lingots d`aluminium
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PECHINEY VENDU GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PLUS GRAND GROUPE INDUSTRIEL FRANÇAIS Collection Libres Opinions Dans la même collection Benjamin Frémaux, Clémentine Marcovici Stratèges d'entreprises, fashion victims ou fashion leaders? Oliver David Adeline Fabre Les Economies d’énergie dans l’habitat existant Une opportunité si difficile à saisir ? Emmanuel Farhi, Nicolas Lambert Les entreprises face à la politique européenne de la concurrence Mourad Haddad et Arnaud Tomasi Le haut débit Un enjeu pour les collectivités territoriales ? François Bordes, Gonzague de Pirey La Belgique impertinente Comprendre la Belgique pour deviner l'Europe Photo de couverture : ISBN : 9782911762888 Dépôt légal : octobre 2007 Achevé d’imprimer en 2007 (Paris) Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays A Mireille, Thierry et Frédéric AVANT-PROPOS Ce livre n'aurait pas vu le jour sans l'aide spontanée que m'ont apportée de nombreux anciens dirigeants de Pechiney et d'Alcan. Après avoir quitté Pechiney début 1983, ma carrière est restée concentrée sur l'industrie de l'aluminium, chez Alcoa/Alumax, puis comme consultant indépendant à partir de 1998. Ayant passé plus de 40 ans dans cette industrie, je souhaitais partager avec le lecteur certaines remarques, commentaires et analyses qui reflètent l'expérience fascinante que j'ai eu la chance de vivre personnellement. Une entreprise est un milieu vivant fait d'hommes, de relations humaines et de contraintes internes et externes. Nous jugeons en permanence les actions prises, quel que soit notre niveau hiérarchique. C'est le bagage de souvenirs que nous gardons à l'heure de la retraite. Ce travail historiographique, aussi complet que possible, se devait d'être accompagné d'une courte analyse de l'histoire des sociétés qui furent liées à Pechiney. Ugine et Kuhlmann ont joué un rôle déterminant jusqu'à la nationalisation en 1982. Alcan, société d'aluminium canadienne, a été ensuite un acteur majeur à partir de 1999 et jusqu'à l'acquisition de Pechiney en 2003. De nombreux et captivants entretiens, notamment avec les trois derniers présidents de Pechiney, m'ont permis de mieux comprendre la vie industrielle de la société. La très riche documentation de l'Institut pour l'histoire de l'aluminium a été déterminante pour l'analyse des faits (rapports annuels, publications, notes d'entretiens, etc.). Les archives du Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie ont 9 VENDU aidé à comprendre les relations entre une société d'Etat et les pouvoirs publics. De nombreux documents internes ont permis de saisir une partie de la vie intime de la société Pechiney. Notre connaissance des faits, bien qu'incomplète, servit de guide. Cet ouvrage n'est ni un traité académique d'histoire, ni un essai polémique. Ce livre doit beaucoup à l'aide et aux conseils reçus, tant au niveau de l'analyse que de la révision du texte. Nous devons aux professeurs Cécile Morrisson, Christian Morrisson et Dominique Barjot leurs conseils, à Maurice Laparra, président de l'Institut pour l'histoire de l'aluminium, ses suggestions et l'organisation des contacts, à Jean Loyer son analyse détaillée de la première ébauche. Mon camarade Marc Descollonges utilisa ses talents pour structurer, alléger et mettre en forme le manuscrit. Marie-Hélène Bianchet suivit pas à pas les travaux de recherche et assura les contacts en France. Mon ami d'enfance, François Vinçotte, enrichit l'ouvrage de ses talents d'écrivain en acceptant la tache de rapporteur pour les éditions de l'Ecole des Mines. En annexe figure la liste de mes mentors dont je souhaite avoir traduit fidèlement les pensées. Cette histoire valait bien d'être racontée. Je l'ai écrite avec enthousiasme et honnêteté. Quel que soit le résultat final, l'industrie de l'aluminium doit beaucoup aux dizaines de milliers de Français qui ont contribué pendant plus d'un siècle à son extraordinaire développement. Atherton, Californie Juin 2007 10 INTRODUCTION Grandeur et Décadence de Pechiney Dans la France industrielle, un secteur était particulièrement français. Il était né sur notre sol, il avait connu un rayonnement technologique mondial, et il avait