d’une fête foraine, déguisé en
squelette. Un jour, Amélie décide de lui rendre visite pendant ses heures de travail [figure 9].
L’espace noir et brumeux, ressemblant à une cave, les couleurs verdâtres et l’atmosphère
étrange augmentée par les sons ambigus rappellent La Cité des enfants perdus, ainsi que
l’espace souterrain des Troglodistes dans Delicatessen. Quand Nino, déguisé en squelette,
s’approche d’elle et la caresse la nuque, tout en grondant mystérieusement, les images se
39
L’exécution d’Angelo Badalamenti.
28
ralentissent légèrement. Ce ralentissement et le silence étrange, à l’exception de la voix de
Nino, semblent traduire les sentiments d’Amélie, comme si le monde autour d’elle a disparu
pour un instant, et soulèvent la question de savoir si c’était la réalité ou si la scène ne jouait
que dans l’imagination d’Amélie.
Elisabeth Ezra remarque aussi que les motifs de démembrement et d’infirmité
reviennent dans plusieurs films de Jeunet, avec les activités du boucher dans Delicatessen, le
personnage d’Irvin dans La Cité des enfants perdus qui est un cerveau sans corps et plusieurs
personnages dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, comme Madame Suzanne, dont la
jambe droite est raccourcie après un accident dans le cirque où elle travaillait ; Lucien, joué
par Jamel Debbouze, qui a perdu l’usage de son bras droit (sur lequel l’accent est mis dans la
scène où Lucien fait tomber une boîte) ; « l’homme de verre » aux os fragiles et l’homme
unijambiste qui fait des claquettes dans une des compilations vidéo d’Amélie (Ezra, 14). On
peut ajouter à cette liste le fait qu’en médecine, amélie signifie une « malformation
congénitale caractérisée par l'absence totale des quatre membres »40. Ceci peut être une
coïncidence, mais il faut dire que Jeunet mentionne dans un entretien que son inspiration pour
la protagoniste a été… un cul-de-jatte :
Il y a longtemps, au métro Réaumur-Sébastopol, j’avais vu un cul-de-jatte qui était
dans une caisse à roulettes et qui avançait avec des fers à repasser. On voit cela dans
les westerns, mais pas en plein Paris! J’ai commencé à me dire que, si ça se trouve, il y
en a plein, qui vivent dans des chambres de bonnes, qui sont organisés en réseau et
communiquent entre eux, et, comme c’est foutu pour eux, ils passent leurs temps à
enjoliver la vie des autres de manière anonyme. J’ai pensé qu’il y aurait là un
personnage de plus pour le film. En fait, ça contenait les ramifications qui reliaient
tous les autres événements entre eux. Et le cul-de-jatte est devenu Amélie, parce que je
ne voulais pas refaire Freaks.41
Dans les films de Jeunet et Caro, les univers du cirque et du freak show évoquent une autre
époque, un temps qui n’existe plus. Dans Delicatessen, le monde du cirque constitue d’abord
une source de nostalgie, mais il est aussi associé à l’innocence, aux plaisirs simples et à la
créativité par le personnage de Louison. Sa personnalité naïve et sympathique est contrastée
avec celle des habitants, qui présentent des caractéristiques antipathiques, égoïstes, violentes,
suicidaires ou indifférentes. L’esthétique du freak show très présente dans La Cité des enfants
perdus ajoute plutôt à l’atmosphère étrange, mais témoigne aussi d’une fascination devenue
40
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/am%C3%A9lie/2766.
M. Marvier, « Jean-Pierre Jeunet le collectionneur », Synopsis, décembre 2003.
http://www.unc.edu/~maccotta/LAC_04/WEBSITE/ARTICLESWEBSITE/JEUNET6NOP6.pdf.
41
29
interdite de l’étrange et l’insolite, ainsi que d’une sympathie pour des personnages marginaux,
qu’on retrouve dans Amélie avec des personnages tel que Lucien, Joseph, Hipolito (l’écrivain
raté), les voisins d’Amélie et elle-même. Encore plus interdites sont les habitudes alimentaires
des personnages affamés dans Delicatessen.
2.1.3 Le cannibalisme
Figure 10 : Le boucher sanguinaire
dans Delicatessen.
Le cannibalisme est un thème central dans Delicatessen. L’idée de l’anthropophagie est ellemême grotesque ; c’est un tabou énorme, inconcevable dans notre monde. Comme le déclare
Visser : « Cannibalism is a symbol of our culture in total confusion : a lack of morality, law
and structure. »42 C’est exactement le cas avec la société présentée dans le film. Une
catastrophe a eu lieu, ce qui a résulté en la destruction des bâtiments environnants et en un
manque de nourriture. Il n’y a plus d’animaux ; même les rats ont été mangés. Malgré tout ce
qui s’est passé, les habitants ont trouvé des moyens pour survivre : les frères Kube gagnent
leur vie avec la fabrication de boîtes à meuh43, l’homme-grenouille se procure de nourriture
en élevant des grenouilles et des escargots dans son appartement et la famille Tapioca a trouvé
des manières pour tout réutiliser, allant d’une boule de laine à un préservatif (les deux trous
représentant leurs deux enfants). Mais la solution la plus remarquable doit être celle du
boucher : il gagne son argent en engageant des concierges, pour les massacrer et enfin les
vendre dans sa charcuterie [figure 10].
Dans l’univers de Delicatessen, la consommation de ses voisins ou même sa famille
est devenu quelque chose de banal. Madame Tapioca pleure quelque peu quand elle porte le
paquet de viande venant de sa mère et dit sanglotant : « Quand même… j’aurais aimé lui dire
adieu » ; son mari lui répond froidement « C’est justement ce qu’on va faire, allez ». Le jour
où Louison est engagé par le boucher est un jour comme tous les autres : les voisins observent
42
M. Visser, The Rituals of Dinner : The Origins, Evolution, Eccentricities, and Meaning of Table Manners,
Penguin, New York, 1991, p. 2.
43
La boîte à meuh est une boîte qui imite le meuglement de la vache lorsque le jouet est retourné.
30
la nouvelle victime et remarquent qu’il est un peu maigre. Néanmoins, personne n’est en
sécurité ; les locataires ne sortent pas la nuit. Après tout, n’importe qui pourrait finir comme
de la viande hachée ou des saucisses dans l’étalage de la boucherie. Ainsi, une séquence
montre les frères Kube, l’un avec un paquet de viande, l’autre
visiblement en douleur. Son frère lui demande ce qui lui a pris de
sortir la nuit. L’autre explique qu’il croyait entendre le cri de la
femme dont il est amoureux et qu’il voulait la sauver ; le plan suivant
montre sa jambe coupée [figure 11]. Sa réponse témoigne de
l’attitude bizarre des gens : « C’était pour elle que je l’ai fait. Et puis
Figure 11 : La jambe coupée
de M. Kube et un paquet de
viande (la sienne ?) dans
Delicatessen.
le boucher était très correct. Il m’a présenté ses excuses. »
Le film montre une société qui a perdu toutes ses lois, toute morale, tout signe
d’humanité. La plupart des gens ne vivent que pour eux-mêmes, ce qui est illustré par la
phrase de Monsieur Potin qui cause régulièrement des pénuries d’eau et des fuites dans tout le
bâtiment pour pouvoir élever ses grenouilles et escargots dans sa pièce humide : « Chacun
pour soi et Dieu pour tous ». C’est un monde à l’envers, dans lequel on mange ou on est
mangé ; comme le décrit Kyri Watson Claflin « The distance « civilized » humans maintain
between self and other, and expectations of sociability are turned upside down in a
Carnivalesque reordering of the world the characters inhabit. »44 Il est signifiant que, de tous
les personnages, c’est seulement le clown, figure grotesque45, qui peut rétablir cet ordre.
Grâce à l’arrivée de Louison, jeune homme sympathique qui croit à la bonté de l’homme46, le
cercle vicieux des pratiques cannibales va être brisé.
Le thème du cannibalisme ne joue pas un rôle dans les deux autres films, mais on peut
en trouver un écho dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, quand Madame Suzanne, la
tenancière du café, raconte qu’elle ne mange pas la viande de cheval. Se souvenant d’un
accident avec un cheval dans le cirque où elle travaillait, elle murmure : « Je préférais cuisiner
de la viande humaine ».
44
K. Watson Claflin, « Jean-Pierre Jeunet and Marc Caro’s Delicatessen: An Ambiguous Memory, an
Ambivalent Meal », Reel Food, Essays on food and film, ed. par Anne L. Bower, Routledge, New York, 2004, p.
245-246.
45
De même, Bakhtine identifie le bouffon comme « roi du « monde à l’envers » » et il mentionne la figure du
clown en discutant le rôle de l’envers dans « les mouvements et actions du corps comique ». Bakhtine, 368 et
350.
46
Dans une conversation avec Julie, Louison dit : « Il faut toujours pardonner. » Julie répond : « Ça dépend.
Parfois, c’est impossible. », à laquelle Louison répond : « Faut pas dire ça. Personne n’est entièrement mauvais.
C’est les circonstances. »
31
2.1.4 L’excès
L’une les stratégies récurrentes du grotesque déterminées par Bakhtine est l’excès, qu’on peut
fréquemment identifier dans ce genre d’art et de littérature. Tout ce qui est « trop »,
disproportionné, exagéré ou qui dépasse une certaine limite peut facilement se rapprocher de
la catégorie du grotesque. C’est un moyen efficace pour créer des personnages ou des
situations déformés, ainsi que de susciter des émotions comme l’humour, l’horreur ou la
stupeur. Des images d’excès ne sont pas rares dans les films de Jeunet ; elles témoignent
d’une exagération qui a surtout tendance à être comique.
Dans Delicatessen, nous pouvons trouver plusieurs images d’excès. La pièce humide
de Monsieur Potin, qui élève des escargots et des grenouilles dans son appartement, est un
bon exemple : le mur, le sol, les meubles, des objets décoratifs et le vieil homme lui-même
sont trempés et couverts de ces petits animaux. La scène est accompagnée d’une forte
musique militaire, venant d’un disque vinyle qui est également couvert d’escargots,
augmentant l’absurdité de la situation. Ensuite, on voit comment il se régale des escargots et
jette les coquilles par terre, formant un tas énorme [figure 12]. D’autres scènes excessives
comprennent une grande explosion après une tentative de suicide d’Aurore, l’inondation de
l’immeuble par Julie et Louison (à la satisfaction de Monsieur Potin, qui libère ses chers
animaux dans l’énorme pépinière qu’est devenu l’immeuble) et la destruction de plusieurs
appartements à cause de l’eau [figure 13].
Figures 12 à 15 : Images d’excès dans Delicatessen et La Cité des enfants perdus : le résultat des habitudes alimentaires de
Monsieur Potin, l’inondation de l’immeuble, la secte des cyclopes et la mer brûlante.
Les images d’excès reviennent en plus grand nombre dans La Cité des enfants perdus. Le film
même est une explosion de visuels extraordinaires, de décors disproportionnels, de
personnages excentriques et d’effets spéciaux, provoquant des remarques de critiques du
genre suivant : « (…) the sort of universe children might dream of if they’ve had Perrault
tales read to them while they’re delirious with the measles ».47 De plus, on y voit un grand
nombre de personnages « multiples », comme le groupe de Pères Noël dans le cauchemar
d’un enfant, les sept clones, les sœurs siamoises et les Cyclopes, membres d’une secte à
l’apparence identique : tous masculins, aux cheveux courts, portant des lunettes de soleil ou le
47
J. Romney, « Double-Take Dream Team », The Guardian, 26 août 1995, p. 29.
32
« troisième œil » et des manteaux noirs brillants de caoutchouc [figure 14]. Des images de feu
et d’eau reviennent dans La Cité des enfants perdus, en forme de mer brûlante [figure 15] et
le film finit sur une grande explosion.
Les destructions et explosions gigantesques sont absentes dans l’univers d’Amélie
Poulain. Néanmoins, les énumérations et les collections sont des motifs récurrents dans le
film. Le film commence par une voix off, qui raconte la date et l’heure jusqu’à la seconde et
décrit l’image montrée, en ajoutant le nombre de battements d’ailes qu’une mouche est
capable de produire par minute ; on pourrait considérer ceci bien évidemment comme un
« excès d’information ». Une autre énumération qu’on peut qualifier « excessive » se trouve
dans la scène où Amélie se pose la question « Combien de couples (…) sont-ils en train
d’avoir un orgasme à cet instant précis ? », montrant des images de quinze couples en
quelques secondes [figure 16]. Enfin, plusieurs personnages du film ont des collections :
Raymond Dufayel fait la même peinture chaque année [figure 17], le père d’Amélie
collectionne des photos de son nain de jardin voyageant et Nino est connu pour ses diverses
collections uniques, allant d’enregistrements de rires bizarres aux photos ratées trouvées
autour de Photomatons.
