PDF - maelstrÖm reEvolution

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Ce livre a été réalisé avec le soutien du Ministère de la Culture de la
Communauté française de Belgique.
L’auteur a bénéficié d’une bourse d’aide à l’écriture du Ministère de la
Communauté française de Belgique pour la rédaction de cet ouvrage.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
© Maelström éditions, Bruxelles — 2005
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ISBN 2-930355-39-5
Dépôt légal — 2005
D/2005/9407/39
Imprimé en Belgique
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CHANTAL DELTENRE
LA C É R É MONIE
DES POUP É ES
ROMAN
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La part de l’ombre
sous les choses
La part de l’être
dans la lumière
Où elles s’approchent
nous pourrons vivre
Nous devons vivre
jusqu’à ce qu’en nous
elles se touchent
Daniel De Bruycker
(extrait de Neuvaines, inédit)
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Réveillée en sursaut, brûlante, la peau cloquée par le
feu, mes mains réduites à des moignons, les doigts collés
les uns aux autres. J’aspire goulûment l’air humide qui
sature la chambre, un peu de salive coule à la commissure
de mes lèvres comme le lait au coin de la bouche d’un
enfant qui tète. Je dois être la seule, dans cette ville irrespirable – Tokyo est au plus fort de la saison des pluies – à
bénir la touffeur de l’air. Une goutte de sueur descend le
long de ma tempe et bientôt une moiteur bienfaisante s’empare de tout mon corps allongé nu sur le futon. J’écarte
doucement les doigts : ils sont intacts. Je m’étends. Ma
peau est élastique, aucune trace de blessure. C’est le rêve
qui me brûlait. Épongeant de la main la sueur sur ma gorge,
entre mes seins, je pousse un soupir de soulagement. Puis
je relève la tête et dégage de ma nuque la masse compacte
de mes cheveux qui se déploient entre l’oreiller de Pierre,
endormi à ma droite, et le mien, jetant entre nos deux visages une passerelle sombre. Par la porte-fenêtre de la terrasse,
le ciel pèse sur la ville, telle une lourde paupière. Il fait nuit
noire. Je ferme les yeux. Aussitôt le songe réapparaît, un
ange féroce veillant à mes côtés, prêt à me brûler vive d’un
seul coup de son aile incandescente. J’ai six ou sept ans, je
marche seule dans un parc, vêtue de mon uniforme d’écolière, une chasuble bleue, un chemisier blanc et des souliers
vernis noirs. Autour de moi bruissent des arbres immenses
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dont les feuillages sombres oscillent sur le ciel laiteux,
taches d’encre mouvantes sur une page blanche. Ils bordent
les innombrables allées d’un parc qui s’entrecroisent pour
déboucher chacune au pied d’une haute muraille. J’avance
d’un pas mal assuré au milieu d’une de ces allées. Est-ce
le mouvement des feuilles, j’ai l’impression que les arbres
progressent avec moi : ils m’accompagnent, figures tutélaires protégeant mes premiers pas, et me guident jusqu’à un
coin de la muraille où pousse un jeune cerisier. Son printemps est splendide, ses branches ploient sous les fleurs,
essaimant une pluie de pétales qui tombent avec la douceur
molle des flocons. Face au jeune arbre, j’ai la certitude d’être
devant un autre moi-même et je ressens au plus profond la
joie de sa floraison, sa poussée de sève, juvénile et un peu
folle. L’envie me prend de jouer, et je plonge les mains dans
cette neige soyeuse et odorante. Aussitôt j’éprouve une
terrible brûlure : les pétales ne sont que cendres, la terre
dessous est une braise. Les mains à vif, me mordant les
lèvres pour ne pas hurler, je recule, regarde sans comprendre l’arbrisseau si paisible en apparence dont l’écorce vert
tendre se craquelle révélant un tronc gris : l’arbre brûle de
l’intérieur, de ses branches calcinées s’envolent des pétales
de feu. Mes pieds s’enfoncent dans la cendre, la brûlure
me gagne, je me sens aspirée par le brasier sous la terre,
prise au piège des racines mortes. De toutes mes forces,
je m’agrippe au tronc fragile du jeune cerisier : qu’il lutte,
pousse, grandisse, malgré ses branches mortes et les arbres
centenaires indifférents au drame. Posant ma joue contre le
jeune tronc, j’entends résonner des craquements sinistres :
métamorphosée en lave, la sève consume l’arbre de l’intérieur et ses fleurs, cendres éparpillées, volettent autour
de moi pareilles à des âmes perdues… Fuir. Mais l’allée
par où je suis venue rétrécit, les hautes murailles du parc
m’enserrent, je n’ai plus nulle part où aller que sur ce petit
coin de terre, coin de cendres où je serai bientôt réduite
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à rien. Un dernier sursaut d’énergie, je parviens à ouvrir
les yeux et la bienfaisante humidité de la chambre m’enveloppe tel un baume. Le cadran électronique du réveil posé
à ma gauche sur le tatami affiche cinq heures cinquantehuit. Aussitôt j’enfonce le bouton de la sonnerie jusqu’à
entendre un déclic étouffé. Six heures. Quelques secondes
de plus et il aurait sonné, Pierre se serait éveillé avec moi.