contribué au développement de nos vallées de montagne, avant l'avènement du tourisme, en y installant les nécessaires centrales hydroélectriques. Il s'agit de l'industrie de l'aluminium, qui fut l'un des fleurons de notre développement industriel, au point qu'au début du XXe siècle l'aluminium était connu comme le métal français, et que le minerai découvert près du village des Baux en Provence est universellement encore appelé bauxite, même en Chine. L'aluminium, c'était Pechiney. Cet ouvrage est consacré à l'histoire de Pechiney depuis les années 1960 jusqu'à la vente à Alcan en 2003, en mettant l'accent sur l'aluminium. L'histoire de Pechiney est un chef d'œuvre de complexité si on la compare à celle d'Alcan, d'Alcoa ou même d'Hydro Aluminium en Norvège. Pour tous ceux qui sont intéressés par l'histoire de l'aluminium et la structure de l'industrie, les annexes 1 et 2 regroupent deux courts développements sur le sujet. Le groupe Pechiney, après la fusion avec Ugine (aciers spéciaux) et Kuhlmann (chimie), était devenu le plus grand groupe industriel français en 1971. Son chiffre d'affaires était deux fois supérieur à celui d'Alcan, la société canadienne d'aluminium. 11 VENDU Dans sa lettre aux actionnaires du mercredi 12 novembre 2003, Jean-Pierre Rodier, le dernier PDG de Pechiney, recommandait à ses actionnaires, avec l'appui de son conseil d'administration, d'accepter l'offre non sollicitée d'Alcan de rachat des actions de Pechiney, mettant un point final à la grande aventure franco-française de l'aluminium. Une croissance tous azimuts jusqu'en 1971, qui conduisit à la formation de Pechiney Ugine Kuhlmann, sera suivie d'une longue période de décadence qui conduira à la quasi-faillite de 1981. La nationalisation permit la survie d'une société diminuée, avec l'abandon des aciers et de la chimie. Cette société d'Etat reprit alors son périmètre d’avant 1970 après sa grande expansion des années 1960 et l’acquisition de Tréfimétaux, son homologue français pour les alliages cuivreux. Pendant la première partie de la période nationalisée (1982-1985), il y eut un remarquable renouveau grâce aux deux présidents successifs, Georges Besse et Bernard Pache. Puis, sous la présidence de Jean Gandois (1986-1994), Pechiney fit une acquisition malheureuse pour certains, audacieuse pour d'autres, mais payée très chère, d'American National Can (ANC 1). Après cette acquisition, la direction générale eut bien des difficultés à décider si l'avenir était dans l'emballage ou dans la filière aluminium. Cette acquisition fut suivie d'un déclin financier aggravé par la crise du métal russe du début des années 1990 décrite dans le chapitre 6. La privatisation de 1995, qui ne vint pas au meilleur moment, donna un nouvel élan, mais au prix, dans une atmosphère de braderie, d'une vente d'actifs qui comptaient parmi les meilleurs (dont Howmet aux Etats-Unis). Cette braderie était la conséquence d'un calendrier de privatisation trop rigide et trop court. Des tentatives de fusion avec Alcan, Algroup, puis avec le transformateur d'aluminium Co- 1 En 1988, Pechiney acquérait la plus grande compagnie mondiale d'emballages, "American National Can". ANC était une société américaine qui provenait de l'achat par le groupe Triangle de la "National Can Corporation" en 1985, et de l'"American Can Corporation" en 1986. 12 Grandeur et Décadence de Pechiney rus 2, échouèrent toutes pour des raisons que nous développons dans les chapitres 9 et 10. Ces échecs firent de Pechiney une proie facile pour Alcan. L'instabilité stratégique observée tout au long de cette histoire peut être illustrée par l'attraction erratique vers quatre pôles qui furent dominants l'un après l'autre ou quelquefois simultanément. On peut imaginer quatre sirènes essayant de séduire la direction de Pechiney ou les pouvoirs publics, en leur chantant les louanges de leur environnement. Ces quatre sirènes étaient aux pôles des directions stratégiques vers lesquelles Pechiney pouvait naviguer. 1. La première sirène est franco-française. Elle préconisait le développement en France. 2. La deuxième sirène est l'opposée de sa sœur francofrançaise, elle parle de nombreuses langues et chante les vertus du monde international. 