lingots d`aluminium

Transcription

lingots d`aluminium
PECHINEY
VENDU
GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PLUS
GRAND GROUPE
INDUSTRIEL FRANÇAIS
Collection Libres Opinions
Dans la même collection
Benjamin Frémaux, Clémentine Marcovici
Stratèges d'entreprises,
fashion victims ou fashion leaders?
Oliver David Adeline Fabre
Les Economies d’énergie dans l’habitat existant
Une opportunité si difficile à saisir ?
Emmanuel Farhi, Nicolas Lambert
Les entreprises face à la politique européenne de la concurrence
Mourad Haddad et Arnaud Tomasi
Le haut débit
Un enjeu pour les collectivités territoriales ?
François Bordes, Gonzague de Pirey
La Belgique impertinente
Comprendre la Belgique pour deviner l'Europe
 Photo de couverture :
ISBN : 9782911762888
Dépôt légal : octobre 2007
Achevé d’imprimer en 2007 (Paris)
Tous droits de reproduction, d’adaptation et
d’exécution réservés pour tous pays
A Mireille, Thierry et Frédéric
AVANT-PROPOS
Ce livre n'aurait pas vu le jour sans l'aide spontanée que m'ont apportée de nombreux anciens dirigeants de Pechiney et d'Alcan.
Après avoir quitté Pechiney début 1983, ma carrière est restée
concentrée sur l'industrie de l'aluminium, chez Alcoa/Alumax, puis
comme consultant indépendant à partir de 1998. Ayant passé plus de
40 ans dans cette industrie, je souhaitais partager avec le lecteur certaines remarques, commentaires et analyses qui reflètent l'expérience
fascinante que j'ai eu la chance de vivre personnellement. Une entreprise est un milieu vivant fait d'hommes, de relations humaines et de
contraintes internes et externes. Nous jugeons en permanence les actions prises, quel que soit notre niveau hiérarchique. C'est le bagage
de souvenirs que nous gardons à l'heure de la retraite.
Ce travail historiographique, aussi complet que possible, se devait
d'être accompagné d'une courte analyse de l'histoire des sociétés qui
furent liées à Pechiney. Ugine et Kuhlmann ont joué un rôle déterminant jusqu'à la nationalisation en 1982. Alcan, société d'aluminium
canadienne, a été ensuite un acteur majeur à partir de 1999 et jusqu'à
l'acquisition de Pechiney en 2003.
De nombreux et captivants entretiens, notamment avec les trois derniers présidents de Pechiney, m'ont permis de mieux comprendre la
vie industrielle de la société. La très riche documentation de l'Institut
pour l'histoire de l'aluminium a été déterminante pour l'analyse des
faits (rapports annuels, publications, notes d'entretiens, etc.). Les archives du Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie ont
9
VENDU
aidé à comprendre les relations entre une société d'Etat et les pouvoirs
publics. De nombreux documents internes ont permis de saisir une
partie de la vie intime de la société Pechiney. Notre connaissance des
faits, bien qu'incomplète, servit de guide. Cet ouvrage n'est ni un traité
académique d'histoire, ni un essai polémique.
Ce livre doit beaucoup à l'aide et aux conseils reçus, tant au niveau de
l'analyse que de la révision du texte. Nous devons aux professeurs Cécile Morrisson, Christian Morrisson et Dominique Barjot leurs
conseils, à Maurice Laparra, président de l'Institut pour l'histoire de
l'aluminium, ses suggestions et l'organisation des contacts, à Jean
Loyer son analyse détaillée de la première ébauche. Mon camarade
Marc Descollonges utilisa ses talents pour structurer, alléger et mettre
en forme le manuscrit. Marie-Hélène Bianchet suivit pas à pas les travaux de recherche et assura les contacts en France. Mon ami d'enfance, François Vinçotte, enrichit l'ouvrage de ses talents d'écrivain en
acceptant la tache de rapporteur pour les éditions de l'Ecole des Mines. En annexe figure la liste de mes mentors dont je souhaite avoir
traduit fidèlement les pensées.
Cette histoire valait bien d'être racontée. Je l'ai écrite avec enthousiasme et honnêteté. Quel que soit le résultat final, l'industrie de l'aluminium doit beaucoup aux dizaines de milliers de Français qui ont
contribué pendant plus d'un siècle à son extraordinaire développement.
