L`employabilité se substitue à la sécurité de l`emploi

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L`employabilité se substitue à la sécurité de l`emploi
Thème du mois
L’employabilité se substitue à la sécurité de l’emploi
La mondialisation et la flexibilité
du travail ont porté un sérieux
coup à la sécurité de l’emploi et
celle-ci tend à céder la place
à l’employabilité. Les résultats
d’une étude montrent, cependant, que les entreprises suisses
n’en sont pas encore là. Cela
s’explique par le fait que celles
qui ne peuvent plus garantir
l’emploi ne soutiennent l’employabilité de leur personnel
que dans des conditions bien
précises et que le perfectionnement professionnel est encore
très nettement axé sur le poste
occupé. En revanche, les entre-
Actuellement, on entend par employabilité
la capacité d’insertion professionnelle d’un
individu, déterminée par l’interaction entre
ses caractéristiques et compétences personnelles, d’une part, et le marché du travail,
d’autre part.1 Cette définition souligne l’importance du contexte politique général et des
prérequis individuels. Ces derniers englobent
toutes les activités visant le perfectionnement
ou l’élargissement des compétences acquises,
ou encore l’exploitation des ressources sociales permettant de demeurer intégré au processus d’acquisition. En revanche, cette définition fait seulement allusion au rôle de
l’employeur et à l’importance de l’activité professionnelle. Dans la pratique, les entreprises
arguent souvent que l’employabilité profite
surtout aux employés, mais elles sous-estiment les bénéfices qu’elles en retirent.
prises qui offrent une grande
sécurité de l’emploi et dont le
personnel est très qualifié cultivent l’employabilité à travers
leur organisation du travail,
des projets ainsi que le développement individuel.
1 Voir Gazier, 2001, p. 27.
2 Voir, par exemple, Lombriser, Uepping, 2001;
Anderson, Schalk, 1998; Raeder, Grote, 2001.
Le «contrat psychologique» a changé
On entend de plus en plus fréquemment
que, dans le processus de mondialisation et de
mutation de notre monde vers une société de
la connaissance, l’employabilité remplacera
la sécurité de l’emploi.2 Il existait auparavant
une sorte de contrat psychologique employeuremployé: le premier offrait la sécurité de l’emploi au second qui la lui rendait sous forme
de loyauté et d’assiduité. De la sorte, les entreprises se libèrent de leur obligation d’assurer la
stabilité de l’emploi à long terme. En contrepartie, elles ont la responsabilité du développement professionnel permanent de leurs
employés, qu’elles doivent doter d’un vaste
portefeuille de compétences en lieu et place
de compétences spécialisées propres à l’entreprise. Désormais, les employés sont censés
trouver la sécurité dans les capacités acquises,
qui leur permettent de trouver, en toutes cir-
Sabine Raeder
Collaboratrice scientifique, Institut pour
la psychologie du travail
(Ifap), EPF Zurich
P r Gudela Grote
Coresponsable de l’Institut pour la psychologie
du travail (Ifap), EPF
Zurich
9 La Vie économique Revue de politique économique 11-2003
constances, un nouvel emploi correspondant
à leurs compétences. Dans ce contexte, l’employabilité est une nécessité pour s’assurer une
bonne intégration dans le monde du travail.
Un projet de recherche
dans le cadre du PNR 43
Un projet du Programme national de recherche «Formation et emploi» (PNR 43) du
Fonds national suisse de la recherche scientifique intitulé «L’identité professionnelle modelée par les exigences de la flexibilité du travail et de la formation continue» se proposait
d’analyser l’évolution de ce contrat psychologique dans le contexte de la flexibilisation du
travail, du développement des compétences
et du développement individuel. L’étude portait sur un échantillon de quatorze entreprises
suisses de tailles différentes, sélectionnées parmi les diverses branches de l’industrie et des
services, et connaissant des degrés de flexibilité dans le travail très dissemblables. Le personnel a été chaque fois interrogé par le biais
d’un questionnaire.
