Ce trou noir qui te dévore
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Ce trou noir qui te dévore
Ce trou noir qui te dévore Là où j’ai atterri, l’air est lourd et sent mauvais, une odeur d’œuf pourri. L’épais brouillard qui m’encercle fait obstacle à ma vue. Je ne discerne rien d’autre que la puanteur du vent et cette fabuleuse brume qui brouille mes yeux. Ça me convient, c’est mieux que d’être dans une obscurité vide, où il n’y a que moi et puis rien. Oui, ici, c’est mieux, je ne suis pas vraiment seul. Ben si, tu es seul. Tu ne vois pas ? Il n’existe pas plus seul que toi sur Terre. Tu es totalement perdu dans ce trou noir qui te dévore. Ah, tais-toi ! Tu m’embrouilles avec tes phrases insensées. Je suis dans ce trou noir parce que je l’ai décidé, alors n’en parlons plus ! Ici, c’est mieux que nulle part ailleurs ! C’est mieux, même si dans mon ventre ça brûle. Ça tangue. J’ai la nausée. Ça palpite et ça picore mon estomac. C’est atroce. Eh, écoute ! Tu entends ? Il y a du bruit derrière le brouillard. Des voix, tu crois ? Je me demande… Alors va voir ! Si tu veux vraiment savoir ce qui se cache là-bas, tu n’as qu’à traverser… Traverser le brouillard ! Tu es complètement fou. Moi ? Mais je ne suis qu’une ombre dans ta tête ! Bon allez, tu as raison. Je me lève, je mets les mains en avant et je pénètre à l’intérieur. Tu marches droit devant toi tout le long du trajet jusqu’à ce que tu sentes, au bout de tes doigts, autre chose que la brume grisâtre qui colle partout. Ça y est, je m’arrête. Ce sont des voix sous mes pieds qui parlent. Je baisse les yeux. Malheur ! Le sol est jonché de visages plats de trois mètres de rayon, comme des portraits qui font du bruit. Et ça parle, et ça rit. Ça rit si fort que ça ressemble à des cris. Chaque pas que je fais écrase un nez, une bouche qui se ferme, un œil qui était en train de cligner. Plus j’avance, et plus je sens une vague terrible monter en moi. Une oppression qui se répand partout dans mon corps. J’ai du mal à respirer. Je sais. Je sais que c’est la peur. La peur de quoi ? Tu en as de drôle toi ! La peur de parler, oui. Ou plutôt, de ne rien dire. Eux, ils sont tous là à brailler, et moi, si j’entrouvre les lèvres, les sons vibrent, tremblotent et je ne sais toujours pas quoi dire. J’ai peur parce que je ne sais pas parler avec les gens. Je ne peux pas discuter avec eux. De quoi d’ailleurs ? Du beau temps ? Je ne regarde jamais le ciel… Pff ! Et eux, ils ne font que ça, regarder le ciel ! Tu vois bien, ils ont les yeux rivés dessus ces imbéciles. Arrête de frapper dans la joue de la dame, elle n’y est pour rien ! 1/5 Je m’en fiche. J’en ai marre d’être terrifié. Je veux rentrer dans mon trou noir ! Je veux entendre le vent siffler et c’est tout ! Sans l’angoisse que ces visages qui parlent m’infligent. Tu sais, sinon je vais finir par mourir à force d’entendre crier ces gens. Moi, est-ce que je crie ? Non, alors pourquoi eux ? Qu’ont-ils de si important à se dire ? Tout le monde devrait se taire sur cette planète, ce serait le paradis, crois-moi ! Tu es si pessimiste ! C’est ma nature. Oh ! Non. Regarde ! Les mots glissent entre leurs lèvres. Ils s’échappent ! Et alors ? Ils vont me couper la route ! Vite. Je cours et je passe avant que les lettres ne me barrent totalement le chemin. Ah ! Mais c’est qu’elles sont malignes ces lettres ! Elles se rassemblent devant moi ! Il faut que je les brasse pour avancer. Quel boulot ! Cette nuée de mots est si dense ! Oh, je crois que je n’en peux plus. Et dire que je pourrais tout laisser tomber et me faire emporter par ces bourrasques de blabla… Je suis sûr qu’elles me ramèneraient