Atherton, Californie
Juin 2007
10
INTRODUCTION
Grandeur et Décadence de Pechiney
Dans la France industrielle, un secteur était particulièrement
français. Il était né sur notre sol, il avait connu un rayonnement technologique mondial, et il avait contribué au développement de nos vallées de montagne, avant l'avènement du tourisme, en y installant les nécessaires centrales hydroélectriques. Il s'agit de l'industrie de l'aluminium, qui fut l'un des
fleurons de notre développement industriel, au point qu'au début du XXe siècle l'aluminium était connu comme le métal
français, et que le minerai découvert près du village des Baux
en Provence est universellement encore appelé bauxite, même
en Chine. L'aluminium, c'était Pechiney.
Cet ouvrage est consacré à l'histoire de Pechiney depuis les
années 1960 jusqu'à la vente à Alcan en 2003, en mettant l'accent sur l'aluminium. L'histoire de Pechiney est un chef d'œuvre de complexité si on la compare à celle d'Alcan, d'Alcoa ou
même d'Hydro Aluminium en Norvège. Pour tous ceux qui
sont intéressés par l'histoire de l'aluminium et la structure de
l'industrie, les annexes 1 et 2 regroupent deux courts développements sur le sujet.
Le groupe Pechiney, après la fusion avec Ugine (aciers spéciaux) et Kuhlmann (chimie), était devenu le plus grand
groupe industriel français en 1971. Son chiffre d'affaires était
deux fois supérieur à celui d'Alcan, la société canadienne
d'aluminium.
11
VENDU
Dans sa lettre aux actionnaires du mercredi 12 novembre
2003, Jean-Pierre Rodier, le dernier PDG de Pechiney, recommandait à ses actionnaires, avec l'appui de son conseil
d'administration, d'accepter l'offre non sollicitée d'Alcan de
rachat des actions de Pechiney, mettant un point final à la
grande aventure franco-française de l'aluminium.
Une croissance tous azimuts jusqu'en 1971, qui conduisit à la
formation de Pechiney Ugine Kuhlmann, sera suivie d'une
longue période de décadence qui conduira à la quasi-faillite de
1981. La nationalisation permit la survie d'une société diminuée, avec l'abandon des aciers et de la chimie. Cette société
d'Etat reprit alors son périmètre d’avant 1970 après sa grande
expansion des années 1960 et l’acquisition de Tréfimétaux,
son homologue français pour les alliages cuivreux. Pendant la
première partie de la période nationalisée (1982-1985), il y eut
un remarquable renouveau grâce aux deux présidents successifs, Georges Besse et Bernard Pache. Puis, sous la présidence
de Jean Gandois (1986-1994), Pechiney fit une acquisition
malheureuse pour certains, audacieuse pour d'autres, mais
payée très chère, d'American National Can (ANC 1). Après
cette acquisition, la direction générale eut bien des difficultés
à décider si l'avenir était dans l'emballage ou dans la filière
aluminium. Cette acquisition fut suivie d'un déclin financier
aggravé par la crise du métal russe du début des années 1990
décrite dans le chapitre 6. La privatisation de 1995, qui ne vint
pas au meilleur moment, donna un nouvel élan, mais au prix,
dans une atmosphère de braderie, d'une vente d'actifs qui
comptaient parmi les meilleurs (dont Howmet aux Etats-Unis).
Cette braderie était la conséquence d'un calendrier de privatisation trop rigide et trop court. Des tentatives de fusion avec
Alcan, Algroup, puis avec le transformateur d'aluminium Co-
1
En 1988, Pechiney acquérait la plus grande compagnie mondiale d'emballages,
"American National Can". ANC était une société américaine qui provenait de l'achat
par le groupe Triangle de la "National Can Corporation" en 1985, et de l'"American
Can Corporation" en 1986.
12
Grandeur et Décadence de Pechiney
rus 2, échouèrent toutes pour des raisons que nous développons
dans les chapitres 9 et 10. Ces échecs firent de Pechiney une
proie facile pour Alcan.
L'instabilité stratégique observée tout au long de cette histoire
peut être illustrée par l'attraction erratique vers quatre pôles
qui furent dominants l'un après l'autre ou quelquefois simultanément. On peut imaginer quatre sirènes essayant de séduire la
direction de Pechiney ou les pouvoirs publics, en leur chantant
les louanges de leur environnement. Ces quatre sirènes étaient
aux pôles des directions stratégiques vers lesquelles Pechiney
pouvait naviguer.
