Je ne mens jamais… mais ne dis pas la vérité
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Je ne mens jamais… mais ne dis pas la vérité
Je ne mens jamais… mais ne dis pas la vérité ! Effectivement, je dis « ma vérité ». Pirandello développe, tout au long de son œuvre, une philosophie à laquelle j’adhère complètement: « à chacun sa vérité ». Au cours d’une longue existence, et pratiquant une activité qui façonne le fictif, c’est-à-dire « homme de théâtre », j’ai appris qu’il n’y a pas d’autre vérité que celle qui nait de notre imagination. Il s’agit là d’une observation banale, je sais, et pourtant, une portion alarmante de notre monde, ignorant ce constat, estime devoir faire impérativement triompher « sa » vérité. C’est ainsi que surgit sur cette terre le pire des maux connus qui ne sont pas les tremblements de terre, le cancer, les tsunamis, les avalanches, le sida, les ouragans, mais l’intégrisme et le lot d’atrocités qu’il engendre. Il est évident que l’imagination est productrice de nos vérités. Il semble donc également évident que les arts de la scène, théâtre, cinéma, télévision, se doivent d’être essentiellement suggestifs et non exhibitionnistes. La musique, n’ayant pas de perturbations intellectuelles disponibles pour brider la suggestion qu’elle produit, génère naturellement le rêve, la transe, l’exaltation ou d’autres états d’âme, particulier à chacun. Le théâtre, le cinéma, la télévision, animés sur le mode que j’appelle l’ «expressionite aigüe », (dans notre jargon le fait de « surjouer » c’est-à-dire appliqués à « démontrer »), engendrent par conséquent des spectateurs. La plupart d’entre eux dit généralement : «j’aime cet artiste parce que son visage est tellement expressif qu’on comprend tout ce qui se passe ».Pourquoi pas ? Je n’ai pas à porter de jugement sur cette forme d’exhibitionnisme mais c’est un genre dont j’ai toujours essayé de m’éloigner. Je ne dis pas que c’est facile ? Quand on peut accéder à un théâtre suggestif on crée non pas des spectateurs mais des participants. Ce n’est pas la même chose. Comment le théâtre peut-il être convainquant par la suggestion et non par le réalisme ? Il me vient immédiatement à l’esprit de parler d’abord du théâtre radiophonique. Le théâtre radiophonique Dès lors que se manifeste la suggestion, l'évasion des images obéit de manière appropriée à la personnalité de ceux qu'elle touche. La radiophonie a cela de commun avec la musique que l'information est uniquement sonore. Je suis d'une génération de comédiens qui a participé intensément à la réalisation de pièces radiophoniques, pendant plus de trente ans en ce qui me concerne. La radio était un gagne-pain, pour nombre d'entre nous, qui venait améliorer d'une manière stable les cachets plus aléatoires que le théâtre proposait. À tort, le comédien de radio n'avait pas tout-à-fait le même prestige que le comédien de théâtre. Oui à tort, car je pense qu'il est plus subtil de donner vie à un personnage lorsqu'on ne dispose que de sa voix et non de l'appuis de la scène qui comprend la présence et le soutien que peut offrir le geste. En revanche, l'émission radiophonique, telle la lecture, épaulée de plus par le décor sonore, est éminemment favorable à fonder la suggestion. J'ai eu, bien des décennies après l'extinction de l'engouement pour le théâtre radiophonique, supplanté par l'apparition de la télévision, des témoignages fréquents d'auditeurs ayant conservé le souvenir vivant de pièces d'aventure ou de pièces policières. À la sortie en librairie de bouquins type "bestseller", la radio s'en inspirait souvent pour en produire le contenu sur les ondes. Lorsque le cinéma à son tour, mais plus tardivement, réalisait l'œuvre en un film à grand spectacle genre Hollywoodien, avec superstars et moyens financiers colossaux, les auditeurs de la version radiophonique revenait immanquablement déçus du film, disant: " C'était pas ça ! " Je voudrais illustrer ce fait en racontant ci-après une expérience personnelle illustrant ces observations de manière péremptoire. La propriété du parrain. Marine, mon épouse, avait un parrain, ami sacrosaint de son père. Ils avaient connu tous deux, les affres, les horreurs du front lors de la grande guerre de quatorze-dix-huit. Ce fameux parrain, extrêmement fortuné, possédait, entre autres, à quelque cent kilomètres de Paris, à « Senantes » , une propriété de rêve. Durant les premières années de notre mariage Marine évoquait souvent, d'une manière radieusement mélancolique, les étés fabuleux de sa tendre jeunesse. Invitation joyeuse et généreuse du cher parrain pour deux mois de vacances dans sa résidence princière. Maison de maître, piscine, court de tennis, meute de sept chiens tous plus attachants et joueurs les uns que les autres, écuries, forêt de dix hectares... la description enthousiaste de Marine avait éveillé en moi une vision très précise de ce féerique domaine Une trentaine d'années plus tard, Marine m'avait rejoint à Toulouse, la belle ville rouge, aboutissement d'une fin de tournée théâtrale. Nous en repartions pour gagner Paris. Alors que la capitale n'était plus très loin, je vis un panneau indicateur routier annonçant "Senantes". J'ai proposé de s'y rendre afin d'étancher ma curiosité et d'offrir à Marine le temps d'une douce réminiscence . Ma surprise a été totale. Certes la beauté ronflante de la demeure princière était éloquente: l'étendue de gazon, de prairie et de forêt, la piscine, les écuries, le court de tennis... tout y était, mais l'ensemble ne correspondait en rien aux récits enflammés de Marine. Jusques là rien de surprenant, mais la suite de l'histoire contient l'important: vingt ans plus tard, lorsque je bats le rappel de ce souvenir, ce n'est pas la vision de la réalité observée qui s'impose mais celle de la conception de mon imaginaire. L'image que la suggestion soumet au cerveau est plus tenace que l'observation du réel. Cette expérience confirme la puissance d'adhérence du fantasme. ( texte en élaboration, suite prochainement )