à mon trou. Pourquoi m’entêter à continuer ? Plus loin, ce doit être encore plus désastreux… Et pourtant ? Et pourtant, je sens un appel en moi qui me pousse à avancer. Un instinct… Ah, je suis fou ! Là-bas, ce doit être la mort, et je me bats contre des lettres pour y arriver. Tu ne crois pas que je suis fou ? Non… Je crois que c’est beau la lutte de l’homme. Oh ! Laisse-moi me concentrer. Il faut que j’avance dans cette purée ! Les lettres s’agrippent à mon blouson et s’enroulent dans mes cheveux. D’autres voltigent entre mes chevilles. Je chute contre un immense front ridé. Tiens, je les avais oubliés ceux-là ! Ces visages qui m’observent. Ils crachent toujours leurs phrases en pagaille. C’est horrible. Mais qu’est-ce qui se passe ? Eh, jette un œil sur la gauche ! Les mots forment des paquets, et ces paquets forment des objets ! Ah ! Qu’ai-je fait pour mériter cet enfer ? Les objets rebondissent sur le sol et se lancent à ma poursuite. Ils veulent m’avoir. Des chaises, des lits, des aspirateurs, des lampes, de tout ! Ils sont tous à mes trousses et ils me terrifient. Dire que je pourrais me laisser prendre et retrouver mon trou, qu’est-ce qui me pousse à continuer, hein ? Je suis à bout ! Oh ! Non. Tu ne vas pas encore tout abandonner ! Encore ? Depuis le début de ce voyage, je tiens bon ! Tu oublies que tout a commencé par un abandon ! C’est faux ! Allez, je baisse les bras. Je stoppe net, je me retourne et je regarde mes adversaires gagner. 2/5 Eux aussi, ils s’arrêtent. Ils t’observent étrangement. Une cafetière s’avance. Elle oscille. Un peu d’abord, puis de plus en plus. Tellement qu’elle renverse son contenu. Le café qui se déverse empeste avec ses miettes de croissants chauds et ses restes de confiture aux fraises. J’ai envie de rendre. Au fond de mon ventre, ça se tortille, ça se contracte. Mais autre chose a déjà infecté mon estomac. Ah, la même douleur que tout à l’heure, dans le trou noir ? Oui, exactement ! Ça me torture le ventre. Bon, génial ! Tu es malade maintenant. Ecoute, ce n’est pas la peine d’ironiser sur mon sort, je vais déjà assez mal. Oh la la ! Mais ce café n’a pas fini de couler ! J’en ai jusqu’aux genoux, tu te rends compte ? Encore un effort ! Dépêche-toi de remonter la rivière de café avant qu’elle ne soit trop haute. Des efforts, c’est tout ce que je fais depuis que j’ai quitté mon trou noir ! Bon, si j’ai bien compris, je dois patauger dans cette eau brune jusqu’à retrouver la terre ferme. C’est parti ! Un pas après l’autre. Mais je te jure que si ça ne tenait qu’à moi, je resterais planté là. Mais je te ferais remarquer que ça ne tient qu’à toi depuis le début, et tu vois, tu continues ! Je voulais parler de cet instinct qui me pousse. C’est lui qui me dit de continuer. Un instinct de mort. De mort ? Oui, je sens que si j’avance encore, c’est la mort qui m’attend au bout. Et tu y vas quand même, sachant cela ? Oui, c’est ce satané instinct ! Certains ont un instinct de survie, d’autres un instinct de mort. C’est comme ça, on n’y peut rien. Je ne suis pas convaincu, mais si tu le dis… Mince, le courant s’accroit et le niveau de la rivière est monté. Il faut que je nage. Je me débats dans l’eau bouillonnante. Brasse. Crawl. Je m’épuise. Un peu de dos. De nouveau de la brasse. La fatigue pèse dans ce qui reste de muscle. Encore quelques minutes et je n’aurai plus de force. Mon regard croise un banc de poissons, d’énormes poissons qui progressent à une vitesse affolante. Ils sont constitués de milliers de… chiffres ! Ah ces chiffres, ils me rappellent des choses, c’est… à propos de mon métier, je crois. J’étais… matheux… j’étais… Moi, je m’en souviens ! Tu es professeur de mathématiques ! Mais bien sûr ! Maintenant, je vois très bien. Oh comme ces poissons sont beaux, les maths sont extraordinaires, n’est-ce pas ? Comment ai-je pu les oublier si longtemps ? Bah, il n’y a que toi pour trouver la réponse. 