1. La première sirène est franco-française. Elle préconisait
le développement en France.
2. La deuxième sirène est l'opposée de sa sœur francofrançaise, elle parle de nombreuses langues et chante
les vertus du monde international.
3. La troisième sirène est celle de l'aluminium, l'héritage
traditionnel de Pechiney, mais elle encourage tantôt la
production du métal primaire (lingots d'aluminium),
tantôt l'intégration verticale, se rapprochant du
consommateur d'aluminium en favorisant la transformation.
4. La quatrième sirène se fait l'avocat de la diversification. Il faut faire autre chose que de l'aluminium. C'est
la plus vocale des sirènes, et elle se passionne pour le
cuivre, la chimie, les aciers, et les produits de haute
technologie.
2
Ironiquement, une partie des activités de Corus comportait l'ancienne société belge
Sidal, qui faisait partie du réseau des sociétés de transformation de Pechiney dans
les années 1960.
13
VENDU
Pechiney était constamment à l'écoute du chant de ces quatre
sirènes, mais l'une ou l'autre d'entre elles fut toujours la favorite à un moment donné. La navigation se faisait essentiellement entre deux possibilités : (1) France et international; (2)
aluminium et diversification.
Au début de notre histoire, en 1960, Pechiney écoutait les sirènes aluminium et international. A la fin des années 1960,
c'était la sirène franco-française et celle de la diversification
qui reprenaient de la voix. Toutefois il fut décidé d'entreprendre simultanément la construction de deux grandes usines
d'électrolyse en 1968 (Eastalco aux Etats-Unis et PNL aux
Pays-Bas), ce qui allait affaiblir la situation financière.
Les chapitres 1 et 2 retracent l'histoire de l'expansion de Pechiney jusqu'à la constitution de Pechiney Ugine Kuhlmann.
Puis dans les années 1970, avec PUK, les quatre sirènes
chantaient ensemble et la direction ne savait plus laquelle
écouter. Les chapitres 3 et 4 retracent l'histoire des changements (1971-1981) économiques et autres dans le monde et
celle de Pechiney Ugine Kuhlmann qui était devenu un empire
14
Grandeur et Décadence de Pechiney
immobile. L'incohérence stratégique avait succédé à la cohérence des années passées.
En 1981, la sirène franco-française rosit, réorganise la société,
et renvoie tout le monde à la case départ de 1970, sans toutefois abandonner le projet Tomago en Australie, décidé en
1980. Cette sirène a de nombreux amis. Elle veut reprendre les
choses en main. On l'écoute. Puis la sirène internationale se
réveille et convainc facilement la direction, car elle est alliée
à la sirène de la diversification. Pechiney repart outreatlantique et se passionne pour l'emballage. La sirène francofrançaise proteste avec celle de l'aluminium. Elle se voit offrir
un projet aluminium à Dunkerque, mais ne peut pas trancher
sur la marche à suivre. Les chapitres 5 et 6 traitent des relations complexes dans une entreprise d'un Etat propriétaire trop
sensible aux atermoiements de la politique.
En 1995, la sirène franco-française n'était plus rose, la sirène
aluminium n'avait plus de voix et Pechiney se mit à écouter
une amie de la sirène internationale, qui chantait sur les rives
du Saint-Laurent au Québec. Mais la sirène québécoise entonnait aussi comme Carmen : "Si tu ne m'aimes pas, je t'aime et
si je t'aime prends garde à toi". Les chapitres 8, 9, et 10 décrivent la fin de Pechiney, redevenue société privée en 1995.
Un observateur venu d'un autre monde, voyant toute cette
agitation stratégique entre les quatre pôles représentés par nos
quatre sirènes, aurait conclu facilement que Pechiney était
animé d'un mouvement "brownien" et ne savait jamais ce qu'il
voulait exactement. Et pendant cette période, les concurrents
Alcan et Alcoa n'écoutaient que la sirène aluminium et sa sœur
internationale.
L'étude de toutes ces stratégies aux couleurs multiples pourrait
être distrayante si l'on passait sous silence les milliers d'emplois perdus. La responsabilité des échecs a été très partagée,
entre les difficultés à maîtriser une évolution incontrôlable de
l'industrie des biens primaires et les erreurs des dirigeants, des
15
VENDU
responsables syndicaux, et des responsables politiques qui
n'ont vu, ni où, ni quand, il fallait agir ou changer de cap.