Globalement, les résultats de l’étude montrent que le processus de substitution de la sécurité de l’emploi par l’employabilité n’est pas
encore complet. C’est surtout dans les entreprises qui ont introduit une grande flexibilité
du travail et où les effectifs ont été comprimés
que l’on affirme que la sécurité de l’emploi est
remplacée par l’employabilité. Toutefois, dans
certaines d’entre elles, les mesures de soutien
ne sont offertes qu’aux employés qualifiés et
performants. Le reste du personnel doit assurer seul son employabilité. En revanche, les
mesures de perfectionnement professionnel
axées sur le poste occupé sont accessibles à
tous. Les entreprises dont les employés présentent un niveau de qualification élevé et
une grande flexibilité opérationnelle tendent
à cultiver l’employabilité de leur personnel.
Elles sont cependant issues de branches bien
placées sur le marché, ce qui leur permet d’offrir des postes de travail relativement sûrs.
Exemples de mesures destinées
à encourager l’employabilité
Dans certaines entreprises, les mesures de
soutien à l’employabilité du personnel sont
intégrées dans le travail et la gestion au quoti-
Thème du mois
Les mesures de formation continue destinées
à assurer l’employabilité des collaborateurs
ne sont en fait proposées dans de nombreuses
entreprises qu’à ceux dont la qualification et
les performances sont avérées. On sous-estime
encore souvent leur valeur pour l’entreprise
elle-même.
Photo: Keystone
dien. Cinq exemples illustreront ce type de
mesures et deux autres en montreront les limites.
Organisation des projets
Dans une petite entreprise de conseil en
gestion, les projets réunissent, pour une durée limitée, quelques consultants «novices» et
des collègues ou des associés expérimentés.
Ce processus de collaboration permet à des
universitaires d’horizons divers d’acquérir en
quelques années une expérience et des connaissances très étendues. L’un des associés
décrit l’entreprise comme un «établissement
de formation». Des équipes de projet ainsi
composées assurent le transfert de connaissances au sein de l’entreprise; à long terme, les
consultants pourront être affectés à tous les
domaines traités dans n’importe quel branche économique. Disposant de vastes connaissances, acquises dans le cadre de projets
de conseil pour des entreprises de tailles et
d’horizons divers ainsi que pour des organismes à but non lucratif, ces consultants sont
des candidats très prisés sur le marché des
managers. À cet égard, l’objectif de l’entreprise n’est pas tant de fidéliser ces collaborateurs que de bien les placer dans d’autres entreprises afin d’acquérir de nouveaux clients.
L’intérêt que suscite les consultants sur le
marché du travail représente un potentiel de
nouveaux mandats.
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Travailler avec les techniques les plus récentes
Une petite entreprise de logiciels réalise des
projets basés sur les technologies informatiques les plus modernes. Les employés sont
donc toujours confrontés aux dernières évolutions de la branche et doivent constamment
élaborer de nouvelles solutions. Ce processus
d’apprentissage continu est soutenu, dans la
mesure du possible, par le fait que les projets
choisis peuvent être considérés par les collaborateurs comme autant de défis technologiques. En outre, chaque employé se spécialise
dans un domaine dans lequel il devient expert.
Ces compétences offrent d’abord une grande
flexibilité opérationnelle à l’entreprise, car
elles lui permettent d’intégrer ses collaborateurs dans des projets de natures diverses. Ces
compétences rendent également les collaborateurs plus intéressants sur le marché du travail.
Néanmoins, l’objectif de l’entreprise est de fidéliser son personnel, qui jouit de toute manière d’un niveau de formation élevé, en lui
offrant cette possibilité d’apprentissage permanent.
Planification de carrière
et gestion des compétences
Dans un groupe informatique présent dans
le monde entier, les compétences requises pour
chaque poste ont été définies et publiées sur
l’intranet. En établissant son plan de carrière
avec le supérieur hiérarchique, chaque em-
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ployé a pu mettre au point un plan de développement individualisé pour les prochaines
années. Ce dernier indique les évolutions possibles, les compétences qui devraient être acquises dans cette perspective et enfin les compléments de formation, projets et postes par
lesquels il faudrait passer pour y parvenir. Ici,
le changement de poste au sein de l’entreprise
est utilisé comme un instrument de développement professionnel, raison pour laquelle le
recrutement sur le marché du travail interne
est prioritaire. Leur employabilité rend les
collaborateurs intéressants pour le marché
du travail tant interne qu’externe. Toutefois,
pour qu’ils puissent éprouver leur employabilité sur le plan interne, il faut bien sûr que les
possibilités d’emploi et de développement
au sein du groupe se renouvellent en permanence.