Figure 16 : L’un des couples imaginés par Amélie. Leur
image reflétée par le miroir résulte en encore une autre
image de « doubles ».
Figure 17 : La collection de Monsieur Dufayel, le résultat de
peindre le même tableau chaque année.
Outre les images de collections, d’explosions, d’inondations et de choses ou personnes
multiples, qui, par leur caractère absurde et exagéré provoquent avant tout l’humour, nous
pouvons ajouter la richesse des images et de la bande-son en général. Elles témoignent d’un
souci du détail extrême, fréquemment souligné par le réalisateur qui n’a jamais caché ses
habitudes perfectionnistes pendant la préparation, la réalisation et la postproduction de ses
films. L’abondance de détails (au niveau de l’image et du son), l’inclusion de nombreuses
idées visuelles inventives et la vitesse des dialogues rendent parfois difficile de suivre
l’histoire. Le dernier thème que nous traiterons s’accompagne fréquemment de ce genre de
visuels et effets sonores détaillés.
33
2.1.5 Le rêve
Les temps sont durs pour les rêveurs.
Extrait du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain
Un thème principal dans l’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Jeunet est le rêve. Kayser
a identifié le rêve comme une des thématiques récurrentes du grotesque, se référent au
mouvement surréaliste. L’idée du rêve possède des éléments propres au grotesque, tels que la
combinaison d’éléments incompatibles et une atteinte à la logique et à la raison. Le monde
des rêves, où tout est possible, crée facilement un effet d’aliénation qui est typique du
grotesque. Dans les films de Jeunet, le rêve a un double sens. D’une part, il réfère à l’activité
inconsciente pendant le sommeil. D’autre part, le rêve signifie l’imagination, la vision, le
désir ; il est lié aux notions d’utopie et d’illusion.
Dans Delicatessen, le monde des rêves est évoqué dans la scène où Julie fait un
cauchemar. Bien que l’univers du film soit déjà étrange et onirique, on sait dès le début de la
scène qu’il ne s’agit plus de sa « réalité ». Le cauchemar est d’abord annoncé par le son, qui
se « déforme », et puis, l’image, montrant Louison déguisé en
clown à côté de son chimpanzé. Des sons étranges, un
mélange de sons exagérés (comme l’aiguisage du hachoir, qui
sonne anormalement fort), des bruits humains et des sons
ambigus, accompagnent les images déformées et les gros
plans qui augmentent l’atmosphère aliénante [figure 18]. Les
images s’alternent avec celles de Julie, qui est en train de
dormir. Dans la première partie du cauchemar, le chimpanzé
souriant aiguise un hachoir (comme le fait le boucher au tout
début du film) et effraye le clown, avant qu’il mette le couteau
Figure 18 et 19 : Gros plan de Louison
et les voisins qui figurent dans le
cauchemar de Julie.
juste à côté de sa tête. La partie dans laquelle Louison crie et secoue la tête est accélérée, une
technique qui ajoute à l’ambiance étrange. Ensuite, Julie semble se réveiller ; elle entend des
gens parler. Elle ouvre sa porte et tombe sur ses voisins, qui ont l’air sinistre [figure 19]. La
caméra zoome sur leurs visages ; les gros plans renforcent leur apparence inquiétante, ce qui
est aidé par la rapidité des mouvements de la caméra, les sons troublants et le manque de
lumière qui cache leurs yeux. Puis, Louison est accroché à une corde et le boucher lui tranche
la gorge. L’image qui suit montre Julie, vraiment réveillée cette fois, et Louison, qui dort
tranquillement dans son lit.
34
Le cauchemar de Julie symbolise son angoisse : elle craint le moment où son père, le
boucher, va tuer son nouvel amant. Au fond, les deux cauchemars racontent la même histoire,
celle du boucher qui tue Louison ; dans le premier, le chimpanzé représente le père. On
pourrait même dire que le premier cauchemar est une illustration grotesque de la scène où le
boucher tue Louison, une situation qui est elle-même déjà grotesque.
Ensuite, le rêve est le sujet principal du deuxième long métrage, La Cité des enfants
perdus, qui ouvre avec le cauchemar d’un enfant. L’histoire du film se déroule autour du
personnage de Krank, un scientifique qui, malgré son intelligence illimitée, est incapable de
rêver. Cette incapacité, comme le montre le film, est directement liée à son malheur et au fait
qu’il vieillit prématurément. Cherchant désespérément à arrêter ce processus de
vieillissement, Krank invente une machine avec laquelle il peut entrer dans les rêves
d’enfants, mais les rêves deviennent toujours des cauchemars. Quand Krank demande à Irvin
pourquoi les enfants ne font que des cauchemars, Irvin répond : « Parce que tu es leur
cauchemar. (…) il y a une chose que tu n’auras jamais. (…) Une âme ! » Dans le film, le rêve
est directement lié à la jeunesse, à l’imagination, aux émotions et, par conséquent, au bonheur
; une personne qui ne rêve pas est vide, dépossédée d’une âme. Le monde des rêves, présenté
comme un univers magique et mystérieux, est opposé à l’univers de Krank, celle de la raison
et de la science.
Figure 20 à 22 : Trois visualisations de rêveries d’Amélie. (20) L’univers de la petite Amélie, (21) rêverie d’Amélie en forme
de programme télévisé et (22) rêverie d’Amélie, superposée à l’image.
Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, la rêverie et l’imagination sont au cœur
du film. Le film montre comment la protagoniste développe une imagination très riche
pendant sa jeunesse : comme son père croit qu’elle est malade, elle ne va pas à l’école.
N’ayant pas de contact avec les autres enfants, elle se réfugie dans son propre monde
imaginaire. L’univers qui est montré dans le film est celui vécu par Amélie ; quand elle
regarde le ciel, on voit les nuages en forme d’animaux comme elle les voit [figure 20]. Quand
Amélie grandit, elle reste une vraie rêveuse. Sa grande passion est d’inventer des stratagèmes,
avec lesquels elle espère améliorer la vie des autres. Quand elle tombe amoureuse de Nino,
elle est trop timide pour l’affronter. Elle continue à inventer des stratagèmes et à changer le
destin de ses collègues et voisins. Quand elle se sent malheureuse, elle imagine sa propre mort
en forme de reportage télévisé, où elle est présentée comme « Madone des mal-aimés » à
35
l’apparence garçonne des années 1920 [figure 21]. Elle est terrifiée de prendre un vrai risque,
elle préfère se cacher et vivre à travers la vie des autres. Quand Monsieur Dufayel lui dit
qu’elle est un peu lâche, elle imagine des sous-titres en regardant un programme de télévision
russe : « La volonté d’ingérence de Raymond Dufayel est intolérable ! Si Amélie préfère vivre
dans le rêve et rester une jeune fille introvertie, c’est son droit. Car rater sa vie est un droit
inaliénable. »
Dans une des scènes finales, son imagination semble se mélanger avec la réalité. Sa
rêverie est visualisée, superposée à l’image [figure 22]. Elle imagine que Nino entre dans son
appartement et touche le rideau de perles ; en même temps, son rideau bouge derrière elle.
Elle est fortement déçue quand elle découvre que c’est son chat ; le rêve est resté un rêve.
Quand Nino frappe à sa porte, vraiment cette fois, elle n’arrive toujours pas à vaincre sa
timidité. Monsieur Dufayel, qui a observé le tout, lui fait regarder une vidéo dans laquelle il
lui encourage à réaliser ses rêves :
Vous n’avez pas des os en verre. Vous pouvez vous cogner à la vie. Si vous laissez
passer cette chance, alors avec le temps, c’est votre cœur qui va devenir aussi sec et
cassant que mon squelette. Alors, allez-y, nom d’un chien !
C’est après ce message qu’Amélie ouvre la porte de son appartement, ainsi que de son cœur.
Elle a réussi à échapper à son imagination et à sa timidité, pour enfin vivre dans le monde
réel.
L’analyse des thèmes du grotesque montre que le rêve a une place importante dans les
trois films de Jeunet, qui contiennent tous au moins une scène de rêve, cauchemar ou rêverie.
Les films jouent avec la création des univers à l’intérieur d’un univers et les deux se
mélangent quelquefois. Le monde des rêves est représenté comme un élément inséparable de
la vie ; l’incapacité de rêver est liée à la vieillesse et au malheur. Néanmoins, Le Fabuleux
Destin d’Amélie Poulain montre qu’il ne faut pas rester dans ce monde de rêves, ne pas être
emprisonné dans sa propre imagination, qui ne reste qu’une illusion. Le film encourage la
réalisation de ses rêves, de transposer des éléments de ce monde virtuel dans le monde réel,
même si « Les temps sont durs pour les rêveurs », comme le déclare une collègue de Nino.
Conclusion « Thèmes et motifs grotesques »
En analysant les thèmes et motifs grotesques les plus importants dans les trois films de JeanPierre Jeunet, plusieurs éléments communs ont été relevés. Tous les films témoignent d’abord
d’une prédilection pour des univers à part, ce qu’on peut lier à l’expérience préalable du
36
réalisateur dans le monde de dessins animés, de publicités et de vidéoclips et, dans le cas des
deux premiers films, également à celle de Marc Caro en ce qui concerne la bande dessinée.
Les univers sont créés à l’aide d’un mélange d’éléments historiques de différentes époques, de
nombreux effets spéciaux visibles et invisibles (sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre
Les techniques cinématographiques), des décors détaillés et des personnages excentriques,
tout en gardant des liens avec la réalité. Des thèmes et motifs tels que le cirque, le freak show,
le cannibalisme, l’excès et le rêve se prêtent parfaitement à la création de ces univers et des
images ou effets grotesques. Nous avons identifié le rêve comme une thématique clé de
l’œuvre de Jean-Pierre Jeunet, présentant l’imagination et la rêverie comme inséparable de la
vie humaine et encourageant une imagination riche et la réalisation de ses rêves. Cette
idéologie est directement liée à la vision du cinéma de Jean-Pierre Jeunet ; en parlant de La
Cité des enfants perdus (et se référant à Caro et lui-même), le réalisateur déclare : « Nous, on
revendique depuis toujours le cinéma de l’imagination (…) si on ne rêve pas, on en meurt, on
vieillit, on devient vieux prématurément. »48 Cette vision du cinéma résonne dans toute
l’œuvre de Jeunet et peut expliquer son goût prononcé pour le grotesque. Ce goût se montre
aussi à travers les personnages, dont l’apparence ainsi que le comportement seront analysés
dans le chapitre suivant.
48
Entretien avec Jeunet dans le Making of de La Cité des enfants perdus.
37
2.2 Personnages
J’aime bien les personnages un peu monstrueux. Même physiquement.
J.-P. Jeunet, cité par Douin et Couty, 701
Le grotesque est fréquemment associé à la caricature ; Kayser identifie les principes de
« caricatural distortion » et « caricatural exaggeration » (Kayser, 131 et 136) comme des
structures typiques pour le grotesque, qui transforment les personnages. D’autres structures,
comme la fusion, peuvent également affecter les personnages, notamment leurs corps : des
figures hybrides ou « fusion figures » sont des motifs récurrents du grotesque. Elles sont à la
base de la définition de Carroll, dans le sens que « Fusion figures cross categories that we
think are distinct (…) » (Carroll, 296). Dans ce chapitre, nous examinerons en quelle mesure
les personnages dans les films de Jeunet sont « transformés » par des principes structurels tels
que l’exagération, la fusion et la déformation et s’ils doivent être considérés comme des
caricatures. Notre analyse des personnages sera divisée en deux parties principales :
l’apparence des personnages et leur comportement. Enfin, deux personnages seront examinés
de plus près qui sont, à notre avis, les plus grotesques des trois films : Zette et Line, « la
Pieuvre », de La Cité des enfants perdus, pour illustrer plus en détail le fonctionnement du
grotesque à travers leur apparence et leur comportement.
2.2.1 Leur apparence
In La Cité des enfants perdus, the body is either absent (…), deformed (…),
exaggerated (…), equipped with prosthetic sensory organs (…), or nonorganically
produced (…).