Les années de calme dans le monde industriel de l'aluminium
durèrent à peine quatre ans. Poussé par la soif insatiable des
actionnaires pour le profit, les grandes manœuvres de consolidation reprirent en mai 2007. Nous avons ajouté une postface
à l'ouvrage car Alcan est en train d'être vendu à son tour. Sic
transit gloria !
16
CHAPITRE 1
La Croissance par Acquisitions et Investissements
(1961 à 1970)
Dans la brève histoire que se racontent en annexe 1 nos deux
amis en voyage à Thury-Harcourt, village de Paul Héroult, Pechiney sortit très affaibli de la dernière guerre en 1945,
comme d'ailleurs toute l'industrie française. Pour comble de
malheur, Pechiney fut spolié de ses ressources hydroélectriques en 1946 par le gouvernement français. Ce n'était que le
début malheureux des interventions politiques vis-à-vis de Pechiney. Cette politique énergétique désastreuse pour l'industrie
de l'aluminium en France ne fut imitée ni outre-Atlantique visà-vis d'Alcan ou d'Alcoa, ni en Norvège vis-à-vis de l'industrie
norvégienne de l'aluminium 3.
Fort heureusement, un déficit chronique de métal pour la reconstruction d'après-guerre, un marché protégé, et l'enthousiasme des employés de Pechiney, permit un redémarrage rapide des installations, puis une croissance accélérée. Dès
1948, la production d'aluminium combinée de Pechiney et
d'Ugine retrouva son niveau de 1939. Elle continua à bénéficier jusqu'en 1960 d'une croissance au rythme effréné de près
de 20% par an.
3
L'industrie nordique de l'aluminium allait bénéficier d'un accord raisonnable avec
le gouvernement norvégien qui assura sa prospérité et lui permit d'avoir la seule
compagnie d'aluminium européenne importante encore en vie en 2003.
17
VENDU
C'est en 1961 que commence notre histoire du Pechiney moderne. Pechiney comptait alors parmi les dix premières entreprises privées françaises, avec un long héritage. Son dynamisme et sa compétence dans les métiers exercés lui conféraient réputation et respect. C'était cette image de Pechiney
appelée "la compagnie" par ses employés qui sera notre point
de départ. Comme toutes les affaires privées du monde, cette
société consistait en des hommes 4, des métiers pour produire
dans un marché, une technologie, des ressources financières,
et des actionnaires. A côté de ces variables endogènes, la
"compagnie" vivait au milieu de variables exogènes comme la
croissance économique, les influences politiques et sociales, et
la concurrence.
1. Profil et situation de Pechiney dans le monde des affaires
Les deux activités principales étaient l'aluminium et la chimie.
La raison sociale était "Pechiney, compagnie de produits chimiques et électrométallurgiques". Le mot aluminium n'y figurait pas, à la différence de ses grands concurrents, Alcoa
(Aluminum Company of America) ou Alcan (Aluminum Canada).
Mais qu'était Pechiney ? Le rapport du conseil d'administration en date du 24 mars 1961 faisait état d'un chiffre d'affaires
(non consolidé) voisin de 1 milliard de francs, dont 30% à
l'export, et d'un profit modeste de 35 millions après impôts de
66 millions. Ce rapport était accompagné d'une longue liste de
projets, résultat d'un effort d'investissements supérieurs à 20%
du chiffre d'affaires. Il reflétait déjà la marque d'un contrôle
4
Dans ce livre, le lecteur, et la lectrice, voudront bien nous pardonner d'avoir utilisé,
par souci de simplicité, le masculin générique pour la concision du texte. "Le mot
"homme" est un terme générique qui embrasse les femmes" (Gérard de RohanChabot). "Mon Dieu, que l'homme est compliqué quand c'est une femme!" (Fédor
Dostoïevski)
18
La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970
des prix en France, qui limitait les marges et les capacités
d'investissement.
La direction générale était très stable, avec des dirigeants qui
avaient fait carrière dans la maison. Le patron, Raoul de Vitry,
figurait comme le grand chef d'une industrie en pleine expansion. Sa mission était de suivre le rythme du développement
mondial et d'y assurer une place pour la société. Sa devise
était "audace et mesure". Pierre Jouven fut nommé directeur
général en 1962. Entré en 1942, il avait dirigé la chimie dès
1948 puis la division aluminium en 1956. Paul Jean avait remplacé Jouven à la chimie, puis avait pris la direction de Pechiney Saint-Gobain. Tous étaient anciens élèves de l'Ecole Polytechnique et ingénieurs du Corps des Mines, et leur différence d'âge permettait d'assurer la continuité. Jouven avait 13
ans de moins que de Vitry, et Jean était de 12 ans son cadet.