3. La troisième sirène est celle de l'aluminium, l'héritage traditionnel de Pechiney, mais elle encourage tantôt la production du métal primaire (lingots d'aluminium), tantôt l'intégration verticale, se rapprochant du consommateur d'aluminium en favorisant la transformation. 4. La quatrième sirène se fait l'avocat de la diversification. Il faut faire autre chose que de l'aluminium. C'est la plus vocale des sirènes, et elle se passionne pour le cuivre, la chimie, les aciers, et les produits de haute technologie. 2 Ironiquement, une partie des activités de Corus comportait l'ancienne société belge Sidal, qui faisait partie du réseau des sociétés de transformation de Pechiney dans les années 1960. 13 VENDU Pechiney était constamment à l'écoute du chant de ces quatre sirènes, mais l'une ou l'autre d'entre elles fut toujours la favorite à un moment donné. La navigation se faisait essentiellement entre deux possibilités : (1) France et international; (2) aluminium et diversification. Au début de notre histoire, en 1960, Pechiney écoutait les sirènes aluminium et international. A la fin des années 1960, c'était la sirène franco-française et celle de la diversification qui reprenaient de la voix. Toutefois il fut décidé d'entreprendre simultanément la construction de deux grandes usines d'électrolyse en 1968 (Eastalco aux Etats-Unis et PNL aux Pays-Bas), ce qui allait affaiblir la situation financière. Les chapitres 1 et 2 retracent l'histoire de l'expansion de Pechiney jusqu'à la constitution de Pechiney Ugine Kuhlmann. Puis dans les années 1970, avec PUK, les quatre sirènes chantaient ensemble et la direction ne savait plus laquelle écouter. Les chapitres 3 et 4 retracent l'histoire des changements (1971-1981) économiques et autres dans le monde et celle de Pechiney Ugine Kuhlmann qui était devenu un empire 14 Grandeur et Décadence de Pechiney immobile. L'incohérence stratégique avait succédé à la cohérence des années passées. En 1981, la sirène franco-française rosit, réorganise la société, et renvoie tout le monde à la case départ de 1970, sans toutefois abandonner le projet Tomago en Australie, décidé en 1980. Cette sirène a de nombreux amis. Elle veut reprendre les choses en main. On l'écoute. Puis la sirène internationale se réveille et convainc facilement la direction, car elle est alliée à la sirène de la diversification. Pechiney repart outreatlantique et se passionne pour l'emballage. La sirène francofrançaise proteste avec celle de l'aluminium. Elle se voit offrir un projet aluminium à Dunkerque, mais ne peut pas trancher sur la marche à suivre. Les chapitres 5 et 6 traitent des relations complexes dans une entreprise d'un Etat propriétaire trop sensible aux atermoiements de la politique. En 1995, la sirène franco-française n'était plus rose, la sirène aluminium n'avait plus de voix et Pechiney se mit à écouter une amie de la sirène internationale, qui chantait sur les rives du Saint-Laurent au Québec. Mais la sirène québécoise entonnait aussi comme Carmen : "Si tu ne m'aimes pas, je t'aime et si je t'aime prends garde à toi". Les chapitres 8, 9, et 10 décrivent la fin de Pechiney, redevenue société privée en 1995. Un observateur venu d'un autre monde, voyant toute cette agitation stratégique entre les quatre pôles représentés par nos quatre sirènes, aurait conclu facilement que Pechiney était animé d'un mouvement "brownien" et ne savait jamais ce qu'il voulait exactement. Et pendant cette période, les concurrents Alcan et Alcoa n'écoutaient que la sirène aluminium et sa sœur internationale. L'étude de toutes ces stratégies aux couleurs multiples pourrait être distrayante si l'on passait sous silence les milliers d'emplois perdus. La responsabilité des échecs a été très partagée, entre les difficultés à maîtriser une évolution incontrôlable de l'industrie des biens primaires et les erreurs des dirigeants, des 15 VENDU responsables syndicaux, et des responsables politiques qui n'ont vu, ni où, ni quand, il fallait agir ou changer de cap. Les années de calme dans le monde industriel de l'aluminium durèrent à peine quatre ans. Poussé par la soif insatiable des actionnaires pour le profit, les grandes manœuvres de consolidation reprirent en mai 2007. Nous avons ajouté une postface à l'ouvrage car Alcan est en train d'être vendu à son tour. Sic transit gloria ! 