Le marché du travail interne
Un groupe technologique a défini des règles du jeu impératives pour le marché du travail interne. Dans le cadre d’un programme
lancé par le service du personnel d’une division, le marché du travail interne constitue
une mesure de développement professionnel
privilégiée. Un bulletin des postes vacants publié sur l’intranet permet de s’informer sur les
emplois disponibles. À qualifications égales,
les candidats internes ont la préférence et ceux
qui proviennent d’autres divisions sont également les bienvenus. Les cadres peuvent d’ailleurs débaucher les collaborateurs d’autres
départements. Les seules restrictions s’appliquent aux collaborateurs qui occupent leur
poste depuis moins de dix-huit mois ou qui
sont déjà intégrés dans un programme de développement des cadres. Le personnel cultive
ainsi son employabilité grâce aux très larges
connaissances acquises dans les diverses activités professionnelles.
Le portefeuille d’emplois
Une petite entreprise de conseil spécialisée dans le secteur de la santé recrute son
personnel dans les professions médicales et
paramédicales. Comme elle ne peut offrir
qu’un éventail restreint d’activités dans de
nouveaux domaines, elle invite ses collaborateurs à avoir un second emploi. Certains
assument ainsi des mandats externes – permanents ou provisoires – pour le compte de
l’entreprise dans des services de sauvetage
ou des cabinets. D’autres ont leur propre cabinet ou travaillent à temps partiel dans un
hôpital. L’objectif de ce dédoublement de
l’activité professionnelle est l’élargissement
des compétences individuelles et l’enrichissement, par ce biais, de la base de connaissances de l’entreprise. Pour les collaborateurs,
le fait de ne pas avoir les deux pieds dans la
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même entreprise est aussi la garantie de pouvoir quitter le nouveau champ d’activité à
n’importe quel moment.
Un soutien à l’employabilité réservé
aux collaborateurs performants
Une entreprise de services d’information a
mis en œuvre un processus de réorganisation
en profondeur accompagné d’une restructuration du personnel. En raison de l’évolution
technologique, les activités professionnelles
nécessitant des compétences techniques manuelles sont supprimées au profit de nouvelles
activités requérant des connaissances informatiques. Les collaborateurs possédant ces
compétences manuelles sont remplacés par
des personnes disposant du savoir-faire informatique demandé. Tous les employés sont répartis en quatre groupes sur la base des dimensions «performance» et «connaissance».
Seuls ceux dont la performance et/ou le potentiel sont élevés se voient proposer un soutien à l’employabilité. Ceux dont la performance et les compétences sont limitées ne
bénéficient que des mesures de perfectionnement nécessaire pour poursuivre leur activité
actuelle. De ce fait, leurs chances d’acquérir les
connaissances dont l’entreprise aura besoin à
l’avenir diminuent constamment. Si elle ne les
aide pas à rester employables, l’entreprise ne
leur garantit pas pour autant la sécurité de
l’emploi. Dans certains départements, les possibilités d’acquérir une large base de compétences sont de toute manière restreintes en
raison d’une très forte division du travail.
L’entreprise mise sur la spécialisation des employés dans son propre domaine d’activité. Il
serait pourtant préférable de soutenir individuellement l’employabilité de tous les collaborateurs.
Spécialisation plutôt qu’employabilité
Dans une clinique privée, la spécialisation
du personnel soignant est la règle. Dans un
service, les employés peuvent effectuer toutes
les tâches courantes, à l’exception de quelques-unes très spécialisées. Dans les services
couvrant plusieurs domaines, la spécialisation est évidemment moins grande. L’insertion dans d’autres services sans une période
d’adaptation n’est pas possible et n’est d’ailleurs que rarement souhaitée.Les changements
de poste et la rotation des tâches entre services
ne sont pas courants. Selon les responsables, les
avantages de la continuité au sein d’une équipe
surpassent ceux d’une plus grande flexibilité du
personnel dans l’entreprise. Le personnel soignant développe ainsi ses compétences dans le
domaine où il travaille, mais son employabilité
n’est pas suffisante pour envisager, par exemple, une mutation dans un autre secteur de soins ou dans une autre clinique.
