1 UNE INTRIGUE PROVINCIALE • Trivialités En écrivant Le Curé de
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1 UNE INTRIGUE PROVINCIALE • Trivialités En écrivant Le Curé de
UNE INTRIGUE PROVINCIALE • Trivialités En écrivant Le Curé de Tours, Balzac accomplissait une véritable gageure : créer, comme l’écrit Félix Davin à propos de cette autre scène de la vie de province qu’est Eugénie Grandet, un « drame appliqué aux choses les plus simples de la vie privée » 1 . La page liminaire de l’œuvre nous initie significativement aux préoccupations on ne peut plus triviales du protagoniste puisque nous apprenons qu’ « entre toutes les petites misères de la vie humaine, celle pour laquelle le bon prêtre éprouvait le plus d’aversion, était le subit arrosement de ses souliers à larges agrafes d’argent et l’immersion de leurs semelles »2. Un peu plus loin, les détails matériels qui faisaient le bonheur de Chapeloud sont de la même veine : « […] pendant douze années consécutives, linge blanc, aubes, surplis, rabats, rien ne m’a jamais manqué. Je trouve toujours chaque chose en place, en nombre suffisant, et sentant l’iris. Mes meubles sont frottés, et toujours si bien essuyés que, depuis longtemps, je ne connais plus la poussière »3, confiait-il à son ami. Mais nous avons été avertis : un tel endroit ne « peut être habité que par des êtres arrivés à une nullité complète ou doués d’une force d’âme prodigieuse » 4 . L’inanité des conversations entre Mlle Gamard et son hôte où il se disait « qu’un homme nourri d’un œuf chaque matin devait infailliblement mourir à la fin de l’année » ou « qu’un petit pain mollet, mangé sans boire pendant quelques jours, guérissait de la sciatique »5 incite à opter pour la première proposition de l’alternative. Par conséquent, comme le souligne Nicole Mozet, « par rapport à la tradition romanesque, roman ou nouvelle, Le Curé de Tours représente une rupture importante, visible dès les première lignes, où l’on s’installe délibérément du côté de l’exigu, du médiocre, du quotidien et de l’anodin »6. Birotteau, qui voit la perte entière de son bonheur dans l’oubli de ses pantoufles et de son bougeoir par la servante qui non seulement a tardé à lui ouvrir la porte et n’a pas allumé son feu, fait même figure d’anti-héros. Ce niais à l’horizon très limité est pitoyable et justement, fait encore observer Nicole Mozet, « faire le portrait d’un imbécile en le donnant pour un imbécile mais sans le présenter comme différent ni comique, c’est tout le secret du Curé de Tours, texte mystérieux malgré son apparente simplicité »7. Félix Davin avait déjà noté ce paradoxe : « Là ne se rencontre aucun des éléments indispensables aux romanciers ordinaires ; ni amour, ni mariage ; peu ou point d’événements ; et cependant le drame y est animé, mouvant, fortement noué. Cette lutte sourde, tortueuse des petits intérêts de deux prêtres, intéresse tout autant que les conflits les plus pathétiques de passions ou d’empires »8. Elle intéresse parce que, nous dit le narrateur au début de l’œuvre, dans ce « drame bourgeois, les passions se 1 Introduction aux Etudes de mœurs au XIXème siècle, Pl. , t I , p. 1166. p. 33. 3 p. 42. 4 p. 35. 5 p. 67. 6 Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, Sedes, 1982, p. 101. 7 Ibid. 8 Op. cit., p. 1166. 2 1 retrouvent tout aussi violentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts » 9 . Elle intéresse aussi, ajouterons-nous, parce que l’écrivain sait dramatiser des faits infimes en en montrant l’intense retentissement psychologique sur un être que sa sensibilité rend particulièrement réceptif et en jouant, nous le verrons, de toutes les potentialités du registre pathétique. • Le drame bourgeois ou l’héritage du XVIIIème siècle Peindre des infortunes réelles et privées n’était cependant pas une idée totalement nouvelle. Balzac dans La Comédie humaine, et peut-être plus particulièrement dans les Scènes de la vie privée et dans les Scènes de la vie de province, transpose et applique dans le domaine romanesque ce que les théoriciens du XVIIIème siècle avaient souhaité réaliser pour la scène à savoir la tragédie bourgeoise appelée encore tragédie domestique, comédie sérieuse ou drame bourgeois. Ainsi, Diderot, en 1758, avait défini dans son Discours sur la poésie dramatique un nouveau genre de tragédie « qui aurait pour objet nos malheurs domestiques »10. Lorsque son interlocuteur lui demande : « Mais cette tragédie nous