16 CHAPITRE 1 La Croissance par Acquisitions et Investissements (1961 à 1970) Dans la brève histoire que se racontent en annexe 1 nos deux amis en voyage à Thury-Harcourt, village de Paul Héroult, Pechiney sortit très affaibli de la dernière guerre en 1945, comme d'ailleurs toute l'industrie française. Pour comble de malheur, Pechiney fut spolié de ses ressources hydroélectriques en 1946 par le gouvernement français. Ce n'était que le début malheureux des interventions politiques vis-à-vis de Pechiney. Cette politique énergétique désastreuse pour l'industrie de l'aluminium en France ne fut imitée ni outre-Atlantique visà-vis d'Alcan ou d'Alcoa, ni en Norvège vis-à-vis de l'industrie norvégienne de l'aluminium 3. Fort heureusement, un déficit chronique de métal pour la reconstruction d'après-guerre, un marché protégé, et l'enthousiasme des employés de Pechiney, permit un redémarrage rapide des installations, puis une croissance accélérée. Dès 1948, la production d'aluminium combinée de Pechiney et d'Ugine retrouva son niveau de 1939. Elle continua à bénéficier jusqu'en 1960 d'une croissance au rythme effréné de près de 20% par an. 3 L'industrie nordique de l'aluminium allait bénéficier d'un accord raisonnable avec le gouvernement norvégien qui assura sa prospérité et lui permit d'avoir la seule compagnie d'aluminium européenne importante encore en vie en 2003. 17 VENDU C'est en 1961 que commence notre histoire du Pechiney moderne. Pechiney comptait alors parmi les dix premières entreprises privées françaises, avec un long héritage. Son dynamisme et sa compétence dans les métiers exercés lui conféraient réputation et respect. C'était cette image de Pechiney appelée "la compagnie" par ses employés qui sera notre point de départ. Comme toutes les affaires privées du monde, cette société consistait en des hommes 4, des métiers pour produire dans un marché, une technologie, des ressources financières, et des actionnaires. A côté de ces variables endogènes, la "compagnie" vivait au milieu de variables exogènes comme la croissance économique, les influences politiques et sociales, et la concurrence. 1. Profil et situation de Pechiney dans le monde des affaires Les deux activités principales étaient l'aluminium et la chimie. La raison sociale était "Pechiney, compagnie de produits chimiques et électrométallurgiques". Le mot aluminium n'y figurait pas, à la différence de ses grands concurrents, Alcoa (Aluminum Company of America) ou Alcan (Aluminum Canada). Mais qu'était Pechiney ? Le rapport du conseil d'administration en date du 24 mars 1961 faisait état d'un chiffre d'affaires (non consolidé) voisin de 1 milliard de francs, dont 30% à l'export, et d'un profit modeste de 35 millions après impôts de 66 millions. Ce rapport était accompagné d'une longue liste de projets, résultat d'un effort d'investissements supérieurs à 20% du chiffre d'affaires. Il reflétait déjà la marque d'un contrôle 4 Dans ce livre, le lecteur, et la lectrice, voudront bien nous pardonner d'avoir utilisé, par souci de simplicité, le masculin générique pour la concision du texte. "Le mot "homme" est un terme générique qui embrasse les femmes" (Gérard de RohanChabot). "Mon Dieu, que l'homme est compliqué quand c'est une femme!" (Fédor Dostoïevski) 18 La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970 des prix en France, qui limitait les marges et les capacités d'investissement. La direction générale était très stable, avec des dirigeants qui avaient fait carrière dans la maison. Le patron, Raoul de Vitry, figurait comme le grand chef d'une industrie en pleine expansion. Sa mission était de suivre le rythme du développement mondial et d'y assurer une place pour la société. Sa devise était "audace et mesure". Pierre Jouven fut nommé directeur général en 1962. Entré en 1942, il avait dirigé la chimie dès 1948 puis la division aluminium en 1956. Paul Jean avait remplacé Jouven à la chimie, puis avait pris la direction de Pechiney Saint-Gobain. Tous étaient anciens élèves de l'Ecole Polytechnique et ingénieurs du Corps des Mines, et leur différence d'âge permettait d'assurer la continuité. Jouven avait 13 ans de moins que de Vitry, et Jean était de 12 ans son cadet. Pour compléter le