Nous nous serions levés ensemble ou il m’aurait forcée à
rester au lit. Il est encore si tôt. Je caresse la coque noire et
ronde du réveil : je n’aime pas vaincre les choses. J’ai peur
qu’à force de ne pas sonner, le mécanisme s’enraye. C’est
comme empêcher un être qui a mal de crier, il finit par ne
plus pouvoir parler.
Un faible souffle d’air pénètre dans la chambre par la
porte vitrée coulissante ouverte sur la terrasse. Couchée
sur le dos, je sens, à travers le futon, monter la chaleur
emmagasinée par la paille des tatamis. Je passe la main
sur mon cou, entre mes seins où perle la sueur. Pierre se
retourne, emportant le drap enroulé autour de sa taille et
de ses jambes. Son dos est soulevé par un souffle régulier,
on dirait un rocher qui respire. Je l’effleure, sa respiration
me berce, je nous vois flotter tous les deux sur une mer
d’huile, ses cheveux blonds forment un soleil sur l’eau noire
tandis que les miens épousent le mouvement des vagues.
L’uniforme noirceur du ciel est piquée de trois taches
lumineuses : les voyants de signalisation pour le transport
aérien, posés au sommet des immeubles sur la berge opposée de la rivière Sumida qui longe notre rue. On dirait une
constellation artificielle d’astres clignotants qui hésiteraient
entre l’errance éternelle dans l’espace ou la dissolution
dans l’atmosphère terrestre.
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En haut d’un des trois immeubles, l’enseigne publicitaire
d’une marque électronique tourne lentement sur elle-même,
dardant tour à tour un rayon lumineux vers chacun des
points cardinaux de la ville. Tournant à l’est, il pénètre dans
la chambre. Je tire pudiquement un coin du drap sur moi.
L’ombre lumineuse glisse d’abord sur la paille des tatamis
puis, à ma gauche, vers les shôji entrouverts sur la pièce
principale de l’appartement. Elle s’attarde sur le cadran
du réveil où une minute tombe avec un bruit métallique,
happée par ce rien sans écho où le temps se perd. Une autre
prend la relève. Six heures et deux minutes. L’ombre s’attarde, comme fascinée d’avoir vu disparaître cette minute.
Dans les réveils à affichage électronique, ce miracle renouvelé de la prise du temps a quelque chose de rassurant.
Les horloges à cadran, au contraire, sont inquiétantes :
on y voit le vide de part et d’autre de l’aiguille. L’ombre
est soudain projetée contre le mur à ma droite, dévoilant
les portes coulissantes du placard recouvertes d’un papier
peint paysager figurant quatre étapes de la migration des
grues cendrées. Elle accompagne les oiseaux survolant une
interminable forêt rousse, affronte avec eux les vents froids
et les neiges de Hokkaido, survole le printemps des rizières
et s’élance enfin avec eux dans leur danse d’accouplement.
Soudain happée au dehors par une force invisible et tyrannique, elle saute par-dessus la rambarde de la terrasse,
trace un arc de cercle dans le ciel et rejoint le point cardinal
opposé de la ville. Je me relève sur un coude pour suivre
sa trajectoire. Au passage elle pulvérise un avion pas plus
gros qu’un insecte qui décollait de l’aéroport de Narita et
progressait lentement entre les signaux lumineux. Disparu,
emporté par le mirage de l’envol. Cette vision fulgurante
me serre le cœur : l’immense fragilité des êtres en voyage
y est inscrite.