intéressera-t-elle ? », Dorval déclare dans le Troisième entretien sur le fils naturel : « Elle est plus voisine de nous. C’est le tableau des malheurs qui nous environnent. Quoi !vous ne concevez pas l’effet que produiraient sur une scène réelle des habits vrais, des discours proportionnés aux actions, des actions simples, des dangers dont il est impossible que vous n’ayez tremblé pour vos parents, vos amis, pour vous-mêmes ? »11. Beaumarchais, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux, en 1767, reprit l’idée, écrivant : « Le drame sérieux, qui me présente des hommes vivement affectés par un événement, est susceptible d’autant de nerf, de force ou d’élévation que la tragédie héroïque qui me montre aussi des hommes vivement affectés, dans des conditions seulement plus relevées »12. Ces écrivains ont donc sans doute conforté Balzac dans l’idée de l’intensité dramatique des malheurs concentrés dans l’espace domestique et l’ont conduit à penser que la vérité issue du quotidien pouvait être source d’un pathétique traversé par la fulgurance des passions. • Contre les outrances du roman noir Delphine de Girardin s’adressant au romancier en août 1832 lui écrivait : « Birotteau est un chef d’œuvre, je vous le répète ; tout le monde peut faire de l’horreur, de la mort, du crime, etc. Mais personne ne dessine de tableau de mœurs comme vous, et c’est à mon avis, ce qu’il y a de plus difficile […] »13. C’est que, s’intéresser, en 1832, aux drames générés par le huis clos domestique avait un caractère innovant. En effet, situer son œuvre dans un cadre provincial marqué par le prosaïsme éloignait définitivement Balzac des outrances du roman noir dont les résurgences furent encore sensibles, sous des plumes tentées par la facilité, pendant la dizaine d’années où il rédigea les Scènes de la vie de province. Dans sa préface à l’Histoire des treize, en 1833, il soulignera clairement et vigoureusement son aversion pour l’invraisemblance due aux 9 p. 59. Diderot, Œuvres esthétiques, éd. Paul Vernière, classiques Garnier, 1976, p. 191. 11 Ibid., p. 148. 12 Beaumarchais, Théâtre complet, Pl., 1973, p. 8-9. 13 Correspondance, t. II, p. 86. 10 2 stéréotypes de ce genre de littérature : « Un auteur doit dédaigner de convertir son récit, quand ce récit est véritable, en une espèce de joujou à surprise, et de promener, à la manière de quelques romanciers, le lecteur, pendant quatre volumes, de souterrains en souterrains, pour lui montrer un cadavre tout sec, et lui dire, en forme de conclusion, qu’il lui a constamment fait peur d’une porte cachée dans quelque tapisserie, ou d’un mort laissé par mégarde sous des planchers »14. Balzac n’exagérait pas. Alice M. Killen, dans son étude sur Le Roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840, nous apprend qu’alors « de tous côtés surgissent des milliers de spectres et de brigands. Mme de Nardouet et Mme de Saint-Venant se font concurrence. C’est à qui trouvera le plus de fantômes dans les vieux châteaux, à qui imaginera le plus de mystères et de crimes »15. En 1840, une nouvelle traduction du Moine de Lewis connut encore un succès manifeste. En réaction contre ces excès, Balzac crée un pathétique qui ne doit plus rien aux péripéties invraisemblables du roman noir ou de ses avatars, à des événements extérieurs peu crédibles. Tout d’abord, celui-ci naît de l’intériorisation du drame, du retentissement psychologique de faits vrais, d’une grande banalité même. Ainsi, se sentant épié par Mlle Gamard et Troubert alors qu’il se promène, Birotteau éprouve un « martyre intolérable » 16 . De même, le pauvre prêtre voulant se confier à son confrère, « après avoir subi les angoisses de délibérations intérieures » se décide à lui parler, « le cœur grossi par des pulsations extraordinaires » 17 et lorsqu’il doit se résoudre à abandonner son appartement, il éprouve « la douleur d’un homme pour qui le tracas d’un déménagement et de nouvelles habitudes étaient la fin du monde » 18 . Le vocabulaire hyperbolique dit bien l’intensité de la souffrance née de circonstances intrinsèquement anodines. Mais peu importe, dans cette nouvelle perspective d’un drame bourgeois à échelle humaine, que les causes des émotions soient dérisoires : celles-ci n’en sont pas moins intenses. Et surtout, Balzac sait qu’il existe des crimes purement moraux dont l’atrocité égale celle des véritables meurtres où le sang est répandu mais qui demeurent impunis. L’argument