Ezra, 50-51
Les personnages dans les films de Jeunet ont en général une chose en commun : une
apparence remarquable. Nous pouvons y trouver quelques êtres artificiels, notamment dans le
deuxième long métrage du réalisateur, mais les autres personnages se distinguent surtout par
des corps atypiques et des traits exagérés et caricaturaux, ressemblant aux personnages de
bandes dessinées.
Dans La Cité des enfants perdus, le film que nous avons qualifié le plus
fantastique des trois, il y a plusieurs êtres « impossibles ». L’être le plus remarquable du point
de vue de l’apparence est Irvin, le cerveau parlant dans l’aquarium [figure 23]. C’est un être
38
sans véritable corps, avec des objets mécaniques qui remplacent ses organes ; des pavillons de
gramophone fonctionnent comme des oreilles et transmetteur de voix et un objectif lui permet
de regarder, même si son point de vue est déformé [figure 24]. C’est un être hybride ; il est
mi-humain, mi-machine.49 Cependant, même si son corps, ou l’absence d’un corps, lui donne
l’apparence la plus « non-humaine » de tous les personnages, il est présenté comme
« l’intelligence » du film (il est, après tout, le « cerveau ») et comme plus humain que par
exemple Krank. Lui, il a un corps « normal », mais il n’a pas accès aux rêves et à
l’imagination ; c’est pour cette raison qu’il est présenté comme le monstre du film, l’ogre qui
se nourrit des rêves des petits enfants.
Figure 23 & 24 : Irvin et les clones (vus par Irvin) dans La Cité des
enfants perdus.
Figure 25 : Une des créatures imaginées par
Amélie.
Contrairement à Irvin, qui se caractérise d’une absence de corps, les clones « represent
an excess of bodies » (Ezra, 51). Comme Irvin, ce sont des êtres artificiels, créés par le
scientifique ; quand Madame Bismuth leur demande : « Vous êtes des hommes, oui ou
non ? », ils secouent tous la tête. Les sœurs siamoises, dont nous reparlerons plus loin, sont un
cas particulier : elles fonctionnent, malgré la présence de deux têtes, comme une seule
personne. Nous pouvons y ajouter les créatures fantastiques qu’imagine Amélie [figure 25] et
les puces savantes de La Cité des enfants perdus. Dans le Making Of du film, Pierre Buffin,
qui s’occupait des images de synthèse, explique comment il avait créé les puces en images de
synthèse : comme il y a peu de documentation sur les puces, explique-t-il, leur puce est
devenu un être hybride avec des caractéristiques d’un « alien », d’une puce et d’une
sauterelle, résultant en un insecte « qui saute comme une puce mais qui se déplace comme un
crapaud ».50
Outre ces corps fantastiques (quant à leur apparence et/ou leur fonctionnement
biologique supposé), on peut trouver de nombreux corps atypiques et difformes dans les films
de Jeunet. Dans La Cité des enfants perdus, l’homme gigantesque One, pourvu d’une force
surhumaine, est contrasté avec la petite Miette, une orpheline âgée de neuf ans ; dans une
scène, elle lui appelle affectueusement « Cro-Magnon ». Paradoxalement, Miette est très
49
D’autres personnages qui confondent les catégories homme et machine sont les Cyclopes, dont quelques
organes sont remplacés par des appareils : ils voient avec leurs « Optacons » et entendent à l’aide de
microphones.
50
Pierre Buffing dans le Making Of de La Cité des enfants perdus.
39
mature pour son âge, tandis que One est plus enfantin, ce qui rend leur amitié ambiguë.51 Un
autre personnage au corps anormal est la naine Madame Bismuth [figure 26.1] ; quand un
Cyclope la voit avec son Optacon52, il crie « Qu’est-ce que c’est !? » auquel le chef de la secte
répond : « Ça, (…) c’est une femme. » Le Cyclope, intrigué, l’observe de très près, gênant la
petite femme : « Non, mais, je vous en prie ! ». De plus, il y a de nombreux corps handicapés
dans les trois films de Jeunet : outre les sœurs siamoises et la naine, il y a l’un des frères Kube
qui manque une jambe (coupée et vendue par le boucher), Julie qui est myope, les membres
de secte aveugles, un autre aveugle dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Madame
Suzanne avec sa jambe raccourcie, Lucien qui manque un bras et « l’homme de verre » au
squelette fragile.
Figure 26 : Galerie de visages excentriques : (1) la naine Madame Bismuth, (2) la bouche ouverte d’un clone en gros plan, (3)
Louison (Dominique Pinon), (4) l’épicier d’Amélie, (5) Krank, (6) One, (7) les Troglodistes et (8) un Troglodiste mourant.
Puis, Jeunet a toujours eu un goût prononcé pour les acteurs au visage atypique. La
quasi-totalité des personnages ont des physiques particuliers : on voit de grands nez, des yeux
exorbités, de grosses têtes, des dents laides et des bouches grandes ouvertes en gros plan
[figure 26]. L’acteur « fétiche » du réalisateur est Dominique Pinon, qui apparaît dans tous
ses longs métrages et dans le court métrage Foutaises [figure 26.3]. Il joue fréquemment des
rôles singuliers : dans Delicatessen, il incarne le rôle d’un clown, dans La Cité des enfants
perdus même plusieurs rôles (les clones et le scaphandrier amnésique) et dans Le Fabuleux
Destin d’Amélie Poulain, il joue un habitué qui harcèle l’une des collègues d’Amélie.
L’acteur, souvent décrit comme « rubber-faced », a un visage exceptionnel, ou comme un
journaliste le déclare : « Dominique Pinon, c’est d’abord une gueule. »53 Même dans
Delicatessen, les personnages remarquent son physique anormal : « Il a une drôle de gueule
hein, le nouveau » dit le facteur après avoir vu Louison. D’autres exemples de visages très
51
Quelques critiques et théoriciens ont remarqué une tension sexuelle entre les deux personnages. Néanmoins,
plusieurs scènes dans le film montrent que, même si Miette semble avoir des sentiments romantiques pour lui,
One lui considère comme sa « petite sœur », comme il le dit littéralement. One lui adopte comme il a adopté
Denrée ; après tout, Miette cherche une figure parentale comme tous les orphelins de la cité.
52
Un appareil qui permet aux aveugles de voir, fourni par le scientifique Krank. En échange, les membres de
secte enlèvent des enfants.
53
S. Pardini, « Dominique Pinon, visage singulier mais comédien pluriel », La Provence, 23 novembre 2009,
http://www.laprovence.com/article/spectacles/dominique-pinon-visage-singulier-mais-comedien-pluriel.
40
marquants sont ceux de Krank (Daniel Emilfork) et One (Ron Perlman) [figures 26.5 et 26.6].
Grâce à leur physique, les deux acteurs jouent fréquemment des rôles de méchants et de
monstres ; Perlman est surtout connu de son interprétation de Hellboy.
En outre, les personnages portent à peu près tous des
costumes « vintage », évoquant une autre époque [figure 27]
(notamment dans l’univers d’Amélie, le seul où la date a été
déterminée) ; certains ont des lunettes et des coiffures
excentriques,
d’autres
portent
des
manteaux
noirs
en
caoutchouc, comme le font les Cyclopes dans La Cité des
Figure 27 : les costumes « vintage »
dans Delicatessen.
enfants perdus et les Troglodistes dans Delicatessen. Les vêtements de ce dernier groupe ont
même été huilés pour qu’ils brillent encore plus à l’écran.
Nous avons vu que les personnages de Jeunet ont tous des apparences atypiques et
remarquables ; on peut même y trouver quelques figures hybrides, mélangeant les catégories
de « homme » et « machine ». Contrairement au cinéma hollywoodien (et à l’industrie du
cinéma en général), où on a une grande préférence pour des stars et de beaux acteurs aux
visages symétriques, les films de Jeunet sont peuplés de personnages qui ne correspondent pas
à l’idéal de beauté : les corps gros, maigres, vieux, difformes ou handicapés le témoignent,
ainsi que les visages particuliers, des « gueules », accentués par les coiffures et les vêtements
excentriques. L’exagération et la caricature sont très présentes, ce qui fait que l’apparence
inhabituelle des personnages résulte en soi déjà souvent en des images grotesques.
2.2.2 Leur comportement
Les personnages dans les films de Jeunet ont une apparence atypique, mais leur
comportement n’est pas considéré comme normal non plus. Nous parlons ici de la théâtralité
générale et du caractère exagéré de leurs actions, ainsi que des tics, des obsessions et d’autres
passe-temps étranges des personnages. En outre, plusieurs personnages souffrent de troubles
mentaux, allant de tendances suicidaires à l’hypocondrie.
D’abord, les personnages se comportent souvent de façon très exagérée et le jeu des
acteurs est plus théâtral que réaliste. Dans Delicatessen par exemple, les habitants de
l’immeuble perdent la tête quand le facteur arrive avec un paquet, qui pourrait contenir
quelque chose à manger. Affamés, Monsieur et Madame Tapioca se lancent sur le paquet
comme des animaux. Madame crie à son mari « Vas-y Marcel, attrape-le ! » et hurle de le lui
lancer quand il l’a pris. Les Tapioca et le facteur se battent férocement, en poussant des
grognements agressifs [figure 28], jusqu’à ce que le facteur prenne son pistolet et les menace,
41
inclus leurs deux enfants. La famille Tapioca rentre à la maison, sauf un des garçons ; le
facteur crie « Pareil pour les mômes ! » et lui lance violemment un coup de pied, ce qui fait
tomber le petit garçon. Ce n’est pas la seule scène dans laquelle les habitants se battent : le
boucher attaque Louison sur le toit, essayant de le tuer, et Robert Kube se lance sur son frère
après avoir appris qu’il faisait les voix qu’Aurore croyait entendre dans sa tête, la rendant
suicidaire [figure 29]. Ce type de scènes violentes revient dans La Cité des enfants perdus ; la
scène dans laquelle les sœurs siamoises s’attaquent évoque celle des frères Kube [figure 30].
La violence est (pratiquement) absente dans l’univers d’Amélie, mais l’exagération est
toujours présente.
Figures 28 à 30 : La lute exagérée pour le petit paquet de Julie, les frères Kube dans Delicatessen et les sœurs siamoises
Zette et Line s’entretuant dans La Cité des enfants perdus.
De plus, la plupart des personnages ont des tics ou des passe-temps étranges et souvent
obsessifs. Comme mentionné précédemment, on peut trouver plusieurs collectionneurs : le
scaphandrier collectionne des objets écartés, qu’il étiquette et garde dans sa caverne (il se
décrit comme « un grand chercheur ! », ne se souvenant plus de son passé de scientifique),
Raymond Dufayel collectionne ses tableaux du Déjeuner des canotiers de Renoir qu’il peint
chaque année et Nino a plusieurs collections particulières. D’autres personnages qui ont des
passe-temps spéciaux comprennent Monsieur Potin, avec son élevage de grenouilles et
d’escargots, Louison, qui pratique fréquemment ses numéros de cirque, les frères Kube avec
leur atelier de boîtes à meuh (ils sont très sérieux : le son du « meuh » est mesuré avec un
diapason) et les autres habitants qui regardent constamment des images de nourriture à la
télévision, pour ne pas parler des activités meurtrières du boucher et des pratiques cannibales
dans Delicatessen. Dans La Cité des enfants perdus, il est impossible de tout mentionner,
allant du clonage humain à l’enlèvement de petits enfants pour voler leurs rêves. On y trouve
aussi un petit enfant vorace, bien nommé « Denrée », qui ne fait que manger et roter ; deux
fois, même au tout dernier moment du film, il rote en gros plan, regardant la caméra. Dans Le
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, on peut trouver plusieurs personnages qui ont des
obsessions : Joseph est obsédé par son ex-amant Gina, enregistrant ses observations et
pensées, puis Lucien est un peu obsédé par Lady Di, le père Collignon fait constamment des
trous dans les feuilles de laurier avec une machine à poinçonner et le père d’Amélie ne se
42
concentre que sur son nain de jardin ; enfin, sa fille n’arrête pas d’inventer des stratagèmes et
d’espionner ses voisins et des inconnus.
On peut également trouver de nombreux personnages
qui souffrent de différentes maladies mentales. Dans
Delicatessen, il y a Aurore, la femme suicidaire qui invente
des constructions très complexes qui devraient mettre fin à sa
vie (et à chaque fois, ses tentatives échouent), et Monsieur
Potin qui se transforme peu à peu en grenouille [figure 31].
