LE FESTIN DE PIERRE - Théâtre National de Strasbourg
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LE FESTIN DE PIERRE - Théâtre National de Strasbourg
TIN S E F LE ERRE DE PI Molière d’ap u om J rès D an de Mise en scène et scénographie Costumes et scénographie Composition musicale Création et réalisation vidéo Lumières Création des marionnettes Collaboration artistique Assistant à la mise en scène Conception et réalisation du vol à l’élastique Elvire, Le Spectre Dom Juan Gusman, Le Pauvre, Monsieur Dimanche Dom Louis, La Statue du Commandeur Mathurine Charlotte Pierrot, La Ramée, La Violette Sganarelle Et les musiciens Manipulation des marionnettes Giorgio Barberio Corsetti Christian Taraborrelli Gianfranco Tedeschi Fabio Massimo Iaquone Kélig Le Bars Antonin Bouvret Anne-Françoise Benhamou Georges Gagneré Claude Lergenmuller/Les Élastonautes Avec Claire Aveline Luc-Antoine Diquéro Jean-Marc Eder Philippe Girard Maud Le Grévellec Marie-Christine Orry Clément Victor Daniel Znyk Gianfranco Tedeschi (contrebasse) Caroline Stenger (violoniste) Maud Le Grévellec, Clément Victor, Jean-Marc Eder, Antonin Bouvret Production Théâtre National de Strasbourg Équipe technique du TNS Régie générale Régie lumière Électricien Régie son Régie vidéo Régie plateau Machinistes Bruno Bléger Bernard Cathiard Olivier Merlin Sébastien Lefèvre Bernard Klarer Denis Schlotter Charles Ganzer, Pascal Lose Daniel Masson, Abdel-Karim Rochdi Franck Vincent Accessoiriste Olivier Tinsel Habilleuses Bénédicte Loux, Géraldine Lorelle Christine Clavier-Walter Maquilleuse Brigitte Ferrante Stagiaire plateau (Institut du théâtre de Catalogne) Carles Fernandez > Les décors et les costumes on été réalisés par les Ateliers du TNS > Remerciements : « art du maquillage professionnel pour tous » • Cosmétiques 7, rue des Orfèvres, Strasbourg • Boulangerie/Pâtisserie Maurice Helterlin Dates Du lundi 28 avril au mercredi 7 mai 2oo3 Du lundi au samedi à 20h Relâche le jeudi 1er mai et le dimanche 4 mai Salle Bernard-Marie Koltès Durée du spectacle 2 heures > Reprise d’un spectacle créé le 30 mai 2oo2 au TNS avec les acteurs de la troupe > Tournée : Le Festin de pierre est présenté au CDN Gennevilliers du 15 mai au 6 juin 2oo3 > Représentations spéciales • Représentation en audio-description pour le public aveugle et malvoyant le mercredi 30 avril à 20h • Représentation surtitrée en allemand : le samedi 3 mai à 20h • Représentation surtitrée en français pour le public sourd et malentendant le lundi 5 mai à 20h Ce dont Dom Juan est fiévreusement en quête, c’est de tout autre chose que de l’amour. JEAN MASSIN Marie-Christine Orry (Charlotte), Luc-Antoine Diquéro (Dom Juan), Claire Aveline (Elvire) J’ai dit « cruauté » comme j’aurais dit « vie » ou comme j’aurais dit « nécessité » ANTONIN ARTAUD Le ciel de pierre 6 Commence alors la chute de Dom Juan*, son voyage vers la fin. Sa course en avant trouve toujours de nouveaux empêchements - tous viennent lui demander des comptes, des dettes non payées -, et sa façon de se tirer d’affaire dans un monde couvert des signes de la défaite, de l’impossibilité, l’amène toujours plus près de la fin. Lui qui est dangereux et aime le danger, est suivi d’un Sganarelle effrayé et continuellement surpris. Des objets inutilisables remplissent les étagères de la chambre de Dom Juan, symboles de son incapacité à prendre, à saisir les choses. Les choses peuvent seulement être dévorées, car c’est le seul moyen de les faire disparaître. Les femmes notamment sont dévorées et chaque conquête amoureuse est une femme de moins dans la grande réserve de vivres du monde qui doit être consommée jusqu’au bout par le grand Dom Juan angélique, boulimique et sombre. Les personnages changent autour de lui tandis qu’avec Sganarelle à ses côtés, il voyage vers la mort en prenant tout et en ne donnant rien, toujours fidèle à son nihilisme absolu. C’est un monde à dévaster qu’il a devant lui, et sa dévastation génère la transformation des autres. La pièce repose sur les épaules d’un ange noir, dont le dos correspond au plateau. Sganarelle assiste et écoute, c’est ce qu’il doit faire ; son regard et son oreille sont ceux du public, un public privé - cet Autre synthétisé justement en Sganarelle, figure merveilleuse de la simplicité, de la surprise, du bon sens chargé de banalité poétique et de superstition. Sur l’écran du fond se projettent les pensées, les paroles ; la parole domine comme un souverain absolu, mais la parole, sujette à la censure et l’autocensure, laisse toujours échapper le merveilleux des profondeurs - la censure pratiquée par les ennemis de la parole libre laisse toujours échapper des mots qui trahissent la vraie nature des censeurs. Paroles projetées, paroles déchirées. Le monde devient parfois une roue fermée sur ellemême (faisant pédaler les petits animaux en cage), ou encore une bande de pelouse avec deux chaises. La statue du Commandeur est le défi suprême, l’extrême doute : qu’y a-t-il après la mort ? La statue du Commandeur est comme le masque mortuaire en or posé sur le visage de Joseph Beuys qui tient dans ses bras un lièvre. C’est la mort qui annonce toujours son arrivée et qui, même si elle ne l’annonce pas, arrive quand même. C’est là le grand défi de Dom Juan, son grand appel à la vie : défier jusqu’au bout la mort. Lui qui finalement « ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid » est brûlé par un feu invisible et assiste à la fin de son propre corps. Le festin de pierre est le moment de la perte ; l’attachement à la vie porte à l’extrême dérision l’apostasie, l’hypocrisie, dernier acte de mépris à l’égard du monde et de ses faiblesses, et seule stratégie possible pour ne pas payer ses dettes quand on est au pied du mur. Une fièvre s’empare de Dom Juan après la visite au cimetière ; le fond du puits dans lequel se déroule la pièce est obscurci par le visage du Commandeur qui se découpe là-haut sur le cercle de ciel qu’on arrive à voir. Un visage d’or comme un masque mortuaire. Un ciel de pierre comme le puits qui se referme et se transforme en tombeau. GIORGIO BARBERIO CORSETTI Trad. Angela De Lorenzis * Dom Juan de Molière, s’écrit avec « m », les autres Don Juan s’écrivent avec un « n ». 