3/5 Alors, je vais y réfléchir… Je vais tâcher de me rappeler… Mais je n’ai plus d’énergie… Je sombre… Vite, réveille-toi ! Oh ! Tu as vu, je me suis échoué sur une berge de sable blanc où pousse de l’herbe. Mes pieds marchent tout seuls malgré ma lassitude. Autour, la végétation est recouverte d’insectes, de bestioles, de bactéries et de microbes ! C’est dégoûtant ! Pour ne pas frôler cette répugnante vermine, il me faut contourner mille fois les arbustes et les pâquerettes, mais c’est plus fort que moi, j’en ai peur. Voilà que je me gratte partout, à force de voir grouiller toute ces créatures. Eh, tout à coup, ça me revient ; dans mon ventre, j’ai des entassements de pilules. Des petites, des grosses, des blanches et des rouges. Si tu savais ! A l’intérieur, ce sont les montagnes russes. Ça ne va vraiment pas. Alors régurgite, si ce que tu as avalé te rend malade ! Non, ce serait revenir sur ma décision. Je l’ai fait, donc je suis prêt. Mouais… Oh, tu as remarqué ? A présent, il n’y plus la moindre pousse d’herbe. Aucun signe de vie. Oui. C’est peut-être déjà le territoire de la mort. Un monde où tout est blanc ? Tu as raison. Tout est blanc. Le ciel est blanc, le sol est blanc, ma blouse est blanche… Et même tes cheveux ! Ah bon ? La dernière fois que j’ai vu ma tête dans un miroir, ils étaient encore noirs. C’est que tu as laissé filer beaucoup de temps avant de te mettre en route. Sans doute. Qu’y a-t-il ? Pourquoi t’arrêtes-tu ? Parce que le chemin se termine là. Je suis au bord d’une falaise. Et tu sais quoi ? Je vais sauter. Non, tu n’es pas sérieux ! C’est dangereux, ne fais pas ça ! Ecoute, j’avais la phobie des microbes, des élèves, des gens, de la vie. Mais il est temps d’en finir. J’en ai assez d’être effrayé et angoissé pour tout. Désormais, plus rien ne me fera peur. Oui. Lorsque je sauterai dans le vide, je quitterai en même temps mon monde de terreur. Ce sera fini. Pour toujours. Je me jette de la falaise. Dans les dernières secondes, j’aperçois au bord du néant, les visages déformés, la cafetière en lettres, les millions de microbes qui me regardent tomber en s’agitant. C’est leur manière de dire adieu. Et moi, à mon tour, je leur réponds : adieu terre de déprime, on ne se reverra jamais plus ! Il ne me reste que quelques mètres avant de m’écraser. J’ai l’impression que la brûlure dans l’estomac a disparu pendant 4/5 la chute. Je me dis que c’est normal. Après tout, lorsqu’on est sur le point de mourir, on ne ressent plus grand chose, non ? J’ignore où j’ai atterri. Mais crois-le ou pas, je ne suis pas mort. Pas encore en tout cas, parce je sens mon torse se soulever à mesure régulière. Il n’y pas de bruit. Bon, je pense qu’il faut que j’ouvre les yeux. Allez, je te quitte camarade ! Un nouveau voyage m’attend. Au revoir alors. Adieu. Mes paupières frémissent. Pendant une minute, je vois flou puis je recouvre entièrement la vue. Je suis installé sur un lit d’hôpital. Dans la chambre, tout est blanc. Sauf le café noir qui dort dans une tasse posée sur une table de chevet. Etrangement, j’ai follement envie d’y goûter. Je tourne la tête. Ma grande sœur a glissé sa main dans la mienne, elle me regarde en souriant. Dans ses yeux brille une joie indescriptible. − Pierre ! Les médecins t’ont guéri, ils t’ont fait un lavage d’estomac. Tu es sorti d’affaire. Oh, qu’est-ce que je suis contente ! 5/5