Dans La Cité des enfants perdus, Krank est incapable de
rêver (et son nom suggère que cette incapacité doit être
considérée comme une maladie), le scaphandrier est
Figure 31 et 32 : M. Potin, « l’homme
grenouille » et Georgette, « la malade
imaginaire ».
amnésique et les tendances gloutonnes de Denrée dépassent la limite acceptable : il se nourrit
même de choses incomestibles. Enfin, dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, on peut
trouver la mère instable et nerveuse d’Amélie, la touriste suicidaire qui la tue, la collègue
d’Amélie, Georgette, surnommée « la malade imaginaire » [figure 32], Louison, l’assistant un
peu simple et enfantin de l’épicier, le père reclus et déprimé d’Amélie et un poisson
suicidaire.
Considérant leurs actions anormales, d’autres personnages pourraient aussi avoir des
troubles mentaux. Ceci peut être le cas pour Amélie. Le film nous montre comment elle était
solitaire pendant sa jeunesse, manquant des câlins de ses parents distants et privée du contact
avec les autres enfants, et comment elle est témoin de l’accident mortel de sa mère, écrasée
par une touriste suicidaire sous ses yeux. Pour survivre, elle avait l’habitude d’échapper à la
réalité en se réfugiant dans son propre monde imaginaire. Adulte, Amélie mène une vie
indépendante, mais elle est très timide et n’a pas de vrais amis. Elle présente plusieurs
caractéristiques qui, considérées seules, ne sont pas exceptionnelles, mais qui prises ensemble
pourraient indiquer un trouble mental (probablement causé ou intensifié par la négligence
émotionnelle et l’expérience traumatisante de la mort de sa mère). Pour commencer, elle
semble ressentir les choses plus intensément, souffre d’une timidité extrême, témoigne d’un
comportement impulsif et son humeur est très changeante. Par exemple, quand son premier
stratagème est réussi, elle est euphorique ; elle se promène en ville, la cinématographie
onirique (les couleurs dorées, les mouvements de caméra ralentis, l’image inclinée, la
musique de Yann Tiersen) traduisant son état d’esprit [figure 33.1]. Elle décide spontanément
d’aider un homme aveugle et de lui raconter tout ce qu’elle voit à ce moment-là. Quand elle
est de retour chez elle, cette humeur change rapidement. « Elle n’a jamais su établir des
43
relations avec les autres. Quand elle était petite, elle était toujours toute seule », chuchote-telle quand elle voit son voisin manger seul, ce qui lui rappelle de sa propre solitude. D’un
moment à l’autre, elle pleure devant la télévision, imaginant sa propre mort [figure 33.2], ce
qui ressemble à une expérience de dissociation (déjà indiquée par les phrases à la troisième
personne).
Figure 33 : (1) Amélie, toute contente après son premier stratagème réussi. Plus
tard, elle est dépressive, imaginant sa mort à la télévision (2).
Figure 34 : Le souffleur de rue imaginaire.
Même si elle fonctionne assez normalement dans la société, ayant un emploi et une vie
indépendante, elle semble vivre entre la réalité et le rêve. Dans plusieurs scènes, son
expérience de la réalité se mêle avec son monde imaginaire. Ceci commence déjà dans les
scènes de sa jeunesse, où elle joue avec des êtres inventés, mais n’arrête pas quand elle
grandit. Parfois, les tableaux dans sa chambre s’animent ou sa lampe, en forme de cochon,
s’éteint elle-même. Dans une autre scène, sa rêverie intervient dans la réalité quand un
souffleur dans la rue (qui n’existe que dans son imaginaire) lui donne une phrase amusante à
dire [figure 34]. De même, d’autres éléments dans le film, comme l’image fictive donnée de
Paris ou les couleurs irréelles de l’image filmique, pourraient être liés à la vision subjective de
sa protagoniste. Ainsi, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain pourrait être interprété comme
donnant un aperçu de l’univers curieux d’une jeune femme troublée, aux prises avec la vie
réelle. Il faut dire que si le film se concentrait plus sur sa santé mentale, l’effet grotesque
produit par l’absurdité de ses actions et le mélange de réalité et rêve sera beaucoup moins fort,
puisque son comportement pourrait être expliqué par son trouble mental.
À en juger par leur comportement, les personnages dans les films de Jeunet sont à peu
près tous étranges et caricaturaux. Il y a de nombreux types de personnages excentriques,
comme des artistes, des cannibales, des membres de secte, des clones, des collectionneurs
obsessifs et des suicidaires. Leur comportement est souvent irrationnel et exagéré ; ce ne sont
pas des individus réels, mais des caricatures. Comparant le dernier film aux deux premiers,
les personnages dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain semblent être plus « humains »
que dans les films précédents, surtout en considérant la dernière interprétation du film.
Néanmoins, la caricature y reste très présente ; cette excentricité se montre très clairement
dans les personnages.
44
2.2.3 Zette et Line, « la Pieuvre »
Tu penses à la même chose que moi ?
La Pieuvre, extrait de La Cité des enfants perdus.
Figure 35 : Les soeurs siamoises Zette et Line dans La Cité des enfants perdus.
Pour illustrer cette excentricité, nous voudrions nous arrêter sur deux personnages de La Cité
des enfants perdus, qui sont particulièrement intéressants du point de vue du grotesque : les
sœurs siamoises Zette et Line, « la Pieuvre ». Exploiteuses d’enfants, les sœurs sont des
personnages « méchants » ; elles instruisent les jeunes orphelins de voler, pour ensuite
prendre tout l’argent. Néanmoins, c’est plutôt leur apparence et surtout leur comportement,
qui suggère qu’elles fonctionnent comme une seule personne, qui leur rend « le » personnage
grotesque par excellence.
D’abord, examinons leur apparence. Leurs visages sont identiques : peau pâle, ridée et
mate, cheveux noir foncé et sourcils minces, qui leur donnent déjà un air inquiétant [figure
35]. Leurs corps maigres sont fusionnés par les deux jambes intérieures [figure 36.1]. À cause
de ce handicap, elles sont appelées « la Pieuvre » ; quand elles étaient plus jeunes, elles
faisaient partie du freak show de Marcello, étant enfermées dans une cage. Peut-être à cause
de ce passé, elles sont devenus si cruelles ; elles menacent de petits enfants et rient de façon
maniaque quand Miette risque de mourir.
Or, nous ne pouvons pas expliquer les actions des deux sœurs qui suggèrent qu’elles
sont une seule personne (comme l’indique leur surnom au singulier), ce qui n’est pas possible
du point de vue biologique : même si leurs corps sont fusionnés, elles ont deux têtes et (on
45
imagine) deux cerveaux. Déjà leur façon de parler est très particulière, à savoir un peu
mélangée : soit l’une des deux parle, soit les deux en même temps, disant exactement la même
chose et souvent un peu chuchotant. Leurs gestes sont également mêlés : dans la scène où
elles sont devant la classe, la caméra se concentre sur leurs mains pâles aux veines saillantes,
collectant l’argent volé par les enfants : le spectateur ne sait pas à qui appartient quel bras,
comme ils se croisent et les mains prennent parfois les mêmes billets [figure 36.2]. C’est
pareil quand elles font la cuisine : l’une tient la courgette quand l’autre la coupe, elles utilisent
la même spatule en même temps (donc avec quatre mains) et quand elles râpent le fromage,
Zette tient un côté de la râpe et Line l’autre, tout en croisant leurs bras [figure 36.3]. Quand
l’une ressent des démangeaisons, l’autre la gratte ; l’une mange quelque chose, l’autre semble
le goûter. Même si l’une des sœurs fume une cigarette, l’autre souffle la fumée, comme si
elles ne partagent pas seulement le même cerveau, mais aussi les poumons.
Figure 36 : (1) Leurs jambes jointes, (2) le tas de mains de la Pieuvre et (3) leurs manœuvres compliquées dans la cuisine.
À la fin du film, une puce savante injecte du poison (qui rend la personne injectée
meurtrière) dans « la Pieuvre » ; peu importe dans quelle sœur, puisqu’elles réagissent comme
la même personne. Elles se battent, ce qui est difficile vu que leurs jambes sont jointes, et
elles crient des choses telles que « C’est pas vrai que je te ressemble, tu sais, c’est toi qui me
ressembles ! » et « Va-t’en ! ». Elles finissent par tomber dans la mer, remplie de gaz, qui est
ensuite allumée par Marcello ; elles disparaissent dans l’eau et les flammes.
L’apparence des sœurs siamoises, qui balance entre mort et vivant, un et plusieurs est
déjà « uncanny » et leur comportement bizarre va au-delà de la caricature. Néanmoins, c’est
leur façon de parler et leurs gestes mélangés qui semblent avoir le plus d’impact, dépassant
toutes nos connaissances du corps humain. Ceci peut résulter en des scènes comiques, mais
leurs mouvements inexplicables peuvent aussi facilement évoquer un sentiment de dégout ;
dans tous les cas, ces émotions font preuve d’une certaine incapacité ou réticence d’accepter
ce genre de « violations of our standing categories or concepts » (Carroll, 296).
Conclusion « Personnages »
Dans notre analyse des personnages dans les films de Jeunet, il est devenu clair que ce ne sont
pas des individus, mais des caricatures, du point de vue de leur apparence et de leur
46
comportement. Ceci est encore un autre élément du cinéma de Jeunet qui se lie à l’esthétique
de la bande dessinée et du dessin animé, ainsi qu’à son envie de créer et d’imaginer.
En premier lieu, les personnages de ses films ont pratiquement tous une apparence
atypique. Il y a quelques êtres « impossibles », qui ne correspondent pas avec nos concepts du
corps humain, des êtres hybrides fusionnant des catégories telles qu’homme et machine ou un
et plusieurs. Cependant, ce sont surtout des personnages aux traits exagérés et caricaturaux
que l’on peut trouver dans les films de Jeunet, ainsi qu’un nombre étonnant de corps
handicapés. De plus, leurs vêtements et coiffures démodés ont tendance à renforcer le
caractère caricatural des personnages. Leur comportement correspond avec leur apparence
inhabituelle : leurs actions sont très souvent irrationnelles et exagérées, parfois débordant dans
un comportement animalier. Beaucoup de personnages ont des tics et des obsessions étranges
et certains d’entre eux souffrent de diverses maladies mentales. Pour finir, nous nous sommes
arrêtés sur « le » personnage le plus grotesque, à notre avis, des trois films discutés de Jeunet :
la Pieuvre, les sœurs siamoises à l’apparence inquiétante qui, par leur façon de fonctionner
comme une seule personne, bouleversent toutes nos connaissances du corps humain.
L’exagération caricaturale est donc un élément très important pour le cinéma de
Jeunet : c’est une des sources principales de la qualité grotesque de ses films. Néanmoins, en
discutant les personnages de ses films, le rôle spécifique de la cinématographie n’a pas encore
été abordé ; l’image d’un visage atypique peut déjà donner un effet grotesque, mais cet effet
peut être renforcé par des techniques comme le gros plan. Plusieurs techniques
cinématographiques qui créent ou intensifient l’effet grotesque seront traitées plus à fond dans
le chapitre suivant.
47
2.3 Techniques cinématographiques
La grande variété d’exemples du grotesque donnés par Kayser, Bakhtine et Carroll viennent
notamment de la littérature, du théâtre et de la peinture, mais aussi de la télévision, du cinéma,
ou même des jeux vidéo et des bandes dessinées. Cependant, un aspect qui semble être
négligé est que chaque médium et genre artistique ont ses propres techniques stylistiques et,
par conséquent, ses propres techniques pour créer des images ou effets grotesques.
Évidemment, une image grotesque est constituée de façon différente dans la littérature que
dans le médium audiovisuel du cinéma. Nous examinerons comment plusieurs techniques
cinématographiques créent ou intensifient un « effet » grotesque, c’est-à-dire une image
grotesque ou un moment (dans lequel le temps, le mouvement et/ou le son constituent des
éléments importants) à l’aide de principes structurels typiques du grotesque, tels que la
déformation, l’exagération, le gigantisme et la confusion. Nous avons sélectionné les
techniques les plus importantes qui se caractérisent par ces structures et qui jouent un rôle
dans la création du grotesque dans les films de Jeunet : le gros plan, les couleurs, les angles de
caméra, la déformation de l’image, l’esthétique du collage, d’autres effets spéciaux, les effets
sonores et la musique.
2.3.1 Le gros plan
The scale of the close-up transforms the face into an instance of the gigantic, the
monstrous : it overwhelms.