7 Joseph Beuys,Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, 1965 Le tabac est un aliment qu’on ingère sans 8 l’absorber. L’ingestion, qui s’accompagne de sensations gustatives-olfactives génératrices de plaisir, est donc immédiatement suivie d’une expulsion ou rejet, par expectoration si l’on fume, par crachat si l’on chique, ou par éternuement si l’on prise. La loi du tabac est qu’une fois le plaisir pris, on l’élimine intégralement, sans en garder que le goût d’une éphémère jouissance. Don Juan consomme le cigare comme il consomme une femme, sans autre fin que d’y prendre du plaisir et de le rejeter aussitôt, inutile désormais, inabsorbable, une fois épuisée, par épuisement immédiat, la jouissance qu’on s’est promis d’en tirer. On ne saurait fumer deux fois le même cigare, ni la même femme. Le diable et le tabac MAURICE MOLHO Mythologiques, Don Juan, José Corti, 1995, p. 32. 9 Si « séduire », étymologiquement, signifie en effet « séparer », Don Juan ne séduit qu’en enseignant que la séparation est essentiellement inscrite dans la séduction. SHOSHANA FELMAN Le procès Étrange procès ; étrange inculpé qui, au contraire du Joseph K. de Kafka, ne veut rien savoir de son inculpation, n’en ressent pas la moindre gêne et poursuit ses aventures comme si de rien n’était. Il ne faut pas longtemps pour identifier Don Juan comme le Transgresseur par excellence ; à quoi bon de plus irréfutables preuves ? il suffit presque de le rencontrer. Il suffit même de l’innocente sérénité qu’il affiche et qui constitue la pire transgression. (...) Don Juan est réprouvé parce qu’il affiche concrètement son choix, parce qu’il s’y conforme avec une rigueur implacable, parce que son rythme spontané s’y adapte impérieusement. Il l’affiche cyniquement, insolemment : rien que l’éphémère, donc la fidélité n’a aucun sens. Trompeur ou révélateur ? Qui a été touchée par lui se sait éphémère à jamais, si l’association de ces mots a un sens : comment lui pardonner cette découverte ? Comment ne pas l’accuser plutôt du plus odieux mensonge ? JEAN MASSIN, Don Juan, mythe littéraire et musical, Complexe, 1993, p. 15-16. 10 Dom Juan n’est pas un athée au sens progressiste du terme. Son incroyance n’est pas combative, en ceci qu’elle requerrait des actions humaines. Elle est tout bonnement un manque de croyance. Il n’y a là non une conviction différente, mais aucune conviction. Dom Juan croit peut-être même en Dieu ; simplement, il ne veut pas entendre parler de lui, car cela troublerait sa vie de plaisir. Il utilise tout argument - sans en croire un seul - qui met la dame au lit, comme tout argument qui le libère de la dame. Nous ne nous trouvons pas du côté de Molière. Celui-ci vote pour Dom Juan : l’épicurien (et disciple de Gassendi), pour l’épicurien. Molière nargue le jugement du Ciel, jugement qui irait bien avec le Ciel, cette institution douteuse visant à la mortification de la joie de vivre. Il ne laisse s’opposer à Dom Juan que des époux encornés. Nous sommes contre une joie de vivre parasitaire. Malheureusement, nous n’avons à montrer, comme maître en l’art de vivre, que le tigre ! de Dom Juan BERTOLT BRECHT, Écrits sur le théâtre, 2, L’Arche, 1979, p. 562. 11 Il est minuit — pile. La lune est un faucon. — Que regardes-tu ? — Rien. — Je regarde. — Je te plais ? — Non. — Me connais-tu ? — Peut-être... — Je suis Don Juan. — Et moi — Carmen. 22 février 1917 MARINA TSVÉTAÏÉVA, Clément Victor (Pierrot) Maud Le Grévellec (Mathurine) © Fabio Massimo Iaquone, 2002 Le ciel brûle, Poésie / Gallimard, 1999, p. 70. Trad. Pierre Léon, Ève Malleret. Dette Chez Molière, « la promesse » n’est pas une Le personnage de Casanova commence à apparaître simple ruse en vue de la séduction : faire des promesses et ne pas les tenir est symptomatique de la conduite entière du personnage et séduire, pour Dom Juan, n’est qu’un des moyens, peut-être le plus important, d’exhiber son intolérance fondamentale à tenir parole, à tenir en tous domaines ses engagements, à remplir ses obligations. (...) Son refus d’être borné dans ses désirs par des interdits, des lois, des obstacles internes ou externes est le corrélat de son « projet fondamental » : refuser de payer ses dettes. Dom Juan est, par excellence, l’infidèle, celui qui ne respecte aucune foi. dans les Mémoires de Da Ponte précisément après la première représentation de Don Giovanni. Ils s’étaient réconciliés à Vienne, quelques années auparavant, sur la promenade du Graben, où Da Ponte habitait et où l’on rencontrait d’avenantes jeunes femmes en quête de fortune. De Prague, quelque temps après la première de Don Giovanni, Da Ponte décida de rejoindre Casanova à Dux, accompagné d’une jeune femme prénommée Nancy ; il nourrissait l’espoir à peine dissimulé de récupérer quelques centaines de florins qu’il lui avait autrefois prêtés. Da Ponte et sa compagne s’arrêtèrent trois ou quatre jours à Dux, mais les florins ne regagnèrent jamais la poche de leur propriétaire, car la bourse de Casanova était encore plus plate que celle de Da Ponte. Nancy resta « frappée par la vivacité, l’éloquence et la faconde » de ce vieillard extraordinaire. Ce portrait est fort différent de celui que nous a laissé le Prince de Ligne, qui le décrit comme un atrabilaire maussade jusqu’à la neurasthénie. SARAH KOFMAN, Don Juan ou le refus de la dette, Galilée, 1991, p. 70. Casanova et la bourse GIOVANNI MACCHIA, « Casanova le spectateur intéressé », in Théâtre en Europe, n° 16, février 1988, p. 57. 