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Il y a un an, presque jour pour jour, Pierre et moi atterrissions à Narita. C’était son rêve d’habiter au Japon, après
toutes ces années d’étude du japonais et de la littérature
ancienne. Ici, tout l’étonne et le ravit. Moi, je ne ressens pas
d’émotion particulière : je suis japonaise. Étrange comme
je dis cela avec facilité aujourd’hui, après avoir affirmé
pendant vingt-deux ans que j’étais française. Pourtant je
suis bel et bien étrangère à ce pays, je n’y étais jamais venue
avant que Pierre m’y emmène. Nous sommes arrivés au
milieu de cette même saison des pluies. Mes souvenirs se
brouillent, j’ai l’impression de vivre ici depuis toujours.
Ce dont je me souviens le mieux c’est, à la descente d’avion,
cette humidité pénétrante : la buée envahit mes lunettes,
je n’y vois presque plus, ma peau se couvre de sueur.
À moitié sourde suite à la mauvaise dépressurisation, les
bruits me parviennent de loin, tout est lent et aquatique.
Les peignes de mon chignon tombent l’un après l’autre,
mes lunettes glissent le long de mon nez, je marche courbée sous le poids de mon sac de voyage, à la fois lourde
et comblée par cette atmosphère où je me sens redevenir un être primordial, fait d’eau, rien que d’eau. Pierre,
pimpant et rieur dans son polo clair, son jean et ses éternelles Converse rouge et blanc, porte avec une étonnante
légèreté un sac rempli d’exemplaires de sa thèse. Il ne m’a
jamais paru aussi blond, aussi grand, dépassant d’une tête
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au moins n’importe quel Japonais. Nous prenons le taxi,
Pierre tend au chauffeur un carton où est inscrite l’adresse
de l’appartement que nous avons loué pour deux ans, la
durée de sa bourse universitaire. Je reconnais l’écriture de
ma mère : c’est elle qui nous a trouvé un logement, grâce
à la fille d’une amie d’enfance vivant en Allemagne m’a-telle dit, et dont elle ne m’avait jamais parlé. Un instant, j’ai
l’impression qu’elle est là, à côté de nous, et j’éprouve un
immense bonheur car je la vois pour la première fois dans
son pays d’origine, naturelle et enjouée, parlant un japonais
volubile et enfantin. Enfin elle a tombé le masque de son
identité parisienne empruntée. Le chauffeur regarde attentivement le plan détaillé que ma mère a dessiné pour faciliter
la recherche. C’est un cercle avec de nombreux points de
repère qui dénotent une connaissance très précise du quartier et une ligne transversale figurant la Sumida. Mais le
chauffeur nous rend le plan en hochant la tête : il ne reconnaît rien. C’est vrai qu’il y a trente-cinq ans que ma mère
n’est plus revenue au Japon. Pierre sait que mes parents
ne sont plus retournés au pays depuis la fin de la guerre.
Il plie soigneusement le bout de papier et le glisse dans sa
poche. Le taxi démarre en direction de Shitamachi, la ville
basse. Il sait aussi que c’est mon premier séjour au Japon.