Pour compléter le tableau, Philippe Thomas, polytechnicien
lui aussi, avait 10 ans de moins que Jouven. Il était entré à la
compagnie en 1940 après l'armistice et, après avoir présenté le
concours de l'inspection des finances, passa plusieurs années
dans la haute administration. Il rejoignit Pechiney en 1954
comme directeur de l'électrothermie.
Tous ces dirigeants étaient très conscients de leurs missions et
responsabilités. Les affaires étaient conduites suivant des règles d'éthique stricte, et le personnel, surtout cadre, était
considéré et même choyé dans une atmosphère paternaliste. La
croissance à l'étranger ne pouvait d'ailleurs se faire sans des
ingénieurs qui acceptaient l'expatriation.
Les ingénieurs, agents de maîtrise et autres cadres étaient très
motivés durant cette période d'expansion rapide, où les occasions de promotion étaient nombreuses. Cependant les ingénieurs, qui avaient été la cheville ouvrière du renouveau, se
trouvèrent peu à peu coiffés par un groupe d'anciens hauts
fonctionnaires. Raoul de Vitry avait acquis la certitude, dès
l'année 1955, que l'avenir de Pechiney était international et
qu'il était très difficile de mettre en place cette stratégie avec
les hommes en place. Jacques Marchandise, qui venait de la
19
VENDU
Caisse Centrale de la France d'outre-mer, était l'une des premières recrues, et il proposa rapidement à Francis Gutmann de
se joindre à lui. Gutmann avait 26 ans. Les années 1955-56
marquèrent le début de négociations du Marché Commun, que
les Français ne pouvaient envisager que dans une perspective
eurafricaine, comme on disait à l'époque. Marchandise et
Gutmann eurent la tâche difficile de gérer les projets en Guinée et au Cameroun.
La narration des évènements africains dépasserait largement le
cadre de cet ouvrage, tant elle fut complexe. André Jacomet
était de la même promotion au Conseil d'Etat que Jacques
Marchandise. A la suite du discours du Général de Gaulle sur
l'Algérie algérienne, il fut rapporté que Jacomet, alors un des
plus hauts fonctionnaires en Algérie, s'exprima en diatribes
contre cette politique, ce qui lui valut d'être remercié et rayé
du Conseil d'Etat, et l'amena à se réfugier dans le privé, où il
rejoignit Pechiney en 1962.
Les activités chimiques posaient plusieurs problèmes en 1960.
Les chapitres suivants aborderont à ce sujet la structure de
l'industrie chimique en France. Les analyses de l'époque,
conduites par Pechiney, étaient déjà très pertinentes. Il y avait
un fractionnement excessif entre un grand nombre de sociétés
de taille insuffisante, avec une duplication des emplois aussi
bien dans les fabrications que dans la recherche. Le chiffre
d'affaires des grandes sociétés chimiques allemandes ou américaines était de 10 à 20 fois supérieur à celui des françaises.
Vitry était convaincu que cette infériorité risquait d'avoir des
conséquences graves avec la libération grandissante des
échanges. En première étape, il fut décidé en 1960 de constituer avec Saint-Gobain une société en parité qui regroupait les
principales activités chimiques des deux groupes. Il ne restait
alors chez Pechiney qu'une participation dans la compagnie
Salinière de la Camargue (SALICAM), et une autre dans
Naphtachimie en association avec la société des pétroles BP 5.
5
Ces deux participations seront d'ailleurs vendues pendant la période
1961-1970.
20
La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970
Pechiney était alors devenu essentiellement une société d'aluminium.