14 15 Oubli Baiser au front — c’est effacer l’ennui. Je baise au front. Baiser les yeux — c’est tuer l’insomnie. Je baise les yeux. Baiser les lèvres — c’est donner à boire. Je baise les lèvres. Mémoire Baiser au front — c’est effacer la mémoire. Je baise au front. Si l’érotisme donjuanesque se présente comme un rapport à la mort, le passage d’une femme à une autre, c’est-à-dire la rupture même de la promesse, s’avère une rupture de mémoire (une rupture de la mémoire du désir) dans la mesure où elle constitue un acte d’oubli de la mort. SHOSHANA FELMAN, Le Scandale du corps parlant, Seuil, 1980, p.54 Daniel Znyk (Sganarelle), Luc-Antoine Diquéro (Dom Juan) MARINA TSVÉTAÏÉVA, Le ciel brûle, Poésie / Gallimard, 1999, p. 74 De moment en moment il change de visages. Monsieur, vous savez bien jouer des personnages.... Le Burlador, le Dom Juan de Molière et tous les autres Le comédien se savent joueurs et trompeurs au moment même où ils parlent et s’engagent. Geste ou parole, les deux méthodes sont menteuses, c’est la condition de leur efficacité sur le spectateur ; on le sait depuis Riccoboni et Diderot, un bon acteur n’a pas besoin de sentir, d’aimer pour faire croire qu’il aime. Ce qui est en question ici, c’est donc le rapport du comédien Dom Juan avec les spectateurs que sont, à l’intérieur de la pièce, ses partenaires successifs. (...) Cet artiste polymorphe a droit à d’autres théâtres et à d’autres partenairesspectateurs pour déployer tout l’éventail de ses rôles, jusqu’à celui de l’hypocrite, figure exemplaire de l’acteur. Maîtriser les moyens et les signes du spectacle n’est pas tout ; c’est à l’effet produit sur le spectateurauditeur que l’on va juger de l’art du comédien. Comment s’y prend-il pour se faire croire ? Réussit-il toujours, en mentant, à persuader qu’il dit vrai ? À cet égard, la pièce de Molière présente un bon inventaire des réactions d’un spectateur devant l’acteur en représentation : de croire à ne pas croire, il y a tout l’intervalle qui sépare les dupes et les sceptiques, les proies de l’illusion scénique et les clairvoyants qui discernent le visage sous le masque. (...) À la fin de la scène (II, 2), le jeu de Dom Juan a imposé une fiction que sa partenaire d’un instant croit vraie. Telle est bien la définition d’un spectacle théâtral qui a atteint son but. Si la paysanne représente exemplairement la spectatrice subjuguée par le pouvoir mystifiant du comédien, elle n’est pas la seule à se prendre au piège du discours trompeur. Au groupe des dupes, il faut joindre non seulement Mathurine, qui double Charlotte, mais Dom Louis, auditeur trop confiant du langage dévot, M. Dimanche et par moments, Sganarelle. L’athéisme du grand parasite abuse quantité de gens ; ils s’y laissent prendre, l’admirent, le déclarent progressiste. Mais Molière était bien loin de recommander son Dom Juan en tant qu’homme sans préjugés, à cause de son athéisme ; il le condamne pour cela -, lui qui se soustrait, comme toute la noblesse de cour de l’époque, du fait de son incroyance cynique, purement et simplement aux élémentaires exigences morales ! Molière le fait châtier à la fin par le Ciel, mais seulement de façon comique, théâtrale, surtout pour qu’il soit mis enfin un terme à ses crimes. Dans un ordre social comme celui-ci, il n’existe aucune instance qui pourrait arrêter ce parasite comme - au pis-aller - le ciel, c’est-à-dire la machinerie théâtrale. Si le plateau ne s’ouvrait pas pour engloutir le monstre rutilant, il continuerait sur la terre, sans rencontrer d’obstacles et sans qu’on puisse lui en opposer. et les cintres BERTOLT BRECHT, Écrits sur le théâtre, 2, L’Arche, 1979, p. 565. JEAN ROUSSET, Le Mythe de Don Juan, Armand Colin, 1978, pp. 82-85. 18 19 Ce qui fait Don Juan c’est le regard que les femmes portent sur lui. JEAN ROUSSET Philippe Girard (Dom Louis) © Fabio Massimo Iaquone, 2002 © Alberto Giacometti, Homme qui marche II, Grande femme , 1960 Ascension Je venais d’entendre la scène d’Elvire du quatrième acte à l’occasion d’une audition ; la scène m’avait paru fausse ; mais en l’écoutant, j’avais compris la figure d’Elvire. Une image m’est venue à l’esprit, celle d’Elvire et de Dom Juan qui échapperaient à leur histoire, qui dépasseraient le plateau, qui sortiraient du temps, et qui raconteraient l’amour en même temps que l’impossibilité de l’amour, l’impossibilité de choisir. À première vue, on peut avoir l’impression que c’est une scène métaphysique sur le Ciel, mais c’est une scène d’amour, un amour qui dépasse toute limite - au moment même où le désir est refoulé et où Elvire aspire à une ascension vers la pureté, la scène se joue de façon très charnelle, sur fond de désir brûlant et de sexualité. C’est sans doute une image que j’aime : deux figures immenses, à la Giacometti, aux pieds desquelles leurs marionnettes feraient l’amour. GIORGIO BARBERIO CORSETTI