M. Doane, 94
Le gros plan est une technique qui peut facilement créer une image grotesque. En général, ce
type de cadrage peut avoir beaucoup d’effet, surtout en élargissant un visage, qui devient plus
grand que sa taille réelle. Il permet de voir les plus petits détails : l’expression du visage, les
dents, les rides, les pores, les veines dans les yeux, la sueur, les petits poils. Dans les films de
Jeunet, le gros plan est le plus souvent utilisé pour renforcer l’apparence caricaturale des
personnages, en combinaison avec l’usage de courtes focales. Ces objectifs augmentent la
profondeur de champ et ont tendance à déformer la perspective et ainsi, à exagérer les traits
des visages filmés. De plus, les zooms brusques renforcent l’effet « cartoonesque », rappelant
des effets similaires dans des dessins animés.
Examinons une scène marquante dans Delicatessen pour mieux comprendre l’effet que
le gros plan peut provoquer. Elle commence par le boucher et Mademoiselle Plusse qui font
l’amour ; le son du lit qui grince s’entend dans tout l’immeuble. Petit à petit, les activités des
48
voisins vont s’adapter au rythme du lit : Louison qui peint le plafond, Monsieur Tapioca qui
gonfle un pneu de vélo, Julie qui joue du violoncelle etcetera. Le rythme du lit s’accélère, tout
comme les actions des voisins, jusqu’à l’apogée, qui résulte en une explosion d’images et de
sons. En même temps, Louison tombe de son échelle, criant, Julie brise une corde, le pneu de
Monsieur Tapioca explose, tout en étant accompagné du hurlement du boucher. Son visage
montré en gros plan provoque facilement un sentiment de dégoût au sein des spectateurs
[figure 37]. L’effet grotesque ressort non seulement de la situation elle-même, mais aussi de
l’expression du boucher et des sons explosifs. La technique la plus effective est pourtant celle
du cadrage : le visage du boucher est énorme en gros plan, suant, les yeux exorbités, la
bouche ouverte.
Figure 37 : Le boucher dans
Delicatessen.
Figure 38 : Des personnages riant en gros plan
dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain.
Figure 39 : La mort de Krank dans
La Cité des enfants perdus.
Il est intéressant de noter que, très fréquemment, les personnages montrés en gros plan
ont la bouche ouverte, ce qui rend l’image encore plus grotesque. Ils crient, pleurent, rient
[figure 38] ou bâillent ; Monsieur Collignon crache sur la caméra après avoir bu une boisson
salée et Krank y tombe mort, la bouche ouverte, tout en suant sur l’écran [figure 39] (qui est,
selon le réalisateur, de la sueur naturelle, tellement il y faisait chaud54). Chaque film contient
de nombreuses images spectaculaires, qui évoquent notamment l’humour (mettant l’accent sur
les visages comiques des personnages), le dégoût (comme le plan montrant les mains des
sœurs siamoises ; des visages suants ou saignants) ou un mélange des deux.
Plus l’écran est grand, plus l’effet sera fort ; l’impact du gros plan ne sera pas la même
à l’écran d’un smartphone que dans un cinéma IMAX. Rappelons-nous que Carroll nomme le
gigantisme et la disproportion comme des principes structurels fréquents du grotesque ; or,
l’image d’un visage en gros plan peut paraître immense, mais il n’est pas strictement élargi ou
disproportionné dans le monde diégétique. C’est le choix du cadrage et la taille de l’écran qui
peuvent transformer un visage filmé en une image monstrueuse, en le gonflant dans des
proportions gigantesques, exposant chaque petit détail.
54
J.-P. Jeunet dans le commentaire audio du dvd de La Cité des enfants perdus.
49
2.3.2 Les couleurs
Tout comme la technique du gros plan, les couleurs de l’image filmique peuvent créer un
impact visuel immédiat. Dans le cas des trois films, la gamme de couleurs est très
particulière ; c’est une des caractéristiques les plus importantes du style visuel de Jean-Pierre
Jeunet. Les couleurs manipulées ont l’air « rétro » et « high-tech » en même temps, par
l’étrange combinaison de couleurs brunes et sépia, qui rappellent les vieilles photos jaunies, et
de couleurs brillantes et irréelles, ou comme le décrit Isabelle Vanderschelden : « (…) by
mixing sepia tones and modern saturated hues, the manipulation of colour tends to blur
temporal markers and induce a sense of a timeless semi-realist world (…) ».55 Par la suite, les
couleurs manipulées ne renforcent pas seulement l’atmosphère fantastique des films, elles
cachent aussi le « look » du temps dans lequel les films sont tournés ; rien ne suggère par
exemple que Delicatessen est un film du début des années 1990.
Dans ce premier long métrage, les couleurs manipulées renforcent avant tout
l’atmosphère irréelle et aliénante. Kayser a déjà mentionné l’utilisation de couleurs pour
augmenter l’effet d’aliénation : « (…) in Dali’s paintings the effects of alienation are
enhanced by the daring use of color » (Kayser, 171). Dans Delicatessen, l’effet sépia de
l’image crée une impression nostalgique, évoquant les années 1930 et 1940. Quelques scènes
présentent des couleurs plutôt verdâtres (décrits par un critique comme « vomit-green »56),
comme dans celles avec Monsieur Potin et Aurore, où l’ambiance est clairement plus sinistre.
Jeunet explique dans le commentaire du DVD comment ils ont obtenu ces couleurs ; le
directeur de la photographie, Darius Khondji, était l’un des premiers qui a pratiqué un procédé
chimique qui s’appelle ENR. Ce procédé permet d’accentuer le contraste et de « désaturer »
les couleurs. Le résultat est une gamme de couleurs particulière, avec des jaunes et des bruns,
des rouges et des verts ; le bleu apparaît de temps en temps, surtout à l’écran des télévisions,
et contraste fortement avec les couleurs chaudes.
L’univers de La Cité des enfants perdus est plus noir et plus menaçant qui celui du
film précédent. L’effet sépia est encore présent, mais souvent contrasté avec des verts presque
fluorescents, comme l’eau de l’aquarium d’Irvin ou le rêve qui échappe à la bouteille,
représenté comme de la fumée verte. Ces couleurs vives, combinées avec les bruns et les
rouges foncés, donnent un aspect fantastique et irréel au film. Dans quelques scènes, les
55
I. Vanderschelden, « Digital Painting: Colour Treatment in the Cinema of Jean-Pierre Jeunet » dans W.
Everett, Questions of Colour in Cinema, Peter Lang, Bern, 2007b, p. 81.
56
P. Schrodt, « Delicatessen », Slant Magazine, mai 2006,
http://www.slantmagazine.com/dvd/review/delicatessen/929.
50
rouges et oranges dominent, comme celles tournées dans l’appartement de la Pieuvre, la
caravane de Marcello et le café, créant des espaces confinés et étouffants.
L’atmosphère est totalement différente dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Au
lieu d’images noires et sinistres, l’écran est rempli de couleurs très vives et saturées, presque
aveuglantes, créant un air joyeux et estival. La gamme est dominée par des jaunes dorés, des
rouges et des verts, parfois contrastés avec une touche de bleu éclatant [figure 40]. Les
couleurs très visiblement manipulées augmentent le caractère fantastique de l’univers
d’Amélie. Une référence visuelle importante au niveau des couleurs est l’œuvre du peintre
brésilien Juarez Machado : « For Amélie, I’d found this artist’s paintings to be absolutely
perfect, especially the interaction between the colors (…) and everyone had pictures of his
paintings up on their walls – the costume designers, the set designers – and that guided us all
in the same direction » (Jeunet cité par Ezra, 141). Le réalisateur remarque aussi que Caro
s’était déjà inspiré de ses couleurs vertes et rouges pour La Cité des enfants perdus. De plus,
le film contient quelques séquences en noir et blanc. Il s’agit de quelques souvenirs, par
exemple de la jeunesse de Dominique Bretodeau, et de rêveries, comme celle d’Amélie qui
invente une histoire complexe qui devrait expliquer l’absence de Nino.
Figure 40 : Les rouges dominant contrastent avec le bleu de
la lampe.
Figure 41 : Plongée de l’homme aveugle après son
promenade avec Amélie.
Un bon exemple de l’usage expressionniste de couleurs est à la fin de la scène dans
laquelle Amélie se promène avec l’homme aveugle. Elle lui raconte tout ce qu’elle voit,
même les plus petits détails, lui donnant une image du monde qui l’entoure, mais qu’il ne voit
pas. Quand elle le quitte, les émotions de l’homme sont traduites en une grande explosion de
couleurs : il est montré en plongée et la caméra baisse, s’arrêtant sur le visage de l’homme qui
est entouré de couleurs jaunes et oranges très vives, qui forment une sorte d’aura de bonheur
[figure 41]. L’explosion de couleurs est accompagnée de sons non diégétiques qui renforcent
l’effet de « halo » et le caractère fantastique de la séquence. Ces petites intrusions dans
l’histoire, qui sont d’ailleurs très fréquentes dans les films de Jeunet, brisent soudainement
avec l’expérience immersive du film et rappellent d’une façon ludique le pouvoir illusoire et
manipulant du cinéma, quelque chose généralement évité à tout prix dans le cinéma
conventionnel.
51
L’utilisation de couleurs dans le cinéma de Jeunet est donc loin d’être réaliste. Les
couleurs sont manipulées, soit par procédé chimique, soit par la technique du numérique ;
dans tous les cas, elles sont déformées et exagérées. Elle témoigne aussi d’une exploration des
relations entre les couleurs (contraste, intensité), de leurs effets visuels et de leurs fonctions
narratives. Dans tous les films, elle a avant tout une fonction expressionniste et esthétique,
ajoutant aux atmosphères fantastiques des trois films et renforçant la confusion créée autour
du cadre historique des films.
2.3.3 Les angles et mouvements de caméra
Figure 42 : Même un sex-shop est esthétisé dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain.
Les angles et mouvements de caméra extrêmes sont également un aspect caractéristique du
cinéma de Jeunet. Certains angles peuvent déformer les perspectives ; la plongée a tendance à
diminuer le sujet filmé et à écraser la perspective, tandis que la contre-plongée peut donner
une impression de grandeur, exagérant les perspectives. Dans les films de Jeunet, les images
spectaculaires aux angles extrêmes et les gros plans sont souvent précédés de mouvements de
caméra complexes et brusques, renforçant l’impact du plan montré ; l’effet grotesque d’une
image montrant un visage en gros plan par exemple peut donc être intensifié par un zoom
brusque qui la précède.
Une particularité des films de Jeunet est que le cadre est fréquemment un peu incliné.
Cette inclinaison tend à désorienter le spectateur et crée des
diagonales à l’écran, ce qui peut donner un effet chaotique. Ensuite,
les angles de caméra extrêmes sont utilisés pour déformer les
perspectives, créant des images qui ont l’air de sortir d’une bande
dessinée ; dans cette contre-plongée dans Delicatessen, la taille de la
52
Figure 43 : Une contreplongée dans Delicatessen.
voiture est exagérée par l’angle de caméra [figure 43]. Les personnages sont souvent filmés
de haut (comme l’homme aveugle dans la figure 41), les faisant paraître plus petits. La mère
d’Amélie est filmée en plongée totale (c’est-à-dire à 180° au-dessus du sujet) au moment le
plus fragile de sa vie, quelques millisecondes avant sa mort, écrasée par une touriste
suicidaire.
Les plans inclinés ou les angles de caméra extrêmes peuvent aussi refléter les
sentiments du personnage filmé. Dans la figure 42, Amélie s’arrête devant le sex-shop où
Nino travaille. Sa peur d’entrer est visualisée dans cette plongée : elle semble être toute petite,
tandis que la façade du magasin a l’air géant, presque menaçant. Dans une autre scène, quand
Nino découvre l’identité de l’homme aux baskets rouges, il est littéralement « bouleversé » :
son émotion est traduite par le mouvement de caméra, le son et les couleurs. Au moment de la
découverte, la caméra pivote à 180 degrés et les couleurs saturent, jusqu’en fondant en blanc,
le tout accompagné par des sons non diégétiques qui renforcent l’effet de surprise [figure 44].
C’est une technique qui joue avec le mot bouleverser (nous reparlerons de ce type de jeu de
mot visuel dans le chapitre sur les effets spéciaux) et qui attire l’attention sur le support
filmique, au lieu d’être « invisible » comme le prescrit le style prédominant de continuity
editing.