Thème du mois
Dans une clinique privée, la spécialisation
du personnel soignant est la règle. L’insertion dans d’autres services sans une période
d’adaptation n’est pas possible et n’est d’ailleurs que rarement souhaitée.
Encadré 1
Bibliographie
– Anderson N. et Schalk R., «The Psychological contract in retrospect and prospect»,
éditorial du Journal of Organizational Behavior, 19 (Special Issue), 1998, 637–647.
– Arvanitis S., Hollenstein H. et Marmet D.,
Numerical or Functional Labour Flexibility:
What is at Stake for the Swiss Economy?,
Arbeitspapiere n°64, Zurich, Centre de recherches conjoncturelles (KOF), EPF, 2002.
– Bergmann B., Fritsch A., Göpfert P., Richter F., Wardanjan B. et Wilczek S. (éd.),
Kompetenzentwicklung und Berufsarbeit,
Münster, 2000.
– Bollérot P., «Arbeitnehmer und Arbeitgeber: Zwei Akteure der Beschäftigungsfähigkeit», in P. Weinert (éd.), Beschäftigungsfähigkeit: Von der Theorie zur Praxis,
Berne, 2001, pp. 81–132.
– Gazier B., «Beschäftigungsfähigkeit: Ein
komplexer Begriff», in P. Weinert (éd.),
Beschäftigungsfähigkeit: Von der Theorie
zur Praxis, Berne, 2001, pp. 19–46.
– Lombriser R. et Uepping H. (éd.), Employability statt Jobsicherheit, Neuwied, 2001.
– Raeder S. et Grote G., «Flexibilität ersetzt
Kontinuität. Veränderte psychologische
Kontrakte und neue Formen persönlicher
Identität», Arbeit. Zeitschrift für Arbeitsforschung, Arbeitsgestaltung und Arbeitspolitik, 10 (4), 2001, pp. 352–364.
Photo: Keystone
Conclusion sur les enquêtes
Quelle utilité pour l’entreprise ?
Globalement, il apparaît que, dans la pratique, l’employabilité est définie de manière
trop restrictive comme la capacité à trouver un
nouvel emploi dans le même domaine professionnel et pour une activité apparentée. Cette
définition ignore cependant une réalité, celle
de la flexibilisation du travail qui se traduit par
une lente évolution des exigences auxquelles
les employés doivent répondre. Les champs
d’activités s’élargissent et requièrent des compétences plus vastes, diversifiées et polyvalentes. On ne peut donc dire d’une personne
qu’elle est employable que si elle peut rester active dans les conditions décrites et développer
ses compétences dans la direction exigée par
le marché du travail.
Il est largement admis que l’activité professionnelle est essentielle au développement des
compétences. On souhaiterait d’ailleurs que
celui-ci soit plus soutenu sur le lieu de travail.3
Cela implique que les employeurs assument
leur responsabilité dans le maintien de l’employabilité de leur personnel et conçoivent les
processus de travail dans cette perspective.4
Ces exemples montrent pourtant que l’employabilité peut être intégrée dans les processus de travail et de gestion, et que tant l’entreprise que le personnel en tire des bénéfices. La
condition est que l’employeur donne à ses employés la possibilité de développer leurs compétences. Toutefois, il est de la responsabilité de l’employeur de structurer ce processus,
même si les employés ne le demandent pas explicitement.
Des collaborateurs très compétents sont
plus polyvalents et peuvent donc être affectés
avec plus de souplesse à des tâches ou projets de natures diverses. Cela assure une plus
grande flexibilité opérationnelle à l’entreprise
et facilite l’adaptation de l’organisation interne du travail à l’évolution du contexte général.5 L’employabilité n’est donc pas seulement
un avantage pour la recherche d’un emploi sur
le marché du travail externe. Elle favorise aussi
la flexibilité de l’entreprise.
12 La Vie économique Revue de politique économique 11-2003
3 Voir Bergmann et al., 2000.
4 Voir Bollérot, 2001.
5 Voir Arvanitis, Hollenstein & Marmet, 2002.