Essentiellement, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, le domaine de la violation. BATAILLE, L’Érotisme Entretien avec Pourquoi mettre en scène Dom Juan aujourd’hui, une pièce classique, alors que vous avez souvent adapté au théâtre des textes narratifs : c’était le cas de la mise en scène du Procès de Kafka qui a été présentée au public strasbourgeois en mai 2001… Giorgio Barberio Corsetti Cela fait des années que je reviens à Don Juan, notamment par le biais de l’opéra de Mozart que j’aime énormément, que j’écoute et réécoute. J’ai même fait un spectacle en Sicile il y a quelques années autour de tous les Don Juan existants. Alors quand Stéphane Braunschweig m’a proposé de travailler au TNS et m’a parlé du Dom Juan de Molière, j’ai accepté immédiatement. Je crois que Dom Juan est un texte fondateur pour notre culture occidentale, au point qu’il m’est difficile de distinguer vraiment ce qui est classique de ce qui est moderne. Certains textes sont modernes, même s’ils sont classiques, car ils touchent des points, des endroits recouverts, des strates enfouies qui nous importent encore particulièrement aujourd’hui. C’est ce que l’on appelle le mythe : certaines figures prennent leurs racines très profondément, et de ce fait restent vivantes. Je pense que Don Juan est un des rares mythes, avec Faust, de notre contemporanéité. C’est le mythe de l’homme qui ne croit pas, de l’homme qui séduit, de celui qui peut tout se permettre et dont la vie est un continuel défi lancé à la métaphysique et à Dieu. C’est une figure complexe, à la fois positive et négative, mais c’est une figure de liberté. Vous avez choisi d’actualiser cette pièce notamment en utilisant des costumes des années 50 : vous avez parlé à ce propos d’une « préhistoire » du mythe... Miquel Barceló, Improvisation I, 1987 Je souhaitais que les personnages soient habillés de façon moderne, mais dans un goût un peu daté. À ce mythe du passé, qui reste toujours vivant et actuel, je voulais donner une traduction scénique immédiatement perceptible. J’ai puisé alors dans ma propre préhistoire : c’est comme quand on regarde les photos de nos parents, l’époque de l’après-guerre, le début de notre société. Il y avait encore une certaine illusion et un certain 25 provincialisme, une élégance tranquille, non ostentatoire. Ce que j’appelle la préhistoire du mythe, c’est mon point de départ, mon passé proche... Quel est le regard que vous portez sur le personnage de Dom Juan, notamment en ce qui concerne ses « affaires entre le Ciel et lui » ? simplificatrice - au sens où elle ne s’embarrasse d’aucune contrainte - il est destructeur, dévastateur. N’empêche que c’est aussi la violence de son désir de vie qui séduit. En même temps, chez Molière, cette force vitale de Dom Juan se voit très vite confrontée à des signes de mort. Et c’est cela qui m’a permis d’aborder le Commandeur, de ne pas l’interpréter comme un homme de pierre messager du Ciel - un Ciel qui dans la pièce est sans lumière. Nous nous trouvons au fond d’un puits, et, les yeux levés, nous ne voyons que le visage du Commandeur s’interposer entre le ciel et nous, et nous regarder. Il nous attend, c’est une image de la mort. C’est toute la question : qu’est-ce qu’il y a après la mort ? C’est le pari pascalien, sauf que Dom Juan fait le pari inverse : pour lui il n’y a rien après la mort, et même s’il y avait quelque chose, il affirme qu’il n’y a rien. La vie s’oppose ici de façon aveugle, mais avec toute sa force, à ce terme, à cette fin. Sganarelle, au contraire, représente la peur de la fin, et la nécessité qui s’ensuit de nourrir un autre espoir ; il est du côté de la dette envers la mort que Dom Juan ne peut accepter. Dom Juan ne peut accepter aucune dette, ni à l’égard de son père, ni à l’égard de son nom, ni à l’égard d’Elvire, et lorsqu’il est pressé de toute part, il en arrive à l’apostasie, il se renie - mais en se cachant. Il renonce en apparence à toute sa vie passée, mais il ne cède sur rien - ce qui est un geste extrême d’affirmation dans la négation. Par ce geste de survie marqué de lâcheté, Dom Juan exprime surtout son mépris profond pour le monde et pour les hommes. Dans la pièce, Dom Juan est le seul personnage qui ne change pas ; il transforme tous ceux qu’il rencontre, mais il ne se laisse entamer par rien ; sans doute par incapacité de choisir, mais aussi par volonté de tout prendre, de ne pas choisir. Il reste toujours le même, y compris lorsqu’il fait acte d’hypocrisie : il ne fait là que radicaliser sa posture de mépris face au monde. Puisque ce monde accepte l’hypocrisie, Dom Juan sera hypocrite - non seulement pour pouvoir continuer à vivre et à agir à sa guise, mais aussi parce que c’est une autre façon de mépriser ce monde, de s’en moquer et de ne payer aucune dette. Dom Juan est lancé dans une recherche de vie absolue ; il ne respecte aucun lien, aucune dette, il est d’un nihilisme terrible : il dévore le monde, en une sorte de boulimie de la vie, mais par là même, dans cette énergie Vous êtes arrivé au Dom Juan de Molière par le biais de l’opéra de Mozart. Comment concilier la sensualité que donne la musique au Au début des répétitions, vous aviez mentionné trois directions de travail : l’axe mythique, l’axe névrotique et l’axe politique. Qu’en est-il de ces premières pistes ? Je continue à travailler dans ce sens, mais il faut transposer le discours théorique de départ dans la pratique du plateau, dans le travail concret des êtres et des objets. Et ce d’autant plus que chez Molière, lovée