tableau, Philippe Thomas, polytechnicien lui aussi, avait 10 ans de moins que Jouven. Il était entré à la compagnie en 1940 après l'armistice et, après avoir présenté le concours de l'inspection des finances, passa plusieurs années dans la haute administration. Il rejoignit Pechiney en 1954 comme directeur de l'électrothermie. Tous ces dirigeants étaient très conscients de leurs missions et responsabilités. Les affaires étaient conduites suivant des règles d'éthique stricte, et le personnel, surtout cadre, était considéré et même choyé dans une atmosphère paternaliste. La croissance à l'étranger ne pouvait d'ailleurs se faire sans des ingénieurs qui acceptaient l'expatriation. Les ingénieurs, agents de maîtrise et autres cadres étaient très motivés durant cette période d'expansion rapide, où les occasions de promotion étaient nombreuses. Cependant les ingénieurs, qui avaient été la cheville ouvrière du renouveau, se trouvèrent peu à peu coiffés par un groupe d'anciens hauts fonctionnaires. Raoul de Vitry avait acquis la certitude, dès l'année 1955, que l'avenir de Pechiney était international et qu'il était très difficile de mettre en place cette stratégie avec les hommes en place. Jacques Marchandise, qui venait de la 19 VENDU Caisse Centrale de la France d'outre-mer, était l'une des premières recrues, et il proposa rapidement à Francis Gutmann de se joindre à lui. Gutmann avait 26 ans. Les années 1955-56 marquèrent le début de négociations du Marché Commun, que les Français ne pouvaient envisager que dans une perspective eurafricaine, comme on disait à l'époque. Marchandise et Gutmann eurent la tâche difficile de gérer les projets en Guinée et au Cameroun. La narration des évènements africains dépasserait largement le cadre de cet ouvrage, tant elle fut complexe. André Jacomet était de la même promotion au Conseil d'Etat que Jacques Marchandise. A la suite du discours du Général de Gaulle sur l'Algérie algérienne, il fut rapporté que Jacomet, alors un des plus hauts fonctionnaires en Algérie, s'exprima en diatribes contre cette politique, ce qui lui valut d'être remercié et rayé du Conseil d'Etat, et l'amena à se réfugier dans le privé, où il rejoignit Pechiney en 1962. Les activités chimiques posaient plusieurs problèmes en 1960. Les chapitres suivants aborderont à ce sujet la structure de l'industrie chimique en France. Les analyses de l'époque, conduites par Pechiney, étaient déjà très pertinentes. Il y avait un fractionnement excessif entre un grand nombre de sociétés de taille insuffisante, avec une duplication des emplois aussi bien dans les fabrications que dans la recherche. Le chiffre d'affaires des grandes sociétés chimiques allemandes ou américaines était de 10 à 20 fois supérieur à celui des françaises. Vitry était convaincu que cette infériorité risquait d'avoir des conséquences graves avec la libération grandissante des échanges. En première étape, il fut décidé en 1960 de constituer avec Saint-Gobain une société en parité qui regroupait les principales activités chimiques des deux groupes. Il ne restait alors chez Pechiney qu'une participation dans la compagnie Salinière de la Camargue (SALICAM), et une autre dans Naphtachimie en association avec la société des pétroles BP 5. 5 Ces deux participations seront d'ailleurs vendues pendant la période 1961-1970. 20 La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970 Pechiney était alors devenu essentiellement une société d'aluminium. La structure de l'industrie de l'aluminium était, et est toujours, relativement simple. On peut dresser le tableau suivant : • • • Il y a deux segments d'activité : l'amont qui englobe la production de métal primaire, l'aval qui transforme le métal en produits utilisables par le marché (tôles, feuilles, profilés, etc.). Les règles du secteur amont n'ont pas changé depuis les temps de la naissance de l'industrie. Il faut toujours de la bauxite (le minerai), de l'électricité, et des ressources financières, car l'industrie est très capitalistique. Le prix élevé de l'énergie électrique était un problème en France. Le secteur aval de la transformation était plus dispersé, avec des usines qui devaient servir différents marchés de plus en plus concurrentiels. La taille des outils était importante pour