du Curé de Tours en est un excellent exemple puisque « la manière dont [Mlle Gamard] se plaisait à ourdir ses conspirations contre le bonheur domestique du pauvre prêtre portait l’empreinte du génie le plus profondément malicieux » 19 à savoir « une persécution sourde » née d’ « une vengeance froidement calculée » 20 . D’autres œuvres illustreront ce constat telles que Pierrette ou Eugénie Grandet et le romancier exprimera avec vigueur sa conviction dans Les Martyrs ignorés où il affirmera : « J’aperçus d’innombrables victimes sans vengeances, je découvris ces horribles supplices infligés dans l’intérieur des familles, dans le plus profond secret, aux âmes douces par les âmes dures, supplices auxquels succombent tant d’innocentes créatures. Je pensai que l’assassin de grande route mené si pompeusement à 14 Pl., t. V, p. 789. Op. cit., p. 168. 16 p. 74. 17 p. 77. 18 p. 88. 19 p. 75. 20 p. 59. 15 3 l’échafaud n’était pas aux yeux du philosophe si coupable dans son égarement que bien des hommes qui donnent la question avec des mots poignants, qui, après avoir éprouvé, dans certaines âmes, les endroits que la noblesse, le religion, la grandeur rendent vulnérables, y enfoncent à tout moment leurs flèches… »21. Désormais, donc, c’est dans un cadre trivial et domestique et non plus dans d’improbables décors gothiques que les intérêts se heurtent, que les passions s’exaspèrent. La terreur engendrée par des effets faciles et des situations impossibles cède la place à l’horreur provoquée par la peinture de la laideur du réel et du quotidien où peut germer une violence inouïe.Grâce au narrateur, nous sommes initiés au décryptage d’un monde en fin de compte très inquiétant. Dans sa préface à une anthologie de Romans terrifiants qui nous offre un parcours parmi les œuvres fondatrices du genre noir (ou gothique) anglais, Francis Lacassin affirme : « c’est le roman du Mal incarné par des moines pervers ou avides de pouvoir temporel. Le roman des triomphes du Mal, le roman de la douleur et de la mort »22. Par bien des aspects, les Scènes de la vie de province et en tout premier lieu, Le Curé de Tours, méritent elles aussi d’être considérées comme des récits où le mal et la souffrance triomphent. Cependant, leur triomphe est plus prosaïquement mais tout aussi efficacement assuré par le jeu des passions et de l’intérêt. Seulement, « la politesse les orne, l’hypocrisie les déguise, la niaiserie les couvre de beaux noms » faisait justement observer Taine23. • Une micro-société L’histoire racontée dans le Curé de Tours a, en outre, un caractère exemplaire car « l’étroitesse de la sphère explorée agit comme une loupe », écrit Nicole Mozet24. Ce miroir grossissant nous renvoie effectivement l’image d’une société tout entière composée d’individus viciés par les passions nées de l’intérêt. Même les êtres les plus falots peuvent s’avérer minés par le désir de posséder et la prétention de réussir : ainsi Birotteau a d’abord passionnément convoité l’appartement de son ami : « Tout ce que les choses du monde font naître d’envie et d’ambition dans le cœur des autres hommes se concentra chez l’abbé Birotteau dans le sentiment secret et profond avec lequel il désirait un intérieur semblable » 25 puis cette monomanie, une fois satisfaite, céda la place à une « chimère », un désir accru par douze années d’attente : « Le titre de chanoine était devenu pour lui ce que doit être la pairie pour un ministre plébéien »26. La comparaison souligne bien l’identité des intérêts et des passions quel que soit le contexte social envisagé. Les comportements provinciaux ne sont pas foncièrement différents de ce qu’ils sont ailleurs : « Cette histoire est de tous temps : il suffit d’étendre un peu le cercle étroit au fond duquel vont agir ces personnages pour trouver la raison coefficiente des événements qui arrivent dans les sphères les plus élevées de la société », prend soin de nous avertir le 21 Pl., t.XII, p.750 Romans terrifiants, Laffont, 1985, p. VI. 23 Balzac, collection Mémoire de la critique, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 238. 24 Pl., t. IV, p. 171. 25 p. 40. 26 p. 43. 