dans les mots, dissimulée derrière les mots, se cache une grande complexité. On voit bien que cette pièce est écrite par un comédien, chaque réplique raconte le point de vue d’un personnage tout en laissant à l’acteur l’espace pour l’invention. Si le personnage n’est pas derrière les paroles qu’il prononce, elles restent purement rhétoriques. Comment trouver alors cette vérité des personnages qui n’a rien à voir avec le réalisme : le théâtre est un geste intime, profond, qui voyage vers un autre niveau de réalité, qui atteint une pureté de la matière, son essence poétique. Pour y arriver - et c’est là que l’on retrouve les axes initiaux - il faut chercher à comprendre comment les personnages se cachent et ce qu’ils dissimulent derrière les mots. Parfois il s’agit de quelque chose qu’ils ne connaissent pas : le personnage est alors habité par des pulsions sur lesquelles il n’a aucune prise, ce qui renvoie à la névrose. Parfois il s’agit plutôt d’un secret que le personnage ne veut pas révéler, ce qui l’amène à dire autre chose ou bien il est en situation de ne pas pouvoir dire ce qu’il veut, ce qui renvoie à l’axe politique, à la répression, la censure. La dimension mythique, par contre, déborde la pièce : chez Molière on a sans cesse l’impression que Dom Juan échappe au livre, il en sort de toute part, il est trop grand, irréductible. 26 27 personnage de Mozart avec la brutalité du personnage de Molière tel que vous venez de l’évoquer ? Vous parlez notamment à ce propos du déroulement d’une « série négative »… La sensualité est là ; elle est dans les corps. Mais il est vrai que le Dom Juan de Molière est beaucoup plus sombre que celui de Mozart. Les mots ont remplacé la musique, et la pièce est très noire - ce qui n’empêche en rien sa dimension comique. Simplement, ici, l’humour est le plus souvent un humour noir. C’est pourquoi j’ai cette image d’un ange noir qui serait caché sous la pièce et dont le plateau serait le dos. La pièce est marquée par l’énorme tension suscitée par la rage de Molière après la censure du Tartuffe, ainsi que par la présence de la mort. Dom Juan n’est pas un personnage complètement positif, et son sentiment de toute-puissance ne s’exprime dans la pièce qu’à travers une succession d’échecs, ce que j’appelle la série négative : on commence par la description négative qu’en fait Sganarelle en ouverture, on continue avec le portrait qu’en dresse Elvire, puis l’entreprise de Dom Juan échoue et il fait naufrage, après quoi il ne parvient pas à ses fins avec les deux paysannes, le Pauvre refuse de jurer contre le Ciel, la statue du Commandeur est vivante et lui fait vraiment signe, et quand Dom Juan rentre chez lui, M. Dimanche, son père, Elvire et le Commandeur se succèdent sans répit dans une accélération tragique jusqu’à ce qu’il en vienne à faire acte d’hypocrisie, et c’est la fin. Toute la pièce représente le voyage de Dom Juan vers la fin. C’est un précipice, ou plutôt une pente vertigineuse vers le fond d’un puits. Avec son être « liquide » et ses adaptations plurielles au monde, Dom Juan semble renvoyer à l’archétype même du personnage théâtral et de l’acteur, masque changeant aux identités multiples, ce qui empêche tout travail psychologique sur le personnage... Dom Juan est un personnage éminemment théâtral parce qu’il est toujours dans la manifestation de lui-même, et ce d’abord devant Sganarelle, son premier spectateur. C’est avec Sganarelle que le théâtre commence vraiment. Le regard de Sganarelle, spectateur toujours surpris des entreprises, des exploits de Dom Juan, sa simplicité poétique, sont nécessaires à Dom 28 Juan. C’est pourquoi il y a un aspect affirmatif dans la négation de Dom Juan : elle a toujours besoin d’être posée devant au moins une personne ; plus, c’est mieux. Mais ce qui est intéressant, c’est que Dom Juan est d’abord une force qui se manifeste, non pas un ego. Cette force, tout en restant la même, peut prendre différentes formes : elle a quelque chose de fluide, une grande plasticité qui permet au personnage de s’adapter aux formes qu’il rencontre. Dom Juan peut prendre la forme du désir des femmes, il est celui qu’elles veulent. Dom Juan n’a pas de moi, il est toujours dans le mouvement, dans l’énergie - et l’affirmation de cette énergie est effectivement dans la dévastation. C’est là que l’on retrouve le mythe : les forces primaires restent toujours les mêmes, mais ceux qui se trouvent sur leur route en sont profondément transformés - un peu comme dans les Métamorphoses d’Ovide. Nous sommes bien loin de la simple psychologie : chez Molière il y a de la vie, les personnages sont vivants. Dom Juan n’est possible qu’au théâtre : c’est le seul endroit où l’on peut montrer le Ciel, où l’on peut montrer la mort qui arrive, on peut la voit agir, alors qu’en général, elle arrive en silence, on ne la voit pas. Et les cintres ont toujours représenté le Ciel, le plateau la terre, et les dessous l’Enfer ; le théâtre est né comme ça. C’est ce qui permet au théâtre de raconter le Ciel et l’Enfer, même si on ne sait pas s’ils existent ou non. Dans votre scénographie, vous faites appel non seulement à des « machines-désirantes » (une étagère remplie d’objets absurdes, une roue, une bande d’herbe…), mais aussi à la vidéo, et pour la première fois à des marionnettes. Je travaille surtout avec des images, tant au niveau de la scénographie, que de la vidéo ou des marionnettes. En ce qui concerne la scénographie, j’ai pensé à l’étagère comme métaphore du « catalogue », de l’accumulation. Les