certains produits, moins pour d'autres. Des projets coûteux de développement de mise en œuvre de procédés nouveaux étaient encore essayés, sans succès par Pechiney ou ses concurrents. Il n'y eut donc pas de révolution technologique. Pechiney était relativement peu intégré en aval de l’électrolyse, sauf dans Cegedur (40% de participation) dont l’usine d’Issoire (tôles et profils) avait été décidée par le gouvernement qui voulait disposer d’une installation de laminage de tôles aéronautiques (déjà !) loin des frontières et à l’abri des bombes (d’où son toit construit comme celui d’un blockhaus). Mais des efforts d'implantation à l'étranger avaient commencé en Espagne, en Belgique, en Argentine et au Liban. Le choix de certaines de ces affaires ne s'avéra pas très heureux. En 1960, Pechiney produisait un peu plus de 300.000 tonnes d'aluminium primaire, soit 7% de la production mondiale. Le marché connaissait une croissance exceptionnelle, de l'ordre de 8 à 10% par an. L'Amérique du Nord produisait et consommait plus de 50% de l'alumi21 VENDU • • nium dans le monde. Le marché français était encore modeste, avec une consommation par habitant de moins de 50% de son homologue américain, mais il croissait rapidement. Le marché français restait protégé. En 1958, le droit à l'importation sur le lingot était de 20%. Mais tout cela allait changer rapidement et, dès 1968, les droits tombèrent à 9% pour les importations hors marché commun et à 0% pour les produits intérieurs. Les produits étaient semblables à ceux décrits en annexe 2. Toutefois la part de l'emballage était réduite, car il n'y avait pas encore de canettes en aluminium. Les domaines de la technologie et de la recherche étaient la force principale, et l'on n'avait jamais négligé les efforts, même dans les périodes les plus sombres. Grâce à la croissance, aux programmes de formation, à la dévotion à la recherche appliquée et théorique dans plusieurs centres, un "esprit Pechiney" s'était développé et contribuait à l'excellente motivation du personnel. Le monde était acheteur de la technologie Pechiney, qui l'avait vendue au Japon, à Formose, en Amérique du Nord, et même dans les pays de l'Est comme la Roumanie et la Pologne. La compétence technique dans la métallurgie permettait de s'implanter dans diverses affaires internationales, et ce n'était que le début. Sur le plan financier, le développement exceptionnel de la décennie précédente avait nécessité un effort très soutenu d'investissements. En 1960, les comptes n'étaient pas consolidés, et la lecture du bilan nécessitait un examen de ceux de SEICHIME (Société d'Exploitation et d'Intérêts Chimiques et Métallurgiques). En effet, en 1946, la société avait cédé à un holding financier une partie importante de son portefeuille pour faciliter le financement des filiales. Malgré de nombreuses augmentations de capital, il avait fallu s'endetter et, en 1961, après l'important investissement de Noguères (usine et centrale électrique près de Pau), les dettes à court terme et à long terme étaient légèrement 22 La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970 • supérieures aux fonds propres. Ces mêmes dettes ne représentaient que 35% du passif fin 1951. Depuis 1945, grâce au paiement en actions de l'impôt de solidarité nationale, l'Etat était devenu l'actionnaire le plus important de Pechiney. Il était suivi par la CGE (Compagnie Générale d'Electricité), avec 2% du capital. Il y avait aussi près de 200.000 petits actionnaires, et les banques ne jouaient pas un rôle important car elles s'intéressaient plus aux prêts qu'aux investissements. Pechiney opérait dans un environnement économique et politique complexe, dont les lignes principales sont les suivantes : • • • Les économies des pays développés (Amérique du Nord, Europe et Japon) connaissaient une période d'expansion rapide. Une élasticité de consommation de l'aluminium supérieure à 1 se traduisait par un accroissement de la demande de 8 à 10% par an. Le maintien de la position concurrentielle demandait donc des efforts d'investissement très substantiels. Six groupes dominaient l'industrie et contrôlaient 70% de la production qui était de 4,2 millions de tonnes de métal primaire en 1960. Les quatre premiers groupes étaient nord-américains : Alcoa, Alcan, Reynolds et Kaiser (voir annexe 1). Pechiney était en cinquième position, devant Alusuisse ce qui lui assurait la première place en Europe. L'ouverture du Marché Commun et la libération des échanges laissaient prévoir le passage à une situation plus concurrentielle. Les groupes nordaméricains, qui avaient profité de l'effort de guerre, étaient plus puissants que leurs concurrents européens, et bénéficiaient d'une situation financière solide et d'une intégration vers l'aval plus développée. Ils ne cachaient pas leurs ambitions d'expansion en Europe, ce qui était vu chez Pechiney comme une menace. Les relations avec l'Etat tenaient, et tiennent toujours, une place importante en France. C'est une caractéristique de notre pays en comparaison des Etats-Unis par 23 VENDU • exemple. L'origine des dirigeants de Pechiney (anciens hauts fonctionnaires) créait une certaine osmose avec les grands corps d'Etat qui conseillaient les politiques. La régulation économique et sociale respectait les principes de 1945 définis comme ceux de "la planification et la commandite publique dans le cas d'une économie mixte". L'évolution mondiale de l'économie et des marchés laissait entrevoir une orientation vers un concept de création de champions nationaux pour mieux résister à la pression concurrentielle. Les interventions de l'Etat iront d'ailleurs crescendo jusqu'à la nationalisation de 1982. Dans le domaine social, les conflits de travail étaient rares. Dans les usines très provinciales où l'embauche était considérée comme une promotion sociale pour des employés d'origine paysanne et pauvres. Les déficits de main d'œuvre nécessitaient l'emploi de temps à autre de travailleurs étrangers mais en nombre limité. La politique était considérée comme paternaliste : logement, coopérative, dispensaire, etc., mais il fallait pallier l'insuffisance d'infrastructure dans des coins reculés comme l'Argentière ou Riouperoux. La situation se dégrada lentement pendant 10 années. Régulièrement, la revue communiste "Economie et Politique", déformant les faits et enfermant son analyse sur l'hexagone dans un marché en pleine évolution mondiale, attaqua Pechiney pour ses relations avec les banques et la tarification de l'électricité. Ces attaques allèrent en s'amplifiant et provoquèrent une surenchère entre les différentes organisations syndicales. C'est dans ce contexte que la stratégie pendant la décade se résuma ainsi : Croissance en amont dans les régions où il y a des ressources minérales et énergétiques. Intégration vers l'aval à l'image des concurrents. Compétition avec les producteurs nordaméricains pour protéger le marché européen. 24 La croissance par acquisitions et investissements (1961 à 1970 Utilisation du levier de l'avantage technologique. Diversification dans les matériaux d'avenir pour les marchés aéronautiques et nucléaires. Compléter l'abandon de la chimie et éventuellement des ferroalliages. 2. Les réalisations de Pechiney pendant la période 19611970 Deux initiatives stratégiques virent le jour pendant la période de 1961 à 1970 : • Expansion, essentiellement internationale, pour le secteur amont de l'aluminium (production de lingots), mais très française pour le secteur aval de la transformation. • Première diversification importante dans le domaine de la transformation du cuivre. L'expansion de l'aluminium La sirène internationale chantait les avantages d'une expansion partout où il y avait de la bauxite, de l'énergie ou un marché. Ce marché débordait de très loin les frontières de la France, et même de l'Europe, car l'Amérique du Nord était le premier consommateur -et producteur- du monde. Cette expansion se fit chronologiquement en plusieurs étapes. La première phase de cette expansion, citée pour mémoire, et théoriquement la plus facile, se réalisa en direction des territoires d'outre-mer. La Guinée, dont les gisements de bauxite avaient été reconnus dès 1942, était désignée pour des projets d'expansion grandiose : hydroélectricité, alumine, et même électrolyse. Des aménagements hydroélectriques étaient aussi prévus au Cameroun. Deux usines, plus modestes que celles des plans, virent le jour • en 1957, une usine d'électrolyse de 45.000 tonnes de capacité par an à Edéa au Cameroun, 25