Nous vivons ensemble depuis deux ans. Je l’ai connu alors
qu’il rendait visite à mon père pour demander son appui
en vue d’obtenir une bourse universitaire à Tokyo. Pierre
était l’un de ses étudiants à l’Institut des Langues orientales à Paris. Jusqu’au dernier moment, mes parents ont
cru que je ne l’accompagnerais pas. Je les revois le jour du
départ : nos rôles s’étaient inversés, ils étaient les enfants,
j’étais l’adulte qui les rassurait. Leur art de l’apparence
ne venait plus à leur secours : mon père, tout en faisant
un immense effort pour contenir son émotion, tremblait de
tout son être et ma mère, qui avait pleuré, gardait les yeux
baissés. Elle s’en voulait d’avoir aidé Pierre à trouver un
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logement et s’inquiétait maintenant de nous savoir dans un
quartier peu fréquenté par les Occidentaux qui préfèrent
Yamanote, sur les hauteurs de la ville. Nous l’avons rassurée et elle a eu un sourire délicieux que je ne lui connaissais
pas, mêlé de reconnaissance et de crainte... Son regard s’est
perdu, comme si tout son passé lui revenait en cet instant
en mémoire. Passé dont je ne connais rien sauf qu’elle est
venue habiter Paris en 1946, à l’âge de sept ans, avec son
père. Sa mère avait disparu pendant les bombardements
de Tokyo. Son père, marchand d’art, a ouvert une galerie
dans le 7e arrondissement à Paris, et a acheté cet appartement que nous occupons aujourd’hui. Je ne l’ai pas connu,
il est mort quelques mois avant ma naissance. Ma mère
avait repris sa galerie depuis plusieurs années, non pas dans
sa voie qui était celle de l’art traditionnel japonais, mais
bien dans celle de l’art contemporain. Mon père, lui, est
arrivé en France la même année que ma mère, mais il avait
déjà vingt-cinq ans. Il était professeur de littérature japonaise ancienne. Une fois démobilisé, il avait aussitôt quitté
le Japon. Il était à Tokyo quand toute sa famille disparut
à Nagasaki. Il s’est proposé comme assistant à l’Institut des
Langues orientales et a commencé à y enseigner. Mon père
et ma mère se sont connus au vernissage d’une exposition
au musée Guimet en 1969. Je suis née l’année suivante.
Le chauffeur de taxi a les mains gantées de blanc, qui
glissent tels des oiseaux sur le volant de la voiture avec une
précision extrême qui correspond aux degrés des tournants,
virages et bifurcations qui jalonnent notre parcours dans les
quartiers populaires de la ville. Assise derrière lui, j’observe
ses cheveux drus, noir jais, coupés à la brosse, qui dessinent
un trapèze parfait sur le napperon en dentelle posé en haut
du siège. Accrochée au rétroviseur, une amulette formée de
trois grelots tinte discrètement. Je n’éprouve aucun dépaysement, l’impression de connaître intimement le moindre
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détail de tout ce qui m’entoure. J’ai une envie folle de
rejoindre la foule compacte et miraculeusement fluide qui
se presse dans les rues, s’agglutine aux passages cloutés
et traverse d’un même élan, d’un mouvement qui paraît
naître d’un seul et même corps. Jamais je n’ai éprouvé un
tel besoin à Paris, où la foule vous bouscule et vous rejette
comme l’indésirable noyau d’un fruit. Pierre me prend la
main, murmure à mon oreille : « Keiko, à quoi penses-tu ?
Tu es heureuse d’être là ? » Je lui fais signe que oui, sans le
regarder, les yeux fixés sur la ruelle transversale que nous
venons d’emprunter, où le soleil s’accroche aux parapluies
de toutes les couleurs qui sèchent aux balcons. Je ne peux
pas lui répondre : les sons, les mouvements, les couleurs
me pénètrent avec une telle acuité, je n’ai de place en moi
que pour eux. Il me serre si fort contre lui, j’étouffe. « Dismoi : es-tu heureuse d’être là ? » « Oui, très. » Je réponds
dans un souffle, chaque mot me coûte. Mais il est rassuré :
ce bonheur trop grand pour lui, il est maintenant sûr que
je le partage. Il est de quatre ans mon aîné, mais parfois
j’ai l’impression qu’il est mon enfant. Il ne cesse de parler,
tout lui est prétexte à ravissement : une vitrine de plats factices, un alignement de chaussures à la porte d’une maison, un
sanctuaire shintoïste miniature, rouge carmin, accolé à un
compteur électrique au coin d’une rue, de fausses branches
de cerisiers en fleurs accrochées aux feux de signalisation.
Aucun de ces détails ne m’échappe, mais mon bonheur
est muet comme celui d’un nouveau-né qui, une fois le cri
poussé, découvrirait, tous ses sens en alerte, l’harmonie
indicible des choses, kaléidoscope de bruits et de couleurs.