objets qui sont là, mis de côté, sont des objets inutiles ; ce sont des objets destinés à ramasser, à saisir, mais comme Dom Juan, ils échouent : les pelles et les seaux sont troués, les femmes comme les poupées de pain sont comestibles. Ces objets fonctionnent comme des petits symboles de l’univers mis en place par Dom Juan. Tout est à la fois très concret et très 29 symbolique. Par contre la vidéo, je la vois très liée aux mots : c’est comme une projection de la parole et j’aimerais que l’on puisse montrer la pensée qui se cache derrière elle - pas seulement le refoulé, mais aussi ce qu’on ne dit pas, mais qu’on sait très bien. Quant aux marionnettes, cela fait longtemps que je voulais travailler avec. Une marionnette doit être manipulée, ce qui implique qu’il y ait un manipulateur sur la scène, et cela raconte tout de suite une autre histoire : quand une chose inanimée prend vie, c’est une façon de donner à voir les forces qui donnent la vie, mais aussi celles qui peuvent l’empêcher, la contraindre. Ce qui meut les êtres vivants et qui n’est pas visible en général, qui est caché, s’exprime directement dans l’image que produisent la marionnette et son manipulateur. Je crois d’ailleurs qu’à l’acte IV, au moment où Elvire vient annoncer à Dom Juan son destin, sa mort - que Dom Juan ne peut ni entendre ni accepter - elle apparaîtra accrochée à trois fils. Et puis je voulais que les marionnettes deviennent des doubles de Dom Juan, de Sganarelle, d’Elvire, (et du Commandeur à la fin), jouant le rôle de contrepoints de ceux qu’on voit sur scène. Vous arrivez néanmoins à garder la liberté « narrative » caractéristique de vos précédentes mises en scène même face à la structure contraignante d’un texte classique. Je pense notamment à la scène du festin qui est devenue dans votre mise en scène une sorte de défilé onirique des fantômes de Dom Juan… Les comédiens de cette troupe ont une capacité extrême à assumer le texte, et cela donne une immense liberté. Une fois que l’on a compris ce que le texte raconte profondément - ce qu’il montre tout autant que ce qu’il cache - on peut commencer à explorer différentes directions, jusqu’à ce que l’on trouve la clé des rapports de chaque scène, son énergie. Les scènes peuvent alors prendre des formes inattendues : par exemple celle entre Dom Juan et Charlotte est devenue, en l’état actuel des répétitions, presque un viol. Pour le festin, lorsque le Commandeur arrive, j’ai l’image d’une veillée funèbre, où tous les personnages reviennent, de façon très onirique, fêter la mort de Dom Juan ; ils sont des projections de son imaginaire. C’est un peu la réalisation de cet étrange rêve que l’on fait parfois, d’assister à sa propre mort. La mort est venue le chercher. On dit souvent que Dom Juan 30 est une pièce déséquilibrée, en fait, j’ai l’impression qu’avec la rencontre du Commandeur, tout bascule : la pièce prend un autre tour, on entre presque dans le délire de Dom Juan ; ça n’arrête pas, les gens se succèdent chez lui et défilent continûment. On retrouve ici la noirceur, l’âpreté de la pièce. Habituellement on a tendance à faire de ce texte quelque chose de moral, mais je ne crois pas que ce soit juste. Il n’y a rien de moral, même pas chez Sganarelle, c’est plutôt le bon sens, la surprise et la peur - avec une part d’émerveillement. En sachant que l’imaginaire de chacun est lié surtout à sa propre langue d’origine, comment l’usage du français influence-t-il votre façon de travailler ? En France, le rapport à la langue n’est pas le même qu’en Italie ; le français est beaucoup plus précis, c’est une langue très construite, dont la dimension rhétorique est beaucoup plus développée - et c’est ce à quoi il faut se confronter, que l’on s’appuie sur cet aspect rhétorique, ou que l’on soit amené à le casser. Le grand avantage de travailler dans une langue qu’on connaît, mais qui n’est pas sa propre langue, c’est la distance qui crée un décalage de l’écoute du texte, permettant d’échapper à certaines certitudes ; on a un regard sur la langue. J’ai déjà eu l’occasion de travailler en italien avec des comédiens français ou portugais, et ils arrivaient à me donner des images nouvelles, inattendues, du fait de la nouveauté que la langue avait pour eux. Mais c’est vrai qu’il y a parfois des nuances qui m’échappent, et c’est pour ça qu’avec les comédiens, on a un énorme échange ; je pars toujours de leurs propositions, on improvise sur chaque scène. De mon côté, j’essaie d’avoir le dessin de la scène en tête, je pars de lignes de force ; je vois clairement le centre de la scène, son enjeu, mais c’est avec les comédiens que l’on essaie de donner vie à son énergie primaire. À partir de là, la scénographie et les objets interviennent pour mettre la scène en mouvement et la déplacer vers des endroits inattendus et mystérieux. Entretien réalisé par Angela De Lorenzis, avec la collaboration de Marion Stoufflet, à mi-parcours des répétitions. 