Figure 44 : Nino, « bouleversé »
Les mouvements de caméra complexes sont également très fréquents dans les films de
Jeunet. Ses films comptent plusieurs plans grues (crane shots) et travellings élaborés avec des
mouvements soit très fluides, soit très rapides et brusques, parfois suivis par un gros plan d’un
visage comique ou effrayant, accompagnés de sons non diégétiques. Ces techniques sont par
exemple employées dans la scène du cauchemar de Julie dans Delicatessen et dans celle du
poisson suicidaire dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Ces mouvements et sons
renforcent en général l’effet produit par le gros plan, qui apparaît soudainement.
Le caractère extrême des angles et mouvements de caméra est encore un élément du
cinéma de Jeunet qui semble avoir été inspiré du cinéma d’animation et sa « flexibilité ». Ce
sont également des techniques qui déforment la perspective et qui peuvent renforcer l’effet
produit par un gros plan ou une certaine atmosphère, comme l’ambiance aliénante dans
Delicatessen et La Cité des enfants perdus. Les angles et les mouvements jouent même un
rôle dans des blagues visuelles et reflètent l’état d’esprit d’un personnage.
53
2.3.4 La « déformation » de l’image
Outre les techniques mentionnées qui ont des effets déformants, l’image filmique est plusieurs
fois littéralement « déformée ». Ces déformations sont souvent utilisées dans la représentation
des rêves ou cauchemars et elles peuvent représenter un certain point de vue, identifiable par
le type de déformation.
Dans Delicatessen et La Cité des enfants perdus, la déformation de l’image renforce
l’atmosphère aliénante de cauchemars. Dans la scène qui présente le cauchemar de Julie,
l’effet n’est pas produit par la technique du numérique (les effets numériques n’étant pas
encore courants au début des années 1990), mais a été créé à l’aide d’un miroir souple,
donnant cette atmosphère inquiétante. Dans La Cité des enfants perdus, le trucage utilisé pour
les scènes de cauchemars était celui du warping, qui permet de déformer l’image ; c’était
l’une des premières fois que la technique était employée à l’époque.57
Figure 45 et 46 : Gros
plan de Krank et un plan
déformé des sœurs
siamoises dans La Cité des
enfants perdus.
Les images déformées sont également utilisées pour représenter le point de vue d’une
personne ou même d’un objet. Dans La Cité des enfants perdus, la vision d’Irvin est
reconnaissable par l’effet déformant produit par un fisheye, un objectif dont la distance focale
est très courte, résultant en un angle de champ très grand et une déformation des lignes droites
qui courbent au bord de l’image. L’effet comique des gros plans de visages, comme ceux de
Krank et des clones, est renforcé par son point de vue déformé [figure 45]. Ensuite, le point
de vue des Cyclopes est identifiable par des images monochromes vertes, légèrement floues et
rayées, représentant leur vision procurée par les Optacons. Ce ne sont pas les seuls
personnages qui utilisent des appareils pour (mieux) voir : l’image est toute floue quand Julie
ne porte pas ses lunettes et plusieurs personnages regardent à l’aide de mono- ou binoculaires,
de caméras ou d’autres instruments optiques, dont l’image montrée est adaptée à l’appareil
utilisé. L’état d’un personnage peut aussi affecter sa vision : dans La Cité des enfants perdus,
l’image déformée montrant les sœurs siamoises est le point de vue de l’opiomane Marcello,
qui a du mal à ouvrir ses yeux et à voir clairement. Cette image joue également avec
l’impression de « voir double », vu que Zette et Line ont l’air identique [figure 46].
57
J.-P. Jeunet dans le commentaire du dvd. Il n’est pas clair s’il réfère à l’utilisation de la technique en France ou
en général.
54
Parfois, le spectateur est même « placé » dans un objet : dans Delicatessen par
exemple, la caméra positionne le spectateur dans le téléviseur, superposant l’image du
programme et de Julie et Louison qui regardent l’écran. L’image de la télévision se déforme
elle aussi, énervant les voisins qui essaient de regarder la performance de Louison et son
chimpanzé.
Les images déformées dans les films de Jeunet peuvent renforcer l’effet comique d’un
gros plan d’un visage ou l’atmosphère inquiétant d’un cauchemar. Elles représentent aussi
fréquemment la vision « déformée » des personnages qui regardent à l’aide d’instruments
optiques. Ces images témoignent d’une grande conscience de l’effet « déformant » que peut
avoir un objectif ou d’autres appareils optiques et les effets numériques. Un autre exemple
d’une vision déformée est l’image ci-dessous, tirée du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, qui
illustre en même temps l’esthétique du collage qui caractérise le cinéma de Jeunet.
2.3.5 L’esthétique du collage
Inasmuch as the combinatory grotesque brings together things from separate worlds,
it also has provocative connections to collage.
Frances S. Connelly, 2
Figure 47 : Image superposée formant un « collage » dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
Le concept du collage, le procédé qui consiste à assembler et à faire une composition avec des
éléments hétérogènes, se voit dans plusieurs niveaux des films de Jeunet. L’esthétique du
collage est déjà très présente dans ses courts métrages, comme dans Pas de repos pour Billy
Brakko, dont l’histoire narrée est construite de dessins (dont beaucoup tirées de bandes
dessinées ou films d’animation connus), de photos et d’autres images inanimées, d’extraits de
films et de programmes existants, alternés avec des séquences originales dont quelques-unes
55
en stop motion, ainsi liant l’art du montage à celui du collage, deux domaines artistiques qui
semblent avoir plusieurs éléments en commun. Le collage se rapproche aussi de la notion du
grotesque, comme l’illustre la citation ci-dessus de Frances S. Connelly, dans le sens où ils
peuvent combiner ou fusionner des éléments de différentes « catégories ».
La structure du collage se voit d’abord dans l’utilisation de séquences existantes,
souvent en noir et blanc, comme le clip des danseuses hawaïennes dans Delicatessen, les
images montrant la conception, la grossesse de la mère d’Amélie et la naissance et quelques
petits extraits dans la scène qui présentent les « aime / n’aime pas » de ses collègues. Il arrive
aussi que des images ou des séquences sont littéralement « collées » à l’écran, comme dans
les scènes de rêveries superposées ou quand la collègue de Nino parle avec Amélie, ses
histoires visualisées et superposées à l’écran. Une autre image superposée se trouve dans la
scène de la découverte de l’homme aux baskets rouges par Amélie : l’image montrée consiste
en le souvenir de la photo déchirée, semi-transparent, superposé à l’image réelle, ainsi
mélangeant un souvenir visuel et l’image de la réalité [figure 47].
Un autre exemple de la structure du collage dans Le Fabuleux Destin d’Amélie
Poulain est celui de la fausse lettre, composée par la protagoniste et destinée à sa voisine
déprimée. Quand Amélie lit ses vieilles lettres, on entend une voix masculine avec des sons au
fond, chaque type de bruits représentant une autre lettre. Après les avoir lues et photocopiées,
Amélie découpe les lettres et colle les mots sur un papier pour en fabriquer une « nouvelle »
lettre. Cette lettre, photocopiée et « vieillie » dans un bain de thé, est envoyée avec une autre
lettre qui explique le retard inhabituel. Quand Madeleine Wallace la lit, les sons non
diégétiques changeant avec chaque groupe de mots représentent les différentes lettres ; ainsi,
la bande-son reflète la structure de collage de la lettre. Ginette Vincendeau lie l’idée de la
lettre construite même à la structure du film entier : « The device could stand as an image of
the narrative itself, with its collage structure, sentimentality and fake ageing. »58
L’esthétique du collage se trouve donc sur plusieurs niveaux des films de Jeunet : au
niveau des films entiers (des séquences originales alternées avec des clips existants, les
nombreuses références aux différents œuvres et médias, les différentes gammes de couleurs
etc.), à l’intérieur de l’image filmique (dans le cas des images animées ou inanimées
superposées à l’écran) et même au niveau de la bande-son, comme nous venons de voir dans
la scène de la fausse lettre. Outre la superposition d’images, la manipulation des couleurs et la
58
G. Vincendeau, « Café society », Sight and Sound, Vol. 11, N°8, p. 24.
56
déformation de l’image filmique, les films de Jeunet comprennent de nombreux autres effets
spéciaux, que nous traiterons dans le paragraphe suivant.
2.3.6 Autres effets spéciaux
Figure 48 : Denrée se transforme en Krank par la technique du morphing dans La Cité des enfants perdus.
Dans le cinéma de Jeunet, les effets spéciaux sont utilisés pour des raisons esthétiques et
pratiques, pour effacer et ajouter des petits détails, mais aussi pour créer des effets
délibérément irréels. Ces effets peuvent visualiser des rêves ou des rêveries, des sentiments,
ou ils sont utilisés pour des raisons narratives. L’importance de la technique du numérique et
des effets spéciaux dans le cinéma de Jeunet est illustrée dans un entretien avec The Onion
A.V. Club en 2001 ; à la question « How has technology improved and changed your way of
doing things since Delicatessen ? », Jean-Pierre Jeunet répond :
The arrival of digital technology, which wasn’t around for Delicatessen, has changed
everything substantially. For City Of Lost Children, we were able to do all of the
special effects in digital. Now, with Amélie, we did the cutting in digital. We didn’t cut
the negative. I think we’re entering a new period of filmmaking that’s analogous to
switching from black-and-white to color, or from silent to sound. The medium is
completely flexible now, and it’s not bound by anything. If you imagine something, you
can do it.59
Plusieurs types d’effets spéciaux ont été utilisés dans les films de Jeunet. On peut distinguer
les effets spéciaux produits par des techniques mécaniques et ceux du numérique. Les
premières comprennent les maquettes, les matte paintings (qui peuvent également être réalisés
numériquement) et les systèmes mécaniques qui ont été utilisés pour créer un effet tel que les
verres qui « dansent » au début du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Les techniques du
numérique utilisées sont entre autres celles du fond bleu pour intégrer une image, le
morphing, les images de synthèse (CGI, computer-generated imagery) en 2d ou 3d et la
technique de la composition (compositing).
Dans La Cité des enfants perdus, la technique du morphing a été utilisée pour la
visualisation du rêve de Miette et Krank. Dans ce rêve, Miette veut sauver Denrée ; quand elle
le lève, le petit enfant se transforme en Krank, résultant en une image effrayante [figure 48].
59
S. Tobias, « Interview : Jean-Pierre Jeunet », The Onion A.V. Club, le 31 octobre 2001,
http://www.avclub.com/articles/jeanpierre-jeunet,13742/.
57
Ensuite, Miette commence à vieillir, tandis que Krank rajeunit. La musique change d’une
mélodie calme en une valse plus inquiétante et la version plus vieille de Miette se met à
danser avec un Krank plus jeune et plus petit. Les processus de vieillissement et de
rajeunissement continuent, jusqu’à ce que Miette soit une vieille dame aux cheveux blancs et
Krank un bébé. L’effet onirique et étrange est renforcé par la technique du warping, qui
déforme l’image filmique.
Dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, les effets spéciaux visibles et irréels sont
nombreux, visualisant notamment des rêveries. Dans la chambre d’Amélie, les tableaux des
animaux s’animent parfois, tout comme la lampe en forme de cochon qui s’éteint elle-même.
Quand Amélie était petite, elle jouait même avec des êtres totalement inventés, comme nous
l’avons vu à la page 39. Elle n’est pas le seul personnage à rêvasser : dans une scène chez
Nino, les photographes d’un homme s’animent, lui parlant et lui donnant des conseils, parfois
séparément (comme quatre hommes différents, n’ayant pas la même opinion), parfois
simultanément. Ces effets brisent avec l’illusion de réalité, mélangeant l’univers intérieur de
rêves et le monde physique, et ajoutent à l’atmosphère fantastique et excentrique du film.
Figure 49 et 50 : Effets spéciaux dans Le Fabuleux Destin d’Amélie
Poulain visualisant des sentiments : son cœur qui bat et Amélie qui
« se liquéfie ».
Les effets spéciaux sont également utilisés pour la visualisation de sentiments ; quand Amélie
est nerveuse, son cœur qui bat fort nous est montré de façon irréaliste et exagérée, donnant un
effet de bande dessinée [figure 49]. De même façon, la clé que la protagoniste a copiée est
montrée à travers ses vêtements, pour faciliter la compréhension des événements. Un autre
exemple du « jeu de mot visuel » dont nous avons parlé plus haut se trouve dans une scène
dans le café, où les sentiments d’Amélie sont visualisés. Après une rencontre avec Nino, elle
« se liquéfie » littéralement, se transformant en flaque d’eau, éclaboussant sur le sol [figure
50]. Cet événement inhabituel n’est pas aperçu par les autres personnages du film ; l’effet ne
représente que les émotions de la protagoniste.