Nous nous arrêtons devant un immeuble moderne de trois
étages à l’angle d’une rue longeant la Sumida et d’une
autre remontant vers un quartier hors du temps, construit
de pavillons entourés de jardinets. À gauche du bâtiment,
l’enseigne d’un bar à sushis dont l’enseigne, pièce de tissu
bleu calligraphié du signe de la carpe, flotte mollement
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au-dessus de la porte. La porte vitrée du hall s’ouvre sur
un jeune homme en complet veston qui agite dans notre
direction une pochette plastifiée où je reconnais le logo de
l’agence immobilière. Il était prévu qu’un employé nous
attendrait pour nous remettre les clés et nous faire signer
le contrat. Pierre lui fait signe. En sortant du taxi, je suis
saisie par une odeur de vase et de métal rouillé qu’exhale
la rivière dont l’eau lente, presque stagnante, se charge de
remugles accentués par la saison des pluies. Pierre règle
le taxi, l’agent immobilier, en sueur dans son costume
strict et gêné par l’embonpoint des jeunes hommes à peine
sortis d’une adolescence gavée, nous rejoint, nous salue et
nous aide à décharger les bagages et à les transporter dans
l’étroite cage d’escalier en bois qui conduit au troisième
et dernier étage. La serrure sophistiquée tranche sur la porte
ancienne. Le jeune homme l’ouvre non sans mal et nous
précède, en s’excusant, dans un corridor sombre où il ôte
prestement ses chaussures. Nous faisons de même, beaucoup moins rapides que lui : Pierre doit délacer ses baskets
et moi des sandales dont les lanières font plusieurs fois le
tour de mes chevilles. Le couloir d’entrée débouche sur
une pièce spacieuse dont le plafond mansardé est soutenu
à droite par une poutre apparente. Glissant de manière
assez comique sur le plancher comme s’il portait des patins,
l’agent immobilier s’empresse d’ouvrir les rideaux d’une
double porte-fenêtre coulissante qui, à gauche en sortant
du couloir, donne sur la terrasse, la rivière et les tours
d’habitations sur la berge opposée.
Pierre donne libre cours à son émerveillement enfantin, se
réjouit que l’appartement soit plus grand que notre studio à
Paris, s’extasie devant ce mélange d’ancien et de moderne
qui est du plus bel effet, et devant ce sens de l’espace qui
ne peut être que japonais. Et puis la vue sur la Sumida, si
troublée soit-elle par l’environnement urbain, le fait rêver :
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lui dont l’enfance nantaise a été bercée par l’Atlantique,
aime cette eau promise à l’estuaire de Tokyo et à l’océan.
À cause de la soupente, la pièce donne l’impression de
rétrécir vers le fond où la cuisine à l’américaine est séparée
du séjour par un comptoir en bois. Les shôji entrouverts sur la
chambre paraissent d’une fragilité extrême à côté de la poutre
apparente, morceau de chalet suisse planté dans un salon
de thé. Plusieurs lames du plancher usé sont incurvées et
les murs, recouverts d’un papier peint blanc crème d’une
texture grumeleuse, marqués çà et là de taches claires,
traces de cadres, évoquent une peau laiteuse abîmée par la
vieillesse. L’appartement est vide de tout mobilier, à l’exception d’une table basse en laque noire, qui s’anime de
mille reflets depuis que le soleil entre dans la pièce.
Tandis que Pierre se fait expliquer divers détails pratiques
par l’agent immobilier, je vais chercher le dernier sac de
voyage resté sur le palier. La lumière oblique qui éclaire
maintenant l’étroit corridor révèle un grand miroir rond
accroché au mur de gauche en entrant. Dans la pénombre,
je ne l’avais pas remarqué : il se confondait avec le mur,
miroir sans tain. Au moment où je passe devant lui, il
me renvoie un reflet qui n’est pas le mien. Cela ne m’inquiète pas outre mesure : cette silhouette m’est familière,
c’est celle de ma mère, mais en plus fluide et assuré – ma
mère, adepte des talons hauts, donne à chaque pas l’impression d’être sur le point de tomber –, en plus ancien
aussi car je reconnais la forme d’un kimono. Déposant le
dernier sac dans le séjour, je sursaute en entendant Pierre
derrière moi : « Comment tu trouves ? » Il a les yeux écarquillés d’un enfant venant de recevoir un fascinant jouet
qu’il n’ose encore toucher. Je ne veux pas refréner son
enthousiasme ; en même temps, je préfère garder pour moi
seule la joie que j’éprouve. Je lui réponds sur le ton le plus
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