31 Festin faustien, orageuse orgie... MICHEL LEIRIS Clément Victor (La Violette) Philippe Girard (Le Commandeur), Jean-Marc Eder (Monsieur Dimanche), Marie-Christine Orry (Charlotte), Maud Le Grévellec (Mathurine), Luc-Antoine Diquéro (Dom Juan) Sensualité Don Juan se prête absolument à la musique. Sa libido s’exerce dans le domaine des sens, il séduit par la puissance démoniaque de la sensualité, il séduit toute les femmes. La parole, la réplique ne lui appartiennent pas ; elles le feraient dépendre de la réflexion. À tout prendre, il n’a pas de durée, mais il va bon train dans un continuel évanouissement, exactement comme la musique, finie dès qu’elle se tait pour reprendre vie à ses accents renouvelés. SÖREN KIRKEGAARD, Ou bien...ou bien, Laffont, 1993, p. 98. Au antipodes du romantisme, Don Juan de Mozart jouit d’élaborer une combinatoire. Ces épouses sont des repères (retenons ce terme) de sa construction : s’il les désire, il ne les investit pas comme objets autonomes, mais comme des jalons de sa propre construction. Est-ce à dire que tel Narcisse, il ne fait que s’aimer indéfiniment à travers des fantômes désirables où il croit apercevoir des femmes ? Pas tout à fait. Don Juan musical s’est arraché à l’univers chthonien du narcissisme morbide, mais sans investir un objet. À partir d’une panoplie de maîtresses et d’épouses, il multiplie son univers, il en fait un polytope. Don Juan est musical précisément parce qu’il n’a pas de Moi. Don Juan n’a pas d’intériorité, mais, tel que nous le présentent ses errances, ses fuites, ses demeures aussi multiples qu’intenables, il est une multiplicité, une polyphonie. polyphonique JULIA KRISTEVA, Histoires d’amour, Denoël, 1983, p. 189. 34 35 Accords Il était près de huit heures ; on servit du thé. On rappela à Mozart la promesse qu’il avait faite à midi de révéler à la société la scène finale de Don Juan, dont il avait le manuscrit dans sa malle. Il s’exécuta sans barguigner. En quelques mots, il exposa le livret, on ouvrit la partition et les chandelles furent allumées près du piano. Nous voudrions que le lecteur éprouvât ici cette sensation fugitive qui parfois nous effleure lorsque nous passons sous une fenêtre et que nous parvient un accord détaché qui ne peut venir que de l’au-delà ; c’est comme une secousse électrique, comme un ensorcellement qui nous domine, quelque chose de cette douce terreur qui nous envahit au théâtre tandis que l’orchestre accorde ses instruments et que, devant le rideau baissé, nous attendons. Ne connaissez-vous pas ce frisson ? Le spectateur de l’éternelle beauté tressaille d’angoisse au seuil d’un des grands chefs-d’œuvre tragiques, mais plus que jamais lorsque le rideau va se lever pour Don Juan. L’homme souhaite et redoute tout ensemble d’être emporté hors de son moi ordinaire, il sent que l’Infini qui est contenu et enserré dans son cœur va lui être sensible, va dilater sa poitrine et ravir son esprit. Il est plein de craintif respect devant la perfection de l’art ; l’idée de contempler un divin miracle, de l’accueillir en soi comme quelque chose qui est de la même essence que le plus profond de soi, entraîne une émotion, une fierté, les plus pures et les plus belles dont nous soyons capables. EDUARD MÖRIKE, Le Voyage de Mozart à Prague, Petite Bibliothèque Ombres, 1989, pp. 68-69. 36 Souvent déjà j’avais cru sentir, tout contre moi, un souffle chaud et délicat et entendre le froufrou d’une robe de soie : cela me faisait bien supposer la présence d’une femme, mais, plongé entièrement dans le poétique univers auquel l’opéra m’avait donné accès, je n’y faisais pas attention. Maintenant que le rideau était tombé, je regardai du côté de ma voisine... Non, il n’y a pas de mots capables d’exprimer mon étonnement : Donna Anna dans le costume même que je venais de lui voir sur le théâtre, était debout derrière moi et dirigeait sur moi le regard pénétrant de son œil tout plein d’âme. (...) Je ne songeai pas à me demander comment il se pouvait qu’elle se fût trouvée sur le théâtre et dans ma loge. Tout comme un rêve bienheureux associe entre elles les choses les plus étranges et comme une pieuse croyance comprend ce qui est au-dessus des sens et le rattache sans difficulté à ce qu’on appelle les phénomènes naturels de l’existence, de même, moi aussi, dans le voisinage de cette femme merveilleuse, je tombai dans une sorte de somnambulisme, dans lequel je reconnus les rapports secrets qui me liaient si intimement à elle que, même lorsqu’elle était sur le théâtre, elle n’avait pas pu s’éloigner de moi. (...) La cloche du théâtre retentit : une rapide pâleur décolora le visage sans fard de Donna Anna ; elle porta vivement la main à son cœur, comme si elle ressentait une douleur subite et, tandis qu’elle disait tout bas : « Malheureuse Anna, maintenant arrivent tes plus terribles moments... », elle avait disparu de la loge... fantasmatiques ERNEST THEODOR AMADEUS HOFFMANN, Nouvelles musicales, Stock, 1997, pp. 48-52. 37 © Miquel Barceló, Piedra blanca sobre una piedra negra, 1988 Métamorphoses donjuanesques Je te flore Tu me faune Je te peau je te porte et te fenêtre tu m’os tu m’océan tu m’audace tu me météorite Je te clef d’or je t’extraordinaire tu me paroxysme Tu me paroxysme et me paradoxe je te clavecin tu me silencieusement tu me miroir je te montre Tu me mirage tu m’oasis tu m’oiseau tu m’insecte tu me cataracte Je te lune tu me nuage tu me marée haute Je te transparente tu me pénombre tu me translucide tu me château vide et me labyrinthe Tu me paralaxe et me parabole tu me debout et couché tu m’oblique Je t’équinoxe je te poète tu me danse je te particulier tu me perpendiculaire et soupente Tu me visible tu me silhouette tu m’infiniment tu m’indivisible tu m’ironie Je te fragile je t’ardente je te phonétiquement tu me hiéroglyphe Tu m’espace tu me cascade je te cascade à mon tour mais toi nous nous pulvérisable Nous nous scandaleusement jour et nuit nous nous aujourd’hui même tu me tangente je te concentrique Tu me soluble tu m’insoluble tu m’asphyxiant et me libératrice tu me pulsatrice Tu me vertige tu m’extase tu