Les exemples d’effets spéciaux abordés témoignent tous d’une conception d’un
cinéma qui est loin d’être « (…) un outil de connaissance du monde, de découverte du réel et
d’expérience du temps qui s’écoule (…) »60. Par contre, le cinéma de Jeunet se caractérise
60
S. Kaganski, « Amélie pas jolie », Libération, 31 mai 2001.
58
d’un goût du fantastique et d’éléments irréels, tout en gardant des liens avec la réalité, ainsi
que des techniques nouvelles. Les effets spéciaux visibles sont employés d’une manière
originelle pour visualiser des rêves, des sentiments et des rêveries ; des techniques plus
imperceptibles ont contribué à la création des univers, jusqu’au changement de ciels et
effacement de petits détails. Ces univers ne sont pas essentiellement visuels ; la bande-son
ajoute également aux atmosphères créées, notamment les effets sonores et la musique.
2.3.7 Effets sonores et la musique
Le son et la musique sont des éléments largement ignorés dans les théories sur le grotesque,
où l’accent est plutôt mis sur l’aspect visuel. Comme nous l’avons vu dans la définition de
Noël Carroll, le grotesque est souvent décrit en tant qu’« image » ou « être ». Si on ne
considère pas le grotesque comme essentiellement visuel, mais comme une catégorie
esthétique qui se caractérise par des procédés comme la déformation, l’exagération et la
confusion, la bande-son devrait être prise en compte. Dans la plupart de nos exemples, le
visuel joue un rôle principal, mais l’importance du son dans certaines scènes a également été
soulignée. Tout comme les éléments visuels abordés, le son peut contribuer à la création
d’une certaine atmosphère et renforcer des effets produits par l’image filmique.
D’abord, une particularité du cinéma de Jeunet est l’usage fréquent de sons exagérés.
Un exemple est l’aiguisage du hachoir dans Delicatessen qui sonne anormalement fort (tout le
monde dans l’immeuble l’entend) et un autre est l’aiguille de la grande horloge de la gare
dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Les sons amplifiés ou des bruits non diégétiques
intensifient souvent l’impact grotesque d’une scène ou d’un gros plan en particulier. De plus,
les personnages font eux-mêmes également des bruits étranges dans leur jeu théâtral. Quand
le boucher essaie de faire peur à la grand-mère dans Delicatessen, le gros plan de son visage
est déjà effrayant : la lumière, la grimace diabolique et le cadrage sont des éléments qui
rendent cette image déjà très grotesque, mais les bruits étranges que le personnage produit à
ce moment-là renforcent cet effet.
Comme nous l’avons vu précédemment, les sons peuvent même se déformer ; ceci se
passe par exemple dans le rêve de Julie, annonçant l’atmosphère cauchemardesque avant que
l’image se déforme et montre des visages effrayants. Dans La Cité des enfants perdus, la
musique est modifiée et accélérée pour créer une même atmosphère dans le cauchemar de
Miette et Krank, renforçant fortement l’étrangeté de la scène.
La musique joue un rôle très important dans les films de Jeunet, surtout en contribuant
aux ambiances différentes. La musique féerique de Carlos d’Alessio dans Delicatessen ajoute
59
au caractère onirique et mystérieux du film, tout comme la musique d’Angelo Badalamenti
dans La Cité des enfants perdus, quoi que cette dernière soit plus noire et dramatique, avec la
musique insolite de l’orgue de barbarie dans L’exécution et les nombreuses mélodies aux
instruments à cordes. La musique originale de Yann Tiersen a également beaucoup contribué
à l’atmosphère unique dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, ainsi qu’à son succès
extraordinaire ; en même temps, le succès du film lui a apporté une renommée internationale.
Tout comme la structure de « collage » des films dont nous avons parlé, la bande-son
des films est construite de différents types de musique. Les compositions musicales des
musiciens mentionnés plus haut sont alternées avec la musique du cirque et de la foire, la
musique militaire pompeuse qu’on entend dans l’appartement de Monsieur Potin dans
Delicatessen, ainsi que plusieurs vieilles chansons américaines et françaises, comme Guilty
(1932) et Si tu n’étais pas là (1934) dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Ces chansons
ne sont pas les seuls éléments musicaux à évoquer le passé : l’utilisation d’instruments,
rythmes et genres classiques renforcent aussi l’air « rétro » des films, comme le piano, le
violon, la flute, les instruments à vent et l’accordéon ; la valse (comme La valse d’Amélie) et
le jazz. Tous ces éléments contribuent à l’évocation de plusieurs périodes entre 1920 et 1960
et ainsi à la confusion des cadres historiques des films. L’image du gramophone ou du disque
vinyle apparaît également dans les trois films, même dans le dernier qui est censé avoir lieu en
1997.
Les effets sonores et la musique dans les trois films de Jeunet ont donc plusieurs
fonctions, dont la principale est la création ou le renforcement d’une ambiance, qu’elle soit
onirique, cauchemardesque, joyeuse ou absurde. Les sons amplifiés sont encore une autre
forme d’exagération, donnant un effet cartoonesque et renforçant l’effet d’une scène ou d’un
gros plan. Les sons et la musique se déforment même littéralement dans quelques scènes de
cauchemars. Enfin, la bande originale des films de Jeunet est dans tous les cas constituée de
plusieurs types de musique, évoquant le passé avec l’usage fréquent d’instruments et rythmes
rétro, ainsi que l’inclusion de vieilles chansons.
Conclusion « Techniques cinématographiques »
Il s’est avéré que plusieurs techniques cinématographiques créent ou intensifient l’effet
grotesque d’une image ou d’une scène dans les trois films de Jeunet. Ce sont des techniques
qui déforment et exagèrent, influencées par le cinéma d’animation et la bande dessinée, dans
lesquels ces effets sont omniprésents. Elles contribuent également à la confusion du cadre
historique des films et témoignent de la préférence du fantastique et des techniques nouvelles.
60
Le gros plan, qui agrandit et ainsi déforme la taille de l’objet ou du personnage filmés,
évoque facilement une image grotesque. Son impact semble être le plus grand en élargissant
un visage. Ce type de cadrage est le plus souvent utilisé dans les films de Jeunet pour
accentuer les traits caricaturaux des personnages et vient souvent brusquement. Ensuite, les
couleurs manipulées évoquent le passé et renforcent l’atmosphère fantastique des films avec
l’utilisation de couleurs sépia et des couleurs vives et saturées. Les angles et mouvements
extrêmes sont également des techniques qui déforment et l’image filmique est même parfois
littéralement déformée, créant des images uniques et renforçant l’effet du gros plan. La
structure du collage n’est pas nécessairement une technique qui déforme ou exagère, mais
c’est un style qui est présent à plusieurs niveaux des films et qui se rapproche de la notion du
grotesque en ce qui concerne la combinaison d’éléments hétérogènes. Les effets spéciaux
fréquemment utilisés témoignent du goût du fantastique, visualisant des rêves, des sentiments
et des rêveries, et contribuent à la création des univers. Pour finir, la bande-son a été abordée ;
les effets sonores amplifiés réfèrent encore au cinéma d’animation. Dans quelques scènes, les
sons et la musique sont même déformés. La musique joue un rôle important dans la création
d’atmosphères différentes et évoque le passé avec l’usage fréquent d’instruments et genres
classiques.
Toutes ces techniques cinématographiques différentes jouent un rôle dans la création
d’effets grotesques dans le cinéma de Jeunet. Le terme « effet » reste imprécis, mais la plupart
du temps, il ne suffit pas de décrire le grotesque en tant qu’« image ». Le cinéma étant un
support audiovisuel, d’autres éléments non statiques et non visuels devraient être pris en
compte, comme les mouvements de caméra et la bande-son. De toute façon, il semble
inadéquat de limiter le grotesque aux « êtres », comme le fait Noël Carroll, puisque de
nombreuses techniques cinématographiques cruciales dans la création du grotesque seraient
ignorées.
61
CONCLUSION
Dans ce mémoire, nous avons examiné les différentes façons dont le grotesque se manifeste
dans le cinéma de Jean-Pierre Jeunet, afin de déterminer si l’esthétique des films abordés
pourrait être caractérisée comme une esthétique du grotesque. Le développement historique et
les théories de Kayser, Bakhtine et Carroll ont démontré le caractère instable et complexe du
concept ; en même temps, ils nous ont permis de formuler une interprétation de la notion qui
réunit les principes structurels que l’on peut détecter dans chacun de leurs textes. Le
grotesque, nous l’avons vu, confond des attentes catégorielles à l’aide de ces principes, ou
techniques, tels que la déformation, la disproportion, le gigantisme et la fusion.
Les films contiennent plusieurs thèmes et motifs grotesques, dont le rêve est une
thématique clé à double sens : d’une part, il signifie l’activité pendant le sommeil, d’autre
part, il réfère aux notions de l’imagination, du désir, de l’illusion et de l’utopie. Elle se lie
directement à l’idée du « cinéma de l’imagination » et fait preuve, comme d’autres thèmes,
d’une prédilection de la création des univers à part. Dans tous les films, les univers sont
stylisés et constitués de différents éléments historiques, tels que les décors et costumes rétro,
les vieilles chansons, la couleur sépia de l’image filmique et d’autres références aux
différentes époques, notamment celles entre 1920 et 1960. La juxtaposition de ces éléments de
différentes périodes, ainsi que le mélange d’éléments réels et irréels correspondent nettement
à la notion de estranged world de Kayser. Les « mondes aliénés » dans le cinéma de Jeunet
sont plus qu’un simple décor, apportant un style visuel reconnaissable et des atmosphères
particulières qui sont caractéristiques de ses films.
Ce goût du fantastique et de la création des univers peut être lié à l’expérience
antérieure du réalisateur et, dans le cas des deux premiers films, également à celle de Marc
Caro, dans le monde du cinéma d’animation, des vidéoclips, des publicités et de la bande
dessinée. Il n’est pas surprenant que les films de Jeunet soient souvent décrits en tant qu’ayant
une esthétique bande dessinée ou publicitaire ; non seulement la volonté de tout créer et le
souci du détail y réfèrent, mais aussi les personnages et certaines techniques
cinématographiques souvent utilisées. Pour ce qui est des personnages, ce sont clairement des
caricatures ; ils sont « transformés » par des principes structurels caractéristiques du grotesque
tels que l’exagération, la fusion et la déformation, quant à leur apparence, ainsi qu’à leur
comportement. La majorité des personnages se caractérise d’une physique atypique, c’est-àdire des visages aux traits exagérés, des vêtements et coiffures démodés et des corps
exceptionnels, parmi lesquels de nombreux corps handicapés. Leur comportement correspond
62
à leur apparence inhabituelle, leurs actions étant souvent irrationnelles, exagérées et parfois
débordant dans un comportement animalier. Une autre particularité est que plusieurs
personnages ont des tics ou des obsessions étranges et certains d’entre eux souffrent
clairement de différentes maladies mentales. Même Amélie pourrait souffrir d’un trouble
mental, considérant sa jeunesse problématique, son comportement absurde et ses rêveries qui
se mêlent à la réalité. Dans la dernière partie de ce chapitre, nous nous sommes concentrés sur
Zette et Line, les sœurs siamoises dans La Cité des enfants perdus. Nous avons caractérisé
« la Pieuvre », comme elles sont appelées, comme « le » personnage grotesque par excellence,
au niveau de leur apparence et de leur comportement, surtout concernant leur fonctionnement
corporel impossible. Avec leurs gestes mélangés, elles confondent nos attentes catégorielles
en ce qui concerne le corps humain, évoquant un sentiment d’humour ou de dégoût
témoignant d’une certaine réticence d’accepter ce genre d’anomalies. Somme toute, il s’est
avéré que l’exagération caricaturale est une des sources principales de la qualité grotesque du
cinéma de Jeunet.
Comme le montre le dernier chapitre de l’analyse, plusieurs techniques
cinématographiques contribuent également à ce style BD ou dessin animé. Les gros plans,
nous avons vu, ont tendance à renforcer l’apparence caricaturale des personnages, surtout en
combinaison avec des courtes focales. Puis, les couleurs manipulées renforcent l’ambiance
irréelle des univers présentés et les angles et mouvements de caméra extrêmes, tels que la
(contre-)plongée et les travellings suivis de gros plans, créent des images et effets
cartoonesques, qui sont devenus caractéristiques du style visuel de Jeunet. D’autres effets
pareils sont créés à l’aide de techniques numériques, visualisant des rêves et des sentiments
des personnages. Ces effets spéciaux délibérément irréels et des effets sonores exagérés
ajoutent à l’atmosphère fantastique des films et reflètent des éléments typiques du cinéma
d’animation.