22 4 narrateur27. Dans un rapport métonymique, l’action provinciale renvoie à ce qui se passe à l’échelon social supérieur. L’entrevue entre Troubert et Mme de Listomère en est un bon exemple : « Jamais courtisan ni diplomate ne mirent dans la discussion de leurs intérêts particuliers ou dans la conduite d’une négociation nationale plus d’habileté, de dissimulation, de profondeur que n’en déployèrent la baronne et l’abbé dans le moment où ils se trouvèrent tous les deux en scène »28, lisons-nous. Les intérêts et les conduites s’équivalent donc et l’intrigue qui nous est proposée acquiert la dimension d’un véritable document sociologique. D’ailleurs, cet échantillon de vie sociale est d’autant plus significatif que les traits en sont appuyés. En effet, dans un cadre provincial restreint s’exaspèrent forcément les antagonismes : ainsi, « Birotteau, pour son malheur, avait développé chez Sophie Gamard les seuls sentiments qu’il fût possible à cette pauvre créature d’éprouver, ceux de la haine qui, latents jusqu’alors, par suite du calme et de la monotonie d’une vie provinciale dont pour elle l’horizon s’était encore rétréci, devaient acquérir d’autant plus d’intensité qu’ils allaient s’exercer sur de petites choses et au milieu d’une sphère étroite »29. L’ennui joue un rôle de catalyseur : les amis de Mme de Listomère commencent à se passionner pour les déboires de Birotteau parce que « cette intrigue [est] jetée dans le vide de leur vie provinciale »30. Et, si Troubert cherche à se venger de Chapeloud en persécutant Birotteau, il n’est pas exclu de voir aussi dans cette vengeance un divertissement au sens pascalien du terme, rompant la platitude de sa vie à l’ombre de Saint-Gatien. Il nous est en effet précisé que « les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profonds que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant »31. Exemplaire car révélatrice des rapports sociaux, cette histoire provinciale l’est aussi dans la mesure où elle est le microcosme de la vie politique dans la France de la Restauration. L’affaire Gamard a pris une tournure politique : « L’avoué des Libéraux, devenu celui de Birotteau, jetait beaucoup de défaveur sur la cause du vicaire. Les gens opposés au gouvernement, et ceux qui étaient connus pour ne pas aimer les prêtres ou la religion, deux choses que beaucoup de gens confondent, s’emparèrent de cette affaire, et toute la ville en parla »32. « Si Le Curé de Tours est l’histoire du déménagement d’un sot dans la France profonde, c’est aussi une histoire exemplaire de la mesquinerie des partis sous la Restauration. Observé à la loupe, sondé en ses secrets inavouables, le microcosme qui gravite autour de la cathédrale de Tours apparaît comme le modèle réduit d’un système politique régi, au plan national, par des groupes de pression que fédèrent les seules passions de l’intérêt et de l’ambition. Or, en 1826, le parti dominant se définit par une collusion du pouvoir politique et de l’Eglise […].Ce qui pouvait être, à Tours, un simple règlement de compte 27 p. 54. p. 112. 29 p. 73. 30 p. 85. 31 p. 99. 32 p. 103 28 5 exercé sur un naïf par une logeuse acariâtre devient « le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau », au moment où Sophie Gamard devient une arme pour l’ambitieux Troubert, représentant de la Congrégation aspirant au vicariat général et à l’épiscopat. Tous ceux qui se risqueraient à contrarier Troubert seraient à la fois les ennemis de la « religion » et des « gens opposés au gouvernement ». Aussi Birotteau protégé par le clan aristocratique où brillent les Listomère, est-il en réalité sans défense réelle : ses protecteurs ne peuvent en effet se mettre en contradiction avec les principes et les positions traditionnels de l’aristocratie », écrit judicieusement Arlette Michel 33 . « Si tu veux faire ton chemin, ne te crée aucune inimitié sacerdotale » et « Si Troubert prenait notre famille en haine, il pourrait m’empêcher d’être compris dans la prochaine fournée de pairs », déclare significativement au neveu de la baronne son oncle le député34. Une page plus loin, nous apprenons qu’effectivement, « archevêque, général, préfet, grands et petits étaient sous son occulte domination »35 d’où le conseil de M. de Bourbonne, « le vieux malin », à propos de Birotteau : « Entamez-le promptement […]. Si quelque libéral adroit s’emparait de cette tête vide, il vous causerait des chagrins »36. C’est ainsi qu’un banal différend relevant de la vie privée, apparemment sans grand intérêt, prend sous la plume du romancier historien la dimension d’un précieux témoignage sur l’état politique de la France restaurée. 33 Arlette Michel, Le réel et la beauté dans le roman balzacien, Champion, 2000, p. 115. p. 105 35 p. 106. 36 p. 108. 34 6