me passionnément tu m’absolu je t’absente tu m’absurde (...) Je t’amazone je te gorge je te ventre je te jupe je te jarretelle je te bas je te Bach oui je te Bach pour clavecin sein et flûte tu me fluide tu m’étoile filante tu me volcanique GHÉRASIM LUCA, Paralipomènes, José Corti, 1986, pp. 109-113. Le choc tragique de Don Juan contre la statue du Commandeur symbolise l’affrontement du léger et du pesant, de l’homme de vent et de l’homme de pierre, de l’instant et de l’éternité. JEAN ROUSSET Le « festin de pierre » peut se comprendre comme référence à la pierre même de la statue : à la pierre de la statue, en tant qu’elle concrétise la Mort, non seulement comme ce qui rompt le repas, mais comme ce qui, par définition, ne se laisse pas digérer, assimiler ou comprendre - ce que la bouche ne peut pas incorporer ou approprier. SHOSHANA FELMAN, Le Scandale du corps parlant, Seuil, 1980, p. 75. Désir Le désir, celui qui porte Orphée et qui force Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine Tristan, n’est pas l’élan capable de franchir l’intervalle et de passer par-dessus l’absence, fût-ce celle de la mort. Le désir est la séparation elle-même qui se fait attirante, est l’intervalle qui devient sensible, est ce retour où, quand tout a disparu, au fond de la nuit, la disparition devient l’épaisseur de l’ombre qui fait la chair plus présente et rend la présence plus lourde et plus étrangère, sans nom et sans forme, qu’on ne peut alors dire ni morte ni vivante, d’où tirent leur vérité toutes les équivoques du désir. Le désir, sous cette perspective, est du côté de l’« erreur », ce mouvement infini qui toujours recommence, mais le recommencement est tantôt la profondeur errante de ce qui ne cesse pas, tantôt la répétition où ce qui toujours revient est pourtant plus nouveau que tout commencement. Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène, D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. MAURICE BLANCHOT, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, pp. 281-282. infernal Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que Don Louis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire Près de l’époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir, Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir. CHARLES BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, Poésie/Gallimard, 1996, p. 50. 42 43 ... rien ne meurt, mais quelque chose porte le deuil Don Juan, BYRON © Bill Viola, Fire, Water, Breath, 1997 Biographie Metteur en scène et scénographe, né en 1951 à Rome, Giorgio Barberio Corsetti obtient son diplôme à l’Accademia d’arte drammatica Silvio D’Amico en 1975 avec une mise en scène sur Friedrich Nietzsche et Jules Laforgue, La Gaia Scienza, nom qu’il donne à la compagnie qu’il fonde l’année suivante avec quelques amis. Leur premier spectacle, La Rivolta degli oggetti de Vladimir Maïakovski démontre une préférence pour le montage rapide à dominante visuelle. Ils présentent des spectacles en forme d’événements uniques dans des espaces non théâtraux, et mettent au point une chorégraphie dérivée de l’acrobatie, de l’improvisation et du taï-chi. Cuori Strappati, au milieu des années quatre-vingt, peut être considéré comme l’aboutissement de la première époque. Giorgio Barberio Corsetti dissout la compagnie pour en fonder une autre qui porte son nom et dont la recherche va surtout vers la vidéo. Deux œuvres importantes signent cette époque : Diario segreto contraffatto et La camera astratta. À partir de 1988, il s’intéresse particulièrement à Franz Kafka, mais il aborde aussi les classiques (Shakespeare et Goethe). L’Histoire du soldat sur un scénario inédit de Pier Paolo Pasolini, mis en scène avec Mario Martone et Gigi Dell’Aglio, est un de ses succès. Artiste à la remise en question permanente, Corsetti est à la recherche d’un théâtre qui dialogue avec le présent. Ses mises en scène de Kafka représentent une partie essentielle de son travail : Le Château (1996), Description d’un combat et Le Procès (1998), L’Amérique (1999). Depuis 1998, il collabore régulièrement avec le Teatro Stabile dell’Umbria (Il Processo) avec lequel il a également créé en 1999 La Tempesta de Shakespeare. Il a mis en scène en octobre 2000 à Rome, Graal d’après Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach. Giorgio Barberio Corsetti a été directeur artistique de la section théâtre de la Biennale de Venise de 1999 à 2002 où il a créé Woyzeck de Büchner en juillet 2001 et Le Metamorfosi d’après Ovide en juillet 2002 (Repris en octobre 2003 au Parc de la Villette à Paris). Il a également mis en scène pour l’opéra, Maria de Rohan de Donizetti (La Fenice de Venise), La voix humaine de Cocteau (Bologne, Rome). Giorgio Barberio Corsetti 45 ion blicat la pu e d r e w ig teu nsch Direc Brau e n a e Stéph amm illard progr ier Ju n du id io t D a , s is z n 40) e Réali Lor page la De cle et a t c Ange e e sp iqu s du Viola graph hoto s, Bill photo phau hio (p c lo c Crédit K e r te Ca ne, U beth Iaquo Élisa tte ssimo e a u q M la ma Fabio n de eptio s Conc u e at r xplor Les E rg isme sbou Graph e Stra mza d ie l a G n Tania Natio 3 éâtre il 2oo le Th r r v a A p – Kehl Édité k c u r Dr Kehle eig tion schw Direc ra u n B e n ha ise St é p rseilla la Ma e d e nu 1, ave ex 4/R5 g Ced 8 1 P B bour s a r t 8 00 005 S 8 24 8 F-67 : 03 8 e 7 71 n 3 ho 88 37 Télép e : 03 i p o c s.fr Télé @tn : tns s.fr il w. t n E-ma : ww net Inter National de Strasbourg École supérieure d’art dramatique [2oo2 - 2oo3] Théâtre