La structure de l'industrie de l'aluminium était, et est toujours,
relativement simple. On peut dresser le tableau suivant :
•
•
•
Il y a deux segments d'activité : l'amont qui englobe la
production de métal primaire, l'aval qui transforme le
métal en produits utilisables par le marché (tôles,
feuilles, profilés, etc.). Les règles du secteur amont
n'ont pas changé depuis les temps de la naissance de
l'industrie. Il faut toujours de la bauxite (le minerai), de
l'électricité, et des ressources financières, car l'industrie
est très capitalistique. Le prix élevé de l'énergie électrique était un problème en France. Le secteur aval de la
transformation était plus dispersé, avec des usines qui
devaient servir différents marchés de plus en plus
concurrentiels. La taille des outils était importante pour
certains produits, moins pour d'autres. Des projets coûteux de développement de mise en œuvre de procédés
nouveaux étaient encore essayés, sans succès par Pechiney ou ses concurrents. Il n'y eut donc pas de révolution
technologique.
Pechiney était relativement peu intégré en aval de
l’électrolyse, sauf dans Cegedur (40% de participation)
dont l’usine d’Issoire (tôles et profils) avait été décidée
par le gouvernement qui voulait disposer d’une installation de laminage de tôles aéronautiques (déjà !) loin
des frontières et à l’abri des bombes (d’où son toit
construit comme celui d’un blockhaus). Mais des efforts
d'implantation à l'étranger avaient commencé en Espagne, en Belgique, en Argentine et au Liban. Le choix de
certaines de ces affaires ne s'avéra pas très heureux.
En 1960, Pechiney produisait un peu plus de 300.000
tonnes d'aluminium primaire, soit 7% de la production
mondiale. Le marché connaissait une croissance exceptionnelle, de l'ordre de 8 à 10% par an. L'Amérique du
Nord produisait et consommait plus de 50% de l'alumi21
VENDU
•
•
nium dans le monde. Le marché français était encore
modeste, avec une consommation par habitant de moins
de 50% de son homologue américain, mais il croissait
rapidement. Le marché français restait protégé. En
1958, le droit à l'importation sur le lingot était de 20%.
Mais tout cela allait changer rapidement et, dès 1968,
les droits tombèrent à 9% pour les importations hors
marché commun et à 0% pour les produits intérieurs.
Les produits étaient semblables à ceux décrits en annexe 2. Toutefois la part de l'emballage était réduite,
car il n'y avait pas encore de canettes en aluminium.
Les domaines de la technologie et de la recherche
étaient la force principale, et l'on n'avait jamais négligé
les efforts, même dans les périodes les plus sombres.
Grâce à la croissance, aux programmes de formation, à
la dévotion à la recherche appliquée et théorique dans
plusieurs centres, un "esprit Pechiney" s'était développé
et contribuait à l'excellente motivation du personnel. Le
monde était acheteur de la technologie Pechiney, qui
l'avait vendue au Japon, à Formose, en Amérique du
Nord, et même dans les pays de l'Est comme la Roumanie et la Pologne. La compétence technique dans la
métallurgie permettait de s'implanter dans diverses affaires internationales, et ce n'était que le début.
Sur le plan financier, le développement exceptionnel de
la décennie précédente avait nécessité un effort très
soutenu d'investissements. En 1960, les comptes
n'étaient pas consolidés, et la lecture du bilan nécessitait un examen de ceux de SEICHIME (Société d'Exploitation et d'Intérêts Chimiques et Métallurgiques).
En effet, en 1946, la société avait cédé à un holding financier une partie importante de son portefeuille pour
faciliter le financement des filiales. Malgré de nombreuses augmentations de capital, il avait fallu s'endetter et, en 1961, après l'important investissement de Noguères (usine et centrale électrique près de Pau), les
dettes à court terme et à long terme étaient légèrement
22
La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970
•
supérieures aux fonds propres. Ces mêmes dettes ne représentaient que 35% du passif fin 1951.
Depuis 1945, grâce au paiement en actions de l'impôt
de solidarité nationale, l'Etat était devenu l'actionnaire
le plus important de Pechiney. Il était suivi par la CGE
(Compagnie Générale d'Electricité), avec 2% du capital.
Il y avait aussi près de 200.000 petits actionnaires, et
les banques ne jouaient pas un rôle important car elles
s'intéressaient plus aux prêts qu'aux investissements.
Pechiney opérait dans un environnement économique et politique complexe, dont les lignes principales sont les suivantes :
•
•
•
Les économies des pays développés (Amérique du
Nord, Europe et Japon) connaissaient une période d'expansion rapide. Une élasticité de consommation de
l'aluminium supérieure à 1 se traduisait par un accroissement de la demande de 8 à 10% par an. Le maintien
de la position concurrentielle demandait donc des efforts d'investissement très substantiels.