En outre, nous avons illustré comment plusieurs techniques cinématographiques créent
ou intensifient certains effets grotesques d’une scène ou d’une image. Les mots-clés sont ici la
déformation et l’exagération ; ce sont des techniques qui déforment, qui exagèrent. Le gros
plan a le pouvoir d’agrandir et ainsi de déformer la taille d’un visage filmé ; les couleurs de
l’image filmique sont manipulées par procédé chimique ou numérique et donc déformées ou
même exagérées (dans le cas des couleurs vives et saturées dans Le Fabuleux Destin d’Amélie
Poulain) ; certains angles de caméra déforment les perspectives ; l’image filmique et la bandeson sont parfois même littéralement déformées, renforçant l’atmosphère effrayante d’un
cauchemar ou représentant la vision déformée des personnages. Ces techniques sont
63
systématiquement appliquées et témoignent d’une grande conscience du pouvoir déformant de
certaines techniques, objectifs et effets spéciaux.
C’est pour cette raison que nous n’avons pas limité la notion du grotesque aux
« êtres », comme c’est le cas dans la définition de Carroll : la qualité grotesque des films de
Jeunet ne ressort pas uniquement des personnages ou d’autres êtres présentés. Dans nos
exemples, nous avons souligné l’importance de certaines techniques cinématographiques dans
la création d’effets grotesques ; l’impact d’une image ou d’une scène ne dépend pas
seulement du personnage filmé ou de la situation présentée, mais peut aussi être renforcé par
des techniques diverses comme le choix du cadre, les couleurs, les angles et mouvements de
caméra, les effets spéciaux utilisés et les sons. Comme nous avons constaté dans la dernière
partie de ce chapitre, les effets sonores et la musique contribuent à l’atmosphère et peuvent
renforcer l’effet grotesque, ce qui est un argument pour ne pas considérer le grotesque comme
essentiellement visuel, ce qui est souvent suggéré dans les théories sur ce sujet.
Un autre élément abordé dans le chapitre sur les techniques cinématographiques est
l’esthétique du collage. Bien que ceci ne soit pas directement un aspect important des films de
Jeunet concernant la création d’effets grotesques, la structure du collage se rapproche de celle
du grotesque dans la combinaison d’éléments hétérogènes. De plus, elle s’est avéré un motif
récurrent dans son œuvre cinématographique, même dans ses premiers courts métrages. Elle
peut tout de même résulter en des images grotesques, comme nous avons vu dans Le
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain avec l’image de l’homme aux baskets rouges, son visage
étant représenté en tant que photo déchirée (à la page 55).
Comme en ont témoigné les nombreux exemples, le grotesque se retrouve
pratiquement à tous les niveaux des films. On peut trouver plusieurs thèmes et motifs qui sont
typiques du grotesque dans les trois films, des personnages caricaturaux, des images
grotesques et des scènes entièrement grotesques, y compris la bande-son. De plus, il s’est
avéré que les principes structurels caractéristiques du grotesque sont utilisés dans plusieurs
niveaux des films, comme la déformation, l’exagération et la fusion. Ainsi, nous voudrions
argumenter qu’il s’agit en effet d’une esthétique du grotesque dans les trois films de Jeunet :
le grotesque est clairement au cœur du plan narratif et visuel de notre corpus. Même si le
concept du grotesque reste difficile à saisir, il s’est avéré fructueux et même nécessaire pour
réunir les différents éléments caractéristiques du cinéma de Jeunet et révéler leurs
interactions, qui autrement auraient été ignorés.
Nos résultats de l’analyse des films de Jeunet et nos constatations soulèvent de
nouvelles questions concernant le grotesque dans le cinéma. Ainsi, un aspect qui reste à
64
approfondir est le rôle spécifique des techniques cinématographiques dans la création du
grotesque au cinéma ; a cet égard, nous pouvons ajouter la question de la fonction des
techniques spécifiques des médias en général en ce qui concerne les effets grotesques.
De plus, notre étude fait preuve d’une meilleure compréhension d’un réalisateur et de
sa vision du cinéma. L’analyse des films de Jeunet a témoigné d’un style éclectique et
reconnaissable qui, à part d’une esthétique du grotesque, se caractérisé d’un goût du
fantastique et des univers à part, de visages atypiques, d’atmosphères « retro » et de
techniques nouvelles. Le réalisateur a développé un style très personnel et original, qui n’est
pas toujours reconnu dans le monde académique. Son succès commercial pourrait être une des
raisons du manque d’attention plus sérieuse, tout comme ses budgets croissants ou son usage
fréquent d’effets spéciaux, traits habituellement associés au cinéma commercial. Néanmoins,
il s’est avéré dans notre analyse que son style n’a pas particulièrement tendance à respecter les
règles des films conventionnels ; plusieurs exemples ont montré qu’au lieu de cacher les
techniques utilisées, l’attention est souvent portée sur le support filmique.
Ses films témoignent d’une grande conscience du médium, de ses possibilités et de son
évolution incessante. Sa conception « flexible » du cinéma encourage l’expérimentation ; le
réalisateur était l’un des pionniers de plusieurs techniques cinématographiques nouvelles en
France, où l’introduction du numérique allait plus lentement. Dans le cas des trois films que
nous avons abordés, Jeunet et son équipe ont expérimenté avec des nouveautés pour obtenir
les effets désirés et développer un langage cinématographique très spécifique. Quoi qu’il en
soit, son importance pour le cinéma français contemporain, justement par sa popularité et son
goût des techniques nouvelles, reste à être proclamée.
Évidemment, notre corpus est limité : l’œuvre cinématographique de Jeunet comprend
d’autres films et un nouveau projet est actuellement réalisé. Il serait intéressant de voir si
l’esthétique du grotesque que nous avons identifiée dans ces trois films caractérise ses autres
films et comment elle a évolué. En tout cas, le réalisateur n’a pas arrêté de jouer avec les
nouveautés : l’adaptation du roman de Reif Larsen, L’extravagant voyage du jeune et
prodigieux TS Spivet, sera tourné en 3D. Même si la technique du 3D n’est pas strictement
nouvelle, existant depuis bien longtemps, sa réintroduction dans les cinémas est généralement
considérée comme une nouveauté auprès des spectateurs. Elle ouvrira sûrement de nouveaux
horizons pour la création d’effets grotesques, ajoutant littéralement une nouvelle dimension
au cinéma.
65
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Fig. 1 à 50 : images tirées de Delicatessen, La Cité des enfants perdus et Le Fabuleux
Destin d’Amélie Poulain.
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70
PIÈCES ANNEXES
Annexe I : Fiches techniques et distribution
Delicatessen (1991)
Titre :
Réalisation :
Scénario :
Productrice :
Directeur de la photographie :
Direction artistique :
Mise en scène :
Montage :
Musique originale :
Ingénieur du son :
Effets sonores :
Ensemblière :
Chef costumière :
Effets spéciaux :
Trucages optiques :
Delicatessen
Marc Caro, Jean-Pierre Jeunet
Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro,
Gilles Adrien
Claudie Ossard
Darius Khondji
Marc Caro
Jean-Pierre Jeunet
Hervé Schneid
Carlos d’Alessio
Jérôme Thiault
Marc Caro, Jérôme Thiault
Aline Bonetto
Valérie Pozzo di Borgo
Jean-Baptiste Bonetto, Yves Domenjoud, Olivier Gleyze
Baptiste Magnien
Pays d’origine :
Langue :
Sortie :
France
française
1991
Couleurs
99 min.
Distribution :
Dominique Pinon
Marie-Laure Dougnac
Jean-Claude Dreyfus
Karin Viard
Ticky Holgado
Anne-Marie Pisani
Édith Ker
Rufus
Jacques Mathou
Chick Ortega
Jean-François Perrier
Silvie Laguna
Howard Vernon
Robert Baud
Éric Averlant
Maurice Lamy
Marc Caro
Louison
Julie Clapet
Clapet (le boucher)
Mademoiselle Plusse
Marcel Tapioca
Madame Tapioca
la grand-mère
Robert Kube
Roger Kube
le facteur
Georges Interligator
Aurore Interligator
Monsieur Potin
Voltange
Tourneur
Pank
Troglodiste
71
La Cité des enfants perdus (1995)
Titre :
Réalisation :
Direction artistique :
Mise en scène :
Scénario :
Productrice :
Directeur de la photographie :
Montage :
Musique originale :
Son :
Décor :
Ensemblière :
Costumes :
Effets spéciaux :
Effets spéciaux numériques :
Images de synthèse :
La Cité des enfants perdus
Marc Caro, Jean-Pierre Jeunet
Marc Caro
Jean-Pierre Jeunet
Gilles Adrien, Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro
Claudie Ossard
Darius Khondji
Hervé Schneid
Angelo Badalamenti
Pierre Excoffier, Gérard Hardy
Jean Rabasse
Aline Bonetto
Jean-Paul Gaultier
Olivier Gleyze, Jean-Baptiste Bonetto, Yves Domenjoud,
Jean-Christophe Spadaccini
Pitof
Pierre Buffin
Pays d’origine :
Langue :
Sortie :
France, Allemagne, Espagne
française
1995
Couleurs
112 min.
Distribution :
Ron Perlman
Daniel Emilfork
Judith Vittet
Dominique Pinon
Jean-Claude Dreyfus
Geneviève Brunet et Odile Mallet
Mireille Mossé
Serge Merlin
Rufus
Jean-Louis Trintignant
Ticky Holgado
Joseph Lucien
François Hadji-Lazaro
Mapi Galán
Briac Barthélémy
Pierre-Quentin Faesch
Alexis Pivot
Léo Rubion
Marc Caro
One
Krank
Miette
le scaphandrier / les clones
Marcello
Zette et Line, « la Pieuvre »
Mademoiselle Bismuth
le chef des cyclopes
la Pelade
voix d’Irvin
le vieux saltimbanque
Denrée
le cyclope tueur
Lune
Bouteille
Pipo
Têtard
Jeannot
Frère Ange-Joseph
72
Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001)
Titre :
Réalisateur :
Scénario :
Productrice :
Directeur de la photographie :
Montage :
Musique originale :
Son :
Montage son :
Effets sonores :
Chef décorateur :
Costumes :
Trucages numériques :
Effets spéciaux :
Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain
Jean-Pierre Jeunet
Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant
Claudie Ossard
Bruno Delbonnel
Hervé Schneid
Yann Tiersen
Jean Umansky, Sophie Chiabaut
Gérard Hardy
Laurent Kossayan
Aline Bonetto
Madeline Fontaine
Duboi, Alain Carsoux
Les Versaillais
Pays d’origine :
Langue :
Sortie :
France, Allemagne
française
2001
Couleurs/ noir et blanc
129 min.
Distribution :
Audrey Tautou
Mathieu Kassovitz
Rufus
Lorella Cravotta
Serge Merlin
Jamel Debbouze
Clotilde Mollet
Claire Maurier
Isabelle Nanty
Dominique Pinon
Artus de Penguern
Yolande Moreau
Urbain Cancelier
Mauriche Bénichou
Michel Robin
Andrée Damant
Claude Perron
Armelle
Ticky Holgado
Flora Guiet
André Dussollier
Frédéric Mitterrand
Amélie Poulain
Nino Quincampoix
Raphaël Poulain
Amandine Poulain
Raymond Dufayel
Lucien
Gina
Suzanne
Georgette
Joseph
Hipolito
Madeleine Wallace
Collignon
Dominique Bretodeau
M. Collignon
Mme Collignon
Eva
Philomène
l’homme sur une photo
Amélie enfant
le narrateur
lui-même (voix off du reportage)
73
Annexe II : Filmographie de Jean-Pierre Jeunet
Courts métrages
1978
1979
1981
1983
1989
L’Évasion (Jeunet et Caro)
Le Manège (Jeunet et Caro)
Le Bunker de la dernière rafale (Jeunet et Caro)
Pas de repos pour Billy Brakko
Foutaises
Longs métrages
1991
1995
1997
2001
2004
2009
Delicatessen (Jeunet et Caro)
La Cité des enfants perdus (Jeunet et Caro)
Alien, la résurrection [titre original : Alien Resurrection]
Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain
Un long dimanche de fiançailles
Micmacs à tire-larigot
74