Six groupes dominaient l'industrie et contrôlaient 70%
de la production qui était de 4,2 millions de tonnes de
métal primaire en 1960. Les quatre premiers groupes
étaient nord-américains : Alcoa, Alcan, Reynolds et
Kaiser (voir annexe 1). Pechiney était en cinquième position, devant Alusuisse ce qui lui assurait la première
place en Europe. L'ouverture du Marché Commun et la
libération des échanges laissaient prévoir le passage à
une situation plus concurrentielle. Les groupes nordaméricains, qui avaient profité de l'effort de guerre,
étaient plus puissants que leurs concurrents européens,
et bénéficiaient d'une situation financière solide et
d'une intégration vers l'aval plus développée. Ils ne cachaient pas leurs ambitions d'expansion en Europe, ce
qui était vu chez Pechiney comme une menace.
Les relations avec l'Etat tenaient, et tiennent toujours,
une place importante en France. C'est une caractéristique de notre pays en comparaison des Etats-Unis par
23
VENDU
•
exemple. L'origine des dirigeants de Pechiney (anciens
hauts fonctionnaires) créait une certaine osmose avec
les grands corps d'Etat qui conseillaient les politiques.
La régulation économique et sociale respectait les principes de 1945 définis comme ceux de "la planification
et la commandite publique dans le cas d'une économie
mixte". L'évolution mondiale de l'économie et des marchés laissait entrevoir une orientation vers un concept
de création de champions nationaux pour mieux résister
à la pression concurrentielle. Les interventions de l'Etat
iront d'ailleurs crescendo jusqu'à la nationalisation de
1982.
Dans le domaine social, les conflits de travail étaient
rares. Dans les usines très provinciales où l'embauche
était considérée comme une promotion sociale pour des
employés d'origine paysanne et pauvres. Les déficits de
main d'œuvre nécessitaient l'emploi de temps à autre de
travailleurs étrangers mais en nombre limité. La politique était considérée comme paternaliste : logement,
coopérative, dispensaire, etc., mais il fallait pallier l'insuffisance d'infrastructure dans des coins reculés
comme l'Argentière ou Riouperoux. La situation se dégrada lentement pendant 10 années. Régulièrement, la
revue communiste "Economie et Politique", déformant
les faits et enfermant son analyse sur l'hexagone dans
un marché en pleine évolution mondiale, attaqua Pechiney pour ses relations avec les banques et la tarification
de l'électricité. Ces attaques allèrent en s'amplifiant et
provoquèrent une surenchère entre les différentes organisations syndicales.
C'est dans ce contexte que la stratégie pendant la décade se
résuma ainsi :
 Croissance en amont dans les régions où il y a
des ressources minérales et énergétiques.
 Intégration vers l'aval à l'image des concurrents.
 Compétition avec les producteurs nordaméricains pour protéger le marché européen.
24
La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970
 Utilisation du levier de l'avantage technologique.
 Diversification dans les matériaux d'avenir pour
les marchés aéronautiques et nucléaires.
 Compléter l'abandon de la chimie et éventuellement des ferroalliages.
2. Les réalisations de Pechiney pendant la période 19611970
Deux initiatives stratégiques virent le jour pendant la période
de 1961 à 1970 :
• Expansion, essentiellement internationale, pour le secteur amont de l'aluminium (production de lingots), mais
très française pour le secteur aval de la transformation.
• Première diversification importante dans le domaine de
la transformation du cuivre.
L'expansion de l'aluminium
La sirène internationale chantait les avantages d'une expansion
partout où il y avait de la bauxite, de l'énergie ou un marché.
Ce marché débordait de très loin les frontières de la France, et
même de l'Europe, car l'Amérique du Nord était le premier
consommateur -et producteur- du monde. Cette expansion se
fit chronologiquement en plusieurs étapes.
La première phase de cette expansion, citée pour mémoire, et
théoriquement la plus facile, se réalisa en direction des territoires d'outre-mer. La Guinée, dont les gisements de bauxite
avaient été reconnus dès 1942, était désignée pour des projets
d'expansion grandiose : hydroélectricité, alumine, et même
électrolyse. Des aménagements hydroélectriques étaient aussi
prévus au Cameroun. Deux usines, plus modestes que celles
des plans, virent le jour
• en 1957, une usine d'électrolyse de 45.000 tonnes de
capacité par an à Edéa au Cameroun,
25